Le Dr Fastolfe, tout souriant, attendait en effet. Il était grand et mince, avec des cheveux châtain clair un peu clairsemés et, bien sûr, il y avait ses oreilles. C’était elles que Baley se rappelait, après trois ans. De grandes oreilles décollées qui donnaient à l’homme un air vaguement comique, une laideur assez plaisante. Elles firent sourire Baley, plus que l’aimable accueil de Fastolfe.
Il se demanda si la technologie médicale auroraine ne s’étendait pas à la petite chirurgie plastique susceptible de rectifier l’aspect déconcertant de ces oreilles… mais il était possible que Fastolfe les aimât ainsi, tout comme elles plaisaient assez à Baley (à son propre étonnement). Que pouvait-on reprocher à une figure qui faisait sourire ?
Peut-être Fastolfe aimait-il plaire au premier abord. A moins qu’il juge utile d’être sous-estimé ? Ou simplement différent ?
— Inspecteur Elijah Baley, dit Fastolfe. Je me souviens très bien de vous, même si je persiste à penser à vous en vous donnant la figure de l’acteur qui vous a incarné.
Baley perdit son sourire.
— Cette dramatique de l’Hyperonde me poursuit, docteur Fastolfe. Si je savais où aller pour y échapper…
— Nulle part, déclara cordialement Fastolfe. Alors si ça ne vous plaît pas, nous allons l’éliminer tout de suite de nos conversations. Je n’en parlerai plus. D’accord ?
— Merci, dit Baley et, avec une brusquerie voulue, il tendit la main droite.
Fastolfe hésita visiblement. Puis il prit la main offerte, la tint un petit moment, pas très longtemps, et dit :
— Je préfère supposer que vous n’êtes pas un sac d’infection ambulant, monsieur Baley. (Sur quoi, contemplant ses propres mains, il ajouta comme à regret :) Je dois avouer, cependant, que mes mains ont été traitées avec une pellicule inerte qui n’est pas particulièrement confortable. Je suis un homme qui partage les craintes irrationnelles de ma société.
Baley haussa les épaules.
— Comme nous tous. Je redoute un peu d’être à l’Extérieur, c’est-à-dire en plein air. A ce propos, je n’aime guère venir à Aurora dans les circonstances présentes.
— Je le comprends fort bien, monsieur Baley. J’ai là une voiture fermée qui vous attend et, quand nous serons chez moi, nous ferons tout notre possible pour vous garder à l’intérieur.
— Merci, mais au cours de mon séjour à Aurora, je pense qu’il me sera nécessaire de retourner dehors à l’occasion. Je m’y suis préparé, au mieux de mes possibilités.
— Je comprends, mais nous ne vous infligerons l’Extérieur que lorsque ce sera indispensable. Ce n’est pas le cas en ce moment, alors, je vous en prie, acceptez d’être enfermé.
La voiture attendait dans l’ombre du tunnel et il y eut à peine une trace de l’Extérieur, en passant de l’un à l’autre. Baley avait conscience de la présence de Daneel et de Giskard derrière lui, bien différents d’aspect mais avec la même attitude grave, la même patience infinie.
Fastolfe ouvrit la portière arrière.
— Montez, je vous en prie.
Baley monta dans la voiture. Daneel le suivit rapidement, tandis que Giskard, presque simultanément et comme si leurs mouvements étaient chorégraphiés, montait par l’autre côté. Baley se trouva coincé entre eux, mais pas d’une manière oppressante. Au contraire, il était heureux de sentir, entre lui et l’Extérieur, la masse solide des deux corps robotiques.
Mais il n’y avait pas d’Extérieur. Fastolfe s’assit à l’avant et, quand la portière se referma sur lui, les vitres devinrent opaques et une douce lumière artificielle baigna l’intérieur de la voiture.
— En général, je ne roule pas de cette façon, monsieur Baley, dit Fastolfe, mais cela ne me gêne pas beaucoup et vous vous sentirez peut-être plus à l’aise. La voiture est complètement informatisée, elle sait où elle va et peut faire face à tous les obstacles et à toutes les contingences. Nous n’avons à intervenir en aucune façon.
Il y eut une imperceptible sensation d’accélération suivie d’un vague sentiment de mouvement qui se remarquait à peine. Fastolfe reprit :
— C’est une route sûre. Je me suis donné énormément de mal pour assurer que le moins de personnes possible sachent que vous êtes dans cette voiture et on ne pourra absolument pas vous y voir. Le trajet en voiture – incidemment, elle se déplace sur un coussin d’air et c’est donc une sorte d’hydroglisseur – ne sera pas long mais, si vous le désirez, vous pouvez en profiter pour vous reposer. Maintenant, vous ne risquez absolument rien.
