ÉPISODE 3

17 h 16

Camille Verhœven, c’est un mètre quarante-cinq de colère. Un mètre quarante-cinq, c’est peu pour un homme de cinquante ans mais pour de la colère concentrée, c’est énorme. Sans compter que pour un flic, ce n’est pas une vertu cardinale. Au mieux, c’est une aubaine pour les journalistes (dans quelques affaires médiatiques, ses réponses au rasoir ont même eu pas mal de succès), au pire, c’est un casse-tête pour la hiérarchie. Camille crie un peu, il s’emporte aussi parfois, mais il se méfie beaucoup de lui-même. C’est plutôt le type qui bout à l’intérieur. Pas trop le genre à taper du poing sur la table. D’ailleurs, il fait bien, parce que dans sa voiture, à cause de sa petite taille, toutes les commandes sont au volant, il faut faire attention où vous posez les doigts, un geste intempestif et vous voilà dans le décor. Son irritation est arrivée ce matin pendant sa toilette, il s’est vu dans le miroir, il s’est déplu. Il ne s’est jamais beaucoup aimé mais il a toujours lutté victorieusement contre la montée du ressentiment de n’avoir pas grandi comme les autres. Sauf que depuis la mort d’Irène (sa femme, elle a été enlevée quelques années plus tôt, il n’a pas su la retrouver à temps, elle était morte), il y a des moments où la détestation de soi prend des proportions inquiétantes.

Il y a six mois qu’il n’avait pas pris de congé. Il a passé trois jours à dessiner, à peindre, seul. Il a trop de talent pour être flic mais pas assez pour être artiste. Alors, il est flic. De toute manière, il n’aurait pas voulu être un artiste.

Camille n’écoute jamais de musique, ça le distrait de ses pensées. Avec son goût pour les formules lapidaires, il simplifie en disant « Je n’aime pas la musique ». Et au fond, c’est vrai. Alors, autour de lui : quoi, comment peut-on ne pas aimer la musique, c’est incroyable, on n’y croit pas, on le fait répéter, ça alors, on en reste comme deux ronds de flan. Alors Camille en rajoute, c’est plus fort que lui, ce genre de réaction, ça l’encourage. Il est ainsi, c’est un type vraiment chiant parfois. Un jour, Irène lui a dit :

« Dommage que les misogynes ne te connaissent pas, ça les aiderait à relativiser. » À défaut de musique, Camille écoute les radios d’info continue. Le premier flash spécial intervient tandis qu’il allume la radio.

« Une puissante explosion s’est produite dans le dix-huitième arrondissement de Paris. Les causes exactes ne sont pas encore connues mais il s’agit d’un sinistre de grande ampleur. On ignore le nombre de victimes… » Le genre de nouvelle à laquelle vous ne prêtez attention que si vous habitez le quartier, ou si le nombre de morts est vraiment spectaculaire. Camille poursuit sa route et suit les flashs d’information : « Les hypothèses : la conduite de gaz, l’accident domestique, l’attentat terroriste… »


18 h 55

L’hypothèse de l’accident est très vite abandonnée, comme celui de l’attentat politique. Basin est sûr de son coup. Il est l’un des responsables du Laboratoire Central de la Préfecture, une cinquantaine d’années, haut et large, natif du Sud-Ouest, du rugby toute sa jeunesse mais pas moyen de faire carrière, il a des mains de dentellière, impropres au rugby mais parfaites pour le déminage, il y a d’ailleurs passé sa vie. Il est planté devant le trou aménagé par la bombe. Il en a vu des choses mais celle-ci le laisse rêveur.

— Bah merde, dit une voix près de lui.

C’est Forestier, un collègue, un vieux de la vieille, il a perdu un doigt au Kosovo, depuis ce jour-là il n’est plus le même. Perdre un doigt, en temps normal, ce n’est pas grand-chose mais quand on se croit immortel, c’est une faillite. Forestier, lui aussi, regarde le trou. On n’en voit qu’une partie parce que toutes les pièces de l’échafaudage se sont amassées dessus mais ces types-là, vous leur montrez quarante centimètres de cratère, juste le bord, ils vous recomposent toute la scène. Et ce cratère-là, quand on l’aura complètement dégagé, il fera trois à quatre mètres de circonférence, sur une profondeur d’un mètre.

— Tu l’as dit, répond Basin.

Ils sont soufflés tous les deux. Ils hochent la tête, ils ont un petit sourire, très discret mais ne pas y voir le moindre cynisme, c’est purement professionnel. Mais c’est vrai qu’un obus de 140 mm en plein Paris, il y a très longtemps qu’on n’a pas vu ça.


20 h 15

Quand il rentre, sitôt la porte ouverte, Camille s’excuse auprès de Doudouche, sa chatte tigrée — un sale caractère, doit tenir de son maître — pour l’avoir laissée seule trois jours. Il ouvre les fenêtres en grand et pendant que la chatte, assise sur un coin de table, joue les belles indifférentes (c’est une hystérique), il se débarrasse de sa veste et se sert un whisky. Il passe le début de la soirée à regarder et à jeter, un par un, sans exception, tous les croquis réalisés à l’atelier puis le téléphone sonne. C’est Louis, son adjoint. Lui aussi, on se demande parfois ce qu’il fait dans la police. Il est riche comme Crésus, il pourrait passer sa vie à faire la sieste sans s’appauvrir. Et cultivé avec ça, c’est une encyclopédie, pour le prendre en défaut… Malgré tout, il a choisi la Criminelle. Au fond, c’est un romantique. Bref.

Camille décroche. Louis évoque l’explosion du dix-huitième arrondissement, le bilan pourrait être lourd, le Ministère est sens dessus dessous, tout le monde parle d’un attentat terroriste, la Préfecture a…

— Bon, accouche, dit Camille, impatient.

— Un homme demande à vous parler, répond Louis.

— C’est pour ça que tu m’appelles ? Reçois-le !

— Il ne veut parler qu’à vous. Il dit que c’est lui qui a posé la bombe. Et comme il a commencé à filmer les lieux près d’une minute avant l’explosion, il y a peu de doute.

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