ÉPISODE 2

17 h 01

Lorsque l’information a suffisamment pris son élan, elle éclate enfin dans les esprits. Ceux qui ont échappé au cataclysme regardent, sans bien comprendre, le paysage nouveau qui s’offre à eux. Les devantures des magasins se sont volatilisées, deux murs en briques situés sous l’échafaudage se sont effondrés, provoquant un nuage de plâtre qui se dépose partout, lentement, comme de la neige sale. Le plus spectaculaire est évidemment cet amoncellement de barres métalliques et de planches en contreplaqué, quatre étages de tubulures, ça n’est pas rien. L’ensemble s’est écroulé quasiment à la verticale. Le monceau de traverses est hérissé de tubes qui pointent vers le ciel, comme une gigantesque coiffure punk.

Combien sont-ils sous les décombres ou recouverts par les débris de verre, les morceaux de bitume, impossible à dire. Tout ce qu’on voit, ce sont quelques corps allongés, de la terre, du sable, partout cette poussière de plâtre et aussi des choses assez étonnantes, comme ce cintre, accroché à un panneau de sens interdit, portant une veste à parements bleus. Dans les tremblements de terre, sur les gravats des maisons dévastées, on voit des choses comme ça, un berceau de bébé, une poupée, une couronne de mariée, des petits objets que Dieu semble avoir déposé là avec délicatesse pour montrer que Sa colère est maintenant calmée.

Les sirènes commencent déjà à mugir. La confusion cède la place à l’urgence, à l’énergie, aux secours, les personnes valides se précipitent vers les corps allongés. Certains se relèvent, difficilement, retombent à genoux, exténués. Au silence de la stupéfaction succède le brouhaha progressif des cris, des hurlements, des instructions, des sifflets. Les gémissements sont recouverts par le concert des klaxons.


17 h 03

Le jeune homme quitte la terrasse du café. Appelons-le Jean. En fait, il s’appelle John mais c’est une longue histoire, il se fait appeler Jean depuis l’adolescence, on s’intéressera à ça plus tard. Donc, pour le moment, Jean. Cette explosion est le résultat de plusieurs mois de travail mais malgré cela, il ne savait absolument pas quels dégâts ça allait faire, malgré ses prévisions, ses projections, c’était vraiment l’inconnu. Un professionnel sait sans doute avec précision. Jean, lui, a été contraint de se fier en grande partie à son intuition. Il a fait pas mal de calculs, mais la réalité n’a pas grand-chose à voir avec les calculs, tous les poseurs de bombe vous le diront. Quoi qu’il en soit, il a fait au mieux avec les moyens dont il disposait. Maintenant, comme dit Rosie : « Le travail ne fait pas tout. Dans la vie, il faut aussi de la chance. » Et de toute manière, c’est trop tard. La bombe a fonctionné, c’est le principal. Même s’il a des inquiétudes sur le bilan exact de l’opération, elle devrait porter ses fruits. Les rescapés tentent déjà de secourir les victimes restées au sol. Jean ne reste pas sur les lieux de l’explosion. Lui, il est le poseur de bombes.


17 h 15

Les nourrices du square Montpeyroux ont rapproché des chaises pour papoter ; sur l’aire de jeux, des parents suivent d’un œil inquiet les aventures de leurs enfants. C’est vers le milieu du square que Jean prend généralement place. Il a son banc, en quelque sorte. Le gardien, Joseph, règne en maître sur son carré de service public, sévère et bienveillant, le sifflet un peu prompt, mais il n’a jamais mis une contravention en vingt-quatre ans de carrière. Attentif aux habitués, il passe devant Jean et le salue d’un signe de tête. Il a quelque chose du barman. C’est à la fidélité de la clientèle qu’il doit la sécurité de son emploi. Dès qu’il s’éloigne, coup d’œil à droite et à gauche, Jean contourne le banc et s’enfonce rapidement dans le fourré. Il se baisse aussitôt et saisit la poignée de la trappe de fer. Elle grince, il faut savoir la prendre. Et Jean sait.

La nuit, dans le square Montpeyroux, les chats courent après les souris, il y a des rats aussi mais peu. Ça s’agite sporadiquement dans les fourrés, quand on passe dans la rue, le long des grilles en fer forgé, il n’est pas rare qu’on entende bruisser les feuillages, difficile de savoir si ce sont des oiseaux ou autre chose. La trappe en fer que Jean utilise se trouve justement dans un fourré épais, fréquemment visité par toutes sortes de bestioles. Elle recouvre l’extrémité d’un couloir assez long où passent des gaines électriques, des tuyaux, des câbles et qui conduit exactement sous l’aire où la ville a installé les toboggans, les balançoires et les jeux sur ressorts. Les mômes adorent.

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