— Vous parlez comme si vous pensiez que je suis en danger. A bord du vaisseau, j’ai été protégé au point d’être prisonnier, et encore à présent.
Baley contempla le petit intérieur clos du véhicule, dans lequel il était entouré par la carrosserie de métal et les vitres opaques, sans parler de la charpente métallique des deux robots.
Fastolfe rit légèrement.
— J’exagère, je le sais, mais les esprits sont échauffés, à Aurora. Vous arrivez dans un moment de crise et je préfère vous paraître stupide par mon excès de précautions, plutôt que de courir le risque terrible de sous-estimer le danger.
— Vous devez comprendre, je pense, que mon échec ici serait un rude coup pour la Terre, docteur Fastolfe.
— Je le conçois très bien. Je suis tout aussi résolu que vous à éviter cet échec, croyez-moi.
— Certes. Mais il se trouve que mon échec ici, quelles qu’en soient les raisons, aboutira aussi à ma perte personnelle et professionnelle sur la Terre.
Fastolfe se retourna sur son siège et regarda Baley d’un air choqué.
— Vraiment ? Rien ne le justifierait !
— Je suis bien d’accord, mais c’est ainsi. Je deviendrai la cible évidente pour un gouvernement terrestre désespéré.
— Cette idée ne m’est pas du tout venue quand je vous ai demandé, monsieur Baley. Vous pouvez être certain que je ferai tout ce que je pourrai, en toute franchise, affirma Fastolfe et il détourna les yeux. Ce sera assez peu, si nous perdons.
— Je le sais, répliqua sombrement Baley.
Il s’appuya contre le dossier confortable et ferma les yeux. Le mouvement de la voiture se limitait à un léger balancement berceur mais il ne dormit pas. Il réfléchit intensément… pour ce que cela valait.
A la fin du trajet, Baley n’eut aucun contact non plus avec l’Extérieur. Quand il sortit du véhicule à coussin d’air, il se trouva dans un garage souterrain et un petit ascenseur le transporta au rez-de-chaussée.
On le fit entrer dans une pièce ensoleillée et, en passant sous les rayons directs du soleil (oui, légèrement orangés) il eut un petit mouvement de recul.
Fastolfe le remarqua.
— Les fenêtres ne sont pas opacifiables, expliqua-t-il, bien qu’elles puissent être assombries. Je le ferai, si vous voulez. J’aurais d’ailleurs dû y penser…
— C’est inutile, grommela Baley. Je leur tournerai simplement le dos. Je dois m’acclimater.
— Si vous voulez, mais prévenez-moi si jamais vous vous sentez mal à l’aise… monsieur Baley, c’est la fin de la matinée, dans cette partie d’Aurora. Je ne sais pas quelle était votre heure personnelle à bord. Si vous êtes debout depuis de nombreuses heures et si vous éprouvez le besoin de dormir, cela peut s’arranger. Si vous êtes bien réveillé et si vous n’avez pas faim, vous n’êtes pas obligé de manger. Toutefois, si vous pensez en être capable, je me ferai un plaisir de vous inviter à déjeuner avec moi dans un petit moment.
— Merci. Cela concorderait parfaitement avec mon heure personnelle.
— A merveille ! Je vous rappellerai que notre journée est d’environ sept pour cent plus courte que sur la Terre. Cela ne devrait pas vous causer trop de difficultés biorythmiques, mais si c’est le cas, nous essaierons de nous adapter à vos besoins.
— Merci.
— Finalement… J’aimerais avoir une idée précise de vos goûts culinaires.
— Je m’arrange pour manger de tout ce que l’on veut bien me servir.
— Néanmoins, je ne me sentirais pas offensé si un plat n’était pas à votre goût.
— Merci.
— Et cela ne vous gênera pas que Daneel et Giskard se joignent à nous ?
Baley sourit un peu.
— Vont-ils manger, eux aussi ?
Fastolfe ne lui rendit pas son sourire et répondit très sérieusement.
— Non, mais je veux qu’ils restent auprès de vous à tout instant.
— Toujours du danger ? Même ici ?
— Je ne fais entièrement confiance à rien. Même ici. Un robot entra.
— Monsieur, le déjeuner est servi.
Fastolfe hocha la tête.
— Merci, Faber. Nous serons à table dans quelques instants.
— Combien de robots avez-vous ? demanda Baley.
— Pas mal. Nous ne sommes pas au niveau solarien de mille robots par être humain, mais je possède plus que la moyenne. J’en ai cinquante-sept. La maison est grande et me sert aussi de bureau et d’atelier. Et puis ma femme, quand j’en ai une, doit avoir assez de place pour être isolée de mes travaux, dans une aile séparée, et être servie indépendamment.
