V. Daneel et Giskard

17

Si Fastolfe avait agi rapidement, Daneel réagit encore plus vite.

Baley, qui avait presque oublié l’existence du robot, n’eut qu’une vague impression de mouvement flou, de bruit confus et puis il vit Daneel debout à côté de Fastolfe, tenant l’épiceur à la main, et disant :

— J’espère, docteur Fastolfe, que je ne vous ai fait mal en aucune façon.

Baley, encore un peu égaré, remarqua que Giskard n’était pas loin de Fastolfe, de l’autre côté, et que chacun des quatre robots était sorti de sa niche et avait avancé presque jusqu’à la table.

Fastolfe, décoiffé et haletant un peu, marmonna :

— Non, Daneel, au contraire. Tu as très bien agi… Vous avez tous été très bien mais, rappelez-vous, vous ne devez rien laisser vous ralentir, pas même mes propres actions.

Il rit un peu nerveusement et se rassit en lissant ses cheveux d’une main.

— Excusez-moi de vous avoir surpris de la sorte, monsieur Baley, dit-il plus calmement, mais j’ai pensé que cette démonstration serait plus convaincante que tout ce que j’aurais pu dire.

Baley, dont le mouvement craintif n’avait été qu’un réflexe, relâcha un peu son col et répondit d’une voix encore mal assurée :

— J’avoue que je m’attendais à des paroles mais je reconnais que cette démonstration était persuasive. Je suis heureux que Daneel ait été assez près pour vous désarmer.

— Ils étaient tous assez près pour me désarmer mais Daneel était le plus rapproché et il s’est élancé le premier. Il s’est précipité assez vite pour faire cela en douceur. S’il avait été plus loin, peut-être aurait-il dû me tordre le bras ou même m’assommer.

— Serait-il allé aussi loin ?

— J’ai donné des instructions pour que vous soyez protégé et je sais comment donner des ordres. Ils n’auraient pas hésité à vous sauver, même si pour cela ils avaient dû me faire du mal. Ils se seraient naturellement efforcés de m’infliger le moins de mal possible, comme l’a fait Daneel. Il n’a blessé que ma dignité et l’ordonnance de ma coiffure. Et mes doigts picotent un peu, ajouta Fastolfe en les agitant d’un air contrit.

Baley respira profondément, pour tenter de se remettre de ce bref moment de confusion.

— Est-ce que Daneel ne m’aurait pas protégé, même sans vos instructions précises ?

— Indiscutablement. Il y aurait été obligé. Cependant, vous ne devez pas vous imaginer que la réaction robotique est un simple oui-ou-non, en haut ou en bas, en avant ou en arrière. C’est une erreur que commettent souvent les profanes. Il y a la question de la rapidité de la réaction. Mes instructions vous concernant étaient formulées de telle façon que le potentiel incorporé dans les robots de ma maison, Daneel compris, est anormalement élevé, aussi élevé que je pouvais le rendre. La réaction, par conséquent, à un danger actuel et précis, est extraordinairement rapide. Je savais qu’elle le serait et c’est pour cette raison que je vous ai attaqué aussi vite, en sachant pertinemment que je pouvais vous faire une démonstration absolument convaincante de mon incapacité de vous faire du mal.

— D’accord, mais franchement je ne peux guère vous en remercier.

— Oh, j’avais entière confiance dans mes robots, surtout en Daneel. L’idée m’est bien venue, mais un peu trop tard, que si je n’avais pas instantanément soulevé l’épiceur, il aurait pu, tout à fait involontairement – ou contre l’équivalent robotique de la volonté – me fracturer le poignet.

— Et moi je pense que vous avez pris un risque plutôt insensé.

— C’est aussi ce que je pense… à retardement. D’un autre côté, si vous-même vous étiez préparé à me lancer l’épiceur à la tête, Daneel aurait immédiatement contré votre geste, mais pas tout à fait avec la même rapidité, car il n’a pas reçu d’instructions particulières concernant ma sécurité. J’espère qu’il aurait été assez rapide pour me sauver mais je n’en suis pas sûr et j’aime mieux ne pas le mettre à l’épreuve, dit Fastolfe avec un bon sourire.

— Et si quelque engin explosif était lâché sur la maison, d’un véhicule aérien ? demanda Baley.

— Ou si un rayon-gamma était braqué sur nous d’une colline voisine… Mes robots ne représentent pas la protection absolue, mais ce genre de tentative de terrorisme extrémiste est quasi impensable, ici à Aurora. Croyez-moi, ne nous en inquiétons pas.

— Je veux bien ne pas m’en soucier. Je n’ai pas sérieusement pensé que vous représentiez un danger pour moi, docteur Fastolfe, mais j’avais besoin d’éliminer complètement cette possibilité, pour procéder à mon enquête. Et maintenant, nous pouvons continuer.

— Certainement. En dépit de cette diversion un peu dramatique, nous avons toujours notre problème à résoudre : comment prouver que le gel mental de Jander était un accident spontané bien que rare.

Baley toutefois avait maintenant conscience de la présence de Daneel. Il se tourna vers lui et lui demanda avec un peu d’inquiétude :

— Daneel, est-ce que cela te peine que nous discutions de cette affaire ?

Daneel, qui était allé déposer l’épiceur sur une des tables vides les plus éloignées, répondit :

— Camarade Elijah, j’aimerais mieux que mon regretté ami Jander soit encore opérationnel mais comme il ne l’est plus, et comme son bon fonctionnement ne peut lui être rendu, le mieux est de prendre des mesures pour que des incidents semblables ne se reproduisent pas. Comme la discussion actuelle tend vers ce but, elle me plaît plus qu’elle ne me peine.

— Eh bien, dans ce cas, et simplement pour éclaircir une autre question, est-ce que tu crois, toi, que le Dr Fastolfe est responsable de la fin de son camarade-robot Jander ? Vous me pardonnez de poser cette question, docteur Fastolfe ?

Fastolfe fit un signe d’acquiescement et Daneel répondit :

— Le Dr Fastolfe a déclaré qu’il n’était pas responsable ; alors, naturellement, il ne l’est pas.

— Tu n’as aucun doute à ce sujet, Daneel ?

— Aucun, camarade Elijah.

Fastolfe paraissait un peu amusé.

— Vous procédez au contre-interrogatoire d’un robot, monsieur Baley ?

— Oui, je sais, mais je n’arrive pas à considérer Daneel comme un robot, alors je l’ai interrogé.

— Ses réponses ne seraient recevables par aucune commission d’enquête, vous savez. Ses potentiels positroniques l’obligent à me croire.

— Je ne suis pas une commission d’enquête, docteur, et je procède à un débroussaillage. Revenons où j’en étais. Ou vous avez grillé le cerveau de Jander ou c’est arrivé par hasard. Vous m’assurez que je suis incapable de prouver le hasard et il ne me reste plus qu’à réfuter tout acte commis par vous-même. Autrement dit, si je peux démontrer qu’il vous était impossible de tuer Jander, nous n’aurons d’autre choix que l’accident survenu par hasard.

— Et comment pourriez-vous le faire ?

— C’est une question de moyens, d’occasion et de mobile. Vous aviez les moyens de tuer Jander – l’habileté théorique de le manipuler de manière à provoquer un gel mental – mais en aviez-vous l’occasion ? Il était votre robot, en ce sens que vous avez conçu les circuits de son cerveau et surveillé sa construction, mais était-il en votre possession au moment du gel ?

— Non, justement. Il était en possession de quelqu’un d’autre.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis huit mois environ, c’est-à-dire la moitié d’une de vos années.

— Ah ! Voilà qui est intéressant. Etiez-vous avez lui, ou près de lui au moment de sa destruction ? Auriez-vous pu l’atteindre ? En un mot, pouvons-nous démontrer que vous étiez si loin de lui, ou que vous n’aviez plus aucun contact avec lui, au point qu’il n’est pas raisonnable de supposer que vous avez pu commettre l’acte au moment où il a été commis ?

— Je crains que ce soit impossible. Il y a un laps de temps assez long, pendant lequel cet acte a pu être commis. Il n’y a aucun changement robotique, après la destruction, comparable à la rigidité cadavérique ou à la décomposition d’un être humain. Nous pouvons simplement dire qu’à un certain moment Jander fonctionnait au su de tous et qu’à un autre moment donné il ne fonctionnait plus. Entre les deux il y a une période d’environ huit mois. Pour cette période, je n’ai pas d’alibi.

— Pas le moindre ? Pendant ce temps, docteur Fastolfe, que faisiez-vous ?

— J’étais ici, chez moi.

— Vos robots savent certainement que vous étiez ici, ils pourraient en témoigner.

— Ils le savent certainement mais ils ne peuvent en témoigner légalement et, ce jour-là, Fanya était partie pour ses affaires personnelles.

— Fanya partage-t-elle vos connaissances en robotique, au fait ?

Fastolfe sourit ironiquement.

— Elle en sait moins que vous… et d’ailleurs tout cela n’a aucune importance.

— Pourquoi ?

De toute évidence, la patience de Fastolfe était mise à rude épreuve et ne tarderait pas à craquer.

— Mon cher, il ne s’agit pas d’une attaque physique définie, comme mon récent assaut simulé contre vous. Ce qui est arrivé à Jander n’exigeait pas une présence physique. Jander, tout en n’étant pas chez moi, n’était pas très éloigné sur le plan géographique mais il aurait pu être à l’autre bout d’Aurora que cela n’aurait rien changé. Je pouvais toujours l’atteindre électroniquement et il m’était possible, par les ordres que je lui donnais et les réactions que je pouvais provoquer, de causer son gel mental. Le geste crucial ne nécessiterait même pas beaucoup de temps et…

Baley l’interrompit vivement :

— C’est donc un procédé bref, sur lequel quelqu’un aurait pu buter par hasard ?

