Chapitre 37

Je sais très bien que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. D’innombrables malheurs peuvent arriver sans cesse, surtout aux enfants : ils peuvent être enlevés par un étranger, par un ami de la famille ou un père divorcé ; ils peuvent échapper à notre attention et disparaître, tomber dans une fosse septique ou se noyer dans la piscine du voisin, et avec un ouragan prêt à frapper les possibilités étaient encore plus nombreuses. La liste n’était limitée que par leur imagination, et l’imagination n’était pas ce qui faisait défaut à Cody et à Astor.

Mais lorsque Rita m’apprit qu’ils étaient partis, pas une minute je ne pensai aux fosses septiques, aux accidents de voiture ou aux gangs de motards. Je savais ce qui était arrivé à Cody et Astor, je le savais avec une certitude inébranlable, plus forte que ce que le Passager ne m’avait jamais murmuré. Une pensée s’imposa à moi, et pas un instant je ne la remis en question.

Dans la seconde qu’il me fallut pour enregistrer les paroles de Rita, mon cerveau fut inondé d’images : les voitures qui me suivaient, les visiteurs nocturnes qui frappaient aux portes et aux fenêtres, l’« homme qui fait peur » laissant sa carte aux enfants et, plus que tout, une phrase prononcée par le professeur Keller : « Moloch aimait les enfants. »

J’ignorais pourquoi Moloch en avait après mes enfants en particulier, mais je savais sans la moindre hésitation que c’était lui. Et je savais que ce n’était pas de bon augure pour Cody et Astor.

Je ne perdis pas de temps sur la route, me faufilant entre les voitures comme le digne conducteur de Miami que je suis, et à peine quelques minutes plus tard j’arrivai à la maison. Rita se tenait sous la pluie au bout de l’allée, telle une petite souris abandonnée.

— Dexter, dit-elle, d’une voix emplie de détresse, oh, mon Dieu, je t’en prie, trouve-les.

— Va fermer la maison, répondis-je, et viens avec moi.

Elle me regarda un instant comme si je lui avais proposé de laisser les enfants pour aller au bowling.

— Dépêche-toi, repris-je. Je sais où ils sont, mais on a besoin d’aide.

Rita se retourna et courut fermer la maison à clé ; pendant ce temps, je sortis mon téléphone et composai le numéro.

— Quoi ? répondit Deborah.

— J’ai besoin de ton aide.

Il y eut un bref silence, puis Deborah émit un rire rauque dénué de tout humour.

— Bon sang ! lâcha-t-elle. On a un ouragan qui arrive, les criminels attendent d’un bout à l’autre de la ville que le courant saute, et tu as besoin de moi !

— Cody et Astor sont partis, expliquai-je. Moloch les a enlevés.

— Dexter…

— Il faut que je les trouve rapidement : j’ai besoin de ton aide.

— Ramène-toi ici.

Tandis que je rangeais mon téléphone, Rita redescendit l’allée en faisant gicler l’eau des flaques qui commençaient à se former.

— J’ai fermé, dit-elle. Mais Dexter, si jamais ils reviennent et qu’on n’est pas là…

— Ils ne vont pas revenir, répliquai-je. Enfin, pas tant qu’on n’ira pas les chercher.

De toute évidence, ce n’était pas la réponse qu’elle espérait entendre car elle enfonça un poing dans sa bouche, semblant faire de gros efforts pour ne pas crier. Je lui ouvris la portière ; elle me lança un regard par-dessus sa main à moitié dévorée.

— Allez, insistai-je, et elle finit par monter.

Je m’installai au volant, démarrai puis reculai dans l’allée.

— Tu as dit, balbutia-t-elle, et je fus soulagé de constater qu’elle avait retiré son poing de sa bouche, tu as dit que tu savais où ils étaient.

— C’est ça, répondis-je, en tournant sur l’US-1 sans regarder Rita avant d’accélérer à travers la circulation un peu plus fluide.

— Où sont-ils ?

— Je sais qui les a enlevés. Deborah va nous aider à trouver où on les a emmenés.