— Ma foi, avec cinquante-sept robots, j’imagine que vous pouvez vous passer de deux. J’ai moins de remords de vous avoir obligé à envoyer Giskard et Daneel pour m’escorter jusqu’à Aurora.
— Je n’ai pas choisi ces deux-là par hasard, je vous le garantis, monsieur Baley. Giskard est mon majordome et mon bras droit. Il a été auprès de moi pendant toute ma vie d’adulte.
— Et pourtant vous l’avez envoyé me chercher. Je suis sensible à cet honneur.
— C’est un garant de votre importance, monsieur Baley. Giskard est celui de mes robots en qui j’ai le plus confiance, il est fort et solide.
Baley jeta un coup d’œil à Daneel et Fastolfe ajouta :
— Je ne compte pas mon ami Daneel dans ces calculs. Il n’est pas mon domestique mais une réussite dont j’ai la faiblesse d’être extrêmement fier. Il est le premier de son espèce et si le Dr Roj Nemmenuh Sarton était son dessinateur et son modèle… l’homme qui…
Il s’interrompit, par délicatesse, mais Baley hocha brusquement la tête et murmura :
— Je comprends.
Il n’avait pas besoin que la phrase soit complétée par une allusion directe au meurtre de Sarton sur la Terre.
— Si c’est Sarton qui a veillé à la construction en soi, reprit Fastolfe, c’est grâce à mes calculs théoriques que Daneel a été possible.
Fastolfe sourit à Daneel qui s’inclina un peu.
— Il y avait Jander, aussi, dit Baley.
La figure de Fastolfe s’assombrit.
— Oui… J’aurais peut-être dû le garder avec moi, comme Daneel. Mais il était mon second humaniforme, et ça changeait tout. Daneel est mon premier-né, pour ainsi dire, une création spéciale.
— Et vous ne construisez plus de robots humaniformes, maintenant ?
— Non. Mais venez, dit Fastolfe en se frottant les mains. Allons déjeuner… Je ne pense pas, monsieur Baley, que sur la Terre la population soit habituée à ce que j’appellerai les aliments naturels. Nous avons une salade de langoustines, avec du pain et du fromage ; du lait si vous le désirez ou tout un assortiment de jus de fruits. C’est un repas très simple. Une glace pour le dessert.
— Des plats traditionnels de la Terre, qui n’existent plus que dans notre ancienne littérature.
— Rien de tout cela n’est tout à fait courant à Aurora, mais j’ai pensé qu’il ne conviendrait pas de vous soumettre à notre version de la gastronomie, qui comporte des aliments et des épices strictement aurorains. Ces goûts-là doivent être acquis… Venez avec moi, monsieur Baley. Il n’y aura que nous deux, alors nous ne nous soucierons pas de protocole, pas plus que nous n’observerons de rites inutiles.
— Merci, répondit Baley. Vous êtes tout à fait prévenant. Pendant le voyage, je me suis soulagé de l’ennui en visionnant assez attentivement des ouvrages traitant d’Aurora, et je sais que la politesse exige aux repas tout un cérémonial que je redoute un peu.
— Vous n’avez rien à redouter.
— Pourrions-nous passer outre au cérémonial, au point de parler affaires pendant le repas, docteur Fastolfe ? Je ne dois pas perdre de temps.
— Je vous comprends. Bien entendu, nous parlerons de nos affaires et je pense pouvoir compter sur vous pour ne dire mot à personne de cette entorse à la bienséance. Je ne voudrais pas être chassé de la bonne société, dit Fastolfe en riant. Notez que j’ai tort de rire. Cela n’a rien de risible. Une perte de temps risque d’être plus qu’un simple inconvénient. Elle pourrait aisément être fatale.
La pièce que quittait Baley était austère : quelques sièges, une commode, un instrument ressemblant à un piano mais dont les touches étaient remplacées par des soupapes de cuivre, aux murs quelques dessins abstraits qui semblaient scintiller. Le sol était un damier lisse de diverses nuances de marron, peut-être pour rappeler le bois qui, tout en étincelant de reflets comme s’il venait d’être ciré, n’était pas du tout glissant.
La salle à manger, tout en ayant le même sol, était totalement différente. C’était une longue pièce rectangulaire surchargée de décorations. Elle contenait six grandes tables carrées, manifestement des modules pouvant être assemblés de diverses manières. Un bar s’appuyait contre un des murs les plus courts, plein de bouteilles de diverses couleurs devant un miroir incurvé qui agrandissait presque à l’infini la salle qu’il reflétait. Contre l’autre petit mur, quatre niches étaient ménagées ; un robot attendait dans chacune d’elles.
