Chapitre 26

Je n’étais pas sûr d’être réinvité officiellement à la fête, mais je préférais ne pas trop m’éloigner afin de ne pas rater l’occasion d’accepter de bonne grâce les excuses de ma sœur. Alors je restai à traîner dans l’entrée, où l’on pourrait m’apercevoir au moment opportun. Malheureusement, le tueur n’avait pas volé la boule de vomi géante. Elle était toujours là sur son socle près de la porte, en plein milieu de mon passage, et j’étais obligé de la regarder tout en faisant les cent pas.

Je me demandais combien de temps il faudrait à Deborah pour parler du tatouage et établir le rapprochement. Alors que je m’interrogeais à ce sujet, je l’entendis hausser la voix pour émettre ses paroles rituelles d’adieu, remerciant le vieil homme de son aide et lui demandant d’appeler s’il pensait à autre chose. Puis ils s’approchèrent ensemble de la porte, Deborah tenant fermement l’homme par le coude et le guidant hors de l’appartement.

— Mais mon journal, mademoiselle ? protesta-t-il alors qu’elle ouvrait la porte.

— C’est brigadier, pas mademoiselle ! lançai-je, et Deborah m’adressa un regard noir.

— Appelez la rédaction, lui conseilla-t-elle. Ils vous rembourseront.

Et elle l’envoya presque valser dans le couloir, où il resta planté un instant à trembler de rage.

— Les salauds sont en train de gagner ! se mit-il à hurler, mais heureusement pour nous Deborah referma la porte.

— Il a raison, tu sais, fis-je remarquer.

— Eh bien, tu n’es pas obligé de te réjouir autant, répliqua-t-elle.

— Et toi, au contraire, tu devrais te réjouir un peu plus. C’est lui, le copain, non ? Comment il s’appelle ?

— Kurt Wagner.

— Bravo. Quel zèle ! C’est Kurt Wagner, et tu le sais.

— J’en sais rien du tout. Ça pourrait être une simple coïncidence.

— C’est sûr. Il y a également une chance mathématique pour que le soleil se lève à l’ouest, mais ce n’est pas très probable. Tu as quelqu’un de mieux en tête ?

— Cette ordure de Wilkins.

— Mais quelqu’un le surveille, non ?

Elle eut un petit rire méprisant.

— Ouais, mais tu sais comment sont ces gars. Ils se tapent un roupillon ou vont couler un bronze, et ils jurent qu’ils n’ont pas quitté le type d’une semelle. Pendant ce temps, il est en train de découper en morceaux ses prochaines victimes.

— Tu penses vraiment qu’il pourrait être le tueur ? Alors que le jeune était là exactement à l’heure où Manny a été tué ?

— Toi aussi tu étais là au même moment. Et ce cas ne ressemble pas aux autres. On dirait une mauvaise imitation.

— Alors, comment la tête de Tammy Connor a-t-elle atterri là ? C’est Kurt Wagner, Deb.

— D’accord. C’est probablement lui.

— Probablement ? m’exclamai-je.

Tout indiquait que c’était le jeune au tatouage sur le cou, et Deborah hésitait. Elle me dévisagea un long moment, et son regard n’était pas empreint d’une tendre affection fraternelle.

— Ça pourrait très bien être toi, affirma-t-elle.

— Alors vas-y, arrête-moi ! Ce serait très habile de ta part. Le commissaire Matthews serait ravi que tu aies cueilli quelqu’un, et les médias t’encenseraient pour avoir coffré ton frère. Excellente solution. Le véritable tueur serait lui aussi aux anges.

Deborah tourna les talons et s’éloigna. Après avoir réfléchi quelques secondes, je m’aperçus que c’était une très bonne idée. Je l’imitai : je m’éloignai aussi, et je retournai au travail.

Le reste de ma journée fut beaucoup plus satisfaisant. Les corps de deux hommes blancs avaient été retrouvés dans une BMW garée sur la bande d’arrêt d’urgence de Palmetto Expressway. Ils avaient été découverts par quelqu’un qui essayait de voler la voiture et avait appelé la police, après avoir retiré la hi-fi et les airbags. A priori, le décès était dû à de multiples blessures par balle. Les journaux sont très friands de l’expression « règlement de compte entre bandes rivales » pour les meurtres qui dénotent une certaine sobriété. Eh bien, nous n’explorerions pas cette piste : les deux corps et l’intérieur de la voiture avaient été littéralement arrosés de plomb et de sang, comme si le tueur ne savait pas trop par quel bout tenir son arme. À en juger par les impacts des balles sur les vitres, c’était un miracle qu’aucun autre automobiliste n’ait été touché.

Un Dexter occupé est un Dexter comblé, en règle générale, et il y avait assez de sang séché dans la voiture et sur le trottoir pour m’occuper des heures durant. Pourtant, aujourd’hui j’étais loin d’être comblé, et pour cause : il m’arrivait déjà tout un tas de choses affreuses, maintenant il fallait y ajouter ce désaccord avec Deb. Il ne serait pas exact de dire que je l’aimais, étant donné que je suis incapable de sentiments, mais j’étais habitué à elle, et je préférais l’avoir dans les parages et à peu près contente de moi.