— Oh, mon Dieu, Dexter ! s’écria Rita avant de se mettre à pleurer en silence.

Même si je n’avais pas été en train de conduire, je n’aurais su que dire ou que faire ; alors je me concentrai simplement sur la route, afin de nous conduire sains et saufs au Q.G.


Un téléphone sonna dans un salon confortable. Ce ne fut pas une stridulation intempestive, ni un air de salsa ni même un fragment d’une œuvre de Beethoven, comme en émettent souvent les portables de nos jours. Non, ce fut une sonnerie simple et un peu désuète, rien que de très normal pour un téléphone.

Et cette sonnerie traditionnelle s’accordait très bien à la pièce, d’une élégance rassurante : elle comportait un canapé en cuir et deux fauteuils assortis, tous trois usés comme il fallait, juste assez pour évoquer une paire de chaussures très aimées. Le téléphone était posé sur une table basse en acajou à l’extrémité de la pièce, à côté d’un bar du même bois.

De manière générale, ce salon dégageait l’atmosphère détendue et intemporelle d’un très vieux club de gentlemen, à l’exception d’un seul détail. Contre le mur, entre le bar et le canapé, se dressait une imposante armoire munie d’une vitrine, qui tenait à la fois du meuble pour trophées et de la bibliothèque pour livres rares. Mais au lieu de comporter des étagères, l’armoire était remplie de dizaines de petites niches garnies de feutre. La moitié d’entre elles environ abritaient une tête de taureau en céramique de la taille d’un crâne.

Un vieil homme entra dans la pièce, sans hâte, mais sans l’hésitation prudente des personnes âgées. Sa démarche avait une assurance que l’on ne voit en général que chez les individus beaucoup plus jeunes. Son abondante chevelure était blanche, et son visage lisse comme s’il avait été poli par le vent du désert. Il se dirigea vers l’appareil, certain apparemment que l’on ne raccrocherait pas avant qu’il ait répondu, et il devait avoir raison, car cela sonnait toujours quand il décrocha.

— Oui, dit-il, et sa voix, elle aussi, était bien plus jeune et plus vigoureuse qu’on ne l’aurait imaginé.

Tout en écoutant son interlocuteur, il attrapa un couteau posé sur la table près du téléphone. L’objet était en bronze patiné. Le pommeau formait une tête de taureau, les yeux étaient sertis de deux gros rubis, et sur la lame figuraient des lettres dorées qui ressemblaient fort à MLK. Comme le vieil homme, ce couteau était beaucoup plus ancien qu’il n’en avait l’air, et plus solide. Il passa distraitement son pouce sur la lame : du sang perla à la surface de sa peau. Il ne parut pas s’en émouvoir. Il reposa le couteau.

— Très bien, dit-il. Amenez-les ici.

Il garda le silence un moment, léchant le sang sur son pouce.

— Non, ajouta-t-il, humectant sa lèvre inférieure. Les autres ont commencé à se rassembler. L’orage n’affectera pas Moloch ou ses gens. En trois mille ans, on a connu bien pire, et on est toujours là.

Il écouta encore son interlocuteur avant de l’interrompre avec dans la voix une légère note d’impatience.

— Non, répéta-t-il. Sans délai. Demandez au Guetteur de me l’amener. C’est le moment.

Le vieil homme raccrocha et resta immobile un instant. Puis il saisit de nouveau le couteau, et une expression apparut sur ses traits lisses.

Cela ressemblait à un sourire.


Il y avait de violentes rafales de vent et de pluie, mais seulement par intermittence. Occupés déjà à remplir les formulaires des assurances pour les dégâts qu’ils prévoyaient de subir, la plupart des habitants de Miami n’étaient plus sur les routes, donc la circulation n’était pas si mauvaise. Une bourrasque particulièrement forte manqua nous faire quitter l’Expressway, mais à part ça le trajet se passa sans encombre.

Deborah nous attendait en bas à l’accueil.

— Venez dans mon bureau, nous dit-elle, et racontez-moi tout.

Nous la suivîmes jusqu’à l’ascenseur puis nous montâmes avec elle.

