XV. Daneel et Giskard

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Baley sentit la poigne solide de Daneel sur le haut de son bras, près de l’épaule. Il s’arrêta et s’efforça de maîtriser ses gémissements puérils, mais continua de trembler.

Daneel lui dit, avec un respect infini :

— Camarade Elijah, c’est un orage… attendu… prédit… normal.

— Je le sais, souffla Baley.

Oui, il le savait. Les orages avaient été longuement décrits dans les livres qu’il avait lus, romans ou documents. Il en avait vu en photographie et en hypervision, avec le bruit et tout.

Mais la réalité, cependant (le son et le spectacle réels), n’avait jamais pénétré dans les entrailles de la Ville et jamais de sa vie il n’avait assisté à pareil phénomène.

Malgré tout ce qu’il savait – intellectuellement – des orages, il était viscéralement incapable d’affronter leur réalité. En dépit des descriptions, des collections de mots, de ce qu’il avait vu sur de petites illustrations et des écrans, entendu par des enregistrements, en dépit de tout cela, il n’avait jamais imaginé que les éclairs étaient aussi aveuglants et s’étiraient en travers du ciel tout entier, que le son était aussi grave et vibrant ni qu’il se répercutait ainsi, que tout était si soudain, que la pluie tombait ainsi comme d’une cuvette renversée, inlassablement.

— Je ne peux pas sortir là-dedans, marmonna-t-il d’une voix désespérée.

— Ce ne sera pas la peine, dit gentiment Daneel. Giskard va aller chercher l’aéroglisseur. Il l’amènera juste devant la porte. Vous ne recevrez pas une goutte de pluie.

— Pourquoi ne pas attendre que cela cesse ?

— Ce ne serait pas souhaitable, camarade Elijah. Il va certainement continuer de pleuvoir, au moins un peu, jusqu’après minuit, et si le Président arrive demain matin, comme l’a laissé entendre le Dr Amadiro, il serait infiniment préférable de passer la soirée en consultation avec le Dr Fastolfe.

Baley se força à faire demi-tour et regarda Daneel dans les yeux. Ils lui parurent très soucieux, mais il pensa tristement que ce n’était là que son interprétation personnelle. Les robots n’avaient pas de sentiments, rien que des impulsions positroniques imitant ces sentiments. (Et peut-être les êtres humains n’avaient-ils pas de sentiments non plus, rien que des impulsions nerveuses interprétées comme des sentiments.)

Il s’aperçut vaguement qu’Amadiro n’était plus là.

— Amadiro m’a retardé sciemment, dit-il, en me conduisant à la Personnelle, en me distrayant par son bavardage oiseux, en empêchant Giskard et toi de l’interrompre et de m’avertir de l’orage. Il a même essayé de me persuader de visiter les lieux et de dîner avec lui. Il n’a bronché qu’au bruit de l’orage. C’était ce qu’il attendait.

— On le dirait. Et si l’orage vous retient ici maintenant, ce sera exactement ce qu’il espère.

Baley respira profondément.

— Tu as raison. Je dois partir… vaille que vaille.

A contrecœur, Baley fit un pas vers la porte, restée ouverte, encadrant encore un paysage gris foncé noyé de pluie battante. Encore un pas… puis un autre, en s’appuyant lourdement sur Daneel.

Giskard attendait patiemment sur le seuil.

Baley s’arrêta et ferma les yeux un moment. Puis il dit à voix basse, en parlant plus à lui-même qu’à Daneel :

— Il faut que j’y aille…

Et il avança encore d’un pas.

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— Vous sentez-vous bien, monsieur ? demanda Giskard.

C’était une question idiote, dictée par la programmation du robot, pensa Baley. Mais au moins ce n’était pas pire que les questions posées par des êtres humains, parfois follement hors de propos et programmées par l’étiquette.

— Oui, répondit-il d’une voix qu’il essayait – en vain – d’élever mais qui ne fut qu’un chuchotement rauque.

C’était une réponse inutile à une sotte question car Giskard, tout robot qu’il était, voyait bien que Baley se sentait très mal et que sa réponse était un mensonge flagrant.

Elle fut cependant acceptée et cela libéra Giskard pour la suite. Il dit :

— Je vais maintenant aller chercher l’aéroglisseur et je l’amènerai à la porte.

— Est-ce qu’il marchera, avec toute… toute cette eau, Giskard ?

— Oui, monsieur. Cette pluie n’est pas anormale.

Le robot partit en marchant posément sous l’averse.

Les éclairs scintillaient presque continuellement et le tonnerre n’était qu’un grondement incessant s’élevant toutes les quelques minutes en un crescendo fracassant.

Pour la première fois de sa vie, Baley se surprit à envier un robot. Pouvoir marcher ainsi, être indifférent à l’eau, au bruit, aux éclairs, être capable d’ignorer l’environnement et jouir d’une pseudo-vie absolument courageuse, ne pas connaître la peur de la douleur ou de la mort, parce que la peur et la mort n’existaient pas…

Et, cependant, être incapable d’une originalité de pensée, ne jamais connaître les bonds imprévisibles de l’intuition…

Ces dons valaient-ils le prix que l’humanité payait pour eux ?

A ce moment-là, Baley n’aurait pu le dire. Il savait qu’une fois qu’il n’éprouverait plus de terreur, il découvrirait qu’aucun prix n’est trop élevé pour avoir le privilège d’être humain. Mais à présent, alors qu’il ne ressentait rien d’autre que les battements de son cœur et la perte de toute volonté, il ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi servait d’être humain si l’on ne pouvait pas maîtriser cette terreur profondément enracinée, cette agoraphobie maladive.

Pourtant, il y avait deux jours qu’il circulait à l’Extérieur et il avait réussi à y être presque à l’aise.

Mais la peur n’avait pas été vaincue. Il le savait maintenant. Il l’avait étouffée en pensant avec force à d’autres choses, mais l’orage écrasait toute pensée, forte ou non.

Il ne pouvait pas le permettre. Si tout le reste échouait – la pensée, la fierté, la volonté –, alors il devrait se rabattre sur la honte. Il ne pouvait pas s’effondrer sous le regard supérieur et impersonnel des robots. La honte devait être plus forte que la peur.

