On se serait cru dans une dramatique de l’hypervision, soudain figée en plan fixe holographique.
Aucun des robots ne bougeait, naturellement, pas plus que Baley et le Dr Vasilia Aliena. Plusieurs secondes s’écoulèrent – anormalement longues – avant que Vasilia laisse échapper son souffle et se lève très lentement.
Les traits crispés, elle souriait, la figure glaciale.
— Vous dites, Terrien, articula-t-elle à voix basse, que je serais complice de la destruction du robot humaniforme ?
— C’est un peu ce qui m’est venu à l’idée, docteur.
— Merci de votre idée ! L’entrevue est terminée. Vous pouvez partir.
D’un geste, elle montra la porte.
— Malheureusement, je n’en ai pas envie, riposta Baley.
— Je n’ai que faire de vos envies, Terrien.
— Vous devriez, car comment me faire partir contre mon gré ?
— J’ai des robots qui, à ma demande, vous mettront poliment mais fermement dehors et sans blesser autre chose que votre amour-propre, si vous en avez.
— Vous n’avez ici qu’un seul robot. J’en ai deux, qui ne le permettront pas.
— J’en ai vingt qui se précipiteront à mon appel.
— Docteur Vasilia, réfléchissez, voyons ! Vous avez été surprise en voyant Daneel. Je suis à peu près sûr que, tout en travaillant à l’Institut de Robotique, où les robots humaniformes sont en priorité à l’ordre du jour, vous n’en aviez jamais vu un complètement fini et en fonctionnement. Vos robots, par conséquent, n’en ont jamais vu non plus. Regardez donc Daneel. Il a l’air humain. Il a l’air plus humain que n’importe quel robot qui a jamais existé, à l’exception de Jander qui est mort. Pour vos robots, Daneel sera sûrement un être humain. Et il saura aussi présenter un ordre de telle manière que les robots lui obéiront de préférence à vous, peut-être.
— Je peux, en cas de besoin, appeler vingt êtres humains de l’Institut qui vous jetteront dehors, avec quelques dégâts cette fois, et vos robots, même Daneel, seront incapables d’intervenir pour vous défendre efficacement.
— Comment comptez-vous appeler ces personnes, puisque mes robots ne vont pas vous permettre de bouger ? Ils ont des réflexes extraordinairement rapides.
Les dents de Vasilia brillèrent mais le pli de ses lèvres ne pouvait en aucun cas passer pour un sourire.
— Je ne puis parler pour Daneel mais j’ai connu Giskard toute ma vie. Je suis persuadée qu’il ne fera rien pour m’empêcher d’appeler du secours et je pense même qu’il empêchera Daneel d’intervenir.
Baley s’efforça de maîtriser sa voix, car il savait qu’il s’aventurait sur de la glace de plus en plus mince.
— Avant de faire quoi que ce soit, conseilla-t-il, peut-être pourriez-vous demander à Giskard ce qu’il ferait si vous et moi lui donnions des ordres contradictoires.
— Giskard ? demanda Vasilia avec une confiance absolue.
Les yeux de Giskard se tournèrent vers elle et il répondit, avec un curieux timbre de voix :
— Petite Miss, je suis obligé de protéger Mr Baley. Il passe en premier.
— Vraiment ? Sur quel ordre ? Celui de ce Terrien, de cet étranger ?
— Sur l’ordre du Dr Han Fastolfe.
Les yeux de Vasilia fulgurèrent et elle se rassit lentement sur le tabouret. Ses mains, posées sur ses genoux, tremblaient et elle dit presque sans remuer les lèvres :
— Il t’a même pris à moi. Toi !
Puis elle se tourna vers Baley :
— Que voulez-vous ?
— Me renseigner. J’ai été convoqué à Aurora, ce monde de l’Aube, pour élucider un événement qui ne semble avoir aucune explication vraisemblable, un incident dont le Dr Fastolfe est accusé injustement, avec la possibilité de terribles conséquences pour votre monde et pour le mien. Daneel et Giskard comprennent cette situation et savent très bien que rien, à part la Première Loi, dans son principe le plus absolu et le plus inviolable, ne peut avoir de priorité sur les efforts que je fais pour résoudre cette énigme. Comme ils ont entendu ce que j’ai dit et savent que vous pourriez être complice de ce crime, ils comprennent qu’ils ne doivent pas permettre à cette entrevue de prendre fin. Par conséquent, ne prenez pas le risque de vous exposer à ce qu’ils seraient obligés de faire si vous refusiez de répondre à mes questions. Je vous ai accusée d’être complice du meurtre de Jander Panell. Niez-vous cette accusation, oui ou non ? Vous devez répondre !
