Je rattrapai Deborah alors qu’elle exécutait un demi-tour, et heureusement elle s’arrêta assez longtemps pour que je puisse monter à bord. Elle n’eut rien à me dire durant le court trajet, et j’étais trop préoccupé par mes propres problèmes pour m’en soucier.
Une rapide consultation des registres auprès de ma nouvelle amie de l’administration n’indiqua aucune Tammy parmi les étudiants de Halpern. Mais Deborah, qui faisait les cent pas à côté, s’y attendait.
— Vérifie le dernier semestre, m’ordonna-t-elle.
Cette nouvelle recherche ne donna rien non plus.
— O.K., dit-elle. Essaie Wilkins, alors.
C’était une excellente idée, et j’obtins aussitôt un résultat : une étudiante en master de sciences, Tammy Connor. Elle suivait le séminaire de Wilkins en éthique situationnelle.
— Très bien, dit Deborah. Note son adresse.
Tammy Connor vivait dans une résidence universitaire toute proche ; Deborah ne mit pas longtemps à nous y conduire et se gara devant, sur un espace interdit. J’avais à peine ouvert ma portière qu’elle fonçait déjà vers la porte du bâtiment. Je la suivis aussi vite que je pus.
La chambre était au troisième étage. Deborah choisit de grimper l’escalier quatre à quatre, plutôt que de prendre la peine d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur, et comme j’étais trop essoufflé pour me plaindre, je me tus. J’arrivai en haut juste au moment où la porte de la chambre s’ouvrait, laissant apparaître une fille brune trapue avec des lunettes.
— Oui ? dit-elle en fronçant les sourcils.
Deb montra son badge et demanda :
— Tammy Connor ?
La fille réprima un petit cri et porta la main à son cou.
— Oh, mon Dieu, j’en étais sûre ! s’exclama-t-elle.
— Vous êtes Tammy Connor, mademoiselle ?
— Non, bien sûr que non, répondit-elle. Camilla, sa colocataire.
— Vous savez où est Tammy, Camilla ?
La fille aspira sa lèvre inférieure et la mâchonna tout en secouant énergiquement la tête.
— Non.
— Elle est partie depuis combien de temps ?
— Deux jours.
— Deux jours ? répéta Deborah en haussant les sourcils. Et ça lui arrive souvent ?
Camilla semblait sur le point de s’arracher la lèvre, à force de tirer dessus, mais elle s’interrompit pour bredouiller :
— J’ai promis de ne rien dire.
Deborah la dévisagea un long moment avant de lui répondre :
— Il va pourtant falloir que vous nous disiez quelque chose, Camilla. Nous pensons que Tammy s’est fourrée dans un sale pétrin.
Cela me semblait une sacrée litote pour expliquer qu’elle était peut-être morte, mais je gardai le silence, vu l’effet indéniable que ces mots avaient sur Camilla.
— Oh ! fit-elle en commençant à se balancer sur elle-même. Oh, je savais que ça allait arriver.
— Mais que pensez-vous qu’il est arrivé exactement ? lui demandai-je.
— Ils se sont fait prendre, répondit-elle. Je l’avais avertie.
— Je n’en doute pas, dis-je. Mais pourquoi ne pas nous en faire part, à nous aussi ?
Elle gigota encore plus durant quelques secondes.
— Oh ! fit-elle de nouveau, elle a une liaison avec un professeur. Oh, mon Dieu, elle va me tuer !
Personnellement, je ne pensais pas que Tammy puisse tuer qui que ce soit, mais juste pour m’en assurer, je demandai :
— Est-ce que Tammy portait des bijoux ?
Elle me regarda comme si j’étais fou.
— Des bijoux ? répéta-t-elle, l’air de prononcer un mot dans une langue étrangère – l’araméen, peut-être.
— Oui, tout à fait, dis-je pour l’encourager. Des bagues, des bracelets, ce genre de choses…
— Comme celui qu’elle a à la cheville ? répondit Camilla, de façon très obligeante, me sembla-t-il.