Il sentit la main ferme de Daneel sur sa taille et la honte le retint de faire la seule chose qu’il voulait faire en ce moment se tourner vers lui et cacher sa figure contre le torse du robot. Si Daneel avait été humain, il n’aurait pas résisté…

Il avait perdu tout contact avec la réalité car soudain il perçut la voix de Daneel, comme si elle lui parvenait de très loin. Il eut l’impression que Daneel ressentait quelque chose de voisin de la panique.

— Camarade Elijah, vous m’entendez ?

La voix de Giskard, tout aussi éloignée, conseilla :

— Nous devons le porter.

— Non ! marmonna Baley. Laissez-moi marcher.

Peut-être ne l’entendirent-ils pas. Peut-être n’avait-il pas vraiment parlé, il l’avait simplement cru. Il se sentit soulevé du sol. Son bras gauche pendait, inerte, et il essaya de le lever, de le poser sur des épaules, de se hisser.

Mais son bras gauche continuait de se balancer inutilement et il se débattit en vain.

Il eut vaguement conscience de se déplacer en l’air, il sentit quelque chose de mouillé sur sa figure. Ce n’était pas réellement de l’eau, plutôt de l’humidité. Puis il y eut la pression d’une surface dure contre son flanc gauche, d’une autre plus souple contre son côté droit.

Il était dans l’aéroglisseur, de nouveau coincé entre Giskard et Daneel. Il avait surtout conscience que Giskard était très mouillé.

Un air chaud cascada autour de lui, sur lui. Avec l’obscurité et l’eau ruisselant sur les vitres, elles étaient pratiquement opacifiées et Baley le crut jusqu’à ce que l’opacité réelle se fasse et qu’ils se trouvent dans l’obscurité absolue. Le bruit étouffé des jets d’air, quand l’aéroglisseur s’éleva en se balançant au-dessus de l’herbe, parut couvrir le tonnerre et diminuer son intensité.

— Je regrette l’inconfort de ma surface trempée, monsieur, dit Giskard. Je vais sécher rapidement. Nous allons attendre un moment ici que vous vous remettiez.

Baley respirait plus facilement. Il se sentait délicieusement protégé, enfermé. Rendez-moi ma Ville, pensa-t-il. Supprimez tout l’Univers et laissez les Spatiens le coloniser. La Terre est tout ce qu’il nous faut.

Alors même qu’il pensait cela, il savait que c’était sa folie qui parlait, pas lui.

Il éprouva le besoin d’occuper son esprit.

— Daneel, dit-il.

— Oui, camarade Elijah ?

— A propos du Président. Es-tu d’avis qu’Amadiro jugeait correctement la situation, en supposant que le Président mettrait un terme à l’enquête, ou bien qu’il prenait ses désirs pour des réalités ?

— Il est possible, camarade Elijah, que le Président interroge le Dr Fastolfe et le Dr Amadiro à ce sujet. Ce serait la procédure normale, pour régler une querelle de cette nature. Il y a de nombreux précédents.

— Mais pourquoi ? demanda Baley en soupirant. Si Amadiro est très persuasif, pourquoi le Président ne donnerait-il pas simplement l’ordre d’arrêter l’enquête ?

— Le Président, dit Daneel, est dans une situation politique difficile. Il était d’accord, initialement, pour vous permettre de venir à la demande du Dr Fastolfe, et il ne peut pas se déjuger si brusquement, si vite, sous peine de paraître faible et irrésolu, et de fâcher gravement le Dr Fastolfe qui est encore un personnage très influent de la Législature.

— Alors pourquoi n’a-t-il pas simplement rejeté la requête d’Amadiro ?

— Le Dr Amadiro a beaucoup d’influence aussi, camarade Elijah, et il en aura probablement de plus en plus. Le Président doit temporiser en écoutant les deux parties et en ayant au moins l’air de délibérer, avant de prendre une décision.

— Fondée sur quoi ?

— Sur la validité de l’affaire, sans doute.

— Alors il va falloir que je trouve avant demain matin quelque chose qui persuadera le Président de prendre le parti de Fastolfe, au lieu d’être contre lui. Si j’y arrive, est-ce que ce sera la victoire ?

— Le Président n’est pas tout-puissant mais son influence est grande. S’il se déclare ouvertement pour le Dr Fastolfe, alors, dans les conditions politiques actuelles, oui, le Dr Fastolfe obtiendra probablement le soutien de la Législature.

Baley se remettait à penser avec lucidité.

— Cela expliquerait assez bien qu’Amadiro tente de nous retarder. Il a dû se dire que je n’avais rien à présenter au Président et qu’il lui suffisait de gagner du temps, de me retarder et de m’empêcher de trouver rapidement quelque argument décisif.

— On le dirait bien, camarade Elijah.

— Et il ne m’a laissé partir que lorsqu’il pensait pouvoir compter sur l’orage pour continuer de me retenir.

— Peut-être, camarade Elijah.

— Dans ce cas, nous ne pouvons pas permettre à l’orage de nous retarder.

— Où désirez-vous être conduit, monsieur ? demanda calmement Giskard.

— Retournons à l’établissement du Dr. Fastolfe.

— Pouvons-nous attendre encore un moment, camarade Elijah ? Comptez-vous annoncer au Dr Fastolfe que vous ne pouvez pas poursuivre l’enquête ?

— Pourquoi demandes-tu ça ? s’exclama Baley. Sa voix forte et rageuse révélait qu’il s’était déjà bien ressaisi.

— Simplement, je crains que vous ayez oublié un instant que le Dr Amadiro vous a pressé de le faire pour le bien de la Terre.

— Je n’ai pas oublié, répliqua sombrement Baley, et je n’aime pas que tu t’imagines qu’il ait pu m’influencer, Daneel. Fastolfe doit être disculpé et la Terre doit envoyer ses pionniers dans la Galaxie. S’il y a en cela un danger de la part des globalistes, ce danger doit être affronté.