— Je répondrai, dit amèrement Vasilia. N’ayez crainte ! Un meurtre ? Un robot tombe en panne et c’est un meurtre ? Mais, meurtre ou non, je le nie catégoriquement. Je le nierai de toutes mes forces. Je n’ai pas donné à Gremionis d’information sur la robotique dans le propos de lui permettre d’anéantir Jander. Je ne suis pas assez savante pour cela et je doute fort que quelqu’un de l’Institut en sache assez.
— J’ignore si vous en savez assez pour aider à commettre ce crime ou si quelqu’un de l’Institut est dans ce cas, mais nous pouvons au moins parler des mobiles. Premièrement, vous éprouvez peut-être de la tendresse pour ce Gremionis. Même si vous repoussez ses offres, même si vous le méprisez et le trouvez risible comme amant éventuel, serait-il si inconcevable que vous ne vous sentiez flattée par son insistance, assez pour accepter de l’aider s’il faisait appel à vous et vous implorait, sans aucune exigence sexuelle qui vous importunerait ?
— Vous voulez dire qu’il aurait pu venir me trouver en disant : « Vasilia, chère amie, j’aimerais faire tomber en panne un robot. Je vous en prie, dites-moi comment m’y prendre, je vous serai éternellement reconnaissant. » Et j’aurais répondu : « Mais comment donc, mon chou, je serais ravie de vous aider à commettre cet acte ! »… C’est insensé ! Personne, sauf un Terrien qui ne connaît rien des coutumes et des usages d’Aurora, ne peut croire à une fable aussi ridicule. Et même, il faut pour y croire un Terrien particulièrement stupide !
— Peut-être, mais je dois envisager toutes les possibilités. Par exemple, en voici une seconde. N’auriez-vous pas pu être jalouse de ce que Gremionis ait transféré son affection sur une autre, si bien que vous ne l’auriez pas aidé par pure tendresse abstraite mais dans le dessein précis et très concret de le regagner ?
— Jalouse ? C’est une émotion terrienne, la jalousie. Si je ne veux pas de Gremionis pour moi, vraiment, qu’est-ce que ça pourrait me faire qu’il aille s’offrir à une autre femme et qu’elle accepte ? Ou même qu’une femme s’offre à lui et qu’il accepte ?
On m’a déjà dit que la jalousie sexuelle est inconnue à Aurora et je veux bien admettre que c’est vrai en principe, mais généralement, les principes ne résistent guère à la pratique. Il y a sûrement des exceptions. De plus, la jalousie est le plus souvent une émotion irrationnelle que l’on ne peut dissiper au moyen de la logique pure. Mais laissons cela pour le moment. Passons à la troisième possibilité. Vous pourriez être jalouse de Gladïa et désireuse de lui faire du mal, même si vous n’éprouvez pas le moindre sentiment pour Gremionis…
— Jalouse de Gladïa ? Je ne l’ai jamais vue sauf une fois sur les Hyperondes, quand elle est arrivée à Aurora. Et s’il est arrivé que l’on fasse de temps en temps des réflexions sur notre ressemblance, cela ne m’a absolument pas gênée.
— Cela vous gêne peut-être qu’elle soit devenue la pupille du Dr Fastolfe, sa filleule, presque la fille que vous avez été. Elle vous a remplacée.
— Grand bien lui fasse ! C’est vraiment le cadet de mes soucis.
— Même s’ils étaient amants ?
Vasilia dévisagea Baley avec une fureur croissante ; un peu de sueur apparut à la racine de ses cheveux.
— Il est inutile de parler de cela. Vous m’avez demandé de nier que j’avais été complice de ce que vous vous amusez à appeler un meurtre, et je l’ai nié. Je vous ai dit que je n’étais pas assez savante pour cela et que je n’avais aucun mobile. Allez donc présenter votre affaire à tout Aurora. Essayez donc de m’attribuer des mobiles. Affirmez, si vous en avez envie, que j’ai toutes les connaissances voulues pour commettre cet acte. Cela ne vous rapportera rien, absolument rien !
Elle tremblait de colère mais Baley eut la très nette impression qu’elle parlait sincèrement.
Elle ne craignait pas l’accusation.
Elle avait accepté de le recevoir, donc il était bien sur la piste de quelque chose qu’elle craignait, peut-être désespérément.
Mais ce n’était pas cela.
Il se demanda dans quelle mesure et à quel moment il s’était trompé.
Troublé (et cherchant un moyen de se tirer d’affaire), Baley reprit :
— Admettons que j’accepte votre déclaration, docteur Vasilia. Admettons que je reconnaisse que mes soupçons étaient sans fondement, que j’avais tort de penser que vous aviez été complice de ce… roboticide. Cela ne voudrait quand même pas dire qu’il vous est impossible de m’aider.
— Et pourquoi vous aiderais-je ?