Les deux longs murs s’ornaient de mosaïques aux couleurs changeantes. L’une représentait une scène planétaire mais Baley ne sut pas si c’était Aurora, une autre planète ou un monde totalement imaginaire. A une extrémité, il y avait un champ de blé (ou quelque chose d’approchant) plein d’instruments aratoires compliqués, tous contrôlés par des robots. Tandis que l’œil passait le long du mur, le champ faisait place à des habitations humaines dispersées pour devenir, à l’autre extrémité, ce que Baley prit pour la version auroraine d’une Ville.
L’autre grand mur était astronomique. Une planète d’une couleur bleu-blanc, éclairée par un lointain soleil, reflétait la lumière de telle façon que, même en l’examinant de près, on ne pouvait chasser l’impression qu’elle tournait lentement sur elle-même. Les étoiles qui l’entouraient, certaines un peu ternes, d’autres brillantes, semblaient aussi changer de conformation mais lorsque l’œil se concentrait sur un petit groupe et y restait fixé, ces étoiles paraissaient immobiles.
Baley trouva tout cela déroutant et plutôt pénible.
— Une œuvre d’art, monsieur Baley, lui dit Fastolfe. Bien trop chère pour ce qu’elle vaut, mais Fanya la voulait. Fanya est ma partenaire actuelle.
— Se joindra-t-elle à nous, docteur Fastolfe ?
— Non, je vous l’ai dit, il n’y aura que nous deux. Je l’ai priée de rester pour le moment dans ses appartements. Je ne veux pas la soumettre au problème qui nous préoccupe. Vous le comprenez, j’espère ?
— Oui, bien sûr.
— Venez. Asseyez-vous, je vous en prie.
Une des tables était mise, avec des assiettes, des coupes et des couverts complexes dont certains étaient nouveaux pour Baley. Au centre, il y avait un assez haut cylindre effilé, qui ressemblait au pion géant d’un jeu d’échecs et paraissait taillé dans une substance rocheuse grise.
Baley, en s’asseyant, ne put résister à l’envie d’allonger le bras pour le toucher du doigt.
Fastolfe sourit.
— C’est un épiceur. Il possède des commandes simples, permettant à la personne qui s’en sert d’ajouter une quantité donnée de n’importe lequel des douze condiments différents, à n’importe quelle partie d’un plat. Pour faire cela correctement, on prend l’épiceur et on se livre à certaines évolutions assez complexes, qui n’ont aucune signification en soi mais qui sont extrêmement appréciées par les Aurorains distingués, et symbolisent pour eux la grâce et la délicatesse avec lesquelles chaque repas doit être servi. Quand j’étais plus jeune, je savais, avec le pouce et deux doigts, faire la triple évolution et produire du sel à l’instant où l’épiceur touchait le creux de ma main. Si j’essayais maintenant, je risquerais fort d’assommer mon invité. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de ne pas le tenter.
— Je vous supplie de n’en rien faire, docteur Fastolfe !
Un robot plaça la salade sur la table, un autre apporta un plateau de jus de fruits, un troisième le pain et le fromage, le quatrième déplia les serviettes. Tous les quatre coordonnaient leurs mouvements à la perfection, ils ne se heurtaient jamais et évoluaient sans la moindre difficulté. Baley les observa avec stupéfaction.
Ils se trouvèrent enfin, sans aucune concertation apparente, chacun d’un côté de la table. Ils reculèrent ensemble, s’inclinèrent et pivotèrent à l’unisson, et retournèrent vers les niches le long du mur du fond. Baley s’aperçut alors de la présence de Daneel et de Giskard dans la pièce. Il ne les avait pas vus entrer. Ils attendaient dans des niches qui, on ne sait comment, étaient apparues dans le mur au champ de blé, Daneel étant le plus près de la table.
— Maintenant qu’ils sont partis…, dit Fastolfe, puis il s’interrompit et secoua légèrement la tête d’un air confus. Sauf qu’ils ne sont pas partis. Généralement, il est d’usage que les robots s’en aillent avant que le déjeuner commence réellement. Les robots ne mangent pas. Les êtres humains, si. Il est donc logique que ceux qui mangent le fassent et que ceux qui ne mangent pas disparaissent. C’est devenu un rite de plus. Il serait inconcevable de manger avant le départ des robots. Mais dans ce cas précis…
— Ils ne sont pas partis.
— Non. J’ai pensé que la sécurité passait avant l’étiquette et aussi que, puisque vous n’êtes pas aurorain, vous ne vous en formaliseriez pas.
Baley attendit que Fastolfe commence. Le savant prit une fourchette et Baley l’imita. Fastolfe s’en servit, lentement, permettant à Baley de voir exactement comment il s’y prenait.
