VIII. Fastolfe et Vasilia

30

Baley se réveilla en sursaut et aspira vivement avec une certaine méfiance. Il y avait dans l’air une légère odeur indéfinissable, qui se dissipa à sa seconde inspiration.

Daneel se tenait gravement à côté du lit.

— J’espère, camarade Elijah, dit-il, que vous avez bien dormi.

Baley regarda autour de lui. Les rideaux étaient toujours tirés mais il faisait manifestement jour dehors. Giskard disposait des vêtements entièrement différents, des souliers à la veste, de ce qu’il avait porté la veille.

— Très bien, Daneel, répondit-il. Est-ce que quelque chose m’a réveillé ?

— Il a été procédé à une injection d’antisomnine dans la circulation d’air de la chambre, camarade Elijah. Elle a activé le système d’éveil. Nous avons employé une plus petite dose que d’habitude, car nous étions incertains de votre réaction. Peut-être aurions-nous dû en utiliser moins encore.

— J’avoue que cela m’a fait l’effet d’un coup de bâton sur l’arrière-train. Quelle heure est-il ?

— Il est 7 h 05, selon les mesures auroraines. Physiologiquement, le petit déjeuner sera prêt dans une demi-heure, répondit Daneel sans la moindre nuance d’humour, mais un être humain aurait peut-être eu envie de sourire.

Giskard intervint, d’une voix un peu plus mécanique et moins modulée que celle de Daneel.

— Monsieur, l’Ami Daneel et moi n’avons pas le droit d’entrer dans la Personnelle. Si vous souhaitez y aller maintenant, et nous faire savoir s’il y a quelque chose dont vous auriez besoin, nous vous le fournirons immédiatement.

— Oui, certainement.

Baley se redressa, pivota et se leva du lit.

Aussitôt, Giskard commença à enlever draps et couvertures.

— Puis-je avoir votre pyjama, monsieur ?

Baley n’hésita qu’un instant. C’était un robot qui le demandait, rien de plus. Il se déshabilla et donna le pyjama à Giskard qui le prit avec un petit signe de tête de remerciement.

Baley se contempla sans aucun plaisir. Il avait soudain conscience de son corps, un corps d’un certain âge en moins bonne forme, certainement, que celui de Fastolfe qui était quatre fois plus vieux.

Machinalement, il chercha ses pantoufles mais il n’y en avait pas. On devait penser qu’il n’en avait pas besoin. Le sol était tiède et doux sous ses pieds.

Il passa dans là Personnelle et appela pour demander des instructions. De l’autre côté de la paroi illusoire, Giskard expliqua gravement le maniement de la douche, du distributeur de dentifrice, comment régler la chasse d’eau sur le système automatique, comment contrôler la température de la douche.

Tout était plus grandiose et plus luxueux que tout ce que la Terre avait à proposer et il n’y avait aucune cloison à travers laquelle filtreraient les mouvements et les sons involontaires de quelqu’un d’autre ; il devait s’efforcer de ne pas y penser, pour conserver l’illusion d’intimité.

C’était désuet, pensait sombrement Baley en se livrant à ses ablutions, mais d’une désuétude à laquelle (il le savait) il serait facile de s’habituer. S’il restait assez longtemps à Aurora, il éprouverait un choc culturel pénible en retournant sur la Terre, surtout pour tout ce qui touchait aux Personnelles. Il espérait que la réadaptation ne serait pas trop longue, et aussi que les Terriens qui s’établiraient dans les nouveaux mondes ne se sentiraient pas obligés de se cramponner à la coutume des Personnelles communautaires.

Peut-être, pensa-t-il, était-ce ainsi que l’on devait définir le mot « désuet »: une chose à laquelle on peut facilement s’habituer.

Baley sortit de la Personnelle, ayant accompli tous les gestes nécessaires, le menton bien rasé, les dents étincelantes, le corps douché et séché.

— Giskard, demanda-t-il, où est le désodorisant ?

— Je ne comprends pas, monsieur.

Daneel intervint vivement :

— Quand vous avez mis en marche le système de savonnage, camarade Elijah, cela a introduit un effet désodorisant. Excusez l’Ami Giskard de ne pas avoir compris. Il lui manque mon expérience de la Terre.

Baley haussa les sourcils, avec scepticisme, et commença à s’habiller avec l’aide de Giskard.

— Je vois, dit-il, que Giskard et toi restez encore avec moi à tout instant. A-t-on remarqué des signes d’une tentative pour se débarrasser de moi ?

— Aucun jusqu’ici, camarade Elijah, répondit Daneel. Néanmoins, il est plus sage que l’Ami Giskard et moi restions à tout moment auprès de vous, si c’est possible.

— Pourquoi, Daneel ?

— Pour deux raisons, camarade Elijah. Tout d’abord, nous pouvons vous aider à affronter tous les aspects de la culture humaine ou des usages qui ne vous sont pas familiers. Ensuite l’Ami Giskard, en particulier, peut enregistrer et reproduire chaque mot de toutes vos conversations. Cela peut vous être précieux. Vous vous souviendrez qu’il y a eu des moments, au cours de vos conversations avec le Dr Fastolfe et avec Miss Gladïa, où l’Ami Giskard et moi étions à une certaine distance ou dans une autre pièce…

— Si bien que ces conversations n’ont pas été enregistrées par Giskard ?

— A vrai dire si, elles l’ont été, camarade Elijah, mais avec assez peu de fidélité et il est possible que certaines parties ne soient pas aussi claires que nous le voudrions. Il vaudrait mieux que nous restions aussi près de vous que possible.

— Daneel, es-tu d’avis que je serais plus à l’aise si je vous considérais comme des guides et des systèmes d’enregistrement, plutôt que des gardes ? Pourquoi ne pas décider tout simplement que, en tant que gardes, vous êtes tous deux complètement inutiles ? Comme jusqu’à présent il n’y a eu aucune tentative contre moi, pourquoi ne serait-il pas possible d’en conclure qu’il n’y en aura aucune dans l’avenir ?

