Les deux policiers restèrent avec nous une quarantaine de minutes. Ils inspectèrent le jardin et les alentours, mais ne trouvèrent rien, ce qui ne sembla pas les surprendre et ne m’étonna pas non plus. Lorsqu’ils eurent terminé leur tour d’inspection, Rita leur prépara du café et leur servit des cookies de sa confection.
D’après Ramirez, ce devaient être des gamins qui avaient juste voulu nous faire peur ; si c’était le cas, ils avaient réussi leur coup. Williams cherchait à être rassurant, nous soutenant que cela n’avait été qu’une farce et que c’était fini, et Ramirez ajouta en partant qu’ils passeraient plusieurs fois devant la maison au cours de la nuit. Mais malgré ces paroles réconfortantes, Rita resta assise dans la cuisine à boire du café jusqu’au matin, incapable de se rendormir. Pour ma part, je tournai et virai durant quelques minutes avant de retomber dans les bras de Morphée.
Tandis que je dévalais la longue pente noire du sommeil, la musique retentit de nouveau. Et j’éprouvai une immense joie, puis une sensation de chaleur sur le visage.
Puis, je ne sais comment, je me retrouvai dans le couloir, avec Rita qui me secouait et répétait mon nom.
— Dexter, réveille-toi. Dexter.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.
— Tu marchais en dormant. Et tu chantais en même temps.
En définitive, l’aube pâle nous surprit tous les deux installés à la table de la cuisine en train de siroter du café. Lorsque le réveil sonna enfin dans la chambre, Rita se leva pour aller l’arrêter puis elle revint à mes côtés et me regarda. Je la considérai également, mais il n’y avait rien à dire. Cody et Astor arrivèrent à leur tour, et nous n’eûmes pas d’autre choix que de reprendre tant bien que mal la routine matinale, puis de partir pour le travail, comme si tout était parfaitement normal.
Bien sûr, ce n’était pas vrai. Quelqu’un essayait de s’immiscer dans ma tête et y parvenait à merveille. À présent, il souhaitait aussi pénétrer chez moi, et je ne savais même pas qui c’était, ni ce qu’il voulait. Je supposais simplement que tout était lié d’une façon ou d’une autre à Moloch, et à l’absence de ma Présence.
Toujours était-il que quelqu’un cherchait à me faire du mal et semblait approcher du but.
Je refusais d’envisager la possibilité qu’un ancien dieu vivant essayât de me tuer. D’abord, les dieux n’existaient pas. Mais, même si c’était le cas, pourquoi l’un d’eux s’intéresserait-il à moi ? Manifestement, un être humain se servait de toute cette histoire de Moloch comme d’un costume, afin de se sentir plus puissant et de forcer ses victimes à croire qu’il était doté de pouvoirs magiques… comme celui d’envahir mon sommeil et de me faire entendre de la musique, par exemple. Un prédateur humain n’en aurait pas été capable. Pas plus qu’il n’aurait pu effrayer le Passager noir. Les seules réponses possibles étaient invraisemblables. Cependant, peut-être en raison de mon extrême fatigue, je ne parvenais pas à en envisager d’autres.
Lorsque j’arrivai au travail ce matin-là, je n’eus pas le loisir de réfléchir davantage au problème parce que je fus appelé aussitôt sur les lieux d’un double homicide dans une maison tranquille du Grove où l’on cultivait la marijuana. Deux adolescents avaient été ligotés, découpés puis fusillés plusieurs fois, pour faire bonne mesure. J’aurais dû être horrifié ; j’étais en réalité soulagé d’avoir l’occasion de voir des cadavres qui n’avaient été ni brûlés ni décapités. Je pulvérisai mon Luminol ici et là, presque heureux d’effectuer une tâche qui permettait à l’atroce musique de s’estomper un moment.
Mais cela me donna également le temps de penser. Je voyais des scènes de ce genre tous les jours, et neuf fois sur dix les tueurs expliquaient leur acte par des phrases telles que « J’ai complètement disjoncté » ou « Quand je me suis aperçu de ce que je faisais, c’était trop tard ». De belles excuses, que je trouvais toujours assez amusantes, car personnellement je savais toujours très bien ce que je faisais.
Mais une pensée s’imposa soudain : j’avais été incapable de m’occuper de Starzak sans mon Passager noir. Cela signifiait que mon talent résidait en lui et non en moi. Cela pouvait aussi signifier que toutes les personnes qui « disjonctaient » accueillaient provisoirement une présence similaire.