— Par solidarité humaine. Le Dr Han Fastolfe nous assure qu’il n’a pas commis cet acte, qu’il n’est pas un tueur de robots, qu’il n’a pas mis hors d’état de fonctionner ce robot particulier, Jander. Vous avez connu le Dr Fastolfe mieux que personne, semble-t-il. Vous avez vécu des années en rapports familiers avec lui, quand vous étiez une enfant bien-aimée, sa fille adolescente. Vous l’avez vu à des moments et dans des circonstances où personne d’autre ne l’a vu. Quels que soient aujourd’hui vos sentiments pour lui, cela ne peut rien changer au passé. Le connaissant comme vous le connaissez, vous devez pouvoir témoigner que son caractère est tel que jamais il ne ferait de mal à un robot, surtout pas à un robot qui était une de ses plus éclatantes réussites. Accepteriez-vous de porter publiquement ce témoignage ? A tous les mondes ? Cela rendrait un grand service.
La figure de Vasilia se durcit.
— Comprenez-moi, dit-elle en articulant distinctement, je ne veux pas être mêlée à cette affaire.
— Vous devez l’être !
— Pourquoi ?
— Ne devez-vous rien à votre père ? Il est quand même votre père. Que ce mot ait ou n’ait pas de signification pour vous, c’est une réalité biologique. Et de plus, père ou non, il a pris soin de vous, vous a nourrie, élevée, instruite, pendant des années. Vous avez une dette envers lui.
Vasilia tremblait et claquait des dents. Elle essaya de répondre, n’y parvint pas, essaya de respirer calmement.
— Giskard, tu entends tout ce qui se passe ? Giskard baissa la tête.
— Oui, Petite Miss.
— Et toi, l’humaniforme… Daneel ?
— Oui, docteur Vasilia.
— Tu entends tout cela aussi ?
— Oui, docteur Vasilia.
— Vous comprenez tous les deux que le Terrien insiste pour que je témoigne à propos de la personnalité du Dr Fastolfe ?
Tous deux hochèrent la tête.
— Alors je parlerai, contre mon gré et dans la colère. C’est parce que je pensais que je lui devais justement un minimum de considération, parce qu’il m’avait transmis ses gènes et, à sa façon, m’avait élevée, c’est pour cela que je n’ai pas porté témoignage. Mais à présent je vais le faire. Ecoutez-moi, Terrien. Le Dr Han Fastolfe, dont je porte quelques gènes, n’a pas pris soin de moi – moi, moi – comme d’un être humain distinct, autonome. Je n’étais pour lui qu’un sujet d’expérience, un phénomène à observer.
Baley secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que je vous demande.
Elle lui coupa rageusement la parole :
Vous avez insisté pour que je parle, alors je parlerai et je vous répondrai ! Une seule chose intéresse le Dr Fastolfe. Une seule. Uniquement une chose. C’est le fonctionnement du cerveau humain. Il veut le réduire à des équations, à un schéma de montage, avec tous ses circuits, afin de créer une science du comportement humain qui lui permettrait de prédire l’avenir de l’humanité. Il appelle cette science la « psycho-histoire ». Je ne peux pas croire que vous vous soyez entretenu avec lui ne serait-ce qu’une heure sans qu’il lui parle. C’est son idée fixe, sa monomanie.
Vasilia examina l’expression de Baley et s’écria, avec une joie féroce :
— J’en étais sûre ! Il vous en a parlé. Alors il a dû vous dire qu’il ne s’intéressait aux robots que dans la mesure où ils pourraient lui faire comprendre le cerveau humain. Il ne s’intéresse aux robots humaniformes que dans la mesure où ils pourraient le rapprocher encore plus du cerveau humain… Oui, il vous a dit cela aussi, je le vois.
» La théorie fondamentale qui a rendu possible les robots humaniformes est venue, j’en suis absolument certaine, de ses tentatives de comprendre le cerveau humain. Il tient à cette théorie comme à sa propre vie et il ne la fera jamais connaître à personne, parce qu’il veut résoudre seul le problème du cerveau humain pendant les deux ou trois siècles qui lui restent à vivre. Tout est subordonné à cela. Moi incluse, indiscutablement.
Baley, cherchant à remonter le courant de ce déferlement de fureur, demanda à voix basse :
— En quoi est-ce que cela vous « incluait », docteur Vasilia ?
— Quand je suis née, j’aurais dû être placée, avec d’autres de mon espèce, chez des professionnels qui savent comment s’occuper des bébés. Je n’aurais pas dû être laissée seule, confiée à un amateur, père ou non, savant ou non. Le Dr Fastolfe n’aurait pas dû être autorisé à soumettre une enfant à un tel environnement et on ne l’aurait jamais permis à quiconque d’autre. Pour cela, il a tiré profit de tout son prestige, de toutes les faveurs qu’on lui devait, il a persuadé les plus hautes personnalités qu’il en était capable, jusqu’à ce qu’enfin il me contrôle seul.