— Mais dans ce cas, camarade Elijah, pourquoi retourner chez le Dr Fastolfe ? Il me semble qu’il n’y a rien d’important à lui rapporter. N’y a-t-il aucune direction dans laquelle nous pourrions poursuivre nos investigations, avant d’aller faire notre rapport au Dr Fastolfe ?

Baley se redressa et posa une main sur Giskard, qui était maintenant complètement sec.

— Je suis satisfait des progrès que j’ai déjà faits, dit-il d’une voix tout à fait normale. Partons, Giskard. Conduis-nous à l’établissement de Fastolfe. (Et il ajouta, en serrant les poings et en raidissant son corps :) De plus, Giskard, dégage les vitres. Je veux regarder l’orage en face.

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Baley retint sa respiration en se préparant à la transparence. L’aéroglisseur ne serait plus hermétiquement clos ; il n’aurait plus des parois unies, solides.

Au moment où les vitres se dégageaient, un éclair jaillit qui disparut aussitôt avec pour seul résultat d’assombrir le paysage par contraste.

Baley ne put réprimer un mouvement de recul tout en s’efforçant de s’armer de courage en prévision du coup de tonnerre qui, quelques secondes plus tard, gronda.

— L’orage ne va plus empirer et, bientôt, il se calmera, dit Daneel d’une voix rassurante.

— Je me moque qu’il se calme ou non, répliqua Baley en serrant les dents. Allons, Giskard. Partons.

Il essayait, pour lui-même, de conserver l’illusion d’être un humain commandant à des robots.

L’aéroglisseur s’éleva légèrement et, aussitôt, il fut déporté sur le côté et pencha si fort que Baley fut collé contre Giskard.

— Redresse ce véhicule, Giskard ! cria-t-il ou, plutôt, gémit-il.

Daneel le prit par les épaules et l’attira contre lui. De l’autre bras, il se retenait à une poignée fixée au châssis de l’aéroglisseur.

— Ce n’est pas possible, camarade Elijah. Le vent est assez violent.

Baley sentit ses cheveux se dresser.

— Tu veux dire… Tu veux dire que le vent va nous emporter ?

— Non, bien sûr que non, répondit Daneel. Si la voiture était anti-grav – une forme de technologie qui, bien entendu, n’existe pas – et si sa masse et son inertie étaient éliminées, alors elle serait emportée comme une plume dans les airs. Cependant, nous conservons toute notre masse, même quand nos jets nous soulèvent sur le coussin d’air, alors notre inertie résiste au vent. Néanmoins, le vent nous fait osciller, même si Giskard garde le contrôle absolu du véhicule.

— Ça n’en a pas l’air, marmonna Baley.

Il perçut un vague sifflement aigu, qu’il pensa être le vent glissant sur l’aéroglisseur alors que le véhicule fendait l’atmosphère turbulente. Puis l’aéroglisseur fit une embardée et Baley ne put absolument pas se retenir de saisir Daneel par le cou et de le serrer désespérément.

Daneel attendit un moment. Quand Baley eut repris haleine, quand son étreinte fut moins crispée, il s’en dégagea sans peine, tout en resserrant son bras autour des épaules de Baley.

— Afin de garder le cap, camarade Elijah, Giskard doit compenser la poussée du vent par une distribution asymétrique des jets d’air. Ils soufflent d’un côté pour que l’aéroglisseur se penche à contre-vent, et la force ainsi que la direction de ces jets doivent être réglées à mesure que le vent change d’intensité et de direction. Pour cela, il n’y a pas plus habile que Giskard, mais, malgré tout, il y a d’inévitables secousses et cahots. Il faudra donc excuser Giskard s’il ne participe pas à notre conversation. Il doit s’occuper uniquement de la conduite.

— Est-ce que c’est… sans danger ?

L’estomac de Baley se contractait à la pensée de jouer avec le vent de cette façon. Il était très heureux de ne pas avoir mangé depuis plusieurs heures. Il ne pouvait pas… il n’oserait pas être malade dans l’espace confiné de l’aéroglisseur. Cette idée même aggrava sa nausée et il tenta de se concentrer sur autre chose.

Il s’imagina en train de courir sur les bretelles mouvantes, sur la Terre, d’en descendre une pour sauter sur la voisine, plus rapide, et puis sur une autre encore plus rapide, de passer sur une plus lente, en se penchant contre le vent dans une direction ou l’autre selon que l’on rapidait (un curieux mot de jargon uniquement employé par les coureurs de bretelles mouvantes) ou que l’on ralentissait. Dans sa jeunesse, Baley faisait cela presque automatiquement, sans la moindre faute ni la moindre hésitation.

Daneel s’y était adapté sans peine et la seule fois où ils avaient fait la course tous les deux, Daneel s’en était tiré à la perfection. Eh bien, se dit Baley, c’était exactement la même chose ! L’aéroglisseur courait sur les bretelles. Absolument ! C’était pareil !

Pas tout à fait, bien sûr. Dans la Ville, la vitesse de la bretelle était fixe. Le vent soufflait d’une manière absolument prévisible, puisqu’il ne résultait que du mouvement du trottoir roulant. Mais là, sous l’orage, le vent avait une volonté à lui ou, plutôt, il dépendait d’une telle quantité de variables (Baley faisait exprès de rechercher le rationnel) qu’il paraissait n’obéir qu’à son caprice et Giskard devait en tenir compte et compenser cela. C’était tout. Autrement, c’était la même chose que si l’on courait simplement le long des bretelles, avec une petite complication en plus.

— Et si nous sommes jetés contre un arbre ? marmonna-t-il.

— Très improbable, camarade Elijah. Giskard est bien trop habile pour ça. Et nous ne sommes que très légèrement au-dessus du sol, si bien que les jets sont particulièrement puissants.

— Alors nous allons heurter une grosse pierre. Elle nous emboutira par en dessous.

— Nous ne heurterons pas de pierre, camarade Elijah.

— Pourquoi ? Comment diable Giskard peut-il voir où il va, d’abord ? grogna Baley en cherchant à regarder dans l’obscurité devant eux.

— Le soleil se couche à peine, dit Daneel, et un peu de jour filtre entre les nuages. Cela nous suffit pour voir avec l’aide de nos phares. Et s’il fait plus sombre, Giskard intensifiera leur lumière.