Jusqu’à présent, la mienne ne m’avait jamais quitté ; elle avait élu domicile chez moi, ne traînait pas dans les rues pour se faire prendre en stop par le premier bougre mal luné qui se présentait.
D’accord, retenons cette idée. Admettons que certains Passagers vagabondent et que d’autres fassent leur nid quelque part. Cela pouvait-il expliquer ce que Halpern avait présenté comme un rêve ? Était-il possible qu’un truc soit entré en lui, l’ait obligé à tuer les deux filles, puis l’ait ramené à la maison et bordé dans son lit avant de repartir ?
Je l’ignorais. Mais je savais que si cette idée avait quelque fondement, je n’étais pas tiré d’affaire.
Lorsque je regagnai le bureau, l’heure du déjeuner était passée, et j’avais un message de Rita me rappelant que nous avions rendez-vous à 14 h 30 avec son ministre. Et par « ministre », je n’entends pas ceux qui composent le gouvernement, mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, ceux que l’on trouve dans les églises. En ce qui me concerne, j’étais toujours parti du principe que s’il existait réellement un Dieu, Il n’aurait jamais laissé un être comme moi prospérer.
Mais la distance que je maintenais avec les édifices religieux touchait à sa fin, car Rita souhaitait voir son propre ministre célébrer notre mariage, et apparemment il avait besoin de vérifier mon passeport humain avant d’accepter sa mission. Certes, il n’avait pas fait du très bon boulot la fois d’avant, vu que le premier mari de Rita était accro au crack et la battait régulièrement : le révérend n’avait pas réussi à détecter ces failles. Et s’il avait raté quelque chose d’aussi flagrant cette fois-là, il y avait de fortes chances pour qu’il ne soit pas plus perspicace avec moi.
Rita, néanmoins, vouait une grande confiance à cet homme ; nous nous rendîmes donc dans une vieille église bâtie autour d’un bloc de corail sur un terrain envahi de végétation à Coconut Grove, à moins d’un kilomètre du lieu où j’avais travaillé le matin. Rita y avait été confirmée, m’expliqua-t-elle, et elle connaissait le pasteur depuis très longtemps. C’était important, apparemment, et je veux bien le croire, vu ce que j’avais appris à propos de plusieurs hommes de Dieu durant l’exercice de mon hobby – ou plutôt, mon ancien hobby.
Le révérend Gilles nous attendait dans son bureau – mais peut-être appelait-on cela un cloître, une retraite, quelque chose comme ça. Le presbytère m’avait toujours semblé désigner le cabinet médical où vont consulter les presbytes. Peut-être s’agissait-il d’une sacristie ; j’avoue ne pas être au point sur la terminologie. Ma mère adoptive, Doris, avait eu à cœur de m’envoyer à l’église quand j’étais plus jeune ; mais après quelques incidents regrettables qui rendaient les choses légèrement problématiques, Harry était intervenu.
Le bureau du révérend était bordé d’étagères remplies de livres aux titres invraisemblables, qui devaient donner des conseils très judicieux à propos de choses que Dieu n’approuvait pas. Il y en avait quelques-uns aussi qui offraient un éclairage sur l’âme féminine, et d’autres qui fournissaient des informations sur la façon de faire travailler Jésus pour soi, mais pas au revenu minimum. Il y en avait même un qui traitait de la chimie chrétienne, ce qui me parut un peu extravagant, à moins qu’il ne contînt la formule de la transformation de l’eau en vin.
Beaucoup plus intéressant était un ouvrage dont la reliure affichait des inscriptions gothiques. Je penchai la tête pour voir le titre ; c’était par simple curiosité, mais en le lisant j’éprouvai un choc, comme si mon œsophage s’était soudain empli de glace.
La Possession démoniaque : rêve ou réalité ? indiquait-il, et ces mots firent un tilt.
Je vais sans doute passer pour un parfait imbécile de n’y avoir jamais pensé, mais le fait est que cela ne m’avait pas une seule fois traversé l’esprit. Le démon a des connotations tellement négatives… Et tant que ma Présence était là, il n’y avait aucun besoin de la définir en ces termes ésotériques. C’était seulement maintenant, avec sa disparition, que je cherchais une explication. Et pourquoi pas celle-ci ? Elle avait un côté un peu démodé, mais sa vétusté même semblait plaider en sa faveur, établissant un rapport entre ce qui m’arrivait aujourd’hui et toutes ces idioties liées à Salomon et à Moloch.