— Non, camarade Elijah, ce serait imprudent. Le Dr Fastolfe estime que ses ennemis considèrent votre présence avec une grande appréhension. Ils avaient tenté de persuader le président de ne pas accorder au Dr Fastolfe l’autorisation de vous faire venir et ils vont certainement tenter encore de le persuader de vous renvoyer sur Terre à la première occasion.

— Ce genre d’opposition pacifique ne nécessite pas de gardes du corps.

— Non, monsieur, mais si l’opposition a des raisons de craindre que vous parveniez à disculper le Dr Fastolfe, il est possible qu’elle se sente poussée à des extrémités regrettables. Vous n’êtes pas un Aurorain, après tout, et dans votre cas, par conséquent, les inhibitions de notre monde contre la violence seraient atténuées.

Baley répliqua avec mauvaise humeur :

— Le fait que j’ai passé ici une journée entière et qu’il ne s’est rien passé devrait vous rassurer et réduire considérablement toute menace de violence.

— Il le semblerait en effet, dit Daneel sans paraître remarquer la légère ironie dans la voix de Baley.

— D’un autre côté, reprit Baley, si j’ai l’air de progresser dans mon enquête, alors le danger que je cours augmentera.

Daneel réfléchit un moment.

— Ce serait sans doute une conséquence logique.

— Et dans ce cas, Giskard et toi m’accompagnerez partout, simplement au cas où j’arriverais à faire un peu trop bien mon travail.

Encore une fois, Daneel prit le temps de la réflexion.

— Vous formulez cela d’une manière qui me déroute, camarade Elijah, mais il me semble que vous avez raison.

— Eh bien alors, je suis prêt maintenant pour le petit déjeuner, déclara Baley. Encore que j’avoue avoir un peu perdu l’appétit à la pensée que je me trouve devant une affreuse alternative : ou j’échoue, ou je suis assassiné !

31

Fastolfe sourit à Baley, à la table du petit déjeuner.

— Avez-vous bien dormi, Baley ?

Baley examinait avec fascination sa tranche de jambon. Elle avait été coupée avec un couteau. Elle était un peu granuleuse et il y avait une discrète bande de gras le long d’un des côtés. En un mot, elle n’avait pas été traitée. Le résultat, c’était un goût de jambon plus prononcé.

Il y avait aussi des œufs poêlés, avec la demi-sphère aplatie du jaune au milieu, entourée de blanc, un peu comme les marguerites que Ben lui avait montrées dans les champs, sur la Terre. Intellectuellement, Baley savait à quoi ressemblait un œuf avant d’être traité, il savait qu’il contenait à la fois un jaune et un blanc, mais il n’en avait jamais vu encore séparés quand ils étaient prêts à être mangés. Même sur le vaisseau pendant le voyage, et même à Solaria, les œufs étaient toujours servis brouillés.

Il leva vivement les yeux vers Fastolfe.

— Je vous demande pardon ?

Fastolfe répéta patiemment sa question.

— Avez-vous bien dormi ?

— Oui, très bien. Je dormirais sans doute encore, sans l’antisomnine.

— Ah oui ! Ce n’est pas tout à fait l’hospitalité à laquelle un invité est en droit de s’attendre, mais j’ai pensé que vous voudriez peut-être commencer de bonne heure cette journée.

— Vous avez eu parfaitement raison. Et je ne suis pas précisément un invité, non plus.

Fastolfe mangea en silence pendant quelques instants. Il goûta sa boisson chaude, puis il demanda :

— Avez-vous un peu progressé pendant la nuit ? Vous ne vous êtes pas réveillé, par hasard, avec une nouvelle perspective, une nouvelle idée ?

Baley considéra Fastolfe avec méfiance, mais l’expression du savant n’avait rien d’ironique. Baley porta sa tasse à ses lèvres.

— Je crains que non, répondit-il. Je suis tout aussi perplexe que je l’étais hier soir.

Il but et ne put réprimer une grimace involontaire.

— Excusez-moi, dit Fastolfe. Vous n’aimez pas cette boisson ?

Baley grogna et goûta encore une fois, avec prudence.

— Ce n’est que du café, vous savez. Décaféiné. Baley fronça les sourcils.

— Cela n’a pas le goût du café et… Pardonnez-moi, docteur Fastolfe, je ne voudrais pas vous paraître paranoïaque, mais Daneel et moi venons d’échanger des propos, en plaisantant à moitié, sur la possibilité d’actes de violence contre moi – c’est moi, naturellement, qui plaisantais à moitié, pas Daneel – et j’ai dans l’idée qu’un moyen de m’atteindre serait de…

Il laissa sa phrase en suspens.

Les sourcils de Fastolfe se haussèrent. Il se pencha pour prendre la tasse de Baley, en murmurant des excuses, et la renifla. Puis il en prit une cuillerée et la goûta.

— Ce café est parfaitement normal, Baley, déclara-t-il. Aucune tentative d’empoisonnement.

— J’ai un peu honte de me conduire si sottement, puisque je sais qu’il a été préparé par vos propres robots… mais vous en êtes certain ?

Fastolfe sourit.

— Il est arrivé que l’on manipule des robots, mais je vous assure que cette fois il n’y a eu aucune manipulation. Tout simplement, le café, tout en étant universellement apprécié dans les divers mondes, vient de récoltes différentes. Il est notoire que chaque être humain préfère le café de son propre monde. Je suis navré, mais je n’ai aucun café terrestre à vous offrir. Préféreriez-vous du lait ? Cette boisson est relativement semblable d’un monde à l’autre. Un jus de fruits ? Le jus de raisin d’Aurora est jugé supérieur à celui des autres mondes, en général. Certaines personnes insinuent même, assez méchamment, que nous le laissons un peu fermenter mais bien entendu ce n’est pas vrai. De l’eau ?