— Quels phares ? demanda Baley d’un air agressif.

— Vous ne les voyez pas bien parce qu’ils ont une forte teneur en infrarouge, à laquelle les yeux de Giskard sont sensibles mais pas les vôtres. De plus, l’infrarouge est plus pénétrant que la lumière sur ondes plus courtes, et pour cette raison, c’est plus efficace sous la pluie ou dans le brouillard.

Malgré sa peur et son malaise, Baley éprouva de la curiosité.

— Et tes yeux à toi, Daneel ?

— Mes yeux, camarade Elijah, sont conçus pour être aussi voisins que possible de ceux des êtres humains. C’est regrettable, peut-être, en ce moment.

L’aéroglisseur frémit et Baley retint de nouveau sa respiration.

— Les yeux des Spatiens sont encore adaptés au soleil de la Terre, même si ceux des robots ne le sont pas, murmura-t-il. C’est une bonne chose, sans doute, si ça peut leur rappeler qu’ils descendent des Terriens…

Sa voix s’étouffa. Il faisait de plus en plus sombre, au-dehors. Il ne voyait plus rien maintenant, et les éclairs intermittents n’éclairaient rien non plus. Ils étaient totalement aveuglants. Baley ferma les yeux mais en vain. Il avait encore plus conscience du tonnerre furieux, menaçant.

Ne devraient-ils pas s’arrêter ? Attendre que le plus gros de l’orage soit passé ?

Giskard annonça soudain :

— Ce véhicule ne réagit pas normalement.

Baley sentit que le véhicule était fortement secoué, comme s’il était sur roues et passait sur une surface irrégulière.

— Est-ce que l’orage a pu faire des dégâts, Ami Giskard ? demanda Daneel.

— Ce n’est pas l’impression que ça donne, Ami Daneel. Pas plus qu’il ne paraît probable que cet engin puisse souffrir de ce genre de dégâts dans cet orage, ou dans n’importe quel orage.

Baley écoutait sans très bien comprendre.

— Des dégâts ? Quel genre de dégâts ?

— Il me semble qu’il y a une fuite dans le compresseur, monsieur, mais très lente. Ce n’est pas le résultat d’une crevaison ordinaire.

— Comment est-ce arrivé, alors ? demanda Baley.

— Un sabotage, peut-être, pendant que le véhicule était dehors, près du bâtiment administratif. Je me suis aperçu, depuis quelque temps déjà, que nous sommes suivis et que l’on prend soin de ne pas nous dépasser.

— Pourquoi, Giskard ?

— Sans doute, monsieur, parce que l’on attend que nous tombions complètement en panne.

Les mouvements de l’aéroglisseur étaient de plus en plus saccadés.

— Pourrons-nous arriver jusque chez Fastolfe ?

— J’en doute, monsieur.

Baley essaya de fouetter son esprit affolé pour le forcer à réfléchir.

— Dans ce cas, je me suis radicalement trompé sur les raisons qu’avait Amadiro de nous retarder. Il nous gardait simplement là pendant qu’un de ses robots sabotait l’aéroglisseur de telle manière que nous tombions en panne au beau milieu de cette désolation.

— Mais pourquoi ferait-il cela ? s’exclama Daneel, choqué. Pour se saisir de vous ? Mais il vous avait déjà.

— Il ne veut pas de moi. Personne ne veut de moi, répliqua Baley avec une sorte de colère lasse. Le danger est pour toi, Daneel.

— Pour moi, camarade Elijah ?

— Oui, toi, Daneel !… Giskard, choisis un endroit sûr pour te poser et dès que tu seras arrêté, Daneel doit descendre et courir en lieu sûr.

— C’est impossible, camarade Elijah, protesta Daneel. Je ne peux pas vous abandonner alors que vous vous sentez malade et, plus particulièrement, s’il y a ces gens qui nous poursuivent et risquent de vous faire du mal.

— Daneel, c’est toi qu’ils poursuivent ! Tu dois partir. Quant à moi, je resterai dans l’aéroglisseur. Je ne risque rien.

— Comment puis-je croire cela ?

— Je t’en prie ! S’il te plaît ! Comment puis-je tout expliquer alors que le monde tourbillonne… Daneel, reprit Baley avec un calme désespéré, tu es ici l’individu le plus important, infiniment plus important que Giskard et moi réunis. Toute l’humanité dépend de toi. Ne t’inquiète pas d’un seul homme ; pense à des milliards d’hommes ! Daneel… Je t’en prie…

61

Baley était balancé d’avant en arrière. Il se demanda si l’aéroglisseur se brisait complètement, ou si Giskard en perdait le contrôle. Ou bien tentait-il d’éluder les poursuivants ?

Baley s’en moquait. Il s’en moquait ! Que l’aéroglisseur s’écrase, qu’il éclate en mille morceaux. Il accueillerait la mort avec joie. N’importe quoi pour être débarrassé de cette terrible peur, de cette totale incapacité d’affronter l’Univers.

Mais il devait s’assurer que Daneel s’échappe sain et sauf. Comment ?

Tout était irréel et il n’allait rien pouvoir expliquer à ces robots. Pour lui, la situation était claire, mais comment pourrait-il la faire comprendre à ces non-humains, qui ne connaissaient rien d’autre que leurs Trois Lois, et qui laisseraient la Terre entière et, à la longue, toute l’humanité, périr parce qu’ils ne pouvaient se soucier que d’un seul homme, celui qui était sous leur nez ?

Pourquoi avait-on inventé les robots ?

Et puis, assez curieusement, Giskard, le moins raffiné des deux, vint à son secours. Il dit de sa voix monotone :

— Ami Daneel, je ne vais plus pouvoir maintenir cet aéroglisseur en mouvement bien longtemps. Peut-être serait-il plus souhaitable de faire ce que propose Mr Baley. Il t’a donné un ordre très clair.

Daneel parut perplexe.

— Est-ce que je peux le laisser alors qu’il ne va pas bien, Ami Giskard ?

— Tu ne peux pas l’emmener avec toi sous l’orage, Ami Daneel. De plus, il a l’air très anxieux que tu partes, et tu lui ferais peut-être mal en restant.