— Il vous aimait, marmonna Baley.
M’aimait ? N’importe quel bébé aurait fait l’affaire, mais il n’en avait pas d’autre à sa disposition. Ce qu’il voulait, c’était un enfant grandissant en sa présence, un cerveau en plein développement. Il voulait se livrer à une étude approfondie des modalités de ce développement, de sa manière de s’épanouir. Il voulait un cerveau humain sous sa forme la plus simple, devenant plus complexe, afin de l’étudier en détail. Dans ce dessein, il m’a soumise à un environnement anormal et à une expérimentation subtile, sans aucun égard pour moi en tant qu’être humain.
— Je ne puis le croire. Même s’il s’intéressait à vous comme sujet d’expérience, cela ne l’empêchait pas de vous aimer sur le plan humain.
— Non ! Vous parlez en Terrien. Sur la Terre il y a peut-être quelque considération pour les rapports biologiques. Ici, il n’y en a pas. J’étais pour lui un sujet d’expérience, un point c’est tout.
— Quand bien même cela aurait été vrai pour commencer, le Dr Fastolfe n’a pu s’empêcher d’apprendre à vous aimer… vous, petit objet sans défense abandonné à ses soins. Même sans le moindre rapport biologique, même si vous aviez été un animal, disons, il aurait appris à vous aimer.
— Ah vraiment ? s’exclama-t-elle amèrement. Vous ne connaissez pas la force de l’indifférence, chez un homme comme le Dr Fastolfe. Si, pour les besoins de son étude, il avait eu besoin de me faire mourir, il n’aurait pas hésité une seconde.
— C’est ridicule ! Voyons, docteur Vasilia, il vous a traitée avec tellement de bonté et de considération que vous en avez éprouvé de l’amour. Je le sais. Vous… Vous vous êtes offerte à lui.
— Il vous a dit ça, hein ? Oui, ça ne m’étonne pas. Pas un instant, même aujourd’hui, il ne prendrait la peine de se demander si une telle révélation ne serait pas embarrassante pour moi. Je me suis offerte à lui, oui, et pourquoi pas ? Il était le seul être humain que je connaissais vraiment. Superficiellement, il était gentil avec moi et je ne comprenais pas son dessein réel. Il était pour moi un objectif naturel. Et puis il s’était aussi fort bien appliqué à me faire connaître la stimulation sexuelle dans des conditions contrôlées ; des contrôles qu’il avait organisés lui-même. C’était inévitable qu’un jour je me tourne vers lui. Je le devais bien, puisqu’il n’y avait personne d’autre. Mais il a refusé.
— Et, pour cela, vous l’avez détesté.
— Non ! Pas au début. Pas pendant des années. Même si mon développement sexuel en a été compromis, avec des résultats dont je souffre encore, je ne lui reprochais rien. J’étais trop ignorante. Je lui trouvais des excuses. Il avait trop à faire. Il avait les autres. Il avait besoin de femmes plus âgées. Vous seriez stupéfait de l’ingéniosité que je déployais à trouver des raisons à son refus. C’est seulement bien des années plus tard que j’ai compris que quelque chose n’allait pas, que j’ai réussi à aborder la question ouvertement, face à face. Je lui ai demandé pourquoi il m’avait refusée, je lui ai dit qu’en acceptant il aurait pu me mettre sur la bonne voie, tout résoudre…
Elle s’interrompit, la gorge serrée, et resta un moment une main sur les yeux. Baley attendit, pétrifié de gêne. Les robots étaient impassibles (incapables sans doute, pensa Baley, de ressentir une quelconque variation dans leurs circuits positroniques qui produirait une sensation comparable de près ou de loin à la gêne humaine).
Le Dr Vasilia reprit, plus calmement :
Il a éludé la question, aussi longtemps qu’il l’a pu, mais je revenais sans cesse à la charge. « Pourquoi m’as-tu refusée ? Pourquoi m’as-tu refusée ? » Il n’hésitait pas à se livrer à des pratiques sexuelles. J’étais au courant de plusieurs occasions… Je me souviens que je me suis demandé s’il préférait les hommes. Quand les enfants ne sont pas en cause, les préférences personnelles dans ce domaine sont sans importance, et certains hommes peuvent ne pas trouver les femmes à leur goût ou vice versa. Mais ce n’était pas le cas de cet homme que vous appelez mon père. Il aimait les femmes, parfois les jeunes femmes, aussi jeunes que je l’étais quand je me suis offerte la première fois. « Pourquoi m’as-tu refusée ? » Il a fini par me répondre, et je vous laisse deviner quelle était cette réponse !