— Non ! s’exclama Fastolfe. Pour l’amour d’Aurora, Terrien, laissez-moi parler ! Je vous ai déjà dit que ce n’était pas le cas. Provoquer un gel mental chez Jander serait un procédé long, compliqué et tortueux, exigeant la plus grande compréhension et la plus grande intelligence, et il n’a pu être exécuté accidentellement par personne, à moins d’une incroyable et durable coïncidence. Il y aurait infiniment moins de chances de progresser sur cette voie extrêmement complexe que de risques de gel spontané, si mon raisonnement mathématique était accepté.

« Toutefois, si moi je souhaitais produire un gel, je procéderais petit à petit, avec le plus grand soin, à des changements et je provoquerais des réactions, durant plusieurs semaines, des mois ou même des années, jusqu’à ce que j’amène Jander au bord même de la destruction. Et à aucun moment, au cours de ce processus, ne présenterait-il le moindre signe d’être au bord de la catastrophe, tout comme vous pourriez vous rapprocher de plus en plus d’un précipice, en pleine nuit, sans vous apercevoir que vous perdez pied, pas même à l’extrême bord. Mais une fois que je l’aurais amené tout au bord – le bord du précipice – une simple réflexion de ma part le ferait basculer. C’est ce dernier geste qui ne prend qu’un instant. Comprenez-vous ?

Baley pinça les lèvres. Il lui était impossible de dissimuler sa déception.

— En un mot, donc, vous aviez l’occasion.

— N’importe qui en avait l’occasion. N’importe qui à Aurora, à la condition de posséder les connaissances et l’habileté nécessaires.

— Et vous seul les possédez ?

— J’en ai bien peur.

— Ce qui nous amène au mobile, docteur Fastolfe.

— Ah !

— Et c’est là que nous pourrions vous établir une bonne défense. Ces robots humaniformes sont à vous. Ils sont nés de votre théorie et vous avez participé à leur construction à tous les stades, même si c’est le Dr Sarton qui en était le premier dessinateur. Ils existent grâce à vous et uniquement grâce à vous. Vous avez parlé de Daneel comme de votre « premier-né ». Ils sont vos créations, vos enfants, votre cadeau à l’humanité, votre droit à l’immortalité !

(Baley se sentait devenir un peu grandiloquent et, un instant, il s’imagina qu’il s’adressait à une commission d’enquête.)

— Pourquoi diable, pour quelle raison au monde, ou plutôt à Aurora, auriez-vous détruit cette œuvre ? Pourquoi iriez-vous détruire la vie que vous avez produite par un miracle de labeur cérébral ?

Fastolfe se permit un petit sourire amusé.

— Voyons, Baley ! Vous n’y connaissez rien. Comment pouvez-vous savoir que ma théorie était le résultat d’un miracle de travail cérébral ? Elle pouvait fort bien être la très banale extension d’une équation que n’importe qui aurait pu effectuer mais à laquelle personne n’avait pensé avant moi.

— Je ne le crois pas, répliqua Baley en s’efforçant de se calmer. Si personne d’autre que vous ne comprend assez le cerveau humaniforme pour le détruire, alors à mon avis il est vraisemblable que personne d’autre que vous ne le comprend assez bien pour le créer. Allez-vous le nier ?

Fastolfe secoua la tête.

— Non, je ne le nie pas. Et pourtant, Baley, dit-il, votre analyse réfléchie ne fait qu’aggraver notre cas. Nous avons déjà établi que je suis le seul à avoir eu les moyens et l’occasion. Il se trouve que j’ai également un mobile : le meilleur mobile du monde, et mes ennemis le savent. Alors, comment diable allons-nous prouver que je n’ai pas commis ce crime ?

18

Baley fronça les sourcils, l’air furieux, se leva et s’éloigna vivement vers un coin de la pièce, comme s’il cherchait un refuge. Puis il pivota brusquement et déclara sur un ton sec :

— Docteur Fastolfe, j’ai l’impression que vous prenez plaisir à me dépiter !

Fastolfe haussa les épaules.

— Aucun plaisir, je vous assure. Je vous présente simplement les problèmes tels qu’ils se posent. Le pauvre Jander est mort de sa mort robotique par pure précarité du courant positronique. Comme je sais que je ne suis pas responsable, je sais que cela s’est passé ainsi. Mais personne d’autre ne peut en être certain. Je suis innocent et tout m’accuse… et nous devons affronter cela sans tergiverser, pour décider de ce que nous ferons ou pouvons faire, si tant est qu’il y ait quelque chose à faire.

— Bien. Alors, dans ce cas, examinons votre mobile. Ce qui vous fait l’effet d’un mobile flagrant n’est peut-être rien de tel.

— J’en doute. Je ne suis pas un imbécile.

— Vous n’êtes sans doute pas juge de vous-même, non plus, ni de vos mobiles. On ne l’est pas toujours. Vous dramatisez peut-être, pour une raison ou une autre.

— Je ne le crois pas.

— Alors dites-moi quel est votre mobile. Hein ? Quel mobile ? Dites-le moi !

— Pas si vite, Baley. Ce n’est pas facile à expliquer… Pourriez-vous venir dehors avec moi ?

Baley se tourna vivement vers la fenêtre. A l’Extérieur ?

Le soleil avait baissé et la salle n’en était que plus ensoleillée. Il hésita puis il répondit, un peu plus fort qu’il n’était nécessaire :

— Oui, certainement !

— Parfait, dit Fastolfe. (Il ajouta, plus aimablement encore :) Mais peut-être voudriez-vous d’abord passer à la Personnelle ?

Baley réfléchit. Il n’éprouvait aucun besoin particulièrement pressant mais il ne savait pas ce qui l’attendait à l’Extérieur, combien de temps il y resterait, de quelles commodités il disposerait. Surtout, il ne connaissait pas les coutumes auroraines à cet égard et ne se souvenait de rien, dans les livres-films qu’il avait vus à bord, qui puisse l’éclairer. Peut-être était-il plus sûr d’acquiescer à ce que suggérait son hôte.

— Merci, dit-il, volontiers.

Fastolfe fit un signe de tête.

— Daneel, accompagne M. Baley à la Personnelle des visiteurs.

— Camarade Elijah, voulez-vous me suivre ? dit Daneel.

Comme ils passaient tous deux dans la pièce voisine, Baley dit :

— Je suis navré, Daneel, que tu n’aies pas participé à cette conversation entre le Dr Fastolfe et moi.

— Cela aurait été malséant, camarade Elijah. Quand vous m’avez posé une question directe j’ai répondu, mais je n’ai pas été invité à y participer totalement.

— Je t’y aurais invité, Daneel, si je n’avais pas été retenu par le fait que je suis un invité. J’ai pensé que j’aurais probablement tort de prendre l’initiative à ce sujet.

— Je comprends… Voici la Personnelle des visiteurs, camarade Elijah. La porte s’ouvrira au contact de votre main en n’importe quel endroit, si la pièce est inoccupée.

Baley n’entra pas. Il resta un instant songeur, puis il dit :

— Si tu avais été invité à parler, Daneel, y a-t-il quelque chose que tu aurais dit ? Aurais-tu fait un commentaire ? J’aimerais beaucoup avoir ton opinion, mon ami.

Daneel répondit avec sa gravité habituelle :

— La seule réflexion que je ferai, c’est que la déclaration du docteur Fastolfe, selon laquelle il avait un excellent mobile pour faire cesser le fonctionnement de Jander, était inattendue pour moi. Je ne sais pas quel peut être ce mobile. Mais quel que soit celui qu’il vous donnera, vous devrez vous demander pourquoi il n’a pas le même mobile pour me mettre en état de gel mental. Si l’on peut croire qu’il a eu un mobile pour détruire Jander, pourquoi ce même mobile ne s’appliquerait-il pas à moi ? Je serais curieux de le savoir.

Baley regarda vivement Daneel, cherchant machinalement sur une figure qui ne pouvait en avoir une expression spontanée.

— Tu ne te sens pas en sécurité, Daneel ? Tu penses que le Dr Fastolfe est un danger pour toi ?

— Par la Troisième Loi, je dois protéger ma propre existence, mais je ne résisterais ni au Dr Fastolfe ni à aucun être humain s’ils jugeaient nécessaire de mettre fin à mon existence. C’est la Deuxième Loi. Cependant, je sais que j’ai une grande valeur, autant par l’investissement de matière, de travail et de temps que par mon importance scientifique. Il serait donc indispensable de m’expliquer calmement et avec précision les raisons nécessitant la fin de mon existence. Le Dr Fastolfe ne m’a jamais rien dit – jamais, camarade Elijah – qui puisse laisser supposer qu’il avait pareille idée en tête. Je ne crois pas qu’il ait envisagé un seul instant de mettre fin à mon existence pas plus que je ne crois qu’il a envisagé de mettre fin à celle de Jander. C’est le hasard d’un court-circuit positronique qui a mis fin à Jander et qui pourrait, un jour, causer ma propre fin. Il y a toujours un élément de hasard dans l’Univers.

— Tu le dis. Fastolfe le dit. Je le crois, aussi. Mais la difficulté, c’est de persuader le public en général d’accepter ce point de vue.

Baley se tourna d’un air maussade vers la porte de la Personnelle et demanda :

— Tu entres avec moi, Daneel ?

L’expression de Daneel parvint à sembler amusée.

— C’est flatteur, camarade Elijah, d’être pris à ce point pour un être humain. Je n’en ai nul besoin, naturellement.

— Naturellement. Mais tu peux entrer quand même.

— Ce ne serait pas approprié que j’entre. Il n’est pas d’usage que les robots entrent dans les Personnelles. L’intérieur de ce genre de pièce est purement humain… D’ailleurs, c’est une Personnelle à une personne.

— Une personne !