— Oui, exactement. Est-ce qu’il y avait une inscription dessus ?
— Ouais, son nom. Oh, mon Dieu, elle va être folle de rage contre moi.
— Savez-vous de quel professeur il s’agissait, Camilla ? l’interrogea Deborah.
La fille recommença à secouer la tête.
— Je ne peux vraiment pas vous dire.
— C’était le professeur Wilkins ? demandai-je, et bien que Deborah me foudroyât du regard, la réaction de Camilla, elle, fut très gratifiante.
— Oh, mon Dieu ! Je n’ai rien dit, je le jure.
Un appel depuis le mobile nous fournit l’adresse du professeur Wilkins, à Coconut Grove. C’était dans une zone huppée appelée ‘‘The Moorings’’, ce qui signifiait soit que mon ancienne fac payait les enseignants beaucoup plus que par le passé, soit que le professeur Wilkins avait des ressources personnelles. Tandis que nous débouchions dans sa rue, la pluie de l’après-midi commença à tomber, s’abattant sur la route en grands pans obliques, s’arrêta presque complètement, puis reprit à nouveau.
Nous trouvâmes la maison sans problème. Le numéro était indiqué sur le mur jaune de plus de deux mètres qui entourait la propriété. Une grille en fer forgé barrait l’allée. Deborah se gara devant, puis nous descendîmes et jetâmes un coup d’œil par la grille. C’était une maison somme toute modeste – moins de trois cent cinquante mètres carrés – et située à plus de soixante-dix mètres de l’eau, donc Wilkins n’était peut-être pas si riche, en fin de compte.
Alors que nous nous tenions là, essayant d’indiquer d’une façon ou d’une autre notre arrivée, la porte d’entrée s’ouvrit pour laisser sortir un homme vêtu d’un imperméable jaune vif. Il se dirigea vers la voiture stationnée dans l’allée, une Lexus bleue…
Deborah haussa la voix et appela :
— Professeur ? Professeur Wilkins ?
L’homme leva les yeux vers nous sous sa capuche.
— Oui ?
— Est-ce qu’on pourrait vous parler un moment, s’il vous plaît ?
Il s’avança vers nous d’un pas lent, la tête légèrement penchée.
— Ça dépend. Qui est ce « on »?
Deborah farfouilla dans sa poche à la recherche de son badge, et le professeur Wilkins s’arrêta prudemment.
— « On », c’est la police, assurai-je.
— Ah oui ? dit-il, et il se tourna vers moi avec un léger sourire qui se figea lorsqu’il me vit, puis se mua en une imitation de sourire très peu convaincante.
Étant moi-même un expert en matière d’émotions et d’expressions factices, je n’avais aucun doute : la vue de ma petite personne l’avait déconcerté. Mais pourquoi ? S’il était coupable, la présence de la police devant chez lui devait être pire que celle de Dexter. Toutefois, il se tourna, vers Deborah et lui lança d’un ton désinvolte :
— Ah oui, nous nous sommes déjà rencontrés à l’université.
— Tout à fait, répondit Deborah en extirpant enfin son insigne de sa poche.
— Excusez-moi, mais ce sera long ? Je suis assez pressé.
— Nous avons juste une question ou deux à vous poser. Ça prendra une minute.
— Bon, dit-il, son regard allant du badge à mon visage puis se détournant aussitôt. D’accord.
Il ouvrit le portail et s’effaça pour nous laisser passer.
Même si nous étions déjà trempés, il semblait judicieux de nous abriter de la pluie ; nous suivîmes donc Wilkins le long de l’allée jusque chez lui.
L’intérieur était décoré dans un style que je décrirais comme « classique décontracté typique des bohèmes fortunés de Coconut Grove ». Je n’en avais pas vu d’exemple depuis mon adolescence, lorsque le style Deux flics à Miami s’était imposé dans le quartier. Le sol était recouvert d’un carrelage brun rouge qui brillait tellement qu’on aurait pu se raser dans son reflet, et il y avait un coin salon composé d’un canapé en cuir et de deux fauteuils assortis, près d’une fenêtre panoramique. Juste à côté se trouvaient un bar avec un compartiment vitré à température contrôlée ainsi qu’une peinture abstraite de nu sur le mur.