Avec précaution, Baley mordit dans une queue de langoustine et la trouva délicieuse. Il reconnaissait le goût, un peu comme celui de la pâte de langoustine en tube produite sur la Terre, mais infiniment plus subtil et savoureux. Il mâcha lentement et, pendant un moment, malgré sa hâte de commencer son enquête tout en déjeunant, il trouva tout à fait impensable de faire autre chose que d’accorder son attention au menu.
Ce fut d’ailleurs Fastolfe qui fit le premier pas.
— Ne devrions-nous pas commencer à aborder notre problème, monsieur Baley ?
Baley se sentit rougir légèrement.
— Si, certainement. Je vous demande pardon. Votre cuisine auroraine m’a surpris, et il m’a été difficile de penser à autre chose… Le problème, docteur Fastolfe, est votre œuvre, je crois ?
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Quelqu’un a commis un roboticide d’une manière exigeant de très grandes connaissances techniques, à ce que l’on m’a dit.
— Roboticide ? Un mot amusant, dit Fastolfe en souriant. Naturellement, je comprends ce que vous entendez par là… Oui, on vous a bien renseigné. La méthode employée exige d’énormes connaissances techniques.
— Et vous seul en possédez assez pour accomplir cela, à ce que l’on m’a dit aussi.
— On ne vous a pas trompé non plus.
— Vous avouez vous-même – en fait, vous insistez – que vous seul avez pu provoquer chez Jander le gel mental.
— J’affirme ce qui, après tout, est la vérité. Il ne me servirait à rien de mentir, même si j’étais capable de m’y résoudre. Tout le monde sait que je suis le plus remarquable théoricien robotique de tous les cinquante mondes.
— Néanmoins, docteur Fastolfe, est-ce que le second meilleur théoricien robotique de tous les mondes, ou le troisième meilleur, ou même le quinzième, ne pourrait posséder l’habileté et les connaissances nécessaires pour commettre ce forfait ? Est-ce que cela exige réellement tout l’art et toutes les connaissances du premier, du meilleur ?
Fastolfe répondit calmement :
— A mon avis, cela exige vraiment tout l’art et toutes les connaissances du meilleur. Je vous dirai même que, encore une fois à mon avis, je ne pourrais moi-même accomplir cela que dans un de mes bons jours. N’oubliez pas que les plus grands cerveaux de la robotique – le mien inclus – ont effectué des recherches particulières pour concevoir des cerveaux positroniques qui ne peuvent pas être poussés à un gel mental.
— Vous en êtes bien certain ? Absolument certain ?
— Absolument.
— Et vous l’avez déclaré publiquement ?
— Naturellement. Mon cher Terrien, une enquête publique a été ordonnée. On m’a posé les mêmes questions que celles que vous me posez actuellement et j’ai répondu franchement. C’est une coutume auroraine de dire la vérité.
— Pas un instant je ne doute que vous ayez répondu par la vérité. Mais n’avez-vous pas été un peu poussé par un orgueil bien naturel de votre réussite ? Cela aussi pourrait être typiquement aurorain, non ?
— Vous voulez dire que ma vive envie d’être considéré comme le meilleur m’aurait fait mettre volontairement dans une position où tout le monde serait forcé de conclure que c’était moi qui avais gelé Jander ?
— J’ai l’impression que vous êtes un homme qui serait prêt à risquer sa haute position politique et mondaine, à condition que sa réputation scientifique demeure intacte.
— Je vois… Vous avez une tournure d’esprit intéressante, monsieur Baley. Cette idée ne me serait pas venue. Si l’on me donnait à choisir entre reconnaître qu’il y a meilleur que moi et m’avouer coupable d’un roboticide, comme vous dites, vous êtes d’avis que je choisirais les aveux en connaissance de cause ?
— Non, docteur Fastolfe, je ne souhaite pas présenter l’affaire d’une manière aussi simpliste. N’est-il pas possible que vous vous abusiez en pensant que vous êtes le plus grand de tous les roboticiens, que vous n’avez pas d’égal, et que vous vous cramponniez à tout prix à cette opinion parce que vous sentez inconsciemment – je dis bien inconsciemment, docteur Fastolfe – qu’en réalité vous êtes sur le point d’être dépassé, ou que vous avez déjà été dépassé par d’autres ?
Fastolfe rit mais un peu jaune, avec une nuance d’agacement.
— Pas du tout, monsieur Baley. Vous vous trompez tout à fait.
— Réfléchissez, docteur Fastolfe ! Etes-vous absolument certain qu’aucun de vos collègues roboticiens ne vous approche, par l’intelligence et le savoir ?