Elle se tut et attendit, l’air ironique.
Baley, mal à l’aise, changea de position et marmonna :
— Il n’aimait pas faire l’amour avec sa fille ?
— Ah, ne soyez pas stupide ! Qu’est-ce que ça peut faire ? Compte tenu que pratiquement aucun homme d’Aurora ne sait qui est sa fille, en faisant l’amour avec n’importe quelle femme de vingt ans plus jeune que lui il risquerait… Mais peu importe, c’est l’évidence même. Non, non, ce qu’il m’a répondu, et je me rappelle chaque mot, oh oui ! c’est ceci : « Petite idiote, si j’avais ce genre de rapports avec toi, comment pourrais-je conserver mon objectivité et à quoi me servirait mon étude de toi ? »
» A ce moment, voyez-vous, j’étais au courant de son intérêt pour le cerveau humain. Je marchais même sur ses traces et je devenais une roboticienne par moi-même. Je travaillais en ce sens avec Giskard et je faisais des expériences avec sa programmation. Je m’y prenais très bien, n’est-ce pas, Giskard ?
— En effet, Petite Miss.
— Mais je voyais bien que cet homme que vous appelez mon père ne me considérait pas comme un être humain. Il préférait me voir désaxée pour la vie plutôt que de renoncer à son objectivité. Ses observations étaient plus importantes pour lui que ma normalité. A partir de ce moment, j’ai compris ce que j’étais et ce qu’il était et j’ai fini par le quitter.
Un silence suivit, un silence pesant.
Baley avait un peu mal à la tête. Mille questions se bousculaient dans son esprit : « Ne pouviez-vous tenir compte de l’égocentrisme d’un grand savant ? De l’importance d’un immense problème ? Ne pouviez-vous juger sa réponse en faisant la part de l’irritation d’être forcé à discuter de ce qu’il ne voulait pas aborder ? » Et d’autres : La colère même de Vasilia, maintenant, n’était-elle pas du même ordre ? Est-ce que son idée fixe de sa propre « normalité » (et comment savoir ce qu’elle entendait par là ?) à l’exclusion des deux plus importants problèmes, sans doute, confrontant l’humanité – la nature du cerveau humain et la conquête de la Galaxie – ne représentait pas un égocentrisme égal et bien moins pardonnable ?
Mais il ne dit rien de tout cela. Il ne savait pas comment le rendre intelligible à cette femme et il ne savait d’ailleurs pas s’il la comprendrait au cas où elle répondrait.
Que faisait-il dans ce monde, parmi ces gens ? Il était incapable de comprendre leurs coutumes, leur tournure d’esprit, en dépit de toutes les explications, pas plus qu’ils ne pouvaient comprendre les siennes.
— Je regrette, docteur Vasilia, dit-il avec lassitude. Je conçois votre colère, mais si vous parveniez à la maîtriser pour le moment et à réfléchir à l’affaire du Dr Fastolfe et au robot assassiné, ne pourriez-vous reconnaître que nous traitons de deux choses différentes ? Le Dr Fastolfe a peut-être voulu vous observer d’une manière objective et détachée, même au prix de votre bonheur, tout en étant à des années-lumière du désir de détruire un robot humaniforme avancé.
Vasilia rougit et glapit :
— Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, Terrien ? Croyez-vous que je vous ai raconté tout ça parce que je pensais que vous seriez intéressé – vous ou n’importe qui – par la triste histoire de ma vie ? Est-ce que vous vous imaginez que ça me fait plaisir de me révéler de cette manière ?
» Si je vous ai raconté tout ça, c’est uniquement pour vous démontrer que le Dr Han Fastolfe, mon père biologique comme vous ne vous lassez pas de me le répéter, a bien détruit Jander. C’est évident, voyons ! Je me suis retenue de le dire parce que personne, avant vous, n’avait été assez bête pour me poser la question et aussi à cause d’un reste de sotte considération que j’ai encore pour cet homme. Mais maintenant que vous le demandez, je vous réponds, et par Aurora, je continuerai de le dire à tout le monde, de le crier sur les toits, de le déclarer publiquement, s’il le faut.
» Le docteur Han Fastolfe a bien détruit Jander Panell. J’en suis certaine. Etes-vous satisfait ?
Baley considéra avec horreur cette femme égarée. Il bredouilla et dut s’y reprendre à deux fois pour parler.
— Je ne comprends pas, docteur Vasilia. Je vous en prie, calmez-vous et réfléchissez. Pourquoi le docteur Fastolfe aurait-il voulu détruire ce robot ? Et quel rapport y a-t-il avec sa manière de vous traiter ? Imaginez-vous une forme de représailles contre vous ?
