18 h 10
Les gouttes de transpiration coulent sur ses paupières, Jean cligne des yeux, nerveusement. Il dit seulement :
— Je ne comprends pas…
Et il a vraiment l’air désemparé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres bombes mais pour celle-là, c’est plié, tout le monde est du même avis. Basin pense que c’est un obus hors service. On a deux jours pour trouver le suivant. S’il y a un suivant. Jean est-il simplement en train de nous faire chanter ou représente-t-il un danger majeur ? C’est la grande question. Sauf pour Camille. Lui est sur une tout autre longueur d’onde parce qu’il a compilé tout ce qu’il a glané au cours des heures passées, relu la synthèse de Louis (style impeccable, ça sent le passage par Normale Sup’, Camille a parfois honte d’être son chef).
— Jean, tu m’arrêtes si je me trompe, propose-t-il, d’accord ?
Jean ne semble pas d’humeur à arrêter quoi que ce soit. Proche de l’épuisement mais avec une inquiétude tangible. Cette bombe qui a des ratés, cette promesse de déflagration qui tourne à l’eau de boudin lui en a fichu un coup et met en péril sa crédibilité. Pour Camille, là n’est plus la question.
— Ta mère tue ta petite Carole et quand on l’arrête, deux mois plus tard, tu es tranquillement rentré à la maison. T’es pas rancunier, dis donc…
— Je… Je ne savais pas que c’…
— Tatatatata… le coupe Camille. Ça, tu le gardes pour le juge, pour le tribunal, pour les journaux, pour qui tu veux, je m’en fous mais moi, je n’y crois pas une seconde et tu veux que je te dise pourquoi ?
(Camille se penche vers l’oreille de Jean et chuchote) Parce qu’à mon avis, c’est pas la première fois que Rosie fait des siennes… Chtttt…
Camille comprend instantanément que son intuition ne l’a pas trompé. Il ouvre son dossier.
— Alberto Ferreira. Ça ne te dit rien ? Mais si, voyons, il t’embauche en janvier 2004 comme électricien.
Ça remonte ? Bon… Vous aviez l’air de drôlement bien vous entendre tous les deux parce qu’en septembre, quand Ferreira décide de partir du côté de Biarritz pour y installer des climatiseurs, à qui il propose de venir travailler avec lui ? À toi, mon Jeannot. Et tu étais même sacrément content, tu as fait tes valises en moins de deux. Rosie est très gentille mais elle te pompait un peu l’oxygène, avoue ? Et boum badaboum, huit jours avant de partir, v’là t’y pas que le Ferreira qui travaille le soir sur son dernier chantier, fait un pas de trop et bascule bêtement du quatrième étage. Adieu Biarritz et les climatiseurs. Par parenthèse, sa mort tombe pendant un congé maladie de ta mère et je m’inquiète un peu parce qu’elle n’est jamais malade. Bien, il y a aussi son numéro de portable dans le répertoire du climatiseur-en-chef, je te passe la liste des appels de la journée de sa mort, ça te mettrait la pression. On va investiguer, et puis on verra…
Jean rentre le menton, prêt à donner la tête la première dans n’importe quoi.
— Et c’est pas tout. Nous voilà en 2006. Ça te fait vingt-trois ans, Johnny. Et là, Rosie, tu l’as carrément vexée, parce que ta souris… Bon, elle ne pourrait pas être ta mère, (une mère, on n’en a qu’une, hein ?) mais enfin, tout de même : trente-six ans, la Françoise Robin. Je veux pas te vexer mais avec ses bagouzes de maquerelle et son maquillage de Noël, (j’ai vu des photos), ça n’est pas franchement le genre dont ta mère devait rêver pour toi. Peu importe. Toi, elle te botte, tu t’en mets jusque-là, de la Robin, tu as besoin d’expérience, c’est normal et pour en profiter d’encore plus près, tu fais tes valoches et te voilà à demeure chez elle. Deux mois, ça tient. Je reconnais que tu n’as pas de chance, Jeannot. Ta Robin ne trouve rien de mieux que de vouloir se sécher les cheveux dans son bain. Quelle conne, à trente-six ans, elle savait pas ça ? Toi, tu n’as aucun mobile et en plus, tu n’es pas là, huit collègues assurent que tu es avec eux sur un chantier à Poitiers. Personne ne s’inquiète de Rosie et on a tort, si tu vois ce que je veux dire… Je vois que tu vois. Bref, pour toi, mon Jean-Jean, c’est de nouveau retour au bercail.
Décidément… J’ai comme l’impression que Rosie s’accroche un peu, non ? Après, c’est Carole et entre les deux… On va chercher, mais je suis sûr qu’il y a encore du monde.
L’atmosphère est pesante.
Le dossier de Rosie Marsan s’épluche comme un oignon, on trouve toujours une nouvelle épaisseur. Selon Camille trois meurtres. Peut-être même quatre.
— Ta mère est en préventive pour le meurtre de Carole. Ça passe pour un coup de tête, on ne cherche pas plus loin. Comme elle n’a pas vraiment le profil d’un serial killer, on reste sur l’idée d’un crime par impulsion. Mais si on regarde les choses sous un autre angle, si on s’interroge sur ses motivations et qu’on se pose les bonnes questions, remonter à ses anciens faits d’armes, ça n’est pas si difficile. Il suffisait d’y penser.
Camille sourit, pédagogue :
— C’est un peu comme pour les obus, si tu veux…
La mort de la petite Carole, c’est l’arbre qui cache la forêt. En réalité, on est loin de la thèse de la mère perdant brusquement les pédales par amour pour son fils.
— Quoiqu’au fond, dit Camille soudain plus calme, on n’en est pas si loin. Tu t’en vas, elle panique, elle te rattrape, elle ne peut pas se passer de toi. Et toi non plus. Tu essayes bien de la quitter mais tu ne peux pas te passer d’elle non plus. Tu sais ce qu’elle fait pour te garder, tu la connais, vous n’en parlez jamais mais vous savez tous les deux ce qui vous lie, ce qui vous attache l’un à l’autre, ce pacte que vous avez ensemble. Au tout début, tu n’oses pas trop dire. Après, c’est l’engrenage, celui qui conduit Rosie jusqu’ici.
Alors, toi, le bon fils, tu viens chercher ta maman…
Camille se tait, tous deux regardent le sol. Quoi dire ? Camille se laisse glisser de sa chaise, fatigué. Il observe un instant les mains de Jean, celles qui tremblaient comme des feuilles en face de sa mère.
— Tu es un bon fils, somme toute. Peut-être qu’elle te fait peur, aussi, Rosie. C’est souvent comme ça, les ogresses…
Et à trois heures du matin pétantes, un obus de 140 mm explose dans le sous-sol de l’école maternelle Denise Walter à Orléans.