Chapitre 30

Je venais à peine de m’asseoir lorsque Deborah fit irruption dans mon box et s’installa sur la chaise pliante en face de mon bureau.

— Kurt Wagner a disparu, m’annonça-t-elle.

J’attendis la suite, mais rien ne vint, alors je hochai simplement la tête.

— J’accepte tes excuses, déclarai-je.

— Personne ne l’a vu depuis samedi après-midi, poursuivit-elle. Son colocataire dit qu’il avait l’air complètement flippé, mais il n’a donné aucune explication. Il a juste changé de chaussures et il est parti. C’est tout. Il a laissé son sac à dos.

J’avoue que je m’animai un peu en entendant ces mots.

— Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? demandai-je.

— Des traces de sang, répondit-elle, l’air d’être prise en faute. Celui de Tammy Connor.

— Ben voilà, dis-je. C’est un bon indice.

Il ne me semblait pas très judicieux de m’étonner qu’elle ait chargé quelqu’un d’autre d’effectuer les analyses de sang.

— Ouais. C’est lui. C’est obligé. Il a tué Tammy, il a mis la tête dans son sac à dos puis il a tué Manny Borque.

— C’est ce qu’il semblerait. Dommage, je commençais juste à me faire à l’idée que j’étais coupable.

— Mais ça ne tient pas debout, bordel, grommela Deborah. C’est un étudiant sérieux, il fait partie de l’équipe de natation, il vient d’une bonne famille, tout ça.

— C’était quelqu’un de si gentil. Je n’arrive pas à croire qu’il ait commis ces horreurs…

— Bon, d’accord, dit Deborah. Je sais. C’est un gros cliché. Mais merde, que le type tue sa petite copine, O.K. À la rigueur sa colocataire, parce qu’elle l’a vu. Mais pourquoi les autres ? Et toutes ces conneries de feu, de têtes de taureaux, le quoi déjà, le Mollusque ?

— Moloch.

— C’est pareil. Ça ne tient pas debout, Dex. Enfin…

Elle détourna les yeux, et l’espace d’une seconde je crus qu’elle allait s’excuser, finalement.

— Mais non. S’il y a une logique, reprit-elle, c’est ton type de logique. Le genre de truc que tu piges. Il est, tu sais… Je veux dire, euh… C’est revenu ? Ton, euh…

— Non, il n’est pas revenu.

— Ah, fit-elle, merde !

— Tu as émis un avis de recherche pour Kurt Wagner ? demandai-je.

— Je sais faire mon boulot, Dex, rétorqua-t-elle. S’il est dans le secteur de Miami-Dade, on le chopera, et la police de l’État entier est alertée. S’il est en Floride, quelqu’un le trouvera.

— Et s’il n’est plus en Floride ?

Elle me dévisagea, et je vis poindre sur ses traits l’expression que son père, Harry, avait souvent eue avant de tomber malade, après tant d’années à exercer le métier de flic : la lassitude et un sentiment d’échec devenu habituel.

— Alors il s’en tirera sûrement. Et je serai obligée de t’arrêter pour sauver ma carrière.

— Bon, eh bien, dis-je, m’efforçant de rester joyeux face à une perspective si désolante, on n’a plus qu’à espérer qu’il conduit une voiture bien reconnaissable.

— C’est une Geo rouge, une mini-Jeep.

Je fermai les yeux. C’était une sensation très étrange. Tout le sang de mon corps semblait avoir reflué dans mes pieds.

— Tu as dit rouge ? m’entendis-je demander d’une voix remarquablement calme.

Il n’y eut pas de réponse ; j’ouvris les yeux. Deborah me fixait avec un air de suspicion si fort qu’il en était presque palpable.

— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? C’est une de tes voix ?

— Une Geo rouge m’a suivi l’autre soir jusqu’à la maison, expliquai-je. Puis quelqu’un a essayé d’entrer chez Rita par effraction.

— Nom de Dieu ! lança-t-elle avec rage. Quand est-ce que tu allais m’en parler, bordel ?

— Dès que tu m’adresserais de nouveau la parole.

Deborah prit aussitôt une jolie teinte cramoisie et regarda ses chaussures.

— J’étais occupée, dit-elle d’un ton peu convaincant.

— Kurt Wagner aussi.

— Merde, d’accord, lâcha-t-elle, et je savais que c’était la seule forme d’excuse que j’obtiendrais. Oui, elle est rouge. Putain, je crois que ce vieux avait raison, ajouta-t-elle, le regard toujours baissé. Les salauds sont en train de gagner.

Je n’aimais pas voir ma sœur aussi déprimée. J’estimai qu’une petite remarque joyeuse s’imposait, quelques mots qui dissiperaient sa tristesse et ramèneraient un peu de gaieté dans son cœur, mais, hélas, rien ne me vint.

— Eh bien, finis-je par dire, si les salauds sont vraiment en train de gagner, au moins tu vas avoir du boulot.

Elle leva enfin les yeux, mais il n’y avait pas l’ombre d’un sourire sur son visage.

— Ouais, répliqua-t-elle. Un type a buté sa femme et deux mômes à Kendall cette nuit. Il faut que j’aille bosser sur ça.

Elle se leva, se redressant lentement jusqu’à reprendre ce qui ressemblait à sa posture normale.

— Hip, hip, hip, conclut-elle avant de quitter mon bureau.


Dès le début, ce fut une alliance idéale. Les nouvelles créatures avaient une conscience de soi, ce qui rendait leur manipulation bien plus facile – et beaucoup plus gratifiante pour lui. Elles s’entretuaient aussi plus volontiers, et IL n’avait pas à attendre très longtemps un nouvel hôte – et l’occasion de tenter à nouveau de se reproduire. IL le menait avec ardeur à une mise à mort, et IL attendait, impatient de ressentir l’étrange et merveilleux renflement.

Mais le moment venu, cela frémissait à peine, le chatouillait d’une infime façon, puis disparaissait sans s’épanouir et produire de progéniture.

IL était perplexe : pourquoi la reproduction ne marchait-elle pas cette fois ? Il devait bien y avoir une raison, et IL cherchait la réponse avec méthode et rigueur. Au fil des années, tandis que les nouvelles créatures évoluaient et se développaient, IL expérimenta. Et petit à petit IL trouva les conditions qui rendaient la reproduction possible. Il lui fallut un certain nombre de morts avant d’en être assuré, mais chaque fois qu’IL répétait la formule finale, une nouvelle conscience surgissait et s’échappait à travers le monde dans la douleur et la terreur ; IL était satisfait.

Cela marchait mieux lorsque les hôtes n’étaient pas tout à fait eux-mêmes, à cause des boissons qu’ils avaient commencé à concocter ou à cause d’une sorte d’état de transe. La victime devait savoir ce qui l’attendait, et s’il y avait des spectateurs, leurs émotions alimentaient l’expérience et la rendaient encore plus puissante.

Et puis il y avait le feu, le feu était un excellent moyen de tuer les victimes. Il semblait libérer leur quintessence instantanément dans une grande décharge d’énergie spectaculaire.

Et enfin, cela marchait encore mieux avec les jeunes. Les émotions tout autour étaient plus fortes, surtout de la part des parents. IL ne pouvait rien imaginer de plus extraordinaire.

Feu, transe, jeunes victimes, une formule simple.

IL se mit à pousser les nouveaux hôtes à créer un moyen d’établir ces conditions en permanence. Et ceux-ci étaient étonnamment disposés à le contenter.

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