Vasilia respirait rapidement (nota Baley distraitement et sans intention consciente, en remarquant malgré lui que si elle était aussi menue que Gladïa elle avait des seins plus gros) et elle parut faire un effort surhumain pour maîtriser sa voix.
— Il me semble vous avoir expliqué, Terrien, que Han Fastolfe est intéressé par l’observation du cerveau humain. Il n’a pas hésité à infliger des tensions au mien afin d’observer les résultats. Et il préfère les cerveaux qui sortent de l’ordinaire, celui d’un bébé, par exemple, pour en étudier le développement. N’importe quoi sauf un cerveau commun.
— Mais quel rapport avec…
— Demandez-vous donc pourquoi il s’intéresse tellement à l’étrangère !
— A Gladïa ? Je le lui ai demandé, justement, et il me l’a dit. Elle lui rappelle sa fille, vous. Et j’avoue que la ressemblance est très nette.
— Quand vous m’avez dit cela tout à l’heure, ça m’a amusée et je vous ai demandé si vous l’aviez cru. Alors je vous pose encore une fois la question. Le croyez-vous ?
— Pourquoi ne le croirais-je pas ?
— Parce que ce n’est pas vrai. La ressemblance a pu attirer son attention, mais la véritable clef de cet intérêt c’est que l’étrangère est… étrangère. Elle a été élevée à Solaria, où les coutumes, les croyances, les axiomes sociaux ne sont pas ceux d’Aurora. Il pouvait par conséquent étudier un cerveau coulé dans un moule différent du nôtre et y découvrir des perspectives intéressantes. Vous ne le comprenez pas ? Et puisque nous y sommes, pourquoi s’intéresse-t-il à vous, Terrien ? Est-il bête au point de s’imaginer que vous serez capable de résoudre un problème d’Aurora, vous qui ne connaissez rien d’Aurora ?
Daneel intervint soudain, et le son de sa voix fit sursauter Baley. Daneel était resté si longtemps immobile et silencieux qu’il avait oublié sa présence.
— Docteur Vasilia, dit le robot, le camarade Elijah a résolu un problème à Solaria, bien qu’il ne sût rien de Solaria.
— Oui, dit aigrement Vasilia, tous les mondes ont pu admirer cet exploit en hypervision, dans cette fameuse émission. Et la foudre tombe aussi mais je ne pense pas que Han Fastolfe soit tellement certain qu’elle frappera deux fois de suite si rapidement. Non, Terrien, vous l’avez attiré, d’abord, parce que vous êtes un Terrien. Vous possédez vous aussi un cerveau étranger qu’il peut étudier et manipuler.
— Enfin, docteur Vasilia, vous n’allez pas croire qu’il risquerait de compromettre des affaires d’une importance vitale pour Aurora, en faisant venir un homme qu’il saurait incapable dans l’unique but d’étudier un vague cerveau !
— Mais certainement, il prendrait ce risque ! Aucune crise mettant Aurora en danger ne lui paraîtrait un seul instant plus importante que la solution du problème du cerveau. Et si vous lui posiez la question, je sais exactement ce qu’il vous répondrait. Aurora peut croître ou dépérir, prospérer ou tomber dans la misère : ce ne serait absolument rien comparé au problème du cerveau. Car si les êtres humains arrivent à réellement comprendre le cerveau, tout ce qui a été perdu en un millénaire de négligence ou de mauvaises décisions serait regagné en dix ans de développement humain habilement dirigé et guidé par son rêve de « psycho-histoire ». Il emploierait le même argument pour justifier n’importe quoi, les mensonges, la cruauté, n’importe quoi, en disant simplement que c’est pour faire avancer la connaissance du cerveau.
— Je ne puis imaginer que le Dr Fastolfe soit cruel. C’est la bonté même.
— Vraiment ? Combien de temps avez-vous passé près de lui ?
— Je l’ai vu pendant une heure ou deux sur Terre, il y a trois ans. Ici à Aurora, maintenant, depuis une journée entière.
— Une journée entière. Une journée entière ! Je suis restée constamment avec lui pendant près de trente ans, et depuis j’ai suivi sa carrière de loin avec une grande attention. Et vous, vous avez passé avec lui une journée entière, Terrien ? Dites-moi, pendant cette journée, il n’a vraiment rien fait qui vous ait effrayé ou humilié ?
Baley garda le silence. Il songeait à la soudaine attaque avec l’épiceur dont Daneel l’avait sauvé, de la Personnelle camouflée dont il n’avait pu se servir qu’avec difficulté, de la lente marche dans l’Extérieur destinée à étudier ses capacités de s’adapter au dehors.
— Je vois qu’il l’a fait, dit Vasilia. Votre figure n’est pas le masque d’impassibilité que vous croyez peut-être, Terrien. Vous a-t-il menacé de sondage psychique ?