— Je vais essayer votre jus de raisin, dit Baley en considérant dubitativement le café. Mais je suppose que je devrais tenter de m’habituer à cela.

— Pas du tout ! Pourquoi vous imposeriez-vous un désagrément alors que c’est inutile ?… Ainsi, dit Fastolfe en changeant de ton, avec un sourire vaguement contraint, la nuit et le sommeil ne vous ont pas porté conseil ?

— Je regrette…

Baley fronça alors les sourcils, en se rappelant un vague souvenir.

— Bien que…

— Oui ?

— J’ai eu l’impression, juste avant de m’endormir, alors que j’étais plongé dans les limbes du demi-sommeil et des associations d’idées… il m’a semblé que je tenais quelque chose.

— Vraiment ? Quoi donc ?

— Je ne sais pas. La pensée s’est échappée. Ou alors un bruit imaginaire m’a distrait. Je ne me souviens pas. J’ai essayé de rattraper la pensée, en vain. Je crois que ce genre de chose n’est pas rare.

Fastolfe prit un air songeur.

— Vous êtes certain de cela ?

— Pas tellement. La pensée est si vite devenue ténue que je ne pouvais même pas être sûr de l’avoir réellement eue. Et même si cette idée m’est venue, elle n’a paru avoir un sens que parce que j’étais dans un état de demi-sommeil. Si elle m’était répétée maintenant, en plein jour, il est possible que je la trouverais tout à fait ridicule.

— Même si c’était fugitif, cela aurait dû au moins laisser une trace.

— Probablement. Dans ce cas, elle me reviendra. J’en suis certain.

— Devons-nous attendre ?

— Que pourrions-nous faire d’autre ?

— Connaissez-vous ce que l’on appelle le sondage psychique ?

Baley se laissa retomber contre son dossier et considéra un moment Fastolfe.

— J’en ai entendu parler mais sur la Terre ce n’est pas utilisé dans le travail de la police.

— Nous ne sommes pas sur la Terre, Baley, murmura Fastolfe.

— Cela risque d’endommager le cerveau. N’ai-je pas raison ?

— Entre de bonnes mains, ce n’est guère vraisemblable.

— Mais pas impossible, même entre de bonnes mains, rétorqua Baley. Je crois savoir qu’à Aurora on ne peut pas y avoir recours, sauf dans des circonstances bien définies. Ceux sur qui cette méthode est utilisée doivent s’être rendus coupables d’un crime majeur ou doivent…

— Oui, Baley, mais cela se rapporte aux Aurorains. Vous n’êtes pas aurorain.

— Vous voulez dire que comme je suis terrien je dois être traité comme quelqu’un qui n’est pas humain ? Fastolfe sourit et écarta les mains.

— Allons, Baley ! Ce n’était qu’une idée. Hier soir, vous étiez assez désespéré pour suggérer d’essayer de résoudre notre dilemme en plaçant Gladïa dans une situation tragique, horrible. Je me demandais si vous étiez encore assez désespéré pour vous exposer vous-même.

Baley se frotta les yeux et, pendant une minute ou deux, il garda le silence. Puis il dit, d’une voix altérée :

— Hier soir, j’avais tort, je le reconnais. Quant à ce qui nous préoccupe en ce moment, rien n’assure que l’idée qui m’est venue dans mon demi-sommeil avait le moindre rapport avec le problème. Ce n’était peut-être qu’un pur fantasme, un non-sens illogique. Et il a pu n’y avoir aucune pensée du tout. Rien. Jugeriez-vous raisonnable, pour une aussi petite probabilité de découverte, de risquer d’endommager mon cerveau, alors que c’est sur ce cerveau que vous comptez pour trouver une solution au problème ?

Fastolfe hocha la tête.

— Vous plaidez votre cause avec éloquence. Et je ne parlais pas vraiment sérieusement.

— Je vous remercie, docteur Fastolfe.

— Cela ne nous dit pas ce que nous allons faire maintenant.

— Pour commencer, je veux encore parler à Gladïa. Il y a des points sur lesquels j’ai besoin de quelques éclaircissements.

— Vous auriez dû les aborder hier soir.

— Oui, j’aurais dû, mais j’en avais entendu plus que je n’étais capable d’absorber d’un coup et certaines choses m’ont échappé. Je suis un policier, un enquêteur, pas un ordinateur infaillible.

— Je ne voulais pas vous faire un reproche. Simplement, j’ai horreur de voir Gladïa troublée inutilement. D’après ce que vous m’avez révélé hier soir, je me doute qu’elle doit être dans une profonde détresse.

— C’est certain. Mais elle est aussi désespérément anxieuse de savoir ce qui s’est passé, de savoir qui, s’il y a un coupable, a tué celui qu’elle considérait comme son mari. C’est bien compréhensible aussi, il me semble. Je suis certain qu’elle ne demandera pas mieux que de m’aider… Et j’aimerais aussi parler à une autre personne.

— A qui ?

— A votre fille Vasilia.

— A Vasilia ? Pourquoi ? A quoi cela vous servirait-il ?

— Elle est roboticienne. Je voudrais parler à un roboticien, autre que vous.

— Cela ne me plaît pas, Baley.

Ils avaient fini de déjeuner. Baley se leva.

— Docteur Fastolfe, une fois encore je dois vous rappeler que je suis ici à votre demande. Je n’ai pas d’autorité officielle pour mener mon enquête de police. Je n’ai aucun contact avec les autorités auroraines. Ma seule chance d’arriver au fond de cette lamentable affaire est l’espoir que diverses personnes accepteront de collaborer avec moi et de répondre à mes questions.