Le terme de « bureau » était quelque peu exagéré pour désigner l’endroit où travaillait Deborah. C’était un coin dans une pièce constituée de plusieurs box identiques. Dans ce minuscule espace avaient été casés un bureau, un fauteuil et deux chaises pliantes pour les invités. Nous nous installâmes tous les trois.

— Bon, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ils… Je les ai envoyés dans le jardin, commença Rita. Chercher leurs jouets et leurs affaires. À cause de l’ouragan.

Deborah hocha la tête.

— Oui, et alors ?

— Je suis allée ranger les réserves que j’avais achetées, poursuivit Rita. Et quand je suis ressortie, ils avaient disparu. Je n’ai… J’ai dû les laisser deux minutes, et ils…

Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à sangloter.

— Tu as vu quelqu’un s’approcher d’eux ? demanda Deborah. Des voitures inhabituelles dans le voisinage ? Quelque chose de bizarre ?

— Non, rien. Ils ont juste disparu.

Deborah me regarda.

— C’est quoi, ce bordel, Dexter ? C’est tout ? Comment vous savez qu’ils ne sont pas en train de jouer à la Nintendo chez les voisins ?

— Allons, Deborah. Si tu es trop fatiguée pour travailler, dis-le tout de suite. Sinon, arrête tes conneries. Tu sais aussi bien que moi que…

— Je ne sais rien du tout, et toi non plus, rétorqua-t-elle.

— Alors tu n’as pas fait attention, repris-je, et je m’aperçus que mon ton se durcissait pour égaler le sien, ce qui me surprit un peu. La carte de visite qu’il a laissée à Cody, à elle seule, nous indique tout ce que nous avons besoin de savoir.

— Oui, tout sauf où, qui et pourquoi ! lança-t-elle d’une voix hargneuse. J’attends encore d’avoir des indications là-dessus.

Et même si j’étais parfaitement préparé à riposter du tac au tac, je n’eus rien à lui répondre. Elle avait raison ; ce n’était pas parce que Cody et Astor avaient disparu que nous avions soudain de nouvelles informations pouvant nous conduire à notre tueur. Cela signifiait simplement que l’enjeu était plus important et que nous manquions de temps.

— Et Wilkins ? demandai-je.

Elle agita une main.

— Ils le surveillent.

— Comme l’autre fois ?

— S’il vous plaît, nous interrompit Rita, avec une pointe d’hystérie dans la voix, de quoi parlez-vous ? N’y a-t-il pas moyen de… Je ne sais pas, faites quelque chose… S’il vous plaît, gémit-elle, de nouveau secouée de sanglots.

Sa plainte résonna en moi et fut la note de douleur finale qui tombait dans mon vide intérieur et venait se mêler à la musique lointaine.

Je me levai.

Je me sentis tanguer légèrement et j’entendis Deborah prononcer mon nom. Soudain la musique retentit, doucement mais avec insistance, comme si elle avait toujours été là, attendant simplement le moment où je pourrais l’entendre sans distraction ; et alors que je portais mon attention sur le battement des tambours elle m’appela, m’appela comme je savais qu’elle le faisait depuis le début, mais avec plus d’urgence maintenant, invoquant l’ultime extase et m’ordonnant de venir, de la suivre.

Et je me souviens en avoir éprouvé une grande joie, le moment était enfin venu, et j’avais beau entendre Deborah et Rita me parler, rien de ce qu’elles avaient à me dire ne pouvait être important maintenant que la musique appelait, apportant enfin la promesse du bonheur parfait. Alors je leur souris, je crois que je m’excusai même, puis je sortis de la pièce sans me soucier de leur expression déconcertée. Je quittai le bâtiment et me dirigeai vers le fond du parking, d’où provenait la musique.

Une voiture m’attendait, ce qui me rendit encore plus heureux ; je m’empressai de la rejoindre, bougeant mes pieds au rythme de la musique merveilleuse, et lorsque j’arrivai, la portière arrière s’ouvrit… puis je ne me souviens plus de rien.

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