— Il en a été question.
— Un seul jour, et il en a déjà été question. Je suppose que cela vous a mis mal à l’aise ?
— En effet.
— Et qu’il n’avait aucune raison d’en parler ?
— Ah, mais si ! répondit vivement Baley. J’avais dit que pendant un instant j’avais eu une idée et qu’ensuite elle m’avait échappé, et il était normal qu’il suggère un sondage psychique pour m’aider à retrouver cette idée.
— Non, pas du tout. Le sondage psychique ne peut être employé avec une délicatesse suffisante pour cela et, si on le tentait, les risques de dégâts permanents au cerveau seraient considérables.
— Sûrement pas si ce sondage était effectué par des experts. Le Dr Fastolfe, par exemple.
— Par lui ? Il est incapable de distinguer un bout de la sonde de l’autre ! C’est un théoricien, pas un technicien. Il ne sait absolument pas se servir de ses mains.
— Par quelqu’un d’autre, alors. En fait, il n’a pas dit qu’il le ferait lui-même.
— Non, Terrien. Par personne. Réfléchissez ! Réfléchissez ! Si le sondage psychique pouvait être utilisé sans danger sur des êtres humains, par n’importe qui, et si Han Fastolfe était si préoccupé par le problème de désactivation du robot, alors pourquoi n’a-t-il pas suggéré que le sondage psychique soit appliqué à lui-même ?
— A lui-même ?
— Ne me dites pas que cette idée ne vous est pas venue ! N’importe quel être pensant en viendrait à la conclusion que Fastolfe est coupable. Le seul point en faveur de son innocence, c’est qu’il se déclare lui-même innocent avec beaucoup d’insistance. Mais alors, pourquoi ne propose-t-il pas de prouver son innocence en se faisant psychiquement sonder pour démontrer qu’aucune trace de culpabilité ne peut être détectée dans un recoin de son cerveau ? A-t-il fait une telle proposition, Terrien ?
— Non.
— Parce qu’il sait très bien que ce serait mortellement dangereux. Et pourtant, il n’a pas hésité à le suggérer pour vous, simplement pour observer comment votre cerveau réagit à une tension, comment vous réagissez à la peur. Ou peut-être l’idée lui est venue que même si le sondage est dangereux pour vous, il pourrait lui apporter des renseignements intéressants sur les détails de votre cerveau modelé par la Terre. Alors dites-moi, maintenant, si ce n’était pas cruel, ça ?
Baley écarta la question d’un petit geste irrité du bras.
— Comment cela s’applique-t-il à l’affaire en soi, au roboticide ?
— La Solarienne, Gladïa, a plu à mon ex-père. Elle a un cerveau intéressant… à ses yeux à lui. Par conséquent, il lui a donné ce robot, Jander, pour voir ce qui se passerait si une femme qui n’a pas été élevée à Aurora est mise en contact avec un robot qui paraît absolument humain dans tous les détails. Il savait qu’une Auroraine se servirait fort probablement de lui immédiatement, pour des rapports sexuels, et n’aurait aucun mal à faire cela. Je sais que j’aurais sans doute des ennuis, parce que je n’ai pas été élevée normalement, mais aucune autre Auroraine ne serait perturbée. La Solarienne, d’autre part, devait avoir beaucoup de difficultés car elle a été élevée dans un monde extrêmement robotisé et a donc une attitude mentale rigide à l’égard des robots. La différence, voyez-vous, serait certainement instructive pour mon père, qui cherchait, par ces variantes, à échafauder sa théorie du fonctionnement cérébral. Han Fastolfe a attendu patiemment la moitié d’une année que la Solarienne en soit arrivée au point où elle se hasardait aux premières approches expérimentales…
— Votre père, interrompit Baley, ne savait absolument rien des rapports entre Gladïa et Jander.
— Qui vous a dit ça, Terrien ? Mon père ? Gladïa ? Si c’est lui, il ment, c’est évident ; si c’est elle, elle l’ignore tout simplement. Vous pouvez être assuré que Fastolfe savait ce qui se passait ; il le fallait bien, car cela avait dû figurer dans son étude du développement du cerveau humain dans les conditions solariennes.
» Et puis il s’est demandé – j’en suis aussi certaine que si j’avais le don de lire dans sa pensée – ce qui arriverait maintenant que la Solarienne commençait tout juste à dépendre de Jander, si brusquement, sans raison, elle le perdait. Il savait ce que ferait une Auroraine. Elle serait déçue et puis elle chercherait un remplaçant. Mais que ferait une Solarienne ? Il s’est donc arrangé pour détraquer Jander…
— Détruire un robot d’une valeur inestimable simplement pour satisfaire une banale curiosité ?