» Si vous me mettez des bâtons dans les roues, alors il est évident que je ne pourrai pas aller plus loin que là où je suis à présent, c’est-à-dire nulle part. Cela vous ferait le plus grand tort – et par conséquent à la Terre aussi – alors je vous conjure de ne pas me gêner dans mon enquête. Si vous vous arrangez pour que je puisse interroger qui je veux – ou même simplement si vous essayez de vous arranger en intercédant pour moi – alors le peuple d’Aurora considérera immanquablement que c’est la preuve que vous avez bien conscience de votre innocence. Si vous contrecarrez mon investigation, en revanche, quelle conclusion pourra-t-on en tirer, sinon que vous êtes coupable et craignez que je le prouve ?

Fastolfe répliqua avec un agacement mal dissimulé :

— Je comprends très bien, Baley. Mais pourquoi Vasilia ? Il y a d’autres roboticiens.

— Vasilia est votre fille. Elle vous connaît. Elle doit avoir des opinions bien arrêtées sur vos possibilités de détruire un robot. Comme elle est membre de l’Institut de Robotique et dans le camp de vos ennemis politiques, tout témoignage favorable qu’elle me donnerait serait convaincant.

— Et si elle témoigne contre moi ?

— Nous affronterons cela quand le moment sera venu. Pourriez-vous prendre contact avec elle et lui demander de me recevoir ?

— Je veux bien essayer pour vous faire plaisir, dit Fastolfe d’une voix résignée. Mais vous vous trompez si vous pensez que j’y parviendrai aisément. Il est possible qu’elle soit trop occupée, ou le croie. Elle a été absente d’Aurora. Et puis il est possible, plus simplement, qu’elle ne veuille pas être mêlée à cette affaire. Hier soir, j’ai tenté de vous expliquer qu’elle avait une raison – qu’elle pense avoir une raison – de m’en vouloir. Si c’est moi qui lui demande de vous recevoir, il se peut qu’elle refuse uniquement pour me manifester son animosité.

— Voulez-vous essayer, docteur Fastolfe ?

Le savant soupira.

— Je vais essayer pendant que vous serez chez Gladïa… Je suppose que vous voulez la voir directement ? Je vous ferai observer qu’une entrevue télévisée suffirait. L’image est d’une assez haute fidélité pour que vous ne fassiez aucune différence avec une présence personnelle.

— Je n’en doute pas, docteur, mais Gladïa est solarienne et les entrevues télévisées lui rappellent des souvenirs déplaisants. Et, pour ma part, j’estime qu’un face à face réel a une plus grande efficacité. La situation actuelle est trop délicate et les difficultés trop grandes pour que j’accepte de renoncer à cette efficacité supplémentaire.

— Eh bien, je vais avertir Gladïa…

Fastolfe se leva, fit quelques pas, hésita et revint.

— Mais, Baley…

— Qu’y a-t-il ?

— Hier soir, vous m’avez dit que la situation était assez grave pour que vous passiez outre à tout désagrément que l’on pourrait causer à Gladïa. Il y avait, disiez-vous, des choses beaucoup plus importantes en jeu.

— C’est exact, mais vous pouvez compter sur moi pour ne pas la bouleverser si je peux l’éviter.

— Je ne vous parle pas de Gladïa, en ce moment. Je vous avertis simplement que votre point de vue, essentiellement raisonnable, doit aussi s’étendre à moi-même. Je ne vous demande pas de vous inquiéter de mes problèmes ou de ma fierté, si vous avez l’occasion de parler à Vasilia. Je n’attends pas grand-chose de bon des résultats, mais si vous arrivez à la rencontrer, je devrai supporter tout ennui qui en résulterait, et vous ne devez pas chercher à m’épargner. Vous comprenez ?

— Pour parler très franchement, docteur Fastolfe, je n’ai jamais eu l’intention de vous épargner. Si je devais peser d’un côté votre embarras ou votre honte et de l’autre la poursuite de votre politique et le bien de la Terre, je n’hésiterais pas un seul instant à vous humilier.

— Parfait !… Baley, cette attitude doit également s’étendre à vous-même. Vous ne devez pas laisser votre propre intérêt, votre amour-propre ou votre bien-être vous entraver.

— On ne m’a pas permis de les prendre en considération quand vous avez décidé de me faire venir ici sans me consulter.

— Je faisais allusion à autre chose. Si, après un temps raisonnable – pas très long, mais raisonnable – vous ne progressez pas vers une solution, alors nous devrons envisager les possibilités d’un sondage psychique, après tout. Notre dernière chance serait peut-être de découvrir ce que votre esprit sait que vous ignorez.

— Il se peut qu’il ne sache rien, docteur.

Fastolfe regarda tristement Baley.

— D’accord. Mais comme vous l’avez dit à propos de la possibilité que Vasilia témoigne contre moi, nous affronterons cela le moment venu.

Il se retourna de nouveau et, cette fois, il sortit de la pièce.

Baley le suivit des yeux d’un air songeur. Il lui semblait maintenant que s’il progressait, il affronterait des représailles physiques d’une nature inconnue mais vraisemblablement dangereuse ; et s’il ne progressait pas, alors il serait soumis au sondage psychique, ce qui ne valait guère mieux.

— Nom de Jehosaphat ! marmonna-t-il.

32

Le trajet à pied jusque chez Gladïa parut plus court que la première fois. La journée était de nouveau agréable et ensoleillée mais le paysage paraissait tout à fait changé. Le soleil brillait de la direction opposée, naturellement, et cela modifiait un peu les couleurs.

Baley se dit que peut-être la flore avait un aspect différent, le matin et le soir, ou d’autres odeurs. Il se souvenait qu’il avait pensé la même chose des plantes de la Terre.

Daneel et Giskard l’accompagnaient comme auparavant mais se tenaient plus près de lui et semblaient être moins sur le qui-vive.

— Est-ce qu’ici le soleil brille tout le temps ? demanda distraitement Baley.