Baley fut tout d’abord choqué mais il se ressaisit, en se disant que d’autres mondes avaient d’autres mœurs. Cependant, il ne se souvenait pas que cette coutume était décrite dans les livres-films. Il demanda :

— C’est donc ce que tu voulais dire, en m’expliquant que la porte ne s’ouvrirait que si la pièce était inoccupée ? Et si elle est occupée, comme elle va l’être dans un instant ?

— Alors la porte ne s’ouvrira pas à un contact de l’extérieur, bien entendu, et votre intimité sera donc préservée. Naturellement, elle s’ouvrira à un léger contact de l’intérieur.

— Et si un visiteur s’évanouit, a une attaque ou une crise cardiaque alors qu’il est enfermé et ne peut toucher la porte à l’intérieur ? Que se passe-t-il ? Personne ne peut entrer pour lui porter secours ?

— Il y a des moyens d’ouvrir la porte en cas d’urgence, camarade Elijah, si cela paraît souhaitable, dit Daneel. (Il ajouta, visiblement troublé :) Pensez-vous qu’il peut vous arriver un tel accident fâcheux ?

— Non, bien sûr que non. Simple curiosité.

— Je serai juste derrière la porte, dit Daneel avec une inquiétude visible. Si j’entends un cri, une chute, camarade Elijah, je prendrai immédiatement des mesures.

— Je doute que ce soit nécessaire.

Baley effleura la porte, légèrement, d’un revers de main, et elle s’ouvrit aussitôt. Il attendit un moment, pour voir si elle se refermerait. Elle resta ouverte. Il entra alors et la porte se referma immédiatement.

Pendant qu’elle était ouverte, la Personnelle lui avait donné l’impression d’être une pièce simple et fonctionnelle, servant carrément aux besoins intimes. Un lavabo, une cabine (renfermant probablement une douche), une baignoire, une demi-cloison translucide dissimulant certainement le lieu d’aisances. Il y avait divers appareils qu’il ne reconnaissait pas très bien et dont l’usage lui échappait. Il supposa qu’ils étaient destinés à des services personnels d’une espèce ou d’une autre.

Baley eut peu de temps pour les examiner car en un clin d’œil tout disparut et il se demanda si ce qu’il avait vu était réellement là ou si les appareils semblaient exister parce qu’il s’était attendu à les voir.

Lorsque la porte se ferma, la pièce s’assombrit car il n’y avait pas de fenêtre. Lorsqu’elle fut complètement fermée, la pièce se ralluma mais rien de ce qu’il venait de voir ne revint. Il faisait grand jour, et il était à l’Extérieur, ou du moins il en avait l’impression.

Il y avait le ciel au-dessus de sa tête, où passaient de légers nuages, d’une façon assez régulière pour qu’ils paraissent nettement artificiels. De tous côtés, un paysage verdoyant s’étendait, où les arbres bougeaient aussi de la même manière répétitive.

Baley sentit la crispation familière de son estomac, qui se produisait chaque fois qu’il était à l’Extérieur… mais il n’était pas dehors ! Il était entré dans une pièce sans fenêtre. Ce devait être un truc, une illusion d’optique.

Regardant droit devant lui, il exécuta lentement un pas glissé, les mains tendues. Lentement, en regardant fixement, il avança.

Ses mains touchèrent la surface lisse d’un mur. Il le suivit à tâtons, de chaque côté. Il toucha le lavabo qu’il avait vu durant cet instant de vision normale et, guidé par ses mains, il parvint à le distinguer, faiblement, faiblement, rien qu’un contour dans l’écrasante sensation de lumière.

Il trouva le robinet mais aucune eau n’en coula. Il suivit sa courbe mais ne découvrit rien qui fût l’équivalent des poignées normales qui contrôlaient l’écoulement de l’eau. Sous ses doigts, il sentit une plaque rectangulaire, que la sensation un peu rêche distinguait du mur environnant. En glissant les doigts dessus, il appuya, en hésitant, et aussitôt la verdure, qui s’étendait bien au delà du plan vertical du mur, que lui révélaient ses doigts, fut séparée par un filet d’eau tombant d’une certaine hauteur vers ses pieds, dans un grand bruit d’éclaboussures.

Il fit un bond en arrière, réflexe automatique, mais l’eau n’arriva pas jusqu’à ses pieds. Elle ne cessait pas de couler mais elle n’atteignait pas le sol. Il tendit la main. Ce n’était pas de l’eau mais une illusion d’optique d’eau. Elle ne mouillait pas sa main, il ne sentait rien. Cependant, ses yeux refusaient obstinément de se rendre à l’évidence : ils voyaient de l’eau.

Baley suivit le filet vers le haut et finit par toucher de l’eau véritable, un mince flot coulant du robinet. Elle était froide.

Ses doigts retrouvèrent le rectangle râpeux et il fit quelques essais, en appuyant un peu au hasard. La température de l’eau changea rapidement et il finit par trouver l’endroit qui fournissait une tiédeur agréable.

Il ne trouva pas de savon. Toujours en hésitant, il frotta ses mains sous cette eau, qui avait l’air d’une source naturelle qui aurait dû le tremper de la tête aux pieds mais ne l’éclaboussait même pas. Et, comme si le mécanisme lisait dans sa pensée ou, plus vraisemblablement, était déclenché par le frottement des mains, il sentit l’eau devenir savonneuse, tandis que la source qu’il voyait et ne voyait pas se couvrait de bulles et de mousse.

Toujours craintivement, il se pencha sur le lavabo et se frotta la figure avec cette eau savonneuse. Il sentit sa barbe naissante mais savait qu’il n’avait aucun moyen de traduire l’équipement de cette pièce en matériel à raser, sans avoir reçu des instructions.

Le visage lavé, il tint ses mains sous l’eau, en se demandant comment arrêter l’écoulement du savon. Il n’eut pas à s’interroger longtemps. Ses mains, probablement, contrôlaient cela en cessant de se frotter. L’eau perdit sa sensation savonneuse et la mousse disparut. Il se bassina la figure, sans frotter, et elle fut rincée aussi. Sans rien avoir et avec la maladresse d’un novice ignorant tout du processus, il trempa tout le devant de sa chemise.

Des serviettes ? Du papier ?

Il recula, les yeux fermés, tenant la tête en avant pour éviter de mouiller davantage ses vêtements. Ce recul devait être le mouvement clef, car il sentit un courant d’air chaud. Il y plaça la figure puis les mains.

Ouvrant les yeux, il s’aperçut que la source ne coulait plus. Avec ses mains, il constata qu’il ne sentait plus de l’eau véritable.

Sa crispation d’estomac s’était changée depuis longtemps en irritation. Il savait bien que les Personnelles variaient énormément d’un monde à l’autre, mais cette ridicule illusion d’Extérieur, c’était vraiment aller trop loin !

Sur Terre, la Personnelle était une immense salle commune de commodités réservées à un sexe, avec des cabines privées dont chacun avait une clef. A Solaria, on accédait à la Personnelle par un étroit couloir, contre un des côtés de la maison, comme si les Solariens espéraient qu’elle ne serait pas considérée comme une pièce de leur demeure. Dans les deux mondes, cependant, aussi différents qu’il était possible par ailleurs, les Personnelles étaient clairement définies et personne ne pouvait se tromper sur l’usage de tous les appareils sanitaires.

Alors pourquoi, à Aurora, cette rusticité factice, qui masquait totalement tous les détails d’une Personnelle ?

Pourquoi ?

Quoi qu’il en soit, son agacement laissait peu de place aux émotions habituelles, au malaise que lui causait l’Extérieur ou cette parodie d’Extérieur. Il avança dans la direction où il se rappelait avoir vu la demi-cloison translucide.

Ce n’était pas la bonne. Il ne trouva ce qu’il voulait qu’en suivant lentement le mur, à tâtons et en se cognant contre divers éléments.

Finalement, il urina dans une illusion de petite mare qui ne semblait pas recevoir correctement le flot. Ses genoux lui apprenaient qu’il visait bien, entre les côtés de ce qu’il pensait être un urinoir, et il se dit que s’il se servait d’un mauvais réceptacle, ou s’il visait mal, ce n’était pas sa faute.

Un instant, quand il eut fini, il envisagea de retrouver le lavabo pour se passer les mains à l’eau mais y renonça. Il n’avait vraiment pas le courage d’affronter les recherches et cette fausse cascade.

Toujours à tâtons, il trouva la porte par laquelle il était entré mais il ne s’en rendit compte que lorsqu’il la toucha et qu’elle s’ouvrit. La lumière s’éteignit immédiatement et fut remplacée par celle, non illusoire, du jour.

Daneel l’attendait et, avec lui, Fastolfe et Giskard.

— Cela vous a pris près de vingt minutes, dit Fastolfe. Nous commencions à nous inquiéter.

Baley se sentit brûler de rage.

— J’ai eu des problèmes avec vos grotesques illusions, dit-il entre ses dents, tenant la bride à sa colère.

Fastolfe fit une petite moue et haussa les sourcils.

— Il y a un contact juste à côté de la porte, à l’intérieur, qui contrôle l’illusion. Il peut l’atténuer et vous permettre de voir la réalité à travers, ou même supprimer complètement l’illusion, si vous le souhaitez.

— On ne me l’a pas dit. Est-ce que toutes vos Personnelles sont comme ça ?

— Non. A Aurora, les Personnelles possèdent généralement des systèmes d’illusions mais elles varient avec chaque individu. L’illusion d’une nature verdoyante me plaît et j’en varie les détails de temps en temps. On se lasse de tout, vous savez, au bout d’un moment. Il y a des gens qui créent des illusions érotiques, mais ce n’est pas du tout de mon goût.