— Il y en a très peu qui sont capables de créer des robots humaniformes. La construction de Daneel a virtuellement créé une nouvelle profession, qui n’a même pas de nom… Humaniformaticien, peut-être ? Parmi tous les théoriciens robotiques d’Aurora pas un seul, à part moi, ne comprend le fonctionnement du cerveau positronique de Daneel. Le Dr Sarton le comprenait, lui, mais il est mort et il ne connaissait pas la question aussi bien que moi. La théorie de base est la mienne, uniquement.
— Elle a peut-être été la vôtre pour commencer, mais vous ne pouvez quand même pas espérer conserver l’exclusivité. Personne d’autre n’a appris la théorie ?
Fastolfe secoua catégoriquement la tête.
— Personne. Je ne l’ai enseignée à personne et je défie tout autre roboticien vivant de découvrir et de développer cette théorie de lui-même.
Haley riposta avec un rien d’irritation :
— Ne pourrait-il y avoir un brillant jeune homme, frais émoulu de l’université, plus intelligent que l’on n’a pu encore s’en rendre compte, plus doué, et qui…
— Non, monsieur Haley, non ! Je connaîtrais ce jeune homme. Il serait passé par mes laboratoires. Il aurait travaillé avec moi. Pour le moment, ce jeune homme n’existe pas. Peut-être en viendra-t-il un un jour, peut-être plusieurs et même beaucoup. Pour le moment, il n’y en a aucun !
— Donc, si vous mouriez, la nouvelle science mourrait avec vous ?
— Je n’ai que cent soixante-cinq ans. En années métriques, naturellement, cela ne fait donc que cent quinze de vos années terrestres, plus ou moins. Pour Aurora, je suis encore très jeune et il n’y a aucune raison médicale pour que ma vie soit jugée à moitié terminée. Il n’est pas du tout rare d’atteindre l’âge de quatre cents ans, en années métriques. J’ai encore bien le temps d’enseigner.
Ils avaient fini de déjeuner mais ni l’un ni l’autre ne faisait mine de quitter la table. Pas plus que les robots ne s’approchaient pour desservir. On aurait dit qu’ils étaient figés par l’intensité même de la conversation. Le front de Baley se plissa.
— Docteur Fastolfe, il y a deux ans j’étais à Solaria. Là-bas, j’ai eu la nette impression que les Solariens étaient, dans l’ensemble, les plus habiles roboticiens de tous les mondes.
— Dans l’ensemble, c’est probablement vrai.
— Et pas un d’entre eux n’a pu commettre ce forfait ?
— Pas un, monsieur Baley. Leur habileté se réduit à des robots qui ne sont, au mieux, pas plus avancés que mon pauvre et précieux Giskard. Les Solariens ne savent rien des robots humaniformes.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Puisque vous avez été à Solaria, vous savez très bien que les Solariens ne s’approchent les uns des autres qu’avec la plus grande difficulté, qu’ils agissent entre eux et communiquent par la télévision, sauf dans les cas où le contact sexuel est absolument exigé. Pensez-vous que l’un d’eux imaginerait de créer un robot d’apparence si humaine qu’il aggraverait leur névrose ? Ils éviteraient tellement de l’approcher, puisqu’il aurait l’air si humain, qu’ils seraient incapables de s’en servir.
— Est-ce qu’un Solarien ici ou là ne pourrait pas avoir développé une étonnante tolérance au corps humain ? Comment pouvez-vous être si catégorique ?
— Même si un Solarien y parvenait, ce que je ne nie pas, il n’y a pas de Solariens à Aurora cette année.
— Aucun ?
— Aucun ! Ils n’aiment pas avoir de contacts même avec Aurora et, sauf pour les affaires les plus urgentes, aucun ne vient ici, ni dans aucun autre monde. Et même dans le cas d’une affaire urgente, ils ne s’approchent pas, ils restent sur orbite et communiquent électroniquement.
— Dans ce cas, si vous êtes, littéralement et réellement, la seule personne dans tous ces mondes capable d’avoir commis l’acte… Avez-vous tué Jander ?
— Je refuse de croire que Daneel ne vous a pas dit que j’ai nié ce crime !
— Il me l’a dit, si, mais je voudrais l’entendre de votre bouche.
Fastolfe croisa les bras et fronça les sourcils. Il répondit entre ses dents :
— Alors je vais vous le dire. Je n’ai pas fait cela ! Baley secoua la tête.
— Je pense que vous croyez ce que vous dites.
— Parfaitement. Et le plus sincèrement du monde. Je dis la vérité. Je ne l’ai pas fait.
— Mais si vous ne l’avez pas fait, si personne d’autre n’a pu le faire, alors… Mais un instant ! Je fais peut-être des suppositions injustifiées. Jander est-il réellement mort, ou bien ai-je été amené ici sous un prétexte fallacieux ?