— Non, camarade Elijah, répondit Daneel. S’il brillait continuellement, ce serait désastreux pour le monde des plantes et, par conséquent, pour l’humanité. D’après les prévisions, justement, le ciel devrait se couvrir au cours de la journée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria soudain Baley en sursautant.

Un petit animal gris-brun était tapi dans l’herbe. En les voyant, il s’enfuit en sautant, sans se presser.

— Un lapin, monsieur, répondit Giskard.

Baley se détendit. Il en avait vu aussi dans les champs, sur la Terre.

Cette fois, Gladïa ne les attendait pas à sa porte mais elle avait été avertie de leur venue. Quand un robot les fit entrer, elle ne se leva pas mais dit, d’une voix à la fois lasse et irritée :

— Le Dr Fastolfe m’a appris que vous vouliez me revoir. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Elle portait une longue robe qui la moulait et n’avait manifestement rien dessous. Ses cheveux étaient tirés en arrière, sans forme ni grâce, et elle était très pâle. Elle avait les traits plus marqués que la veille et il était visible qu’elle avait très peu dormi.

Daneel, se rappelant l’incident, n’entra pas dans la pièce. Giskard, lui, y pénétra, regarda avec attention de tous côtés puis se retira dans une niche. Un des robots de Gladïa se tenait dans une autre.

— Je suis profondément navré, Gladïa, de venir encore vous ennuyer, dit Baley.

— J’ai oublié de vous dire hier soir qu’une fois qu’il aura été passé à la torche, Jander sera recyclé, naturellement, pour être de nouveau utilisé dans les usines de robotique. Ce sera amusant, je suppose, de me dire chaque fois que je verrai un robot neuf, que de nombreux atomes de Jander font partie de lui.

— Nous-mêmes, quand nous mourons, sommes recyclés et qui sait quels sont les atomes que nous avons en nous en ce moment, vous et moi, ou lesquels des nôtres seront dans d’autres personnes ?

— Vous avez raison, Elijah. Et vous me rappelez combien il est facile de philosopher sur les chagrins des autres.

— C’est vrai aussi, Gladïa, mais je ne suis pas venu pour philosopher.

— Faites ce que vous êtes venu faire, alors.

— Je dois vous poser des questions.

— Celles d’hier ne vous ont pas suffi ? Avez-vous passé le temps, depuis, à en inventer de nouvelles ?

— En partie, oui, Gladïa… Hier, vous m’avez dit que même lorsque vous étiez avec Jander, vivant comme mari et femme, d’autres hommes se sont offerts à vous et que vous avez refusé. C’est à ce propos que je dois vous interroger.

— Pourquoi ?

Baley laissa cette question de côté.

— Dites-moi combien d’hommes se sont offerts à vous, pendant que vous étiez mariée avec Jander ?

— Je ne tiens pas de livres de comptes, Elijah. Trois ou quatre.

— L’un d’eux a-t-il insisté ? Y en a-t-il qui sont revenus à la charge, qui se sont offerts plus d’une fois ?

Gladïa, qui avait évité jusque-là le regard de Baley, le regarda en face et demanda :

— Avez-vous parlé de cela à d’autres personnes ?

— Non. Je n’ai abordé ce sujet avec personne d’autre que vous. Mais votre question, cependant, me donne à penser qu’il y en a eu au moins un qui a été insistant.

— Oui. Santirix Gremionis, dit-elle en soupirant. Les Aurorains ont des noms si bizarres… et il était bizarre, lui, pour un Aurorain. Je n’en ai connu aucun qui soit aussi persévérant que lui à ce sujet. Il était toujours poli, il acceptait toujours mon refus avec un petit sourire et une inclinaison du buste mais, le plus souvent, il tentait encore sa chance le lendemain, et même le surlendemain. La simple répétition était un peu discourtoise. Un Aurorain correct accepte un refus définitivement, à moins que la partenaire convoitée laisse clairement voir qu’elle a changé d’idée.

— Dites-moi aussi… Est-ce que ceux qui se sont offerts étaient au courant de vos rapports avec Jander ?

— Ce n’était pas le genre de choses que je mentionnais dans la conversation courante.

— Eh bien alors, prenons le cas particulier de ce Gremionis. Savait-il, lui, que Jander était votre mari ?

— Je ne le lui ai jamais dit.

— N’écartez pas cela de cette façon, Gladïa. Il n’est pas question de ce qu’on lui a dit. Contrairement aux autres, il s’est offert plusieurs fois, avec insistance. Au fait, combien de fois ? Trois fois ? Quatre ? Combien de fois ?

— Je n’ai pas compté, répondit Gladïa avec lassitude. Peut-être dix, douze, ou plus. S’il n’avait pas été sympathique par ailleurs, je lui aurais fait interdire ma porte par mes robots.

— Ah ! Mais vous ne l’avez pas fait. Et il faut du temps pour faire de multiples offres. Il venait vous voir. Il vous rencontrait. Il avait le temps de remarquer la présence de Jander, votre comportement avec lui. Est-ce qu’il n’aurait pas pu deviner vos rapports ?

Gladïa secoua la tête.

— Je ne le crois pas. Jander n’apparaissait jamais quand j’étais avec un être humain, n’importe lequel.

— Etait-ce sur votre ordre ? Je le suppose.

— Oui, en effet. Et avant que vous cherchiez à insinuer que j’avais honte de ces rapports, c’était uniquement pour éviter d’ennuyeuses complications. J’ai conservé un certain instinct d’intimité des choses sexuelles, que ne possèdent pas les Aurorains.

— Réfléchissez bien. Aurait-il pu deviner ? Il vient ici, un homme amoureux…

— Amoureux ! s’exclama-t-elle avec un mépris écrasant. Qu’est-ce que les Aurorains savent de l’amour ?