« Naturellement, quand on est habitué aux Personnelles, les illusions ne posent pas de problèmes. Les pièces sont toutes standard et l’on sait où tout se trouve. Ce n’est pas plus difficile que d’aller et venir dans un lieu bien connu, dans le noir… Mais dites-moi, monsieur Baley, pourquoi n’êtes-vous pas ressorti pour demander des instructions ?

— Parce que je ne le voulais pas. Je reconnais que j’étais extrêmement irrité par ces illusions mais je les acceptais. Après tout, c’était Daneel qui m’avait conduit à la Personnelle et il ne m’avait donné aucune explication, aucun avertissement. Il m’aurait certainement tout expliqué longuement, s’il avait été libre de le faire, car il aurait sûrement prévu que je risquais de me blesser. J’ai donc été forcé de conclure que vous lui aviez donné des instructions pour qu’il ne m’avertisse pas, et comme je ne vous pensais pas vraiment capable de me jouer un mauvais tour, je devais en déduire que vous aviez un but sérieux pour agir ainsi.

— Ah ?

— Ma foi, vous m’avez demandé de venir à l’Extérieur et, quand j’ai accepté, vous m’avez immédiatement proposé de passer par la Personnelle. Par conséquent, j’ai pensé que votre dessein, en m’envoyant dans une illusion d’Extérieur, était de voir si je serais capable de le supporter ou si je ressortirais en pleine panique. Si je le supportais, alors on pouvait avoir confiance en moi pour m’emmener dans le véritable Extérieur. Eh bien, j’ai tout supporté. Je suis un peu mouillé, merci bien, mais ça sèchera vite.

— Vous avez un bon esprit lucide, Baley. Je vous fais des excuses pour la nature de l’épreuve et pour la gêne que je vous ai causée. Je tentais simplement d’éviter la possibilité d’un bien plus grand malaise. Souhaitez-vous toujours sortir avec moi ?

— Non seulement je le souhaite, Fastolfe, mais j’y tiens beaucoup !

19

Ils suivirent un couloir, avec Daneel et Giskard sur leurs talons.

— J’espère que cela ne vous fait rien que les robots nous accompagnent, dit aimablement Fastolfe. Les Aurorains ne vont jamais nulle part sans au moins un robot pour les escorter et dans votre cas en particulier, je dois insister pour que Daneel et Giskard soient avec vous à tout instant.

Il ouvrit une porte et Baley s’efforça de résister fermement au soleil et au vent, sans parler de l’odeur envahissante de la terre d’Aurora, bizarre et subtilement étrangère.

Fastolfe s’écarta et Giskard sortit le premier. Le robot regarda attentivement autour de lui. On avait l’impression que tous ses sens participaient à l’observation. Il se retourna, Daneel le rejoignit et fit de même.

— Laissons-les pour le moment, dit Fastolfe. Ils nous préviendront quand ils penseront que nous pouvons sortir sans danger. Je vais en profiter pour vous présenter encore une fois mes plus plates excuses pour le mauvais tour que je vous ai joué, avec la Personnelle. Je vous assure que nous l’aurions su, si vous aviez été en difficulté ; vos divers signes vitaux étaient enregistrés. Je suis très content, et pas complètement surpris, que vous ayez deviné mon intention.

Il sourit et, avec une hésitation presque imperceptible, il posa une main sur l’épaule gauche de Baley et la pressa amicalement.

Baley restait très raide.

— Vous semblez avoir oublié votre autre méchant tour, votre attaque apparente avec l’épiceur. Si vous voulez bien m’assurer que désormais nous nous traiterons mutuellement avec franchise et honnêteté, j’accepte de considérer que ces épreuves avaient une intention raisonnable.

— D’accord !

— Pouvons-nous sortir maintenant ?

Baley regarda dehors, où Daneel et Giskard s’étaient éloignés et séparés à droite et à gauche, sans cesser d’observer et de sentir.

— Pas tout à fait encore. Ils vont faire tout le tour de mon établissement… Daneel me dit que vous l’avez invité à entrer à la Personnelle avec vous. Etait-ce une offre sérieuse ?

— Oui. Je savais qu’il n’avait nul besoin mais je pensais que ce serait impoli de l’exclure. Je n’étais pas sûr de la coutume, à cet égard, en dépit de toutes mes lectures sur les questions auroraines.

— C’est probablement une de ces choses que les Aurorains jugent inutile de mentionner et, naturellement, on ne peut demander à des livres de préparer des Terriens en visite à ce genre de problèmes…

— Parce qu’il y a si peu de visiteurs terriens ?

— Précisément. Le fait est, bien entendu, que les robots n’entrent jamais dans les Personnelles. C’est le seul endroit où les êtres humains en sont débarrassés. Je suppose qu’on estime qu’il y a des moments et des lieux où l’on doit se sentir libre de leur présence.

— Et pourtant, quand Daneel était sur Terre, à l’occasion de la mort de Sarton il y a trois ans, j’ai essayé de l’empêcher d’aller à la Personnelle commune en lui disant qu’il n’avait pas de besoins. Malgré tout, il a insisté pour y entrer.

— A fort juste titre. Il avait, à cette occasion, des ordres très stricts de ne jamais laisser soupçonner qu’il n’était pas humain, pour des raisons que vous n’avez sûrement pas oubliées. Mais ici à Aurora… Ah, ils ont fini.

Les robots revenaient vers la porte et Daneel leur faisait signe de sortir.

Fastolfe étendit le bras pour barrer le chemin à Baley.

— Si cela ne vous fait rien, monsieur Baley, je sortirai le premier. Comptez jusqu’à cent, patiemment, et ensuite venez nous rejoindre.

20

Baley, en arrivant à cent, sortit d’un pas ferme et marcha vers Fastolfe. Sans doute sa figure était-elle un peu crispée, ses mâchoires trop serrées, son dos trop raide.

Il regarda de tous côtés. Le paysage n’était pas très différent de celui qui lui avait été présenté dans la Personnelle. Peut-être Fastolfe avait-il pris modèle sur ses propres terres. Tout était verdoyant et, à un endroit, il y avait un ruisseau qui dévalait au flanc d’un coteau. Il était peut-être artificiel mais ce n’était pas une illusion. L’eau était réelle. Baley sentit la fraîcheur des gouttelettes en passant.

Tout paraissait un peu fabriqué, domestiqué. L’Extérieur de la Terre était bien plus sauvage et d’une beauté plus grandiose, du moins le peu qu’il en avait vu.

Fastolfe lui posa légèrement une main sur le bras et lui dit :

— Venez dans cette direction… Regardez !

Un espace entre deux arbres révélait une immense pelouse.

Pour la première fois, Baley ressentit une impression de distance. A l’horizon, on distinguait une habitation basse, longue, et qui, de couleur verte, paraissait se fondre dans le paysage.

— C’est un quartier résidentiel, expliqua Fastolfe. Cela ne vous fait sans doute pas cet effet-là, vous qui êtes habitué aux gigantesques ruches de la Terre, mais nous sommes dans la ville auroraine d’Eos, le centre administratif de la planète, la capitale, en quelque sorte. Avec ses vingt mille habitants humains, c’est la plus grande ville d’Aurora, et même de tous les mondes spatiens. Il y a autant d’êtres humains à Eos que dans tout Solaria, conclut-il avec fierté.

— Combien de robots ?

— Dans cette région ? Dans les cent mille, je pense. Sur l’ensemble de la planète, il y a en moyenne cinquante robots par être humain, et non pas dix mille par humain comme à Solaria. La plupart de nos robots sont dans nos fermes, nos mines, nos usines, dans l’espace. Nous souffririons plutôt d’une pénurie de robots, en fait, particulièrement de robots domestiques de maison. La plupart des Aurorains doivent se contenter de deux ou trois de ceux-là, certains même ne peuvent en avoir qu’un. Nous ne voulons pas marcher sur les traces de Solaria.

— Combien d’êtres humains n’ont pas du tout de robot employé de maison ?

— Aucun. Ce ne serait pas dans l’intérêt général. Si un être humain, pour une raison ou pour une autre, n’a pas les moyens de se payer un robot, on lui en fournit un, qui sera entretenu, si besoin est, par les deniers publics.

— Qu’arrive-t-il en cas d’augmentation de la population ? Vous ajoutez des robots ?

Fastolfe secoua la tête.

— La population n’augmente pas. Aurora a une population de deux cent millions d’êtres humains et ce chiffre est resté stable depuis trois siècles. C’est le nombre souhaité. Vous avez sûrement lu cela dans les livres que vous avez visionnés.

— Oui, en effet, mais j’ai eu du mal à le croire.

— Je puis vous assurer que c’est vrai. Ainsi, cela permet à chacun de nous d’avoir assez de terres, assez d’espace vital, assez d’intimité et une part abondante des ressources de notre monde. Nous ne sommes pas trop nombreux comme sur la Terre, ni en nombre insuffisant comme à Solaria.

Fastolfe offrit son bras à Baley, pour qu’ils poursuivent leur promenade.

— Ce que vous voyez, reprit-il, est un monde apprivoisé. C’est pour vous montrer cela que je vous ai fait sortir.

— Il ne comporte aucun danger ?

— Il y a toujours une certaine marge de danger. Nous avons des orages, des tempêtes, des éboulements de terrain, des séismes, des blizzards, des avalanches, un volcan ou deux… On ne peut pas totalement éliminer la mort accidentelle. Et il y a même les passions de gens coléreux ou envieux, les folies des jeunes et la démence des personnes à courte vue. Mais ces choses-là ne sont que des irritations mineures et ne troublent guère le calme civilisé qui règne dans notre monde.

