19 h 45
Jean n’a rien voulu entendre. Dès le début il a eu à faire à Camille, il estime qu’avec lui les choses ont plutôt bien marché, même pour la fin, ce sera Camille et personne d’autre.
— Ce que j’ai obtenu de mieux, Jean, c’est que tu nous livres l’adresse des bombes juste après le décollage. Rien de plus. On ne peut pas attendre que tu sois arrivé en Australie. C’est ça ou rien. Et si ça ne te convient pas, ce ne sera plus de mon ressort, tu devras parler avec quelqu’un d’autre.
Jean a longuement réfléchi, puis :
— O.K., mais trois heures après le décollage.
Les techniciens ont assuré Camille que l’équipe qui montera dans l’avion pourra le serrer sans problème dès réception du feu vert. Une heure de plus a été nécessaire pour faire mine de discuter avec Jean de nombreux détails qui n’ont en fait aucune importance, dans le seul but de crédibiliser un accord qui est un marché de dupes à tiroirs. Jean envoie son message via le commandant de bord, avec les adresses des bombes, on vérifie… et on le serre aussitôt. C’en est décourageant de simplicité. C’est la version qu’on a donnée à Camille qui sait pertinemment que ça ne se passera comme on le lui dit. Évidemment que les spécialistes de l’intervention ne vont pas s’embarrasser de détails, que Jean arrêté pendant son survol d’un espace aérien étranger, c’est compliqué et qu’en fait de départ pour l’Australie, Jean va se faire discrètement garrotter à son prochain passage aux toilettes, voilà la vérité. Ça ou un équivalent, dans tous les cas, ça ne sera pas beau à voir : furtif et efficace, mortel en quelques secondes, pour Rosie aussi.
Autour de Jean, tout le monde pense, « quel con, ce type ». Les amateurs font toujours ce genre d’impression aux experts. Ils passent pour des glands. On verra, se dit Camille.
Pour le moment, Verhœven organise, planifie, négocie et comme la cellule de crise est composée de plusieurs institutions, c’est encore lui qui reçoit les conseils des collègues, les instructions de la hiérarchie.
Jean a vaguement inspecté les deux valises, les vêtements de Rosie et les siens qu’on est allé chercher chez lui, il sait qu’on y a dissimulé des dispositifs pour le suivre à la trace.
— Ça n’a pas d’importance, a-t-il décrété.
Les billets de banque lui font plus d’effet. La négociation a abouti à un million et demi. Une valise pleine de pognon en grosses coupures a de quoi émouvoir même les plus blasés. On a donné les passeports à Jean, il a lu les noms de famille. Il devient Pierre Mouton, Rosie s’appelle Françoise Lemercier, il n’aime pas ça du tout, Jean, il le dit, « Mouton » il trouve ça ridicule. Mais c’est à prendre ou à laisser. Il prend.
Camille trouve aussi que baptiser Mouton un type qu’on envoie à l’abattoir, c’est assez nul. Jean regarde les billets d’avion. On l’autorise à vérifier sur le net l’existence du vol et les réservations. Il semble soulagé.
Enfin, Rosie arrive. Son visage est clair, comme reposé, c’est sans doute qu’elle est maintenant avec son Jean. Lui, la regarde à peine, les sourcils froncés, concentré sur sa tâche, soucieux de ne rien laisser au hasard. Rosie se laisse guider, emporter. Elle regarde les flics comme des élèves qui ont encore beaucoup à apprendre. On explique à Jean comment faire passer le message au commandant de bord.
— Tu le prépares dès le décollage, rappelle Camille. Détaillé, on veut les lieux précis. Tes bombes sont bien toutes à Paris ?
— Toutes, confirme Jean.
— Intra-muros ? O.K. Décollage pour Sydney : 23 h 35. Tout est bien clair ?
Jean fait signe que c’est clair.
En fait, c’est pathétique.
Il a beau être un poseur de bombes et jouer avec la vie de centaines d’inconnus, ce jeune homme, agent secret de pacotille, qui agit comme il a vu faire dans des séries B, qui va mourir dans quelques heures, vous fait une drôle d’impression, c’est sa naïveté sans doute. On fait ce qu’il faut faire mais on se sent mal, parce que, depuis qu’il a baissé ses exigences, c’est devenu trop facile. Voir un homme condamné tresser lui-même sa propre corde sans le savoir, on préférerait être ailleurs. Camille, lui, reste ouvert à tous les bouleversements. Il a même parié avec Louis.
— Comment ça, a demandé Louis, qu’est-ce qui peut se passer d’autre ?
Camille n’en a aucune idée. Il en est certain, voilà tout. Ça va tourner autrement. Pas du tout comme prévu. Quelque chose va forcément nous échapper. La seule certitude, c’est que Jean va mourir très bientôt. Mais où et comment, ça…
De la fenêtre du bureau, il voit Jean sortir, Rosie à ses côtés, tous les deux avec leur petite valise. Jean refuse de monter dans le véhicule qui l’attend, il hèle un taxi. Camille ferme les yeux, il est accablé. Le taxi qui s’arrête est évidemment celui que les flics ont posté, le chauffeur a l’air vrai. Allons, quand il faut y aller… Camille enfile sa veste, descend l’escalier, monte à l’arrière de la voiture numéro 1. Dans l’habitacle résonne déjà le faisceau des voix des suiveurs (« Mouton à 11 heures — 34, à vous… »), le taxi de Jean roule dans Paris, pisté par une cohorte invisible de près de quinze personnes. Ça ressemble au fantôme d’un convoi mortuaire.