Baley se sentit revivre.

— Oui… Oui ! s’écria-t-il d’une voix cassée. Giskard a raison. Giskard, pars avec lui, cache-le, assure-toi qu’il ne reviendra pas… et puis reviens me chercher.

Daneel protesta violemment :

— Cela n’est pas possible, camarade Elijah. Nous ne pouvons pas vous laisser seul, sans soins, sans protection.

— Pas de risque… Je ne risque rien. Fais ce que je dis…

— Ceux qui nous suivent sont probablement des robots, dit Giskard. Des êtres humains hésiteraient à sortir sous l’orage. Et des robots ne feront pas de mal à Mr Baley.

— Ils pourraient l’emmener.

Pas sous l’orage, Ami Daneel, puisque cela lui ferait évidemment du mal. Je vais maintenant arrêter l’aéroglisseur, Ami Daneel. Tiens-toi prêt à obéir aux ordres de Mr Baley. Moi aussi.

— Bien, souffla Baley. Très bien !

Il était reconnaissant d’avoir là un robot plus simple, donc plus facile à impressionner, qui risquait moins de se perdre dans les incertaines considérations d’un cerveau plus raffiné.

Vaguement, il pensa à Daneel pris entre sa perception du malaise de l’être humain et l’insistance de l’ordre et imagina son cerveau craquant sous le conflit.

Non, non, Daneel, pensa-t-il, fais ce que je dis sans t’interroger.

Mais il manquait de force de volonté pour articuler et l’ordre resta à l’état de pensée.

L’aéroglisseur se posa avec une secousse et un bruit grinçant.

Les portières s’ouvrirent à la volée de chaque côté et se refermèrent dans un léger soupir. Les robots étaient partis. Ayant pris leur décision, ils n’avaient plus hésité et ils avaient agi avec une vitesse qu’aucun être humain ne pouvait égaler.

Baley respira profondément et frissonna. L’aéroglisseur était maintenant parfaitement stable. Il faisait partie du sol.

Baley comprit soudain que la majeure partie de sa détresse avait été causée par le roulis et le tangage du véhicule, la sensation d’insubstantialité, de ne plus être relié à l’Univers, d’être à la merci de forces indifférentes.

Maintenant, enfin, plus rien ne bougeait et il ouvrit les yeux.

Il ne s’était même pas aperçu qu’il les avait fermés.

Il y avait encore des éclairs à l’horizon et le tonnerre grondait sourdement. Le vent, rencontrant une masse plus résistante et bien ancrée, hurlait sur un registre plus aigu qu’auparavant.

Tout était noir. Baley n’avait que des yeux humains ; alors, à part les éclairs intermittents, il ne voyait pas la moindre lueur. Le soleil s’était sûrement couché et les nuages étaient épais et bas.

Et, pour la première fois depuis qu’il avait quitté la Terre, Baley était seul.

62

Seul !

Baley avait été trop malade, trop affolé pour réfléchir raisonnablement. Encore maintenant, il se débattait avec lui-même, cherchant ce qu’il aurait dû faire, ce qu’il aurait fait s’il y avait eu place dans son esprit égaré pour une autre pensée que le départ impératif de Daneel.

Par exemple, il n’avait pas demandé où il se trouvait à présent, près de quoi il était, où Daneel et Giskard comptaient aller. Il ne connaissait absolument rien de cet aéroglisseur, il ne savait pas comment fonctionnaient ses divers éléments. Il ne pouvait pas le déplacer, naturellement, mais il aurait pu lui faire fournir de la chaleur s’il faisait trop froid, arrêter le chauffage s’il avait trop chaud… mais il ne savait pas le faire marcher.

Il ne savait pas non plus comment opacifier les vitres, s’il voulait être bien enfermé, ni comment ouvrir les portes s’il voulait sortir.

La seule chose qui lui restait à faire, à présent, c’était d’attendre que Giskard revienne le chercher. C’était certainement ce que Giskard attendait de lui. L’ordre qu’il lui avait donné était simple : Reviens me chercher.

Il n’avait pas été question que lui, Baley, change de position d’une manière ou d’une autre et l’esprit précis et peu encombré de Giskard interpréterait forcément ce « Reviens » comme une indication que c’était à l’aéroglisseur qu’il devait revenir.

Baley essaya de s’adapter à cette idée. Dans un sens, c’était un soulagement de n’avoir qu’à attendre, de ne pas avoir de décision à prendre pour le moment, parce qu’il ne pouvait en prendre absolument aucune. C’était un soulagement d’être stable et immobile, d’être débarrassé de ces terribles éclairs aveuglants et de ces coups de tonnerre fracassants.

Il se dit même qu’il pourrait se permettre le luxe de dormir.

Mais aussitôt il se redressa… L’oserait-il ?

Ils étaient poursuivis. Ils étaient sous observation. L’aéroglisseur, pendant qu’il était garé devant le bâtiment administratif de l’Institut de Robotique, avait été saboté et, sans aucun doute, les saboteurs allaient bientôt être sur lui.

Il les attendait aussi, pas seulement Giskard.

Avait-il lucidement réfléchi à tout cela, au cœur de sa détresse ? L’engin avait été saboté devant le bâtiment administratif. Cela pouvait être l’œuvre de n’importe qui mais plus probablement de quelqu’un qui savait qu’il était là… et qui le savait mieux qu’Amadiro ?

Amadiro avait voulu les retarder jusqu’à l’orage. C’était évident. Le véhicule devait partir sous l’orage et tomber en panne sous l’orage. Amadiro avait étudié la Terre et sa population, il s’en vantait. Il connaissait donc parfaitement les difficultés que les Terriens avaient avec l’Extérieur en général et, plus particulièrement, face à l’orage.

Il devait savoir que Baley serait réduit à l’impuissance totale.

Mais pourquoi le voulait-il ?

Pour le ramener à l’Institut ? Il l’avait déjà sous la main. Oui, mais il avait un Baley en possession de toutes ses facultés et accompagné par deux robots parfaitement capables de le défendre physiquement. A présent, ce serait différent !

