Chapitre 29

Pour la première fois depuis longtemps, j’étais impatient de rejoindre mon box au labo. Ce n’est pas que les éclaboussures de sang me manquaient ; je souhaitais juste approfondir l’idée qui m’était venue dans le bureau du révérend Gilles. La « possession démoniaque ». Cela sonnait plutôt bien. Je ne m’étais jamais senti possédé. Mais c’était au moins une forme d’explication qui avait un certain fondement historique, et j’avais hâte de la creuser.

Je commençai par vérifier mon répondeur et mes e-mails : aucun message, hormis un mémo d’usage du département nous rappelant de nettoyer le coin café. Aucune excuse servile de la part de Deb. Quelques coups de téléphone discrets m’apprirent qu’elle était en train d’essayer de coffrer Kurt Wagner : un grand soulagement puisque cela sous-entendait qu’elle n’était pas occupée à me pister.

Ce problème réglé et la conscience tranquille, je me mis à explorer la question de la possession démoniaque. Une fois de plus, ce bon vieux roi Salomon figurait en bonne place. Il avait apparemment été très proche d’un certain nombre de démons, dont beaucoup avaient des noms incroyables comportant plusieurs Z. Et il les avait commandés comme de véritables ouvriers, les obligeant à trimer et à construire son temple : ce fut un choc pour moi, car j’avais toujours cru que cet édifice était une bonne chose ; il devait bien y avoir à l’époque une loi interdisant le travail des démons. Non, c’est vrai, si nous nous insurgeons aujourd’hui contre les immigrants illégaux qui ramassent les oranges, tous ces patriarches devaient bien avoir des arrêtés contre les démons, non ?

Mais c’était écrit là, noir sur blanc. Le roi Salomon avait frayé avec eux sans problème ; c’était leur patron. Ils n’aimaient pas recevoir des ordres, mais venant de lui ils acceptaient. Ce point me fit penser que quelqu’un était capable de les contrôler et essayait peut-être de faire de même avec le Passager noir, qui aurait donc fui une servitude involontaire. Je m’interrompis et réfléchis un instant.

Le gros problème de cette théorie, c’est qu’elle ne cadrait pas avec le sentiment de danger mortel qui m’avait assailli dès le début, alors que le Passager était encore à bord. Je comprends très bien la réticence que l’on peut éprouver à effectuer un travail contre son gré, mais cela n’avait rien à voir avec la terreur irrépressible que j’avais ressentie.

Le Passager n’était-il donc pas un démon ? Était-ce le signe que ce qui m’arrivait relevait juste de la psychose ? Était-ce un scénario paranoïaque issu de mon imagination ?

Et pourtant, toutes les cultures du monde à travers l’Histoire semblaient ajouter foi à l’idée de la possession. Toutefois, je ne parvenais pas à la relier à mon propre problème. J’avais le sentiment d’être sur une bonne piste, mais aucune Révélation ne me venait.

Soudain il fut 17 h 30, et je me sentis encore plus impatient que d’habitude de m’échapper du bureau et de rejoindre le refuge précaire de la maison.


Le lendemain après-midi, j’étais de nouveau dans mon box, occupé à taper un rapport concernant un homicide multiple des plus rébarbatifs. Miami a également son lot de crimes ordinaires, et il s’agissait de l’un d’eux – enfin de trois et demi, très exactement, puisqu’il y avait trois corps à la morgue et un en soins intensifs à l’hôpital Jackson Memorial. C’était une fusillade perpétrée depuis une voiture en marche dans l’un des rares quartiers de la ville où l’immobilier restait bas. Il était inutile de passer trop de temps sur cette affaire, étant donné que les témoins étaient nombreux et que tous s’accordaient pour affirmer que l’auteur était un nommé « Fils de pute ».