— Disons un homme qui se croit épris. Vous restez insensible. N’aurait-il pu, avec la sensibilité et l’état d’esprit soupçonneux d’un amant déçu, tout deviner ? Réfléchissez ! N’a-t-il jamais fait une réflexion, une allusion qui aurait pu vous faire comprendre…

— Non ! Non ! C’est inconcevable qu’un Aurorain fasse des réflexions péjoratives sur les préférences sexuelles ou les habitudes d’un autre !

— Pas forcément péjoratives. Un commentaire ironique, peut-être, Une indication qu’il se doutait de vos rapports avec Jander.

— Non ! Si le jeune Gremionis avait soufflé un mot dans ce sens, il n’aurait plus jamais remis les pieds dans mon établissement, et j’aurais bien veillé à ce qu’il ne puisse plus jamais m’aborder ni s’approcher de moi… Mais il était incapable de faire quelque chose de pareil. Avec moi, il était l’image même de la politesse dévouée.

— Vous avez dit « jeune ». Quel âge a ce Gremionis ?

— A peu près mon âge. Peut-être même un an ou deux de moins. Trente-cinq ans.

— Un enfant, dit tristement Baley. Encore plus jeune que moi. A cet âge… Mais supposons qu’il ait deviné vos rapports avec Jander et n’ait rien dit, pas un mot. N’aurait-il pu, néanmoins, être jaloux ?

— Jaloux ?

L’idée vint à Baley que ce mot n’avait peut-être pas grande signification ni sur Aurora ni sur Solaria.

— Furieux que vous lui préfériez quelqu’un d’autre.

— Je sais ce que veut dire jaloux ! protesta sèchement Gladïa. Si je l’ai répété, c’est uniquement par étonnement que vous puissiez imaginer un Aurorain jaloux. A Aurora, les gens ne sont pas jaloux, pour ce qui a trait aux rapports sexuels. Pour d’autres choses, certainement, mais pas du tout pour ça, dit-elle avec un ricanement nettement dédaigneux. Et même s’il était jaloux, qu’est-ce que ça pouvait faire ? Qu’aurait-il pu faire ?

— Est-ce qu’il n’aurait pas pu dire à Jander que des rapports avec un robot vous compromettaient, menaçaient votre situation à Aurora…

— Cela n’aurait pas été vrai du tout !

— Jander a pu le croire si on le lui a dit, croire qu’il vous mettait en danger, qu’il vous faisait du mal. Est-ce que cela n’aurait pas pu être la raison du gel mental ?

— Jander n’aurait jamais cru ça ! Il m’a rendue très heureuse, chaque jour, tant qu’il était mon mari, et je le lui ai souvent dit.

Baley s’efforça de garder son calme. Gladïa refusait de comprendre. Alors il faudrait mettre les points sur les i.

— Je suis sûr qu’il vous croyait mais il a pu aussi se sentir contraint de croire une autre personne qui lui disait le contraire. S’il se trouvait alors prisonnier d’un intolérable dilemme à cause de la Première Loi…

Les traits de Gladïa se convulsèrent et elle glapit :

— C’est complètement fou ! Vous me racontez simplement le vieux conte de fées de Susan Calvin et de son robot télépathe ! Personne, au-dessus de dix ans, ne peut croire à des sornettes pareilles !

— N’est-il pas possible que…

— Non, ce n’est pas possible ! Je suis de Solaria et je connais les robots depuis assez longtemps pour savoir que ce n’est pas possible. Il faudrait un incroyable expert pour ligoter un robot dans des nœuds de Première Loi. Le Dr Fastolfe en serait peut-être capable mais certainement pas Santirix Gremionis. Gremionis est styliste. Il travaille avec des êtres humains. Il coupe les cheveux, crée des vêtements. J’en fais autant mais moi au moins, je travaille sur des robots. Gremionis n’a jamais touché un robot. Il ne sait rien d’eux, sauf ordonner à un robot de fermer la fenêtre ou d’ouvrir une porte. Et vous venez me raconter que c’est nos rapports, entre Jander et moi… moi ! répéta-t-elle en se frappant durement la poitrine, qui ont causé sa mort ?

Baley eût voulu se taire, s’arrêter, mais était incapable de renoncer à ce sondage.

— Vous n’avez certainement rien fait consciemment, mais… Et si Gremionis avait appris par le Dr Fastolfe comment…

— Gremionis ne connaissait pas le Dr Fastolfe ! Et d’ailleurs, il aurait été incapable de comprendre ce que Fastolfe aurait pu lui expliquer.

— Vous ne savez pas avec certitude ce que Gremionis pouvait ou ne pouvait comprendre, et quant à ne pas connaître le Dr Fastolfe… Gremionis a dû venir assez souvent ici chez vous, s’il vous a tellement harcelée et…

— Fastolfe ne vient presque jamais chez moi. Hier soir, quand il est venu avec vous, ce n’était que la deuxième fois qu’il franchissait ma porte. Il avait peur de me chasser en étant trop près de moi. Il me l’a avoué une fois. C’est ainsi qu’il a perdu sa fille, pensait-il, une folie de ce genre… Voyez-vous, Elijah, quand on vit plusieurs siècles, on a tout le temps de perdre des milliers de choses. Alors… Alors fé… félicitez-vous d’avoir une vie courte, Elijah.

Elle sanglotait, maintenant, elle pleurait sans pouvoir se maîtriser.

Baley la contempla en ne sachant que faire.

— Pardonnez-moi, Gladïa. Je n’ai plus de questions. Dois-je appeler un robot ? Avez-vous besoin d’aide ? Elle secoua la tête et agita une main.