Si l’aéroglisseur tombait en panne en plein orage, (devait penser Amadiro), Baley serait psychologiquement atteint. Il serait peut-être même inconscient, et certainement incapable de résister s’il était ramené. Et les deux robots de Baley ne s’y opposeraient pas, Baley étant visiblement malade, leur seule réaction serait d’aider les robots d’Amadiro à le sauver.

En fait, les deux robots seraient obligés de venir avec Baley et ils le feraient sans hésiter.

Et si jamais quelqu’un réprouvait cet enlèvement, Amadiro pourrait facilement dire qu’il avait craint pour la sécurité de Baley sous l’orage, qu’il avait tenté en vain de le retenir à l’Institut, qu’il avait envoyé ses robots à sa poursuite pour s’assurer qu’il arrivait à destination sans encombre et que lorsque l’aéroglisseur était tombé en panne sous la pluie, ces robots avaient ramené Baley à l’abri. A moins que les gens se doutent que c’était Amadiro qui avait ordonné le sabotage de l’aéroglisseur (qui le croirait ? comment le prouver ?), la seule réaction possible du grand public serait de féliciter Amadiro de ses sentiments humanitaires… d’autant plus louables mais surprenants qu’ils s’exprimaient à l’égard d’un Terrien.

Et que ferait alors Amadiro de Baley ?

Rien. Il le garderait simplement, bien tranquille et impuissant, pendant quelque temps. Baley n’était pas la proie. C’était le nœud de l’affaire.

Amadiro aurait aussi les deux robots, réduits maintenant à l’impuissance. Leurs instructions les forçaient, de la manière la plus péremptoire, à garder Baley et si Baley était malade et soigné, ils ne feraient qu’obéir aux ordres d’Amadiro si ces ordres étaient donnés clairement et ostensiblement pour le bien de Baley. Et Baley ne serait (peut-être) pas assez lucide pour les protéger avec de nouveaux ordres… certainement pas s’il était gardé en état d’impuissance.

C’était lumineux ! C’était évident ! Amadiro avait eu Baley, Giskard et Daneel, alors qu’il ne pouvait pas les utiliser. Il les avait envoyés sous l’orage, afin de les ramener dans un état utilisable. Surtout Daneel ! Daneel était la clef.

Sans aucun doute, Fastolfe finirait par les chercher, il les trouverait, bien sûr, et les récupérerait, mais alors il serait trop tard, n’est-ce pas ?

Pourquoi Amadiro voulait-il Daneel ?

Baley, la tête bourdonnante, était sûr de le savoir… mais comment pourrait-il le prouver ?

Il était incapable de réfléchir davantage… Il pensa que s’il pouvait opacifier les vitres, recréer un petit monde bien clos et immobile, il parviendrait peut-être à poursuivre ses réflexions.

Mais il ne savait pas comment opacifier les vitres. Il ne pouvait que rester là et regarder l’orage gronder au-dehors, écouter le crépitement de la pluie, le tonnerre qui s’éloignait, voir les éclairs qui s’estompaient.

Il ferma fortement les yeux. Ses paupières aussi formaient un mur, mais il n’osait pas s’endormir.

La portière s’ouvrit à sa droite. Il entendit son léger bruit de soupir. Il sentit la brise humide, la température baissa, il respira la fraîche senteur de la verdure chassant l’odeur familière d’huile et de plastique qui lui rappelait en quelque sorte la Ville qu’il désespérait de revoir un jour.

Il ouvrit les yeux et ressentit la curieuse sensation d’être dévisagé par une figure de robot, de glisser d’un côté sans réellement bouger. Il avait un petit vertige.

Le robot, une ombre noire dans l’obscurité, paraissait grand. Il avait un air assez intelligent.

— Je vous demande pardon, monsieur. Etiez-vous en compagnie de deux robots ? demanda-t-il.

— Partis, marmonna Baley.

Il s’efforçait d’avoir l’air aussi malade que possible et avait conscience de n’avoir pas besoin de beaucoup jouer la comédie.

Un éclair plus brillant zébra le ciel et filtra à travers ses paupières maintenant entrouvertes.

— Partis ? Partis où, monsieur ? (Et puis, en attendant la réponse, le robot demanda :) Etes-vous malade, monsieur ?

Baley éprouva une petite satisfaction, dans ce recoin de son esprit encore capable de penser. Si le robot n’avait pas eu d’instructions particulières, avant de faire quoi que ce soit, il aurait réagi aux signes évidents de malaise. En s’inquiétant d’abord des robots, il révélait qu’il avait reçu à leur sujet des ordres précis et forts.

Cela concordait bien.

Baley essaya de parler normalement et de donner une impression de force qu’il ne possédait pas.

— Je vais bien. Ne t’inquiète pas pour moi.

Cela ne pouvait absolument pas convaincre le robot ordinaire mais celui-ci avait été si fortement instruit en ce qui concernait Daneel (manifestement) qu’il accepta cette assurance.

— Où sont allés les robots, monsieur ?

— Ils sont retournés à l’Institut de Robotique.

— A l’Institut ? Pourquoi, monsieur ?

— Ils ont été appelés par le Maître roboticien Amadiro, qui leur a ordonné de revenir. Je les attends ici.

— Mais pourquoi n’êtes-vous pas allé avec eux, monsieur ?

— Le Maître roboticien Amadiro ne souhaitait pas que je m’expose à l’orage. Il m’a ordonné d’attendre ici. J’obéis aux ordres du Maître roboticien Amadiro.

Il espérait qu’en insistant sur le titre prestigieux et ronflant, qu’en répétant le mot « ordre », il ferait impression sur le robot et le persuaderait de le laisser là où il était.

D’autre part, s’ils avaient été programmés avec un soin particulier pour ramener Daneel, et s’ils étaient convaincus que Daneel était déjà en route vers l’Institut, leur intérêt pour ce robot déclinerait. Ils auraient alors le temps de repenser à lui, Baley. Ils diraient…

— Mais, dit le robot, il semble que vous n’alliez pas bien, monsieur.

Baley éprouva une nouvelle satisfaction.

— Mais si, je vais bien, affirma-t-il.