— Le robot est réellement détruit. Il sera possible de vous le montrer, si la Législature ne m’interdit pas tout accès avant la fin de la journée… ce que je ne crois pas.
— Dans ce cas, si vous ne l’avez pas fait, si personne d’autre ne peut l’avoir fait et si le robot est bel et bien mort… qui a commis le crime ?
Fastolfe soupira.
— Je suis sûr que Daneel vous a dit ce que j’ai répété à l’enquête… mais vous voulez l’entendre de ma bouche ?
— En effet, docteur Fastolfe.
— Eh bien, voilà. Personne n’a commis le crime. C’est un accident spontané dans le flot positronique, le long des circuits cérébraux, qui a causé le gel mental de Jander.
— Est-ce probable ?
— Non, ça ne l’est pas. C’est même extrêmement improbable, mais si je ne l’ai pas commis, c’est la seule chose qui ait pu se passer.
— Ne pourrait-on pas répliquer qu’il y a une plus grande chance que vous mentiez plutôt qu’il ne se produise un accident imprévisible ?
— Beaucoup le prétendent. Mais comme je sais pertinemment que je n’ai pas commis ce crime, cela ne laisse qu’une seule possibilité, l’accident spontané.
— Et vous m’avez fait venir pour que je démontre – que je prouve – que cet accident spontané s’est effectivement produit ?
— Oui.
— Mais comment peut-on prouver un événement spontané ? Et c’est uniquement en le prouvant, semble-t-il, que je pourrai vous sauver, vous, la Terre et moi-même.
— En ordre d’importance croissante, monsieur Baley ?
Baley parut agacé.
— Eh bien, dans ce cas, vous, moi-même et la Terre.
— Je crains, répliqua Fastolfe, qu’après mûre réflexion, je doive conclure qu’il n’y a aucun moyen d’obtenir une telle preuve.
Baley regarda Fastolfe d’un air horrifié.
— Aucun moyen ?
— Aucun. Pas le moindre…
Sur ce, dans un soudain élan de distraction apparente, le savant s’empara de l’épiceur et confia :
— Vous savez, je suis curieux de savoir si je suis encore capable de faire la triple évolution.
Fastolfe jeta l’épiceur en l’air d’une torsion particulière du poignet. L’ustensile fit une cabriole et, quand il redescendit, Fastolfe le rattrapa au vol par son extrémité étroite, sur le côté de sa main droite (la paume en l’air et le pouce rentré). L’épiceur rebondit, vacilla et retomba contre le côté du creux de la main gauche. Il sauta de nouveau en sens inverse et fut rattrapé par le côté de la paume droite, et puis de nouveau sur la gauche. Après ce troisième saut, il fut soulevé avec suffisamment de force pour exécuter un saut périlleux. Fastolfe le saisit dans son poing droit, en tenant la main gauche tout près, la paume en l’air. Une fois l’épiceur attrapé, Fastolfe montra le creux de sa main et Baley y vit une grosse pincée de sel.
— C’est une démonstration puérile pour un esprit scientifique et dont l’effort est totalement disproportionné au résultat qui n’est, bien entendu, qu’une pincée de sel. Mais le bon maître de maison aurorain est fier de pouvoir faire une petite exhibition. Il y a des experts capables de garder l’épiceur en l’air pendant une minute et demie, en bougeant les mains si rapidement que l’œil peut à peine les suivre. Naturellement, ajouta le savant d’un air songeur, Daneel est capable d’accomplir ce genre de chose avec une plus grande habileté et bien plus rapidement que n’importe quel être humain. Je l’ai mis à l’épreuve de cette façon, pour vérifier le fonctionnement de ses circuits cérébraux. Mais il serait terriblement malséant de lui demander d’exhiber de tels talents en public. Cela humilierait inutilement les épicistes humains – c’est ainsi qu’on les appelle vulgairement, familièrement plutôt, et vous ne trouverez ce mot dans aucun dictionnaire.
Baley grogna et Fastolfe soupira.
— Oui, revenons à nos affaires, cela vaudra mieux.
— C’est dans ce dessein que vous m’avez fait traverser plusieurs parsecs dans l’espace.
— Certes, certes… Eh bien, continuons !
— Dites-moi, docteur Fastolfe, votre petite démonstration avait-elle une raison précise ?
— Ma foi, nous semblions être dans une impasse. Je vous ai fait venir ici pour faire quelque chose qui ne peut être fait. Votre expression était plutôt éloquente et, pour tout vous avouer, je ne me sentais pas plus à l’aise que vous. Il m’a paru, par conséquent, que nous avions besoin d’un petit moment de détente. Et maintenant… Reprenons.