— Allez-vous-en, c’est tout… allez-vous-en, dit-elle d’une voix étranglée. Laissez-moi…

Baley hésita puis il sortit de la pièce, en jetant un dernier regard indécis à Gladïa. Giskard suivit sur ses talons et Daneel les rejoignit lorsqu’il sortit de la maison. Il le remarqua à peine. L’idée lui vint, vaguement, qu’il en arrivait à accepter leur présence à tous deux comme celle de son ombre ou de ses vêtements ; il en arrivait à un point où il se sentirait nu sans eux.

Les idées en plein chaos, il retourna d’un pas rapide chez Fastolfe. Au début, c’était en désespoir de cause qu’il avait voulu voir Vasilia, faute d’un autre objet de curiosité ; mais maintenant tout changeait. Il y avait une petite chance qu’il soit tombé sur quelque chose de capital.

33

La figure sans beauté de Fastolfe était sombre quand Baley revint.

— Du nouveau ? demanda-t-il.

— J’ai éliminé une partie d’une possibilité… peut-être.

— Une partie d’une possibilité ? Comment éliminez-vous les autres parties ? Mieux encore, comment établissez-vous une possibilité ?

— En trouvant une possibilité impossible à éliminer, je commence à en établir une ; c’est un premier pas.

— Et si vous êtes dans l’impossibilité d’éliminer les autres parties de cette possibilité que vous mentionnez si mystérieusement ?

Baley haussa les épaules.

— Avant de perdre notre temps en vaines considérations, je dois voir votre fille.

Fastolfe eut l’air contrit et navré.

— Ma foi, Baley, j’ai fait ce que vous m’avez demandé et j’ai essayé de la contacter. Il a fallu la réveiller.

— Vous voulez dire qu’elle est dans une région de la planète où il fait nuit ? Je n’avais pas pensé à ça, dit Baley, chagriné. J’ai peur d’être assez bête pour me croire encore sur la Terre. Dans les villes souterraines, le jour et la nuit perdent leur signification et le temps est uniforme.

— Ce n’est pas trop grave. Eos est le centre robotique d’Aurora et vous trouverez peu de roboticiens qui vivent au loin… Non, simplement elle dormait et ça n’a pas amélioré son humeur d’être réveillée, apparemment. Elle n’a pas voulu me parler.

— Rappelez-la ! insista Baley.

— J’ai parlé à son secrétaire robot, et il y a eu un relais de messages assez gênant. Elle a bien fait comprendre qu’elle ne me parlerait en aucune façon. Elle a été un peu plus indulgente avec vous. Le robot a annoncé qu’elle vous accorderait cinq minutes sur sa chaîne de télévision privée si vous l’appelez dans… (Fastolfe consulta la bande horaire au mur) dans une demi-heure. Elle refuse de vous voir en personne.

— Ces conditions sont insuffisantes et le temps aussi. Je dois la voir en personne et aussi longtemps que ce sera nécessaire. Lui avez-vous expliqué l’importance de cette entrevue, docteur Fastolfe ?

— J’ai essayé. Ça ne l’intéresse pas.

— Vous êtes son père. Sûrement…

— Elle aura encore moins tendance à assouplir son attitude pour moi que pour un étranger choisi au hasard. Je le savais, alors j’ai utilisé Giskard.

— Giskard ?

— Oui, elle adore Giskard, c’est son grand favori. Quand elle étudiait la robotique à l’université, elle prenait la liberté de régler et de modifier de petits aspects de sa programmation et rien ne peut nouer de liens plus intimes avec un robot… à part la méthode de Gladïa, naturellement. On aurait presque dit que Giskard était Andrew Martin…

— Qui est Andrew Martin ?

— Etait, pas est, répondit Fastolfe. Vous n’avez jamais entendu parler de lui ?

— Jamais !

— Comme c’est bizarre ! Toutes nos anciennes légendes ont la Terre pour décor et pourtant elles ne sont pas connues sur Terre… Andrew Martin était un robot qui, progressivement, pas à pas, était censé devenir humaniforme. Il est certain qu’il y a eu des robots humaniformes avant Daneel, mais c’était de simples jouets, guère mieux que des automates. Néanmoins, on a raconté des histoires fantastiques sur les facultés et les talents d’Andrew Martin, un signe indiscutable de la nature légendaire du récit. Il y avait une femme, qui faisait partie des légendes, et qu’on appelait généralement Petite Miss. Les rapports sont trop compliqués à décrire maintenant, mais je suppose que toutes les petites filles d’Aurora ont rêvé d’être Petite Miss et d’avoir Andrew Martin comme robot. Vasilia en rêvait et Giskard était son Andrew Martin.

— Et alors ?

— J’ai demandé à son robot de lui dire que vous seriez accompagné par Giskard. Il y a des années qu’elle ne l’a pas vu et j’ai pensé que cela pourrait la décider à vous recevoir.

— Mais ça n’a pas réussi, je présume ?

— Hélas non.

— Alors nous devons trouver autre chose. Il doit bien y avoir un moyen de la persuader de me voir.

— Peut-être en trouverez-vous un. Dans quelques minutes, vous la verrez à la télévision et vous aurez cinq minutes pour la convaincre qu’elle doit vous recevoir personnellement.

— Cinq minutes ! Qu’est-ce que je peux faire en cinq minutes ?

— Je ne sais pas. C’est mieux que rien, après tout.

34

Un quart d’heure plus tard, Baley se plaça devant l’écran de télévision, prêt à faire la connaissance de Vasilia Fastolfe.

Le savant était parti en déclarant, avec un sourire ironique, que sa présence rendrait certainement sa fille encore plus difficile à convaincre. Daneel n’était pas là non plus. Il ne restait que Giskard derrière Baley, pour lui tenir compagnie.

— La chaîne de télévision du Dr Vasilia est ouverte pour la réception. Etes-vous prêt, monsieur ?

— Aussi prêt que je peux l’être, répondit aigrement Baley.

Il avait refusé de s’asseoir, pensant qu’il serait plus imposant s’il restait debout. (Mais dans quelle mesure un Terrien pouvait-il être imposant ?)