Le Passager noir était-il un démon ? Et son absence signifiait-elle qu’il avait été exorcisé ? Mais par quoi ? Quelque chose d’extrêmement bon ? Je n’avais pas le souvenir d’avoir rencontré quoi que ce soit de cet ordre durant ma vie entière. Plutôt tout le contraire.
Mais quelque chose de très très mauvais pouvait-il chasser un être maléfique ? Qu’est-ce qui est pire qu’un démon ? Moloch, peut-être. A moins qu’un démon n’eût le pouvoir de s’expulser de lui-même pour une raison ou pour une autre.
Je tentai de me rassurer en me disant qu’au moins, à présent, je me posais les bonnes questions, mais ce n’était pas d’un grand réconfort. Mes pensées furent de toute façon interrompues, car la porte s’ouvrit et le révérend Gilles entra d’un air dégagé, un sourire radieux aux lèvres, tout en marmonnant :
— Bien, bien, bien.
Le ministre avait la cinquantaine et paraissait bien nourri ; le commerce de la dîme devait marcher. Il vint directement vers nous et prit Rita dans ses bras en lui faisant une bise sur la joue, avant de m’offrir une chaleureuse poignée de main très virile.
— Bien, commença-t-il en m’adressant un sourire prudent. Alors c’est vous, Dexter ?
— Je suppose que oui, répliquai-je. Je n’y suis pas pour grand-chose.
Il hocha la tête, comme si mes paroles lui paraissaient logiques.
— Asseyez-vous, je vous en prie. Mettez-vous à l’aise, nous dit-il en contournant le bureau pour aller s’installer dans un grand fauteuil pivotant.
Je le pris au mot et me laissai aller au fond d’un siège en cuir rouge qui était en face de son bureau, mais Rita posa à peine les fesses au bord du sien.
— Rita, dit-il en souriant toujours. Alors, alors… Te voici à retenter ta chance ?
— Oui, je… C’est que… Je crois que oui, balbutia-t-elle en devenant écarlate. Je veux dire oui.
Elle me regarda avec un grand sourire ému et ajouta :
— Oui, je suis prête.
— Bon, répondit-il, puis son expression de tendre sollicitude se tourna vers moi. Et vous, Dexter, j’aimerais vraiment en savoir un peu plus sur vous.
— Eh bien, pour commencer, je suis soupçonné de meurtre, déclarai-je modestement.
— Dexter ! s’indigna Rita en rougissant encore plus, si c’était possible.
— La police pense que vous avez tué quelqu’un ? demanda le révérend Gilles.
— Pas exactement. Juste ma sœur.
— Dexter travaille dans le secteur médico-légal, s’empressa d’expliquer Rita. Sa sœur est brigadière. Il, euh, il blaguait pour le reste.
De nouveau il hocha la tête en me regardant.
— Le sens de l’humour est un atout essentiel dans toute relation, affirma-t-il.
Il s’interrompit quelques secondes, semblant soudain très pensif et encore plus sincère, puis il me demanda :
— Quels sont vos sentiments à l’égard des enfants de Rita ?
— Oh, Cody et Astor adorent Dexter, rétorqua Rita, visiblement soulagée de voir que nous avions laissé de côté mon statut de suspect.
— Mais que ressent Dexter à leur égard ? insista-t-il.
— Je les aime beaucoup.
— Bon, bon. Les enfants peuvent parfois être un fardeau. Surtout quand ce ne sont pas les siens.
— Cody et Astor savent très bien être un fardeau, répliquai-je. Mais ça ne me dérange pas.
— Ils vont avoir besoin de repères. Avec tout ce qu’ils ont vécu.
— Oh, ils peuvent compter sur moi, dis-je, mais comme il valait mieux ne pas trop entrer dans les détails, j’ajoutai qu’ils étaient impatients de marcher sur mes pas.
— Parfait, répondit-il. Alors nous verrons ces enfants à l’instruction religieuse, n’est-ce pas ?
Cela me semblait un chantage éhonté dans le but de s’assurer de nouvelles recrues pour la quête du dimanche, mais Rita hocha la tête avec conviction, alors j’approuvai aussi. Par ailleurs, j’étais à peu près certain que, quoi qu’on leur enseigne, Cody et Astor trouveraient leur réconfort spirituel ailleurs.
— Bon, et vous deux ? poursuivit-il en se renversant dans son fauteuil et en se frottant le dos d’une main contre la paume de l’autre. Une relation amoureuse aujourd’hui nécessite d’être solidement ancrée dans la foi, déclara-t-il en me regardant de façon appuyée. Dexter, qu’en pensez-vous ?