Fastolfe parut ruminer un moment ses propres paroles, puis il soupira et avoua :

— Je ne puis guère désirer qu’il en soit autrement, mais je fais quand même certaines réserves intellectuelles. Nous n’avons apporté à Aurora que les plantes et animaux que nous jugions utiles, ornementaux ou les deux. Nous avons fait de notre mieux pour éliminer tout ce que nous considérions comme de mauvaises herbes, de la vermine, des animaux nuisibles ou même manquant de perfection. Nous avons sélectionné des êtres humains sains, forts et beaux, selon nos goûts naturellement. Nous avons essayé de… Mais vous souriez ?

Baley n’avait pas souri. Sa bouche avait à peine esquissé un pincement.

— Non, non, protesta-t-il. Il n’y a pas de quoi sourire.

— Si, car je sais aussi bien que vous que je ne suis pas beau, selon les canons aurorains. L’ennui, c’est que nous ne pouvons pas contrôler entièrement les combinaisons de gènes et les influences intra-utérines. De nos jours, bien entendu, avec l’extogénèse qui devient courante, encore que j’espère bien qu’elle ne deviendra jamais aussi courante qu’à Solaria, je pourrais éliminer ce stade fœtal tardif.

— Dans ce cas, docteur Fastolfe, les mondes auraient perdu un grand théoricien robotique.

— Vous avez parfaitement raison, répliqua Fastolfe sans aucune vergogne, mais les mondes ne l’auraient jamais su, n’est-ce pas ? Enfin bref, nous avons œuvré pour créer un équilibre écologique très simple mais complètement viable, un climat tempéré, une terre fertile et des ressources aussi également distribuées que possible. Le résultat est un monde qui produit tout ce dont nous avons besoin, en tenant compte de nos désirs… Voulez-vous que je vous dise vers quel idéal nous avons tendu ?

— Je vous en prie, dit Baley.

— Nous avons travaillé pour créer une planète qui, dans son ensemble, obéirait aux Trois Lois de la Robotique. Elle ne fait rien qui blesse les êtres humains, par action ou par omission. Elle fait ce que nous voulons qu’elle fasse, du moment que nous ne lui demandons pas de faire du mal à des êtres humains. Et elle se protège, à des moments et dans des lieux où elle doit nous servir ou nous sauver même au prix d’un mal fait à elle-même. Nulle part ailleurs, ni sur Terre ni dans les autres mondes spatiens, cela n’est aussi vrai qu’à Aurora.

Baley confia tristement :

— Les Terriens aussi ont rêvé d’un tel monde, mais depuis longtemps nous sommes devenus trop nombreux et nous avons trop gravement endommagé notre planète, au temps de notre ignorance, pour pouvoir y remédier maintenant… Mais parlez-moi un peu des formes de vie indigènes d’Aurora. Vous n’êtes certainement pas arrivés sur une planète morte ?

— Vous savez bien que non, si vous avez visionné nos livres d’histoire. Aurora avait une flore et une faune, quand nous sommes arrivés, et une atmosphère d’azote-oxygène. C’était le cas aussi des cinquante mondes spatiens. Curieusement, dans chaque cas, les formes de vie étaient rares et peu variées. Elles n’étaient pas non plus particulièrement tenaces et ne se cramponnaient pas à leur planète. Nous avons pris la relève, pour ainsi dire, sans la moindre lutte et ce qui reste de la vie indigène est dans nos aquariums, nos zoos et dans quelques régions primitives soigneusement préservées.

» Nous ne comprenons pas très bien pourquoi les planètes porteuses de vie que les êtres humains ont explorées avaient si peu de formes de vie, pourquoi la Terre seule a très vite débordé d’une multitude de variétés follement tenaces, qui ont rempli toutes les niches de l’environnement, ni pourquoi seule la Terre a développé une vie intelligente.

— Peut-être est-ce une coïncidence, le hasard d’explorations incomplètes. Nous connaissons si peu de planètes, jusqu’à présent !

— Je reconnais que c’est l’explication la plus logique. Il peut certes y avoir quelque part un équilibre écologique aussi complexe que celui de la Terre. Il peut y avoir quelque part une vie intelligente et une civilisation technologique. Pourtant, la vie et l’intelligence de la Terre se sont déployées sur des parsecs dans toutes les directions. S’il y a de la vie et de l’intelligence ailleurs, pourquoi ne se sont-elles pas répandues aussi, et pourquoi n’en avons-nous jamais rencontré ?

— Cela peut arriver demain, qui sait ?

— C’est possible. Et si une telle rencontre est imminente, raison de plus pour ne pas attendre passivement. Car nous devenons passifs, Baley. Depuis deux siècles et demi, il n’y a pas eu un seul établissement sur un nouveau monde spatien. Nos planètes sont si apprivoisées, si délicieuses, que nous ne voulons pas les quitter. Ce monde-ci a été colonisé parce que la Terre était devenue si désagréable que les risques, les dangers des nouveaux mondes déserts paraissaient préférables, par comparaison. Lorsque finalement nos cinquante mondes spatiens ont été développés – Solaria en dernier – il n’y a plus eu d’aiguillon, plus de nécessité d’aller chercher ailleurs. Et la Terre elle-même s’est repliée dans ses souterrains d’acier. Fin de l’histoire. Fin de tout.

— Vous ne le pensez pas vraiment !

— Si nous restons comme nous sommes ? Si nous restons placides, douillettement inertes ? Si, je le pense certainement. L’humanité doit élargir sa vision, sa portée, si elle veut rester florissante. Une des voies d’expansion est l’espace, une exploration constante d’autres mondes et l’envoi de pionniers pour s’y établir. Si nous n’en faisons rien, une autre civilisation en cours d’expansion nous atteindra et nous ne serons pas de force à résister à son dynamisme.

— Vous vous attendez à une guerre cosmique, à une fusillade en hypervision ?

— Non, je doute que ce soit nécessaire. Une civilisation en voie d’expansion dans l’espace n’aura pas besoin de nos quelques mondes et sera sans doute trop avancée intellectuellement pour éprouver le besoin d’imposer ici son hégémonie par la force. Si, toutefois, nous sommes environnés par une civilisation plus vivace, plus vibrante, nous nous étiolerons, par la simple force de la comparaison ; nous dépérirons et mourrons de voir ce que nous sommes devenus et le potentiel que nous avons gaspillé. Naturellement, nous pourrions substituer d’autres expansions : celle des connaissances scientifiques ou de la vigueur culturelle, par exemple. Je sens cependant que ces expansions-là ne sont pas séparables. Mourir dans l’une c’est mourir partout. Il est indiscutable que nous dépérissons en tout. Nous vivons trop longtemps. Nous avons trop de confort.

— Sur Terre, dit Baley, nous considérons les Spatiens comme des êtres tout-puissants, totalement sûrs d’eux. Je ne puis croire à ce que j’entends de la bouche de l’un d’eux !

— Vous ne l’entendrez pas d’une autre bouche. Mes opinions ne sont pas à la mode. Certains les trouvent intolérables et je ne parle pas souvent de toutes ces choses à des Aurorains. J’insiste simplement sur une nouvelle campagne pour de nouveaux établissements, mais sans exprimer ma peur des catastrophes qui nous guettent si nous renonçons à cette colonisation. En cela, au moins, je suis gagnant. Aurora envisage sérieusement, et même avec enthousiasme, une nouvelle ère d’explorations et d’établissements.

— Vous dites cela sans grand enthousiasme, pourtant. Qu’est-ce qui vous trouble ?

— Eh bien, simplement, nous approchons de mon mobile pour détruire Jander Panell. (Fastolfe s’interrompit, soupira et reprit :) J’aimerais mieux comprendre les êtres humains, Baley. J’ai passé soixante ans à étudier les complexités du cerveau positronique et je m’attends à en consacrer encore cent cinquante ou deux cents à ce problème. Durant tout ce temps, j’ai à peine survolé celui du cerveau humain, qui est infiniment plus complexe. Existe-t-il des Lois de l’humanité, comme il y a des Lois de Robotique ? Combien peut-il y avoir de Lois de l’humanité et comment peuvent-elles être exprimées mathématiquement ? Je ne sais pas.

» Un jour viendra peut-être, cependant, où quelqu’un élucidera les Lois de l’humanité et pourra alors prédire les grands traits de l’avenir, savoir ce qu’il y a en réserve pour l’humanité, au lieu de supposer comme je le fais, saura comment améliorer les choses au lieu de se livrer à de simples spéculations. Je rêve parfois de fonder une nouvelle science que j’appelle la psycho-histoire », mais je sais que j’en suis incapable et j’ai bien peur que personne d’autre ne le puisse jamais.

Fastolfe se tut.

Baley attendit, puis il demanda à mi-voix :

— Et votre mobile pour la destruction de Jander Panell, docteur Fastolfe ?

Le savant ne parut pas entendre la question. Quoi qu’il en soit, il ne répondit pas. Il dit simplement :

— Daneel et Giskard nous font de nouveau signe que tout va bien. Dites-moi, Baley, consentiriez-vous à vous aventurer plus loin ?

— Jusqu’où ? demanda Baley avec prudence.

— Jusqu’à un établissement voisin. Dans cette direction, à travers la pelouse. Est-ce que l’espace à découvert vous inquiète ?

Baley pinça les lèvres et regarda dans la direction indiquée, comme pour tenter d’en mesurer les dangers.

— Je crois que je pourrai le supporter. Je ne prévois aucune menace.

Giskard, qui était assez près pour les entendre, se rapprocha d’eux ; en plein jour, ses yeux ne paraissaient pas lumineux. Quand il parla, sa voix ne trahit aucune émotion humaine mais ses paroles révélèrent son souci.

— Monsieur, puis-je vous rappeler que pendant le voyage, vous avez souffert d’un grave malaise au cours de la descente vers la planète ?

Baley se tourna vers lui. Quels que fussent ses sentiments pour Daneel, quel que fût le souvenir chaleureux de leur amitié passée qui modifiaient son attitude à l’égard des robots, il n’éprouvait rien de pareil maintenant. Il trouvait ce robot plus primitif nettement repoussant et fit un effort pour réprimer la vague colère qu’il ressentait.

