09 h 00
Joseph, le gardien, ouvre les grilles du square Montpeyroux. Il regarde toujours sa montre à cet instant-là. Revanche invisible sur sa destinée de fonctionnaire municipal, il tire une satisfaction incompréhensible à ouvrir tous les jours avec une ou deux minutes de retard. La grille a été forcée et impossible d’obtenir que les services techniques se déplacent, Joseph rédige des bons de commandes, des demandes de travaux, rien n’y fait. Alors, le soir, il se contente de tirer la grille, de la maintenir fermée avec un morceau de carton. Personne ne s’en est aperçu. Ce serait quand même mieux de la réparer, si les dealers s’aperçoivent de ça et, la nuit venue, envahissent le jardin, les riverains vont se manifester et la municipalité va se remuer, je peux vous le dire.
Le temps qu’il fasse son premier tour d’inspection, il y a déjà du monde sur les bancs. Il jette un œil sur un fourré, depuis quelques semaines, il voit bien que quelqu’un se faufile, il y a une petite trouée, il est allé voir, rien, pas de seringue, c’est sa hantise, ça, les seringues, à cause des enfants.
09 h 05
Lucas, Théo, Khalidja, Chloé, Emma, Océane et les autres se tiennent par la main et se rendent dans le fond de la cour pour l’activité jardinage. Mme Garrivier a eu l’idée de faire pousser des tomates, des haricots, des fleurs, les mômes en raffolent. Ils ont quatre ans. En moyenne, parce que Maxime, par exemple, a trois ans tandis que Sarah, elle, en a presque cinq. L’école comprend six classes. Cent quarante-quatre élèves au total. Mais c’est celle de Mme Garrivier (vingt-deux élèves) qui est la plus concernée parce qu’elle est la plus proche de l’endroit où Jean a posé sa bombe. Ça ne veut pas dire que les autres ne seront pas touchées, bien sûr, mais que les dégâts se feront d’abord ici. On peut d’ailleurs le dire tout de suite, la classe va littéralement se volatiliser, le toit va s’écrouler, écraser tout ce qui se trouvera dessous, l’incendie va se déclarer et tout l’établissement partir en fumée en moins d’une heure.
Jean a choisi son heure avec sagacité : c’est généralement le moment de la sieste.
Pendant qu’on fait remonter Rosie, on s’active sur l’évacuation des écoles, on rédige les communiqués, les ordres de mission, bruits précipités de pas dans les couloirs, ça bourdonne de partout, les téléphones sonnent, on s’interpelle d’un bureau à l’autre puis d’un coup tout retombe, calme plat, plus un bruit. À l’activité frénétique succède soudain l’accablement parce que Jean a lâché :
— Une école maternelle. Mais pas à Paris.
Camille, ça lui donne des envies d’étrangler Marsan à mains nues.
On annule tout. Cellule de crise.
Il y a plus de seize mille écoles maternelles en France. On a beau retourner le problème dans tous les sens, à moins de vouloir provoquer une panique générale, impossible de dire à tous les directeurs d’école :
« Un dingue a posé une bombe dans une école, peut-être dans la vôtre… » D’autant que l’affolement va se généraliser à tout le pays quand il faudra expliquer à la presse qu’on en est seulement au début et qu’on attend encore l’explosion de sept autres bombes qu’on est incapable de localiser… Et impossible aussi de lancer une campagne d’inspection des chambres télécom, des égouts, des sous-sols, il faudrait quadriller toute la France, ça prendrait des mois. Une seule chose à faire, attendre quinze heures. Ça rend fou. Basin l’a dit. On pense que le terrorisme, c’est très sophistiqué mais pas vraiment.
09 h 10
Rosie est plus tendue encore que la première fois. On la dirait plus maigre, plus flétrie, son visage exprime une angoisse absolue. Camille prend quelques instants pour observer cette femme et se poser, pour la millième fois, les mêmes questions. Entre la mort de la petite amie de Jean et cette vague d’explosions, il y a autre chose, mais quoi ? Quels autres secrets y a-t-il entre la mère et le fils ? La seule manière de le comprendre est de les placer face à face. Pourtant, on a beau être à moins de six heures de l’explosion, Camille ne s’y fait pas. L’impression d’être au bord du puits et de devoir plonger. Il s’y résout mais contre lui-même.
— Votre fils va faire sauter une école maternelle, madame Marsan ! Vous voyez ce que ça veut dire ?
Il explique : si on apprend où se trouve la bombe, on n’a plus assez de temps pour la neutraliser. Silence.
— Mais il est encore possible d’évacuer, vous comprenez ?
Rosie hoche la tête, elle comprend.
— Il faut que nous sachions où est cette école, très vite !
On la sent au bord des larmes, elle résiste, prend sa respiration. Ils sont devant une porte fermée.
— C’est là ? demande-t-elle.
Camille ouvre la porte. Dès qu’il aperçoit Rosie, Jean se lève mais ses mains sont attachées à la table en fer, il est forcé de se rasseoir. Les flics qui le gardent se reculent. Camille saisit le coude de Rosie et la conduit jusqu’à la chaise où elle se laisse tomber. De l’autre côté de la vitre et derrière les écrans qui renvoient les images de la scène, plus de trente personnes retiennent leur souffle.