Hormis quelques chamailleries de frère et sœur quand nous étions plus jeunes, Deborah et moi avions eu très peu de disputes sérieuses, et je fus surpris de constater que celle-ci me tracassait. En dépit du fait que je suis un monstre inhumain, c’était un peu blessant de savoir qu’elle ne me considérait pas autrement, d’autant que je lui avais donné ma parole d’ogre concernant ma totale innocence, du moins pour cette affaire.

Je voulais être en bons termes avec ma sœur, mais j’étais froissé qu’elle prenne autant à cœur sa fonction de représentante de l’ordre, et ce beaucoup plus que son rôle de confidente et d’alliée à mon égard.

Bien sûr, il était logique que je déverse toute mon indignation à ce sujet, puisque rien d’autre n’accaparait alors mon attention ; les problèmes de mariage, de musiques mystérieuses et de Passager disparu pouvaient très bien se résoudre d’eux-mêmes. Et l’analyse des taches de sang est une activité des plus simples qui nécessite une concentration minimale. Pour le prouver, je laissai mes pensées errer alors que je me complaisais dans ce triste état mental ; résultat, je glissai sur le sang coagulé et me retrouvai un genou au sol près de la BMW.

Le choc du contact avec la route fut aussitôt suivi par une commotion intérieure, une vague de panique et d’air froid qui me secoua des pieds à la tête, remontant de l’horrible matière visqueuse jusque dans mon être vide, et il se passa un long moment avant que je parvienne à respirer de nouveau. Calme-toi, Dexter, pensai-je. C’est juste un petit rappel désagréable de ton passé, provoqué par le stress. Cela n’a rien à voir avec des taureaux amateurs d’opéra.

Je réussis à me relever sans gémir, mais j’avais mal au genou et mon pantalon était déchiré, avec une jambe couverte de cet ignoble sang séché.

Je déteste le sang. Et le voir là carrément sur mes vêtements, en contact avec moi, en plus de l’énorme chambardement dans ma vie et de l’immense trou noir dans lequel je glissais depuis la disparition du Passager… c’était le bouquet. Pas de doute, c’étaient bien des émotions que je ressentais, et pas des plus plaisantes. Je fus parcouru de frissons et je faillis hurler, mais je réussis tout de même à me contrôler, à me nettoyer et à poursuivre mon travail.

Je ne me sentais pas beaucoup mieux, mais je pus néanmoins terminer la journée en revêtant la tenue de rechange que tous les experts en analyse de sang prévoient au cas où, puis ce fut enfin l’heure de rentrer.

Tandis que je roulais vers le sud sur Old Cutler en direction de la maison de Rita, une petite Geo rouge vint se coller à mon pare-chocs et n’en bougea plus. Je scrutai mon rétroviseur sans parvenir à distinguer le visage du conducteur et me demandai si j’avais fait quelque chose qui l’avait énervé. J’étais tenté de freiner un bon coup pour voir ce qui se passerait, mais je n’étais pas encore excédé au point d’imaginer que j’arrangerais les choses en bousillant ma voiture. J’essayai de ne pas tenir compte de l’autre, sans doute un de ces conducteurs de Miami à moitié déments et aux intentions mystérieuses.

Mais il ne me quittait pas, et je commençai à me demander quelles pouvaient être ses intentions. J’accélérai. La Geo fit de même et continua à me serrer de près.

Je ralentis ; la Geo aussi.

Je coupai les deux voies adjacentes, provoquant dans mon sillage un concert de Klaxon furieux et d’injures. La Geo suivit.

Qui était-ce ? Que me voulait-on ? Était-il possible que Starzak m’ait démasqué l’autre soir et qu’il me poursuive à présent dans une voiture différente, afin de se venger ? Ou était-ce quelqu’un d’autre – mais qui, et pourquoi ? Je ne pouvais me résoudre à croire que Moloch était au volant de cette voiture. Comment un dieu antique aurait-il obtenu son permis de conduire ? Et pourtant il y avait bien quelqu’un qui, visiblement, avait le projet de rester un moment avec moi, mais j’ignorais qui. Je cherchai désespérément une réponse, appelant un compagnon qui n’était plus là ; et ce sentiment de perte, de vide, amplifia mes doutes, ma colère et mon malaise, jusqu’à ce que je me rende compte que ma respiration sifflait entre mes dents serrées et que mes mains agrippées au volant étaient moites et glacées. Ça suffit, pensai-je.

Alors que je me préparais mentalement à écraser la pédale du frein et à bondir hors de la voiture pour transformer en bouillie le visage de l’autre conducteur, la Geo rouge se dégagea brusquement puis tourna à droite, disparaissant dans une rue transversale.

Cela n’avait rien été, en fin de compte, juste une petite psychose de l’heure de pointe.

Et moi, je n’étais qu’un ex-monstre abattu et complètement parano.

Je rentrai à la maison.


Le Guetteur s’éloigna, puis revint presque aussitôt. Il roulait à travers la circulation sans que l’autre le voie, et il tourna dans sa rue bien après lui. Il avait pris plaisir à le suivre d’aussi près, l’obligeant à paniquer légèrement. Il l’avait provoqué afin d’évaluer son état, et ce qu’il avait vu était très satisfaisant. C’était une stratégie savamment calculée, destinée à mener l’autre dans la disposition d’esprit adéquate. Il l’avait déjà appliquée maintes fois et il connaissait les signes. Nerveux, mais pas au point de perdre les pédales comme il le fallait, pas encore.

Il était temps d’accélérer les choses.

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