Derrière le robot, il en distinguait vaguement plusieurs autres – il ne pouvait les compter – dont la figure brillait à chaque éclair. Ses yeux s’étant un peu accoutumés à l’obscurité, il vit luire ceux des robots.

Il tourna la tête. Il y avait aussi des robots à la portière de gauche, qui restait cependant fermée.

Combien Amadiro en avait-il envoyés ? Et devait-on les ramener tous les trois par la force, s’il le fallait ?

— Les ordres du Maître roboticien Amadiro étaient que mes robots devaient retourner à l’Institut et que je devais attendre. Si vous avez tous été envoyés pour leur porter secours et si vous disposez d’un véhicule, trouvez les robots, qui sont en chemin pour retourner là-bas, et transportez-les. Cet aéroglisseur ne fonctionne plus.

Il essaya de dire tout cela sans hésitation, avec fermeté, comme le ferait un homme bien portant. Il n’y parvint pas tout à fait.

— Ils sont repartis à pied, monsieur ?

— Trouvez-les. Vos ordres sont clairs, répliqua Baley.

Il y eut de l’hésitation. Une nette hésitation.

Baley finit par penser à déplacer son pied droit, correctement, espérait-il. Il aurait dû le faire plus tôt mais son corps physique n’obéissait pas très bien à sa pensée.

Les robots hésitaient toujours, et Baley s’en inquiéta. Il n’était pas spatien. Il ne connaissait pas les mots qui convenaient, le ton et l’expression qui s’imposaient pour diriger efficacement des robots. Un roboticien expert savait, d’un geste, d’un regard, commander un robot, comme si c’était une marionnette dont il tenait les fils. Surtout si le robot était sa propre création.

Mais Baley n’était qu’un Terrien.

Il fronça les sourcils – ce qui était facile dans sa détresse – et chuchota un faible « Allez », en accompagnant l’ordre d’un geste des deux mains.

Cela ajouta peut-être un peu de poids à son ordre, juste ce qu’il fallait ; ou peut-être une limite avait-elle simplement été atteinte, dans le temps que mettaient les circuits positroniques des robots à déterminer, par voltage et contre-voltage, comment classer leurs instructions en conformité avec les Trois Lois.

Quoi qu’il en soit, ils avaient pris leur décision et, ensuite, il n’y eut plus d’hésitation. Ils retournèrent à leur véhicule, avec une telle rapidité qu’ils parurent tout bonnement disparaître.

La portière que le robot avait ouverte se referma d’elle-même. Baley avait bougé son pied de manière à le glisser dans l’ouverture. Il se demanda vaguement si son pied n’allait pas être sectionné ou écrasé, mais il ne le retira pas. Il était certain qu’aucun véhicule n’était conçu pour rendre possible une telle mésaventure.

Il se retrouvait seul. Il avait forcé des robots à abandonner un être humain manifestement malade en profitant de la force des ordres donnés par un Maître roboticien, qui avait tenu à renforcer la Deuxième Loi à ses propres fins et l’avait fait au point que les mensonges tout à fait apparents de Baley y avaient subordonné la Première.

Baley se flatta d’avoir réussi et s’aperçut que la portière restait entrouverte, bloquée par son pied, et que ce pied n’en avait aucunement souffert.

63

Baley sentait l’air frais sur son pied, ainsi qu’un filet d’eau. C’était effrayant, anormal, mais il ne pouvait laisser la portière se refermer car alors il ne saurait plus la rouvrir. Comment les robots faisaient-ils ? Bien sûr, ce ne devait pas être une énigme pour les gens de cette civilisation mais, en lisant les ouvrages sur la vie auroraine, il n’avait trouvé aucune instruction détaillée sur la manière précise d’ouvrir les portières d’un aéroglisseur de modèle standard. Toutes les choses importantes étaient jugées de notoriété publique. On était censé savoir, même si, en principe, ces ouvrages étaient faits pour informer.

En pensant à cela, Baley tâtonnait dans ses poches, et même les poches n’étaient pas faciles à trouver. Elles n’étaient pas aux endroits habituels et il y avait un système qu’il fallait découvrir tant bien que mal, jusqu’à ce que l’on trouve le geste précis qui provoquerait l’ouverture. Il y parvint, prit un mouchoir, le roula en boule et le plaça dans l’entrebâillement de la portière pour l’empêcher de se fermer. Il put alors retirer son pied.

Maintenant, il fallait réfléchir… s’il en était capable. Il ne servait à rien de garder la portière ouverte à moins qu’il ait l’intention de sortir. Mais avait-il intérêt à sortir ?

S’il attendait là, Giskard reviendrait le chercher tôt ou tard et, fort probablement, le conduirait en lieu sûr. Prendrait-il le risque d’attendre ?

Il ne savait pas combien de temps mettrait Giskard pour emmener Daneel à l’abri et revenir.

Mais il ne savait pas non plus combien de temps il faudrait aux robots qui les poursuivaient pour comprendre qu’ils ne trouveraient pas Daneel et Giskard sur la route de l’Institut. (Il était impossible que Giskard et Daneel aient pris cette direction, en cherchant un abri sûr. Baley ne leur avait pas ordonné de ne pas retourner à l’Institut… Et si c’était le seul chemin praticable ? Mais non ! Impossible !)

Il secoua la tête comme pour nier cette éventualité et cela lui causa une vive douleur. Il porta les mains à ses tempes et serra les dents.

Pendant combien de temps les robots allaient-ils poursuivre leurs recherches, avant de comprendre qu’il les avait trompés, ou avait été trompé lui-même ? Reviendraient-ils s’emparer de lui, très poliment et en prenant bien soin de ne pas lui faire de mal ? Pourrait-il les en détourner en leur disant qu’il mourrait s’il était exposé à l’orage ?

Le croiraient-ils ? Se mettraient-ils en communication avec l’Institut pour rapporter cela ? Oui, très certainement. Et est-ce que des êtres humains arriveraient alors ? Ceux-là n’auraient pas tant de souci de son bien-être !

Baley se dit que s’il quittait la voiture et trouvait une cachette parmi les arbres environnants, les robots auraient beaucoup plus de mal à le trouver, et cela lui ferait gagner du temps.