— Monstrueux, n’est-ce pas ? Mais c’est bien dans la manière de Han Fastolfe. Alors retournez auprès de lui, Terrien, et annoncez-lui que son petit jeu est terminé. Si cette planète, dans l’ensemble, ne le croit pas coupable en ce moment, elle n’en doutera certainement pas une fois que j’aurai fait ce que j’ai à faire !
Baley, pendant un long moment, resta comme assommé sous l’œil satisfait de Vasilia. Elle avait une figure dure qui ne ressemblait plus du tout à celle de Gladïa.
Apparemment, il n’y avait rien à faire…
Baley se leva et se sentit vieux, beaucoup plus vieux que ses quarante-cinq ans normaux (l’enfance pour ces Aurorains). Jusqu’à présent, tout ce qu’il avait fait n’avait abouti à rien. Pire même, car à chacune de ses tentatives d’élucidation, la corde paraissait se resserrer autour de Fastolfe.
Il leva les yeux vers le plafond transparent. Le soleil était encore bien haut mais peut-être avait-il dépassé son zénith ; il était plus diffus que jamais. De fines écharpes de nuages le voilaient par moments.
Vasilia parut s’en apercevoir à la direction du regard de Baley. Elle allongea le bras sur la partie du long établi près duquel elle était assise et le plafond perdit sa transparence. En même temps, une lumière brillante baigna la salle de la même clarté vaguement orangée que celle du soleil.
— Je pense que cette entrevue est terminée, dit-elle. Je n’ai aucune raison de vous revoir, Terrien, ni vous de me rendre visite. Peut-être feriez-vous mieux de quitter Aurora.
Elle sourit froidement et prononça sa phrase suivante presque sauvagement :
— Vous avez fait assez de mal à mon père, encore que ce soit bien loin de ce qu’il mérite !
Baley fit un pas vers la porte et ses deux robots l’encadrèrent. Giskard demanda à voix basse :
— Vous sentez-vous bien, monsieur ?
Baley haussa les épaules. Que répondre à cela ?
— Giskard ! cria Vasilia. Quand le Dr Fastolfe jugera qu’il n’a plus besoin de toi, viens donc faire partie de mon personnel.
Giskard la dévisagea calmement.
— Si le Dr Fastolfe le permet, c’est ce que je ferai, Petite Miss.
Le sourire de Vasilia devint plus chaleureux.
— Ne l’oublie pas, Giskard. Tu n’as jamais cessé de me manquer.
— Je pense souvent à vous, Petite Miss.
A la porte, Baley se retourna.
— Docteur Vasilia, auriez-vous une Personnelle privée que je pourrais utiliser ?
Elle ouvrit de grands yeux.
— Certainement pas, Terrien. Il y a des Personnelles communautaires, ici et là dans l’Institut. Vos robots devraient pouvoir vous y conduire.
Il la contempla en secouant la tête. Il n’était pas surpris qu’elle ne veuille pas que ses appartements soient contaminés par un Terrien, et pourtant cela le mettait en colère.
Alors ce fut avec colère qu’il parla, plus que par jugement rationnel :
— Docteur Vasilia, si j’étais vous, je ne parlerais pas de la culpabilité du Dr Fastolfe.
— Qu’est-ce qui m’en empêchera ?
— Le danger de la découverte par le grand public de vos manigances avec Gremionis. Le danger pour vous.
— Ne soyez pas ridicule ! Vous avez vous-même reconnu qu’il n’y avait aucune conspiration entre Gremionis et moi.
— Pas vraiment : en effet. J’ai reconnu qu’il semblait raisonnable de conclure qu’il n’y avait pas eu de conspiration directe entre vous et lui pour détruire Jander. Mais il demeure la possibilité d’une conspiration indirecte.
— Vous êtes fou ! Et qu’est-ce qu’une conspiration indirecte ?
— Je n’ai pas envie de discuter de cela devant les robots du Dr Fastolfe, à moins que vous insistiez. Et vous n’avez aucune raison pour cela, n’est-ce pas ? Vous savez très bien ce que je veux dire.
Baley n’avait aucune raison de penser qu’elle se laisserait impressionner par ce coup de bluff. Il risquait au contraire d’aggraver la situation.
Mais le bluff marcha ! Vasilia parut se recroqueviller, en fronçant les sourcils.
Il existe donc bien une conspiration indirecte, se dit-il, quelle qu’elle soit, et ça pourrait bien la faire tenir tranquille jusqu’à ce qu’elle ait compris que je bluffais.
Il reprit, avec un espoir renaissant :
— Je le répète. Ne dites rien contre le Dr Fastolfe. Mais, naturellement, il ne savait pas combien de temps il avait gagné. Bien peu, peut-être…