09 h 30
Au lieu de l’inquiéter, cette visite de routine conforte Camille. Ce qu’il a pensé en regardant Jean, quelques heures plus tôt, se confirme. Il se rapproche, il le sent. Comme il n’est pas très adroit au clavier, Louis le conseille, puis tape par-dessus lui et de fil en aiguille, il prend sa place, on gagne du temps. La recherche est compliquée, même avec l’expertise de Louis. En attendant, Camille poursuit sa tâche, il répond au juge, interroge Basin, passe des coups de fil, lance des requêtes, appelle des équipes, centralise les informations de toute provenance, c’est une abeille mais au fond, il pense à tout autre chose, il regarde Louis conduire ses recherches, se demande s’il a raison et s’il a raison, ce qu’il va faire de sa trouvaille.
Enfin, Louis débouche un peu avant midi. La découverte éclate comme une bulle dans le cerveau des deux hommes et répond à la question qui taraude Camille depuis plusieurs heures. Il consulte une nouvelle fois l’écran, regarde Louis.
— Si on ne veut aucun mort, dit-il, il faut libérer Jean et sa mère. Tout de suite.
Louis approuve mais il préfère, de loin, que Camille se fasse le porteur de la nouvelle parce qu’il va falloir en remuer, des montagnes.
— Il n’y a absolument rien d’autre à faire, confirme Camille en décrochant son téléphone. On les relâche : pas de morts. Garanti. On les garde : c’est la tuerie, plus que probable.
Il descend voir Jean. L’entretien prend moins d’une demi-heure. Le divisionnaire dit non d’emblée mais rien d’anormal, c’est sa réaction habituelle. À sa décharge, c’est lui qui négocie avec la hiérarchie, on peut comprendre son manque d’enthousiasme. Et convaincre de la théorie de Camille sera tout sauf simple.
13 h 15
— Tu veux mon avis, Jean ? a demandé Camille. Jusqu’ici, tu as tout fait pour ne faire aucun mort, je me trompe ?
Il ne va évidemment pas l’avouer.
— Rue Fréret, tu as posé ton obus alors que l’échafaudage était déjà en place, les protections en bois déjà opérantes, tu as posé la bombe très bas et dans une position peu favorable aux dégâts maximum. En clair, tu as fait tout ce qu’il fallait pour ne tuer personne. Et tu y es parvenu.
Jean n’a pas répondu.
Camille répète sa théorie face au préfet.
Il ajoute que contrairement à ses suppositions, Jean ne s’est pas trompé dans le réglage de la seconde bombe.
— Tu as volontairement programmé l’explosion en pleine nuit, a-t-il poursuivi (à ce moment, Jean faisait un peu comme avec sa mère, il regardait nulle part, le mur, le vide). Tu as fait très fort, Jean : une bombe dans une école maternelle, c’est la panique assurée, mais dans une école maternelle de nuit, c’est un risque quasi inexistant. Tu nous joues le coup de la surprise, du maladroit qui se prend les pieds dans les horaires mais pas du tout… C’est intentionnel. Et même très réussi.
Le préfet a écouté mais il n’y croit guère. Devant la hiérarchie au complet (on est maintenant dans le cabinet du ministre), Camille récapitule et il complète. La bombe de la rue Eugène-Bastier n’a pas été découverte par hasard.
— Là, Jean, je reconnais, on a eu du mal à trouver. Il fallait vraiment fouiller loin mais on a réussi.
Comme toi. Le planning des visites techniques des chambres télécom était accessible sur le net. En posant ton obus à cet endroit, tu étais certain qu’il serait découvert avant l’explosion.
Jean n’a pas répondu, difficile de savoir ce qu’il pense. Les officiels non plus, on ne sait pas ce qu’ils pensent.
— Marsan a programmé ses obus de manière à ne faire aucune victime, dit Camille. Trois bombes. La première nous traumatise, la seconde nous impressionne, la troisième nous catastrophe… Et c’est assez bien vu parce que nous dansons sur un volcan, avec ce type. Il y a encore cinq bombes enterrées. On est sûr qu’elles vont toutes exploser dans la semaine à venir, je fais le pari qu’il a prévu de ne pas faire de victimes mais personne ne peut être certain que la chance va nous accompagner encore longtemps. Nous sommes dépendants des manipulations de Marsan. C’est un amateur. Et s’il a fait une seule erreur, nous la payerons cash. Au prix fort.
— Vous proposez quoi ? demande un type en costume, Camille ne sait même pas de qui il s’agit.
— De les libérer, lui et sa mère, en échange des bombes restantes. Je ne pense pas qu’ils vont aller bien loin…
Les libérer. L’opposition est palpable. Pas bien loin, ça veut dire quoi ?
— Marsan va faire des dégâts considérables, conclut Camille. Quelqu’un sait peut-être comment on va expliquer à la presse et au public la troisième explosion, puis la quatrième, la cinquième, et la suivante mais il va falloir se creuser parce que ça ne va pas être facile.
Ils sont neuf fonctionnaires qui se regardent, sceptiques, on voit mal où ça conduit et ce qu’il a en tête, le petit flic. C’est le moment qu’attend Camille pour planter la dernière banderille.
— Je viens de m’entretenir avec Marsan. Ma théorie semble juste.
— Semble…? demande le chef de cabinet.
— Pardon. Elle est juste.
Jean n’a rien dit, pas de commentaire, il est resté impassible. Mais à cet instant de la discussion, il a levé les yeux vers Camille :
— Pour les premières bombes, vous avez raison, dit Jean. Mais pas pour la dernière…
Les fonctionnaires froncent les sourcils. Ils attendent la chute. Camille raconte la fin de l’entretien.
— Vous comprenez, a expliqué Marsan, si ma dernière bombe doit exploser, c’est que j’aurai raté mon coup avec les précédentes. C’est que mon truc n’aura pas marché du tout. Je n’aurai plus rien à perdre.
Alors, pour la dernière bombe, j’ai programmé quelque chose… de vraiment meurtrier.
Jean a regardé fixement Camille.
— Dévastateur. Je vous assure, Commandant, vous devriez me croire.