Wilkins nous fit contourner deux plantes vertes pour nous conduire vers le canapé, mais une fois parvenu devant il hésita.
— Ah ! fit-il, en ôtant la capuche de son imperméable. On est un peu mouillés pour les sièges en cuir. Puis-je vous proposer un tabouret de bar ?
Je me tournai vers Deborah, qui haussa les épaules.
— On peut rester debout, répondit-elle. On en a pour une minute.
— D’accord, dit Wilkins. Qu’y a-t-il de si important pour qu’ils envoient quelqu’un comme vous par ce temps ?
Deborah rougit légèrement ; je ne sus si c’était d’irritation ou d’autre chose.
— Depuis combien de temps couchez-vous avec Tammy Connor ? lâcha-t-elle.
Wilkins abandonna son air gai, et l’espace d’un instant une expression glacée et désagréable passa sur son visage.
— Où avez-vous entendu ça ?
Je voyais que Deborah essayait de le déstabiliser, et puisque c’est également l’une de mes spécialités, je renchéris :
— Vous serez obligé de vendre votre maison si vous n’obtenez pas cette chaire ?
Ses yeux se portèrent brusquement sur moi, et le regard qu’il m’adressa n’avait rien d’aimable.
— J’aurais dû m’en douter, dit-il au bout d’un moment. C’était ça, la confession de Halpern en prison ? C’est Wilkins le coupable ?
— Alors vous n’aviez pas de liaison avec Tammy Connor ? l’interrogea Deborah.
Wilkins la regarda de nouveau et, après un effort visible, retrouva son sourire détendu.
— Excusez-moi. Je n’arrive pas à me mettre en tête que c’est vous la dure à cuire. Ce doit être une technique très efficace, non ?
— Pas jusqu’à présent, répliquai-je. Vous n’avez encore répondu à aucune de nos questions.
— D’accord. Et est-ce que Halpern vous a dit qu’il s’était introduit dans mon bureau ? Je l’ai trouvé en train de se cacher sous la table. Dieu seul sait ce qu’il faisait là-dessous.
— Pourquoi s’était-il rendu dans votre bureau, d’après vous ? demanda Deborah.
— Il a prétendu que j’avais saboté son article.
— Et c’est vrai ?
Il tourna son regard vers Deborah, puis vers moi durant quelques secondes désagréables, puis de nouveau vers elle.
— Brigadier, commença-t-il, j’essaie de coopérer, mais vous m’avez accusé de tant de choses différentes que je ne sais même pas à quoi je suis censé répondre.
— C’est pour ça que vous n’avez donné aucune réponse ? demandai-je.
Wilkins ne releva pas.
— Si vous pouvez m’expliquer ce que l’article de Halpern et Tammy Connor ont à voir ensemble, je serais ravi de vous renseigner. Sinon, il va falloir que j’y aille.
Deborah me lança un regard, en quête d’un conseil, ou simplement fatiguée de fixer Wilkins, je l’ignorais ; je lui adressai un superbe haussement d’épaules, et elle considéra de nouveau le professeur.
— Tammy Connor est morte, annonça-t-elle.
— Ça, par exemple ! s’exclama-t-il. Comment est-ce arrivé ?
— De la même façon que pour Ariel Goldman, répondit Deborah.
— Et vous les connaissiez toutes les deux, ajoutai-je.
— J’imagine que des dizaines de personnes les connaissaient toutes les deux, y compris Jerry Halpern, fit-il observer.
— Est-ce le professeur Halpern qui a tué Tammy Connor, monsieur Wilkins ? lui demanda Deborah. Depuis le centre de détention ?
— Je disais seulement qu’il les connaissait toutes les deux.
— Et lui aussi avait une liaison avec elle ? demandai-je.
Wilkins eut un petit sourire narquois.
— Ça m’étonnerait. Pas avec Tammy, en tout cas.