L’écran devint lumineux alors que le reste de la pièce s’assombrissait et une femme apparut, assez floue au début. Elle était debout face à Baley, la main droite appuyée sur une table de laboratoire jonchée de tableaux et de graphiques. (Sans nul doute, elle cherchait elle aussi à être imposante.)

Quand l’image se précisa, les bords de l’écran parurent se fondre et disparaître ; l’image de Vasilia (comme si c’était elle-même) prit du relief et devint tridimensionnelle. Elle était là debout dans la pièce, avec toutes les apparences de la réalité, à cette différence près que le décor de la salle où elle se trouvait ne concordait pas avec celui de la pièce où était Baley et la coupure était très distincte.

Elle portait une jupe marron qui devenait une sorte de pantalon bouffant, à demi transparent, si bien que ses jambes étaient visibles, des pieds jusqu’à mi-cuisse. Elle avait un corsage serré, sans manches, laissant les bras nus jusqu’à l’épaule, et très décolleté. Ses cheveux blonds étaient coiffés en boucles serrées.

Elle n’avait rien hérité de la laideur de son père, surtout pas les grandes oreilles. Baley supposa que sa mère avait été très belle et qu’elle avait eu de la chance dans la répartition des gènes.

Elle était petite et Baley ne put éviter de remarquer sa ressemblance frappante avec Gladïa, mais elle avait une expression plus froide qui paraissait être la marque d’une personnalité dominatrice.

— C’est vous le Terrien qui venez résoudre le problème de mon père ? demanda-t-elle sèchement.

— Oui, docteur Fastolfe, répondit Baley sur le même ton sec.

— Vous pouvez m’appeler Dr Vasilia. Je ne veux pas qu’on me confonde avec mon père.

— Docteur Vasilia, je dois absolument avoir une chance de vous parler, en personne et face à face, pendant un temps peut-être assez long.

— Nul doute que vous le souhaitiez. Vous êtes un Terrien, et une source certaine de contagion.

— J’ai été médicalement traité et ne suis absolument pas contagieux, je ne représente un danger pour personne. Votre père a été constamment avec moi pendant plus d’une journée.

— Mon père prétend être un idéaliste et il est obligé de commettre des idioties pour soutenir cette prétention. Je ne tiens pas à l’imiter.

— Je suppose que vous ne lui voulez pas de mal. Vous lui en ferez beaucoup si vous refusez de me recevoir.

— Vous perdez votre temps. Je ne peux pas vous voir, sauf de cette manière et la moitié du temps que je vous ai accordé est passée. Si vous voulez, nous arrêterons là cet entretien, si vous le trouvez non satisfaisant.

— Giskard est ici, docteur Vasilia, et il aimerait vous persuader de me recevoir.

Giskard avança dans le champ visuel.

— Bonjour, Petite Miss, dit-il à voix basse.

Pendant quelques instants, Vasilia eut l’air gênée et, quand elle parla, ce fut sur un ton quelque peu radouci.

— Je suis très heureuse de te voir, Giskard, et je te recevrai quand tu voudras, mais je refuse de voir ce Terrien, même à ta prière.

— Dans ce cas, déclara Baley en jouant désespérément le tout pour le tout, je serai contraint de porter l’affaire Santirix Gremionis à la connaissance du public, sans avoir eu l’occasion de vous consulter à ce sujet.

Les yeux de Vasilia s’arrondirent et elle leva sa main de la table en serrant le poing.

— Que signifie cette histoire de Gremionis ?

— Simplement qu’il est un beau et séduisant jeune homme et qu’il vous connaît bien. Devrai-je m’occuper de cette affaire sans avoir entendu ce que vous avez à en dire ?

— Je peux vous dire tout de suite que…

— Non, interrompit Baley d’une voix forte. Vous ne me direz rien à moins que ce soit face à face, en personne.

Elle fit une grimace.

— Eh bien, je vous recevrai, mais je ne resterai pas avec vous une seconde de plus que je ne le voudrai. Et amenez Giskard.

La communication télévisée prit fin avec un déclic sec et Baley fut soudain pris de vertige alors que toute la pièce revenait à son état normal. Il chercha un siège à tâtons et s’assit.

Giskard lui avait pris légèrement le coude, pour s’assurer qu’il atteindrait le fauteuil sans encombre.

— Puis-je vous aider en quelque chose, monsieur ? demanda-t-il.

— Merci, ça va aller, murmura Baley. J’ai simplement besoin de reprendre haleine.

Le Dr Fastolfe était entré.

— Encore une fois, mes excuses pour avoir manqué à tous mes devoirs d’hôte. J’ai écouté sur un poste annexe équipé pour recevoir et non pour transmettre. Je voulais voir ma fille, même si elle ne me voyait pas.

— Je comprends, dit Baley en haletant un peu. Si la bonne éducation veut que ce que vous avez fait exige des excuses, alors je vous pardonne volontiers.

— Mais quelle est cette affaire Santirix Gremionis ? Ce nom ne me dit strictement rien.

Baley leva les yeux vers le savant.

— Docteur Fastolfe, son nom a été prononcé ce matin par Gladïa. Je sais très peu de choses sur lui mais j’ai quand même pris le risque de parler de lui à votre fille. Je n’avais aucune chance, apparemment, mais j’ai pourtant obtenu le résultat que je cherchais. Comme vous pouvez le constater, je suis capable de faire d’utiles déductions même quand j’ai très peu de renseignements, alors je vous conseille de me laisser continuer en paix. Je vous en conjure, collaborez entièrement avec moi à l’avenir et ne me parlez plus de sondage psychique.

Fastolfe ne répondit pas et Baley éprouva la sombre satisfaction d’avoir imposé sa volonté à la fille d’abord, au père ensuite.

Pendant combien de temps il pourrait continuer de le faire, il n’en savait rien.

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