Il fallait respecter les formes, néanmoins : j’avais passé une demi-journée sur les lieux à m’assurer que personne n’avait surgi d’une maison pour attaquer les victimes avec un taille-haie alors qu’elles étaient censées avoir été fusillées. J’essayais de trouver une formule intéressante pour indiquer que les éclaboussures de sang correspondaient bien à des blessures par balle provenant d’une source mouvante, mais c’était d’un tel ennui que je commençais à loucher ; et tandis que je scrutais l’écran, le regard vide, je perçus un tintement dans mes oreilles qui céda la place à des coups de gong, et la musique nocturne revint, puis soudain la page blanche de mon traitement de texte sembla se remplir de l’horrible sang frais avant de se répandre sur moi, d’inonder le bureau et de noyer le monde visible. Je bondis hors de ma chaise et clignai des yeux plusieurs fois jusqu’à ce que la vision disparaisse, mais j’en restai tout tremblant à me demander ce qui venait de se passer.

Cela m’arrivait maintenant en pleine journée, assis à mon bureau dans les locaux de la police, et ce n’était pas bon du tout. Soit le danger augmentait et se rapprochait de plus en plus, soit je perdais complètement et définitivement la boule. Les schizophrènes perçoivent des voix ; entendent-ils aussi de la musique ? Le Passager noir, d’ailleurs, entrait-il dans la catégorie des voix ? Avais-je été absolument dément tout ce temps et étais-je en train de vivre l’avatar final de la pseudo-santé mentale du douteux Dexter ?

Ce n’était pas possible : Harry m’avait « recadré », avait fait en sorte que je m’intègre parfaitement. Il l’aurait su si j’avais été fou. Harry ne se trompait jamais. Voilà, c’était réglé ; j’allais bien, très bien, merci.

Alors, pourquoi entendais-je de la musique ? Pourquoi ma main tremblait-elle ? Et pourquoi fallait-il que je me raccroche à un fantôme du passé pour ne pas m’asseoir par terre et me balancer d’avant en arrière ?

Manifestement personne d’autre à l’étage n’entendait la même chose que moi. Sinon, les couloirs auraient été remplis de gens en train de danser ou de crier. Non, la peur s’était immiscée dans ma vie, me suivait partout sournoisement, emplissant l’immense vide laissé par le Passager.

Je n’avais aucun indice. Il me fallait des informations extérieures pour espérer comprendre cette histoire. D’innombrables sources estimaient que les démons existaient ; la ville de Miami regorgeait de gens qui travaillaient dur chaque jour pour les repousser. Et même si le babalao avait affirmé ne rien avoir à faire avec tout cela et s’était éloigné le plus vite possible, il avait paru savoir ce que c’était. J’étais à peu près certain que la Santeria prenait en compte la possession. Mais tant pis. Miami est une ville merveilleusement diverse. Je poserais la question à d’autres personnes et obtiendrais sans doute une réponse différente, peut-être même celle que je cherchais. Je quittai mon bureau et me dirigeai vers le parking.

L’Arbre de vie était situé à la périphérie de Liberty City, une zone de Miami où il ne fait pas bon être un touriste la nuit. Ce secteur-là était occupé essentiellement par des immigrants haïtiens, et la plupart des bâtiments étaient peints de plusieurs couleurs vives, comme s’il n’y avait pas eu assez d’une seule couleur pour terminer l’ouvrage. De nombreux édifices affichaient des fresques murales qui dépeignaient la vie rurale à Haïti. Les coqs semblaient y régner en maîtres, ainsi que les chèvres.

Sur le mur extérieur de l’Arbre de vie il y avait un grand arbre peint, à juste titre, et en dessous figurait l’image allongée de deux hommes en train de taper sur de petits tambours. Je me garai juste devant la boutique et y pénétrai par une porte à moustiquaire qui déclencha un carillon avant de claquer derrière moi. Au fond, derrière un rideau mobile de perles, une femme cria quelque chose en créole ; je restai devant le comptoir en verre et patientai. L’échoppe était bordée d’étagères qui comportaient d’innombrables pots, remplis de mystérieux éléments liquides ou solides. Un ou deux d’entre eux semblaient contenir des trucs qui avaient dû être vivants à une époque antérieure.