— Qu’est-ce que vous insinuez, professeur ? questionna Deborah.
Il fit la moue.
— Oh, ce sont juste des rumeurs. Les étudiants parlent, vous savez. Certains disent que Halpern est gay.
— Cela fait moins de concurrence pour vous, dis-je. Comme avec Tammy Connor.
Wilkins me regarda d’un air mauvais, et je suis sûr que si j’avais été un de ses élèves j’aurais été très intimidé.
— Il faut que vous décidiez une fois pour toutes si je tue mes étudiantes ou si je les baise.
— Pourquoi pas les deux ?
— Vous êtes allé à la fac ? me demanda-t-il.
— Oui, pourquoi ?
— Eh bien, vous devriez savoir que certaines filles courent toujours après leurs professeurs. Tammy avait plus de dix-huit ans, et je ne suis pas marié.
— N’est-ce pas un peu immoral de coucher avec l’une de ses étudiantes ? demandai-je.
— Ancienne étudiante, rétorqua-t-il sèchement. J’ai commencé à la voir à la fin du cours du semestre dernier. Il n’y a aucune loi qui interdise de fréquenter une ancienne étudiante. Surtout si elle se jette sur vous.
— Félicitations ! lançai-je.
— Avez-vous saboté l’article de Halpern ? interrogea Deborah.
Wilkins se tourna vers elle et lui sourit. C’était merveilleux de voir quelqu’un de presque aussi doué que moi pour passer d’une émotion à une autre sans transition.
— Brigadier, vous ne voyez pas une constante, ici ? Ecoutez, Jerry est un type brillant, mais… il n’est pas tout à fait stable. Et avec la pression qu’il subit actuellement, il s’est mis en tête que j’étais une conspiration contre lui à moi tout seul. Je ne pense pas être aussi fort, ajouta-t-il en souriant. En tout cas, pas pour les conspirations.
— Alors, vous pensez que Halpern a tué Tammy Connor et les autres ? demanda Deborah.
— Je n’ai pas dit ça, répliqua-t-il. Mais c’est lui le cinglé, pas moi. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, il faut vraiment que j’y aille.
Deborah lui tendit une carte de visite.
— Merci de nous avoir consacré un peu de temps, professeur. Si vous pensez à quoi que ce soit qui pourrait nous être utile, n’hésitez pas à m’appeler.
— Je n’y manquerai pas, répondit-il en lui adressant un sourire enjôleur et en posant la main sur son épaule. Je suis désolé de vous renvoyer sous la pluie, mais…
Deborah se retira très énergiquement de sous son bras, me sembla-t-il, pour se diriger vers la porte. Je lui emboîtai le pas. Wilkins nous accompagna jusqu’au portail, puis il s’installa au volant de la Lexus, recula dans l’allée et s’éloigna. Deb resta immobile sous la pluie à l’observer jusqu’au bout, technique conçue très certainement pour l’impressionner au point de l’amener à sauter hors de sa voiture et de tout confesser, mais vu le temps cela me semblait un zèle excessif. Je grimpai dans la voiture et l’attendis au sec.
Lorsque la Lexus bleue eut disparu, Deborah me rejoignit enfin.
— Putain, ce type me donne la chair de poule, lâcha-t-elle.
— Tu penses que c’est lui le tueur ? demandai-je.
C’était un sentiment étrange pour moi de ne rien savoir, et de me demander si quelqu’un d’autre avait réussi à déceler le masque du prédateur.
Elle secoua la tête avec irritation. Des gouttes d’eau volèrent de ses cheveux et atterrirent sur moi.
— Je suis sûre que ce mec est une ordure, dit-elle. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Tu dois avoir raison, répondis-je.
— Il n’a pas eu de mal à admettre qu’il avait une liaison avec Tammy Connor. Pourquoi mentir en disant qu’il l’avait en cours au semestre dernier ?
— Par réflexe ? Parce qu’il postule à cette chaire ?
Elle tambourina des doigts sur le volant, puis se pencha en avant d’un air décidé et démarra.
— Je le fais filer, lança-t-elle.