— A bord du vaisseau, boy, j’ai été imprudent parce que j’étais exagérément curieux. J’affrontais une vision que je n’avais encore jamais expérimentée et je n’avais pas eu le temps de m’adapter. Ici, c’est différent.

— Vous n’éprouvez aucun malaise en ce moment, monsieur ? Puis-je en avoir la certitude ?

— Que j’en éprouve ou non, répliqua Baley avec fermeté (en se répétant que le robot était absolument tributaire de la Première Loi et en essayant d’être poli avec cette masse de métal qui, après tout, n’avait que le seul souci de son bien-être), cela n’a aucune importance. J’ai un devoir à remplir et cela ne peut se faire si je me cache dans des endroits clos.

— Votre devoir ? demanda Giskard comme s’il n’avait pas été programmé pour comprendre ce mot.

Baley regarda vivement du côté de Fastolfe mais le savant se tenait tranquillement à l’écart et ne cherchait pas à intervenir. Il semblait écouter, avec un intérêt abstrait, comme s’il soupesait la réaction d’un robot, d’un type donné, à une nouvelle situation et comparait les rapports, les variables, les constantes et les équations différentielles, les seules à être comprises.

Du moins ce fut l’impression qu’eut Baley. Il était irrité d’être soumis à une observation de ce genre, alors il demanda, un peu sèchement :

— Sais-tu ce que signifie le « devoir »?

— Ce qui doit être fait, monsieur, répondit Giskard.

— Ton devoir est d’obéir aux Lois de Robotique et les êtres humains ont aussi leurs lois – comme ton maître, le Dr Fastolfe, le disait à l’instant – auxquelles il faut obéir. Je dois accomplir ma mission. C’est important.

— Mais aller à l’Extérieur alors que vous n’êtes pas…

— Cela doit être fait, néanmoins. Mon fils ira un jour sur une autre planète, probablement bien moins confortable que celle-ci, et s’exposera toute sa vie à l’Extérieur. Et, si je pouvais, j’irais avec lui.

— Mais pourquoi le feriez-vous ?

— Je te l’ai dit. Je considère que c’est mon devoir.

— Monsieur, je ne peux pas contrevenir aux Lois. Pouvez-vous désobéir aux vôtres ? Car je dois vous supplier de…

— Je peux choisir de ne pas faire mon devoir mais je ne le choisis pas, et c’est parfois la pulsion la plus forte, Giskard.

Il y eut un moment de silence, et puis Giskard demanda :

— Est-ce que cela vous ferait du mal si je réussissais à vous persuader de ne pas vous aventurer à découvert ?

— Oui, certainement, en ce sens où je sentirais que je n’ai pas su faire mon devoir.

— Plus de mal que tout malaise que vous pouvez éprouver à l’Extérieur ?

— Beaucoup plus.

— Merci de me l’avoir expliqué, monsieur, dit Giskard, et Baley crut voir passer une expression satisfaite sur la figure impassible du robot.

(La tendance humaine à personnaliser était irrésistible.)

Giskard recula et le Dr Fastolfe parla enfin.

— C’était très intéressant, Baley. Giskard avait besoin d’instructions, pour comprendre comment accorder la réaction positronique potentielle aux Trois Lois ou, plutôt, comment ces potentiels pouvaient s’accorder entre eux dans une telle situation. Maintenant, il sait comment se comporter.

— Je remarque que Daneel n’a posé aucune question.

— Daneel vous connaît. Il a été avec vous sur la Terre et à Solaria… Mais venez, marchons, voulez-vous ? Marchons lentement. Regardez autour de vous avec attention et si jamais vous désirez vous reposer, ou attendre, ou faire demi-tour, je compte sur vous pour me le faire savoir.

— Certainement, mais pourquoi cette promenade ? Puisque vous prévoyez un malaise possible pour moi, vous ne pouvez la suggérer sans raison.

— Non, en effet. Je pense que vous voulez voir le corps inerte de Jander.

— Pour le principe, oui, mais j’ai l’impression qu’il ne me dira rien du tout.

— J’en suis certain mais vous pourriez avoir aussi l’occasion d’interroger la personne qui était quasiment propriétaire de Jander au moment du drame. Vous voudrez sûrement parler de l’affaire à un être humain autre que moi.

21

Fastolfe se remit en marche sans se presser. Il cueillit au passage une feuille d’un buisson, la plia en deux et se mit à la grignoter.

Baley le considéra avec curiosité, en se demandant comment les Spatiens pouvaient mettre dans leur bouche une chose qui n’avait pas été traitée, ébouillantée ni même lavée, alors qu’ils avaient une telle peur de l’infection. Il se souvint qu’Aurora était dépourvue (entièrement dépourvue) de micro-organismes pathogènes, mais trouva tout de même le geste répugnant. La répulsion n’avait pas forcément une base rationnelle, se dit-il pour sa défense, et il fut soudain sur le point d’excuser l’attitude des Spatiens à l’égard des Terriens.

Il eut un mouvement de recul. C’était différent ! Dans ce cas, des êtres humains étaient en cause !

Giskard les précéda et se dirigea vers la droite. Daneel les suivait, un peu sur la gauche. Le soleil orangé d’Aurora (Baley remarquait à peine la teinte plus chaude, à présent) était agréablement tiède sur ses épaules, sans cette chaleur fébrile du soleil de la Terre en été, mais quel était le climat et la saison, dans cette région d’Aurora, en ce moment ?

L’herbe ou quoi que ce soit (cela ressemblait à de l’herbe) était à la fois un peu plus raide et un peu plus élastique que celle de la Terre, lui semblait-il, et le sol assez dur, comme s’il n’avait pas plu depuis longtemps.

Ils se dirigeaient vers la maison à l’horizon, probablement celle du propriétaire de Jander.

Baley perçut le bruissement d’un petit animal dans l’herbe, sur sa droite, le soudain pépiement d’un oiseau dans un arbre derrière lui ; il entendit tout autour de lui un indéfinissable bourdonnement d’insectes. Il se dit que tous ces animaux avaient des ancêtres qui avaient jadis vécu sur la Terre. Ils n’avaient aucun moyen de savoir que ce coin de campagne où ils vivaient n’était pas tout ce qu’il y avait, depuis des éternités, depuis les temps les plus reculés. Les arbres mêmes et l’herbe venaient d’autres arbres, d’une autre herbe qui avaient autrefois poussé sur la Terre.

Seuls les êtres humains habitant ce monde savaient qu’ils n’étaient pas autochtones mais descendaient de Terriens… et pourtant ! Les Spatiens le savaient-ils réellement ou chassaient-ils simplement cette pensée de leur esprit ? Le jour viendrait-il où ils ne le sauraient plus du tout ? Où ils ne se souviendraient plus de quel monde ils étaient venus, ni même s’il existait une planète d’origine ?

— Docteur Fastolfe, dit Baley brusquement, un peu pour détourner le cours de pensées qui devenaient obsédantes, vous ne m’avez toujours pas dit quel était votre mobile pour détruire Jander.

— C’est vrai, je ne l’ai pas encore révélé… Pourquoi croyez-vous, Baley, que j’aie travaillé à élaborer la base théorique du cerveau positronique du robot humaniforme ?

— Je n’en sais vraiment rien.

— Eh bien, réfléchissez. Ce travail consistait à concevoir un cerveau robotique se rapprochant le plus possible du cerveau humain et cela exigeait, me semblait-il, une certaine incursion dans l’art poétique…

Fastolfe s’interrompit et son petit sourire devint un rire franc.

— Vous savez, ça agace toujours certains de mes collègues quand je leur dis que si une conclusion n’est pas poétiquement équilibrée, elle ne peut être scientifiquement vraie. Ils me disent qu’ils ne comprennent pas ce que ça veut dire.

— J’ai peur de ne pas le comprendre non plus, avoua Baley.

— Mais moi je le comprends très bien. Je ne peux pas l’expliquer ; je sens l’explication tout en étant incapable de la formuler, et c’est peut-être pour cette raison que j’ai obtenu des résultats et pas mes collègues. Mais voilà que je deviens grandiloquent, ce qui est un signe que je dois redevenir prosaïque. Pour imiter le cerveau humain, alors que je ne connais pratiquement rien de sa complexité et de son fonctionnement, il faut faire un bond intuitif, une chose qui me donne une impression de poésie. Et ce même bond intuitif qui me donne le cerveau positronique humaniforme doit sûrement me donner aussi un nouvel accès aux connaissances sur le cerveau humain. Voilà ce que je crois : grâce à l’humaniformité, si j’ose m’exprimer ainsi, je ferai au moins un petit pas vers cette psycho-histoire dont je vous ai parlé.

— Je vois.

— Et si je réussissais à mettre au point une structure théorique qui supposerait un cerveau humaniforme positronique, j’aurais besoin d’un corps humaniforme pour l’y placer. Le cerveau ne peut exister en soi, comprenez-vous. Il agit en commun avec le corps, si bien qu’un cerveau humaniforme dans un corps non humaniforme deviendrait lui-même, dans une certaine mesure, non humain.

— Vous en êtes certain ?

— Tout à fait. Vous n’avez qu’à comparer Daneel et Giskard.

— Ainsi, Daneel a été construit comme un prototype expérimental, pour vous donner une meilleure compréhension du cerveau humain ?

— Vous y êtes ! J’ai travaillé à cela pendant vingt ans, avec Sarton. Il y a eu de nombreux échecs, qui ont été rejetés. Daneel a été la première véritable réussite et, naturellement, je l’ai gardé pour mieux l’étudier et aussi (Fastolfe eut un petit sourire en coin, comme s’il avouait une bêtise) par affection. Après tout, Daneel sait comprendre la notion humaine du devoir alors que Giskard, malgré toutes ses vertus, a du mal à le faire. Vous avez vu.