Mais Giskard aussi aurait plus de mal à le retrouver. D’un autre côté, Giskard avait des instructions bien plus formelles pour le protéger que les robots pour le découvrir. La principale mission du premier était de trouver Baley, celle des seconds de mettre la main sur Daneel.

D’ailleurs, Giskard était programmé par Fastolfe en personne et Amadiro, bien que habile, n’arrivait pas à la cheville de Fastolfe.

Dans ce cas, et toutes choses égales d’ailleurs, Giskard arriverait auprès de lui bien avant les autres robots.

Mais les choses seraient-elles égales par ailleurs ? Avec un brin de scepticisme railleur, Baley se dit : Je suis épuisé et je suis incapable de réfléchir réellement ; je me raccroche simplement à n’importe quoi pour tenter de me rassurer.

Malgré tout, que pouvait-il faire d’autre que soupeser ses chances, telles qu’il les concevait ?

Il poussa la portière et sortit. Le mouchoir tomba sur l’herbe mouillée et il se baissa machinalement pour le ramasser. Puis, en le serrant dans sa main, il s’éloigna en chancelant du véhicule.

Il fut suffoqué par les rafales de pluie qui giflaient sa figure et ses mains. Au bout d’un petit moment, ses vêtements mouillés se collèrent sur son corps et il grelotta.

Une lumière aveuglante déchira le ciel, trop rapide pour qu’il ait le temps de fermer les yeux et puis un monstrueux fracas le fit sursauter de terreur et plaquer ses mains sur ses oreilles.

L’orage revenait-il ? Ou bien le bruit paraissait-il plus fort maintenant qu’il était à découvert ?

Il devait avancer. Il lui fallait s’éloigner de l’aéroglisseur pour que ses poursuivants ne le retrouvent pas trop facilement. Il ne devait pas hésiter ni rester dans ce voisinage, sinon autant demeurer dans la voiture… et au sec.

Il voulut s’essuyer la figure avec le mouchoir mais il était tout aussi trempé. Il le jeta, il ne lui servait à rien.

Baley se remit en marche, les bras tendus devant lui. Y avait-il une lune, tournant autour d’Aurora ? Il lui semblait se souvenir qu’il n’en avait été question dans aucun livre. Sa clarté aurait été la bienvenue… Mais quelle importance ? Même s’il y avait en ce moment une pleine lune dans le ciel, les nuages la cacheraient.

Il sentit quelque chose contre ses mains. Il ne voyait pas ce que c’était mais cela évoquait de l’écorce rugueuse. Un arbre, indiscutablement. Même un homme de la Ville pouvait le deviner.

II se rappela alors que la foudre pouvait tomber sur les arbres et tuer des gens. Il ne se souvenait pas d’avoir lu une description de ce qui arrivait quand on était frappé par la foudre, ni même s’il existait des moyens pour s’en protéger. Il savait en tout cas que jamais personne, sur la Terre, n’avait été frappé par la foudre.

Avec ses mains glacées, mouillées, il avança à tâtons sous les arbres, tremblant de peur. Il craignait de s’égarer, de tourner en rond, de ne pas conserver la même direction.

En avant !

Les fourrés devenaient plus denses, et il devait passer au travers. Il avait l’impression que de petits doigts osseux le griffaient, le retenaient. Rageusement, il tira son bras et entendit un bruit de déchirure.

En avant !

Il claquait des dents et tremblait de plus belle. Encore un éclair. Pas trop effrayant. Pendant un bref instant, il aperçut ce qui l’entourait.

Des arbres ! Des arbres nombreux. Il était dans un bois. En cas de foudre, de nombreux arbres étaient-ils plus dangereux qu’un seul ?

Il n’en savait rien.

Serait-il plus en sécurité s’il ne touchait pas vraiment un arbre ?

Il n’en savait rien non plus. La mort par la foudre n’était pas un élément de la vie dans les Villes et les romans historiques (ou les livres d’histoire) qui en parlaient ne donnaient aucun détail.

Il leva les yeux vers le ciel noir et sentit l’humidité descendre. Il essuya ses yeux mouillés avec ses mains mouillées.

Et il repartit, en essayant de bien lever les pieds. A un moment donné, il pataugea dans un petit ruisseau étroit, glissant sur les cailloux du fond.

Comme c’était bizarre ! Cela ne le mouilla pas plus qu’il ne l’était.

Il repartit. Les robots ne le retrouveraient pas. Et Giskard ?

Baley ne savait pas où il était, ni où il allait ni à quelle distance il était de tout.

S’il voulait retourner à l’aéroglisseur, il en serait incapable.

S’il tentait de s’orienter, il ne le pourrait pas.

Et l’orage allait durer éternellement et finalement il se dissoudrait et, fondrait lui-même en un ruisselet et personne ne le retrouverait jamais.

Ses molécules dissoutes couleraient vers l’océan. Y avait-il un océan sur Aurora ?

Oui, naturellement ! Il était plus grand que ceux de la Terre mais il y avait plus de glace aux pôles aurorains.

Ah, il flotterait jusqu’aux glaces et y gèlerait, et brillerait sous le froid soleil orangé.

Ses mains touchaient de nouveau un arbre – des mains mouillées – des arbres mouillés – un grondement de tonnerre – curieux, il ne voyait pas l’éclair – or l’éclair venait d’abord – était-il touché ?

Il ne sentait rien… à part le sol.

Le sol était sous lui parce que ses doigts grattaient la boue froide, mouillée. Il tourna la tête pour mieux respirer. C’était assez confortable. Il n’avait plus besoin de marcher. Giskard le trouverait.

Il en fut soudain tout à fait sûr. Giskard le trouverait parce que…

Non, il avait oublié le « parce que ». C’était la seconde fois qu’il oubliait quelque chose. Avant de s’endormir… était-ce la même chose qu’il oubliait à chaque fois ?… La même chose ?…

Cela n’avait pas d’importance.

Il irait très bien… très…

Et il resta couché là, seul et inconscient, sous la pluie, au pied d’un arbre, tandis que l’orage continuait de se déchaîner autour de lui.

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