Après un moment, une femme écarta le rideau de perles et s’approcha. Elle devait avoir la quarantaine et était aussi fine qu’un roseau ; elle avait les pommettes saillantes et un teint d’acajou. Elle portait une ample robe rouge et jaune ainsi qu’un foulard assorti sur la tête.

— Que puis-je pour vous, monsieur ? me demanda-t-elle avec un fort accent créole.

Elle me regardait, quelque peu suspicieuse, tout en remuant légèrement la tête.

— Eh bien… dis-je avant de m’interrompre aussitôt.

Comment fallait-il commencer ? Je ne pouvais tout de même pas lui annoncer qu’il me semblait avoir été possédé, que je ne l’étais plus et que je souhaitais récupérer mon démon ; la pauvre femme m’aurait jeté du sang de poulet à la figure.

— Monsieur ? insista-t-elle avec impatience.

— Je me demandais… repris-je. Est-ce que vous avez des livres sur la possession par les démons ? Euh, en anglais.

Elle pinça les lèvres d’un air très désapprobateur et secoua énergiquement la tête.

— C’est pas des démons, rétorqua-t-elle. Pourquoi vous demandez ça ? Vous êtes journaliste ?

— Non, je suis simplement, euh, intéressé. Curieux.

— Curieux du voudoun ?

— Juste ce qui concerne la possession.

— Mmm, fit-elle, et sa réprobation s’accrut encore.

Pourquoi ? Il me semblait me souvenir d’une maxime affirmant que lorsque tout le reste a échoué, mieux vaut encore dire la vérité. C’était la seule solution que j’avais ; je tentai le coup.

— Je crois… enfin, je ne suis pas sûr… mais je pense avoir été possédé. Il y a quelque temps.

Elle me fixa durement du regard puis haussa les épaules.

— Ça se peut, finit-elle par répondre. Pourquoi vous dites ça ?

— J’avais juste, euh… l’impression, vous voyez… que quelqu’un d’autre était, euh, à l’intérieur de moi. En train de me regarder.

Elle cracha par terre, drôle d’attitude pour une femme aussi élégante, puis secoua la tête.

— Vous autres, les Blancs, lâcha-t-elle, vous nous capturez et nous apportez ici, vous nous prenez tout. Et puis quand on fait quelque chose avec le rien que vous nous avez laissé, vous voulez aussi en profiter. Hah ! Vous m’écoutez, Blanc ? Si l’esprit était entré en vous, vous le sauriez. C’est pas comme dans un film. C’est une grande bénédiction et, ajouta-t-elle avec un méchant petit sourire, ça arrive pas aux Blancs.

— Eh bien, justement… dis-je.

— Non. Si vous le voulez pas, si vous cherchez pas la bénédiction, elle vient pas.

— Mais je le veux !

— Hah ! Ça vous arrivera pas. Vous perdez mon temps.

Et elle se retourna pour repasser derrière le rideau de perles et regagner son arrière-boutique.

Je ne voyais pas l’utilité d’attendre qu’elle change d’avis ; je n’y croyais pas, et je doutais aussi que le vaudou apporte des réponses au problème du Passager. Elle avait dit que l’esprit venait seulement lorsqu’on l’appelait et que c’était une bénédiction. C’était une réponse différente au moins, mais je ne me rappelais pas avoir jamais invité le Passager noir à bord : il avait toujours été là. Juste au cas où, cependant, je m’immobilisai sur le trottoir devant le magasin et fermai les yeux. S’il te plaît, reviens, pensai-je.

Il ne se passa rien. Je montai dans la voiture et retournai au travail.


Quel choix intéressant, pensa le Guetteur. Le vaudou. L’idée ne manquait pas de logique, il ne pouvait le nier. Mais ce qui lui importait davantage, c’était ce que cette démarche révélait de l’autre. Il allait dans la bonne direction, et il était très proche du but.

Au prochain petit indice, il se rapprocherait encore un peu plus. Le jeune avait paniqué ; il avait presque réussi à s’échapper. Mais non. Il avait été très coopératif et s’apprêtait à recevoir sa récompense.

Tout comme l’autre.

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