ÉPISODE 9

09 h 10

Rosie regarde fixement son fils. Lui, garde les yeux fixés au mur, juste au-dessus d’elle. Rosie allonge d’abord lentement les bras, ses mains glissent sur la table, à la recherche de celles de Jean retenues par les menottes, deux petites bêtes blanches et inanimées qui avancent, rampent sur l’acier froid et s’arrêtent lorsque Rosie, littéralement aplatie, ne peut aller plus loin. Sa joue est maintenant collée à la table, ses bras étendus devant elle, leurs mains à tous deux sont à quoi, vingt centimètres les unes des autres, c’est assez difficile à supporter, sans doute aussi à cause du silence et du temps qui passe. Rosie pleure, on n’entend qu’elle.

Jean est toujours raide comme un cierge, d’une extrême pâleur, ses mains n’ont pas esquissé un mouvement, il ne regarde pas sa mère, on dirait un sujet lobotomisé sauf qu’il tremble comme on voit chez certains chiens très petits, on ne sait pas si c’est leur état normal ou une maladie. Chez Jean, ce frémissement de tout le corps est impressionnant comme une transe, Camille ne voit que deux larmes rondes, lourdes, qui glissent sur ses joues, seuls témoins d’une émotion intense qu’on sent terriblement solitaire.

Rosie allongée sur la table, Jean raide et droit, la scène pourrait durer des heures, des jours. Camille a envie de regarder sa montre mais il ne parvient pas à se défaire de l’impression qu’il se passe là quelque chose d’anormal. Parce que le visage de Rosie n’est pas malheureux. Elle ferme les yeux mais pas comme une femme éprouvée. Est-ce de revoir enfin Jean ? Est-ce de se retrouver inscrite avec lui dans cette quête sans espoir ? Camille scrute ce visage dans lequel, bizarrement, il croit deviner l’enfant qu’elle a été autrefois. Et soudain, il comprend. Ce sourire n’est pas de chagrin, ni d’angoisse, ni même de soulagement, c’est un sourire de victoire. D’ailleurs Rosie soulève la tête, les bras toujours allongés, sans même tenter d’essuyer ses larmes, elle fixe son fils qui continue de regarder au-dessus d’elle et elle dit, doucement :

— Tu es venu me chercher, mon grand. Tu ne m’abandonnes pas.

Sa voix est basse, rauque et dense.

— Tu vas réussir, je le sais. Je t’aime, tu sais… Je n’ai que toi et je t’aime.

Dès que l’on comprend que cette confrontation tourne au piège, affolement général. Camille se précipite, Louis ouvre la porte à la volée, trois agents empoignent Rosie mais elle se retient à la table, hurle (« Jean ! Ne me laisse pas ! »), s’agrippe à sa chaise (« Ne m’abandonne pas ! »), impossible de l’emmener, ses larmes tournent au rire désespéré (« Ils ne peuvent rien contre nous, mon Jean ! ») et comme elle ne veut toujours pas lâcher la table, on la traîne sur le sol, vers la porte, elle s’accroche alors au chambranle, il faut lui écarter les doigts un à un tandis que ses hurlements redoublent. Jean, lui, regarde toujours devant lui, il n’a pas esquissé un geste, impossible de savoir ce qu’il ressent.


Le juge, au téléphone, est désarçonné. Pelletier mord sa moustache. Le dernier espoir de découvrir où se trouve cette seconde bombe s’étant évanoui, regain d’activité de toutes les unités mais où chercher ? Il est bientôt quinze heures. C’est un immense échec. Rien n’a pu s’opposer à Jean, plus de cinquante professionnels mis en échec par un amateur même pas génial. On en est réduit à attendre l’explosion pour envoyer des pompiers et des ambulances. On imagine les enfants, ça vous retourne le ventre.

Camille regarde Jean. Il hésite entre la rancune, l’emportement, la brutalité mais c’est vain. Le jeune homme est épuisé, on ne l’a pas lâché une seule minute, et il ne dira rien, il résistera, Camille le sait, il a déjà résisté aux experts, il a fait le plus gros. Face à sa mère, il était tendu comme un arc. Face à Camille, il semble relâché. Même son regard est plus calme.

— Une chose m’étonne, dit Camille. Tu as fait du baby-sitting dans ta cité, autrefois. Les gens ont témoigné : une vraie petite nurse… Très contents, les parents. Tous.

Jean lève un sourcil circonspect.

— Bah oui, reprend Camille. Tu n’as pas le profil d’un type qui pose des bombes dans les écoles maternelles.

Une ombre passe sur le visage de Jean.

— Tu es un assassin d’enfants, Jean ?

Jean avale sa salive.

— Vous verrez bien…


Trois heures. Il règne soudain dans les bureaux un silence inquiétant, les soldats ressentent cette impression-là à l’instant de charger, envie d’en découdre enfin, d’en finir, quitte à mourir mais trois heures passent et rien, et le quart, la demie, rien, Jean est attaché de nouveau à la table. Camille remonte à son bureau, il lit et relit des pages entières du dossier, les notes de Louis, griffonne sur tout ce qui passe à sa portée. Il est fébrile mais son taux d’inquiétude est totalement descendu. Et voici quatre heures, les bureaux bruissent de nouveau, on n’ose pas se sentir soulagé, le temps continue de passer, Camille, lui, reste plongé dans le dossier. La demie sonne, le cabinet du ministre a été informé, le préfet a rappelé deux fois, le juge fait les cent pas, comme un jeune père un jour d’accouchement. Et enfin, vers dix-huit heures, on se rend à l’évidence, soulagement, les soldats doivent connaître cette sensation les jours d’armistice.

Jean transpire. Ses yeux, naguère figés, font eux aussi les cent pas entre la table et la pendule murale, quelque chose est détraqué.

Camille lui sourit :

— Alors, mon grand, cette fin du monde, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

Загрузка...