Nous y étions. Tôt ou tard, bien sûr, un homme d’Église allait prêcher pour sa paroisse. J’ignore s’il est plus grave de mentir à un pasteur qu’à toute autre personne, mais je souhaitais en terminer rapidement et le moins péniblement possible avec cet entretien, ce qui n’aurait pas été le cas si j’avais dit la vérité. Imaginons que je sois franc et déclare : « Oui, j’ai une immense foi, mon révérend… en la cupidité et la stupidité humaines, et dans la joie d’un couteau acéré les nuits de clair de lune. J’ai foi en l’occulte, en l’impassible gloussement venant des ténèbres, en la précision absolue de la lame. Je ne connais pas le doute, révérend, parce que j’ai vu l’effroyable instant final, c’est à travers lui que je vis. »
Honnêtement, ce n’était pas le meilleur moyen de le tranquilliser, et puis je n’avais pas à craindre d’aller en enfer à cause d’un mensonge proféré à un pasteur. Si l’enfer existe, j’avais déjà une place réservée au premier rang. Alors j’affirmai simplement : « La foi est très importante », et il eut l’air satisfait.
— Bon, très bien, répondit-il en jetant un coup d’œil discret à sa montre. Dexter, avez-vous des questions concernant notre église ?
Requête tout à fait justifiée, sans doute, mais elle me prit de court, car j’avais envisagé cet entretien comme l’occasion de répondre à des questions, non d’en poser. J’aurais pu sans problème continuer durant plus d’une heure à offrir des réponses évasives, mais franchement, quelles questions y avait-il à poser ? Utilisaient-ils du jus de raisin ou du vin ? Leur panier pour la quête était-il en osier ou en métal ? Danser était-il un péché ? Je n’étais pas préparé. Et pourtant, le révérend Gilles avait l’air désireux de m’entendre à ce sujet. Alors je lui souris de façon rassurante et déclarai :
— À vrai dire, j’aimerais beaucoup savoir ce que vous pensez de la possession démoniaque.
— Dexter ! s’exclama Rita avec un sourire nerveux. Ce n’est pas… Tu ne peux pas…
Le pasteur leva une main.
— Ça va, Rita, dit-il. Je crois savoir ce que Dexter a en tête.
Il s’appuya contre son dossier, me gratifiant d’un sourire aimable et entendu.
— Ça fait un moment que vous n’avez pas été à l’église, non, Dexter ?
— Oui, un certain temps.
— Je pense que vous vous apercevrez que la nouvelle église est bien adaptée au monde moderne. La vérité essentielle de l’amour divin ne change pas. Mais parfois, la compréhension que nous en avons peut se modifier.
Il alla jusqu’à me faire un clin d’œil.
— Je pense qu’on peut partir du principe que les démons sont pour Halloween, et non pour l’office du dimanche, dit-il.
Eh bien, au moins j’avais une réponse, même si ce n’était pas celle que je cherchais. Je ne m’étais pas vraiment attendu à ce que le révérend Gilles sorte un grimoire et jette un sort, mais j’avoue que j’étais déçu.
— Bon, d’accord, dis-je.
— D’autres questions ? demanda-t-il avec un sourire fort satisfait. Concernant notre église, ou la cérémonie ?
— Oh non, répondis-je. Tout a l’air très simple.
— C’est ce que nous aimons à penser. Tant que notre priorité va au Christ, le reste trouve facilement sa place.
— Amen, conclus-je gaiement.
Rita me lança un drôle de regard, mais le pasteur ne releva pas.
— Bon, très bien, dit-il en se levant et en me tendant la main. Le 24 juin, alors. Mais j’espère vous voir avant. Nous avons un grand service contemporain à 10 heures tous les dimanches.
Il m’adressa de nouveau un clin d’œil et donna à ma main une pression des plus viriles.
— Vous serez amplement rentrés pour le match de foot, conclut-il.
— Fantastique, répondis-je, m’émerveillant qu’un commerce anticipe ainsi les besoins de ses clients.
Il lâcha ma main et attrapa Rita, la prenant dans ses bras.
— Rita, je suis très heureux pour toi.
— Merci, dit-elle en sanglotant sur son épaule.
Elle resta appuyée contre lui un instant tout en reniflant, puis se redressa, se frotta le nez et me regarda.
— Merci, Dexter, ajouta-t-elle.
De quoi, je l’ignorais, mais il est toujours agréable de ne pas se sentir exclu.