— Et le séjour de Daneel sur la Terre, avec moi il y a trois ans, a été sa première mission en service commandé ?

— La première importante, oui. Quand Sarton a été assassiné, nous avions besoin de quelque chose qui serait un robot et pourrait résister aux maladies infectieuses de la Terre, et pourtant ressemblerait assez à un homme pour surmonter les préjugés anti-robotiques de la population terrienne.

— C’était une extraordinaire coïncidence que Daneel ait été là à votre disposition, à ce moment.

— Ah ? Vous croyez aux coïncidences ? J’ai le sentiment qu’à n’importe quel moment où un progrès aussi révolutionnaire que le robot humaniforme serait créé, une tâche exigeant son utilisation se présenterait. Des tâches similaires se sont probablement présentées régulièrement, durant tout le temps où Daneel n’existait pas et, comme il n’était pas là, on a dû avoir recours à d’autres solutions et expédients.

— Et vos travaux ont-ils été couronnés de succès, docteur Fastolfe ? Comprenez-vous mieux le cerveau humain maintenant ?

Fastolfe marchait de plus en plus lentement et Baley calquait son allure sur la sienne. Puis ils s’arrêtèrent, à mi-chemin entre l’établissement de Fastolfe et l’autre. C’était un point pénible pour Baley, car il était à égale distance d’une protection, dans les deux directions, mais il lutta contre un malaise croissant, bien résolu à ne pas inquiéter Giskard. Il n’avait aucune envie de provoquer, par un mouvement ou un cri – ou même un changement d’expression – l’embarras de Giskard dans le désir de le sauver. Il ne tenait pas du tout à être soulevé et porté à l’abri.

Fastolfe ne paraissait pas comprendre les difficultés de Baley.

— Il ne fait aucun doute, dit-il, que l’on a fait de gros progrès en mentalogie. Il reste des problèmes énormes, et peut-être y en aura-t-il toujours, mais il y a eu un progrès certain. Malgré tout…

— Malgré tout ?

— Aurora ne se satisfait pas d’une étude purement théorique du cerveau humain. On a proposé des emplois pour les robots humaniformes, que je n’approuve pas du tout.

— Tels que leur utilisation sur la Terre ?

— Non, ce n’était qu’une brève expérience que j’approuvais assez et qui, même, me fascinait. Daneel pouvait-il abuser les Terriens ? Les événements ont révélé qu’il le pouvait, mais il faut dire, naturellement, que les yeux des Terriens ne sont pas très prompts à reconnaître des robots. Daneel ne pourrait pas tromper des Aurorains, encore que j’ose dire que de futurs robots humaniformes pourraient être améliorés au point de passer pour des êtres humains. Non, d’autres tâches ont été proposées.

— Lesquelles ?

L’air songeur, Fastolfe regarda dans le lointain.

— Je vous ai dit que ce monde était apprivoisé. Quand j’ai lancé ma campagne pour encourager un renouveau des explorations et des établissements, ce n’était pas aux super-confortables Aurorains ni aux Spatiens en général que je pensais pour les commander. Je pensais plutôt que nous devrions encourager les Terriens à prendre la tête du mouvement. Avec leur monde abominable – pardonnez-moi – et une courte espérance de vie, ils ont moins à perdre, si peu même qu’à mon avis ils devraient naturellement sauter sur cette chance, surtout si nous pouvions les aider technologiquement. Je vous ai parlé de tout ça quand je vous ai vu sur Terre, il y a trois ans. Vous vous souvenez ?

Il coula un regard vers Baley, qui répondit flegmatiquement :

— Je me souviens très bien. En fait, vous avez déclenché chez moi un entraînement de pensée qui a eu pour résultat un petit mouvement sur Terre dans cette même direction.

— Vraiment ? Ce ne doit pas être facile, j’imagine ! Vous devez vous heurter à la claustrophobie de tous les Terriens, leur terreur de quitter leurs murs.

— Nous la combattons, docteur. Notre organisation compte partir dans l’espace. Mon fils est un des dirigeants du mouvement et j’espère qu’un jour il quittera la Terre à la tête d’une expédition pour coloniser un nouveau monde. Et si réellement nous recevons l’aide technologique dont vous parlez…

Baley laissa la phrase en suspens.

— Si nous vous fournissions des vaisseaux, vous voulez dire ?

— Et d’autres équipements. Oui.

— Il y a des difficultés. Beaucoup d’Aurorains ne veulent pas que des Terriens prennent de l’expansion et s’en aillent peupler de nouveaux mondes. Ils ont peur d’une propagation rapide de la culture terrienne, de ses Villes semblables à des ruches, de son chaos, expliqua Fastolfe – et il commença à s’agiter un peu. Mais pourquoi restons-nous plantés là, je vous le demande ? Marchons !

Il se remit en marche lentement et poursuivit :

— J’ai argué que cela ne se passerait pas comme ça. J’ai fait observer que les colons terrestres ne seraient pas des Terriens dans le sens classique. Ils ne seraient pas enfermés dans des Villes. En arrivant sur un nouveau monde, ils seraient comme les Pères Aurorains quand ils sont venus ici. Ils découvriraient un équilibre écologique viable, ils seraient, par leur attitude, plus près des Aurorains que des Terriens.

— Est-ce qu’ils ne manifesteraient pas avec le temps une tendance à toutes les faiblesses que vous reprochez à la culture spatienne, docteur Fastolfe ?

— Peut-être pas. Nos erreurs leur serviraient de leçon… Mais c’est parler pour ne rien dire, car une chose s’est développée qui rend un peu vaine la discussion.

— Quoi donc ?

— Eh bien, le robot humaniforme, voyons ! Il y a des gens qui voient dans le robot humaniforme le colon idéal, comprenez-vous ? Qui disent que c’est eux qui peuvent bâtir de nouveaux mondes.

— Vous avez toujours eu des robots. Vous voulez dire que cette idée n’avait encore jamais été avancée ?

— Si, bien sûr, mais elle était manifestement impossible à réaliser. Les robots ordinaires, non humaniformes et sans surveillance humaine immédiate, construiraient un monde convenant à leur nature non humaniforme ; on ne pourrait pas attendre d’eux qu’ils domestiquent et bâtissent un monde convenant aux esprits et aux corps plus délicats et souples des êtres humains.

— Mais le monde qu’ils bâtiraient servirait certainement de première approximation raisonnable, il me semble.

— Oui, bien sûr, Baley. Malheureusement, et c’est un signe de la décadence auroraine, il y a dans notre peuple un nombre écrasant de personnes qui estiment qu’une première approximation raisonnable est déraisonnablement insuffisante. En revanche, un groupe de robots humaniformes, ressemblant aussi étroitement que possible aux êtres humains par le corps et par l’esprit, réussiraient à construire un monde qui, en leur convenant, conviendrait inévitablement aux Aurorains. Est-ce que vous suivez ce raisonnement ?

— Tout à fait.

— Ils construiraient ce monde si bien, voyez-vous, que lorsqu’ils auraient fini, quand les Aurorains seraient enfin prêts à partir, nos êtres humains passeraient d’Aurora dans une autre Aurora. Ils ne seraient jamais partis de chez eux ! Ils auraient simplement une nouvelle maison, exactement comme l’ancienne, où ils continueraient de sombrer dans la décadence. Suivez-vous aussi ce raisonnement-là ?

— Oui, bien sûr, mais si je comprends bien, les Aurorains ne le suivent pas ?

— Ils risquent de ne pas le suivre. Je crois que je peux présenter l’argument d’une manière persuasive, si l’opposition ne me ruine pas politiquement, avec cette affaire Jander. Comprenez-vous le mobile qui m’est attribué ? Je suis censé m’être embarqué dans un programme de destruction des robots humaniformes, plutôt que de leur permettre d’être utilisés pour aller coloniser d’autres planètes. Du moins c’est ce que prétendent mes ennemis.

Cette fois, ce fut Baley qui s’arrêta de marcher. Il considéra Fastolfe d’un air songeur et hocha la tête.

— Docteur Fastolfe, vous devez comprendre que l’intérêt de la Terre est que vous imposiez totalement votre point de vue.

— Et c’est aussi votre intérêt personnel, M. Baley.

— C’est aussi le mien. Mais si je me place à l’écart pour le moment, il demeure capital, pour notre planète, que nôtre population soit autorisée, encouragée et aidée à explorer la Galaxie ; que nous conservions autant de nos coutumes que nous le pouvons pour nous sentir à l’aise, que nous ne soyons pas condamnés à l’emprisonnement éternel sur la Terre, puisque nous ne pourrions que périr.

— Certains d’entre vous, je crois, tiendront à demeurer emprisonnés.

— Naturellement. Peut-être la grande majorité. Cependant, certains autres au moins, les plus nombreux possible, s’échapperont s’ils en reçoivent l’autorisation. Par conséquent, c’est mon devoir, pas seulement comme représentant de la loi pour une importante fraction de l’Humanité mais aussi comme simple Terrien, de vous aider à vous disculper, que vous soyez coupable ou innocent. Néanmoins, je ne puis me lancer à fond dans cette mission que si je sais pertinemment que les accusations portées contre vous sont sans fondement.

— Bien entendu ! Je le comprends très bien.

— Alors, à la lumière de ce que vous venez de me dire sur le mobile qui vous est attribué, assurez-moi encore une fois que vous n’avez pas commis ce crime.

— Baley, je comprends parfaitement que vous n’ayez pas le choix dans cette affaire. Je sais très bien que je peux vous avouer impunément que je suis coupable, et que vous serez quand même forcé, par la nature de vos besoins et de ceux de votre monde, de vous associer avec moi pour étouffer cette vérité. En fait, si j’étais réellement coupable, je me sentirais contraint de vous l’avouer, afin que vous puissiez prendre cela en considération et, connaissant la vérité, travailler plus efficacement à ma défense et à mon sauvetage… et au vôtre. Mais je ne peux le faire, pour la bonne raison que je suis innocent. Même si les apparences sont contre moi, je n’ai pas détruit Jander. Une telle idée ne m’est jamais venue à l’esprit.

— Jamais ?

Fastolfe sourit tristement :

— Oh, il se peut que j’aie pensé une ou deux fois qu’il aurait peut-être mieux valu pour Aurora que je ne découvre jamais les ingénieuses théories qui ont permis le développement du cerveau positronique humaniforme ; ou qu’il vaudrait mieux que ces cerveaux se révèlent instables et facilement sujets à des gels mentaux. Mais ce n’était que des pensées fugaces, de vagues regrets. Pas un instant, pas une fraction de seconde je n’ai envisagé de provoquer pour cette raison la destruction de Jander.

— Alors nous devons démolir ce mobile qu’on vous attribue.

— Parfait, mais comment ?

— Nous pouvons montrer que ça n’a servi à rien. A quoi bon détruire Jander ? On peut construire de nouveaux robots humaniformes, par milliers, par millions.

— Je crains que ce ne soit pas le cas. Aucun ne peut être construit. Moi seul sais comment les concevoir et tant que la colonisation par les robots restera une possibilité, je refuse d’en construire d’autres. Jander n’est plus et il ne reste que Daneel.

— Le secret sera découvert par d’autres.

Fastolfe releva le menton.

— Je voudrais bien connaître le roboticien qui en serait capable ! Mes ennemis ont fondé un Institut de Robotique, sans autre but que de découvrir les méthodes ayant servi à la construction du robot humaniforme, mais ils ne réussiront pas. Ils n’ont pas réussi jusqu’à présent et je sais qu’ils ne réussiront pas.

Baley fronça les sourcils.

— Si vous êtes le seul à connaître le secret du robot humaniforme, et si vos ennemis le cherchent désespérément, ne vont-ils pas tenter de vous l’arracher ?

— Si, bien sûr. En menaçant mon existence politique, en imaginant quelque châtiment qui m’interdirait de faire des recherches dans ce domaine et mettrait ainsi fin à ma carrière aussi, à mon existence professionnelle, peut-être espèrent-ils que je partagerai mon secret avec eux. Ils peuvent même me faire ordonner par la Législature de partager le secret, sous peine de confiscation des biens, d’emprisonnement, etc. Mais je suis bien décidé à subir n’importe quoi – n’importe quoi – plutôt que de céder. Seulement je ne voudrais pas avoir à le faire, comprenez-vous.

— Sont-ils au courant de votre détermination à résister ?

— Je l’espère. Je l’ai déclaré assez clairement. Ils s’imaginent sans doute que je bluffe, que je ne parle pas sérieusement. Mais je suis très sérieux.

— D’autre part, s’ils vous croient, ils risquent d’avoir recours à des mesures plus graves.

— Que voulez-vous dire ?

— Voler vos papiers. Vous enlever. Vous torturer. Fastolfe éclata de rire et Baley rougit.

— Je n’aime pas jouer au feuilleton en Hyperonde, dit-il d’un air pincé, mais avez-vous envisagé tout cela ?

— Mr Baley ! Premièrement, mes robots peuvent me protéger. Il faudrait une guerre totale pour me capturer, moi ou mes travaux. Deuxièmement ; même si d’une façon ou d’une autre ils y parvenaient, pas un des roboticiens qui s’opposent à moi ne supporterait de faire savoir à tout le monde qu’il n’a pu obtenir le secret du cerveau positronique humaniforme qu’en le volant ou en me l’arrachant par la force. Il ou elle perdrait complètement sa réputation professionnelle. Troisièmement, ce genre de chose est inconcevable à Aurora, ça ne s’est jamais vu. Le moindre soupçon d’une tentative de cet ordre contre ma personne retournerait immédiatement la Législature – et aussi l’opinion publique – en ma faveur.

— Ah oui ? marmonna Baley, en pestant à part lui sur l’obligation de travailler dans une civilisation, une culture dont il ne comprenait absolument pas la tournure d’esprit.

— Oui. Vous pouvez me croire sur parole. Tenez, j’aimerais qu’ils tentent un coup aussi mélodramatique. J’aimerais qu’ils soient assez incroyablement stupides pour faire ça. Et même, Baley, je voudrais pouvoir vous persuader d’aller les trouver, de vous insinuer dans leurs bonnes grâces, de gagner leur confiance et de les pousser à organiser une attaque contre mon établissement, ou encore de m’agresser sur une route déserte, ou tout autre forfait de ce genre qui, je suppose, est courant sur la Terre.

— Je ne pense pas que ce serait mon style, répliqua Baley d’un air toujours aussi pincé.

— Je ne le pense pas non plus, alors je n’ai aucune intention de chercher à réaliser mon souhait. Et, croyez-moi, c’est bien dommage, car si nous ne pouvons pas les amener à employer cette méthode suicidaire, ils vont continuer à faire quelque chose de beaucoup mieux, à leur point de vue. Ils vont me détruire avec des calomnies.

— Quelles calomnies ?

— Ils ne m’attribuent pas seulement la destruction d’un robot. C’est déjà assez grave et pourrait suffire. Ils chuchotent – ce n’est encore qu’une vague rumeur – que la mort n’est qu’une de mes expériences, dangereuse et réussie. Ils murmurent que je travaille à un système pour la destruction rapide et efficace des cerveaux humaniformes, afin que lorsque mes ennemis auront créé leurs propres robots humaniformes, je puisse, avec les membres de mon parti, les détruire tous et empêcher ainsi Aurora d’aller bâtir de nouveaux mondes, tout cela afin de laisser la Galaxie à mes alliés terriens.

— Il ne peut y avoir un mot de vérité dans tout cela !

— Bien sûr que non. Des calomnies, je vous dis. Et ridicules, de surcroît. Une telle méthode de destruction n’est même pas possible théoriquement et les gens de l’Institut de Robotique sont loin d’être sur le point de créer leurs propres robots humaniformes. Je suis absolument incapable de me livrer à une orgie de destruction massive, même si je le voulais. Je ne peux pas.

— Alors est-ce que tout ne s’écroule pas sous son propre poids ?

— Malheureusement, ça n’arrivera sans doute pas à temps. Cette affaire est peut-être grotesque, mais elle va probablement durer suffisamment pour retourner l’opinion publique contre moi et obtenir juste assez de voix à la Législature pour me condamner. Eventuellement, on reconnaîtra que toute cette histoire était ridicule, mais il sera trop tard. Et notez bien, je vous prie, que dans tout cela la Terre sert de bouc émissaire. L’accusation selon laquelle je sers les intérêts de la Terre est puissante et beaucoup de gens choisiront de croire à cette cabale, contre tout bon sens, uniquement parce qu’ils détestent la Terre et les Terriens.

— Vous voulez me dire, en somme, qu’un ressentiment actif contre la Terre est en train de se répandre et d’augmenter ?

— Précisément. La situation empire de jour en jour, pour moi et pour la Terre, et nous avons très peu de temps devant nous.

— Mais n’y a-t-il pas un moyen facile de réfuter tout ça d’un bon coup ? (Baley, en désespoir de cause, jugeait qu’il était temps de se rabattre sur l’observation de Daneel.) Si vous cherchiez vraiment à expérimenter une méthode de destruction d’un robot humaniforme, pourquoi en choisir un dans un autre établissement, qui risquerait de mal se prêter à votre expérience ? Vous aviez Daneel sur place, dans votre propre établissement. Il était à votre disposition, bien commodément. Est-ce que l’expérience n’aurait pas été pratiquée sur lui, s’il y avait une vérité dans toutes ces rumeurs ?

— Non, non, riposta Fastolfe. Non, je ne ferai croire ça à personne. Daneel est ma première réussite, mon triomphe. En aucun cas, sous aucun prétexte, je ne le détruirais. Il était tout naturel que je me tourne vers Jander. Cela sautera, aux yeux de tout le monde et je serais fou de chercher à faire croire que cela aurait été plus logique pour moi de sacrifier Daneel.

Ils s’étaient remis en marche et ils arrivaient presque à destination. Baley, la figure fermée, les lèvres serrées, gardait le silence.

— Comment vous sentez-vous, Baley ? demanda enfin Fastolfe.

— Si c’est à ma présence dans l’Extérieur que vous pensez, je n’en ai même pas conscience, murmura Baley. Si vous voulez parler de notre dilemme, je crois que je suis bien près de renoncer, si je peux le faire sans me placer dans une chambre ultrasonique de dissolution de cerveau. Pourquoi m’avez-vous fait venir, docteur Fastolfe ? s’écria-t-il passionnément, en élevant la voix. Pourquoi me confiez-vous cette tâche ? Que vous ai-je fait pour que vous me traitiez ainsi ?

— A vrai dire, répondit Fastolfe, ce n’est pas moi qui ai eu cette idée et je ne puis plaider, pour ma défense, que le désespoir.

— C’est l’idée de qui, alors ?

— C’est la personne à qui appartient cet établissement où nous venons d’arriver qui l’a suggéré initialement… et-je n’ai pas trouvé de meilleure idée.

— Le propriétaire de cet établissement ? Mais pourquoi a-t-il…

— Elle.

— Bon, elle, pourquoi a-t-elle fait une pareille suggestion ?

— Ah, j’ai omis de vous dire qu’elle vous connaît, Baley. Voyez, c’est elle qui nous attend, en ce moment. Baley tourna la tête et resta bouche bée.

— Nom de Jehosaphat ! souffla-t-il.

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