— La tâche impossible ?
— Pourquoi serait-elle impossible pour vous, monsieur Baley ? Vous avez la réputation de réussir l’impossible.
— La dramatique en Hyperonde ? Vous croyez à cette ridicule déformation de ce qui s’est passé à Solaria ?
Fastolfe écarta les bras.
— Je n’ai pas d’autre espoir.
— Et moi, je n’ai pas le choix. Je dois continuer d’essayer ! Je ne peux pas retourner sur Terre sur un échec. Cela m’a bien été précisé… Dites-moi, docteur, comment Jander a-t-il pu être tué ? Quelle sorte de manipulation de son cerveau aurait été exigée ?
— Monsieur Baley, je ne sais vraiment pas comment je pourrais expliquer cela, même à un autre roboticien, ce que vous n’êtes certainement pas, et même si j’étais prêt à publier mes théories, ce qui n’est pas le cas. Cependant, voyons un peu si je puis vous donner un semblant d’explication… Vous savez, bien entendu, que les robots ont été inventés sur la Terre.
— Sur la Terre, on s’occupe le moins possible de robotique.
— Les violents préjugés anti-robots des Terriens sont bien connus, dans les mondes spatiens.
— Mais l’origine terrienne des robots est évidente à toute personne, sur la Terre, qui veut bien y penser. On sait parfaitement que le voyage hyperspatial a été développé avec l’aide des robots et puisque les mondes spatiens n’auraient pas pu être colonisés sans voyage hyperspatial, il est évident que les robots existaient avant ces établissements, alors que la Terre était encore la seule planète habitée. Par conséquent, les robots ont été inventés sur Terre par des Terriens.
— Et pourtant la Terre n’en éprouve aucune fierté, n’est-ce pas ?
— Nous n’en parlons pas, répliqua sèchement Baley.
— Et les gens de la Terre ne savent rien de Susan Calvin ?
— J’ai découvert son nom dans quelques vieux livres. C’était une des pionnières de la robotique, je crois ?
— C’est tout ce que vous savez d’elle ?
Baley fit un geste d’indifférence.
— Je suppose que je pourrais apprendre davantage en fouillant dans les annales, mais je n’en ai jamais eu l’occasion.
— Comme c’est singulier, murmura Fastolfe. Elle est considérée comme une demi-déesse par tous les Spatiens, au point que très peu de Spatiens, sans doute, qui ne sont pas roboticiens, savent qu’elle était une Terrienne. A leurs yeux, ce serait pour ainsi dire une profanation de le leur dire. Ils refuseraient d’y croire, si on leur apprenait qu’elle est morte après n’avoir vécu que cent années métriques. Et pourtant, vous ne la connaissez que comme une des pionnières !
— A-t-elle un rapport avec tout ceci, docteur Fastolfe ?
— Pas directement, mais dans un sens. Vous devez comprendre que de nombreuses légendes entourent son nom. Une des plus célèbres, et celle qui a le moins de chances d’être vraie, concerne un robot manufacturé dans ces temps primitifs et qui, par suite d’un accident le long de la chaîne de production, aurait eu des facultés télépathiques…
— Quoi ?
— Une légende ! Je vous ai dit que c’était une légende, et indiscutablement une pure invention ! Notez bien, il existe une raison théorique de supposer que cela pourrait être possible, encore que personne n’ait jamais présenté de schéma plausible qui pourrait seulement commencer à incorporer une telle faculté. Cela n’aurait certainement jamais pu apparaître dans des cerveaux positroniques aussi rudimentaires et simples que ces robots de l’époque pré-hyperspatiale, non, c’est inconcevable, tout à fait. C’est pourquoi nous sommes certains que cette histoire-là est une fable. Mais laissez-moi parler quand même, car elle contient une moralité.
— Je vous en prie, continuez !
— Le robot, selon la légende, savait lire dans la pensée et, quand on lui posait des questions, il lisait dans l’esprit de la personne qui l’interrogeait et lui répondait ce qu’elle voulait entendre. Or, la Première Loi de la Robotique stipule très clairement qu’un robot n’a pas le droit de faire du mal à un être humain ou, par son inaction, de permettre qu’il arrive du mal à l’être humain. Mais pour les robots, cela signifie généralement un mal physique. Un robot capable de lire dans la pensée, en revanche, pourrait certainement comprendre que la déception, la colère ou toute autre émotion violente rendrait malheureux l’être humain qui ressent ces émotions, et interpréterait l’inspiration de ces émotions comme un « mal ». Si, par conséquent, un robot télépathe savait que la vérité peut décevoir ou irriter un être humain qui l’interroge, ou faire de la peine à cette personne, ou lui causer de l’envie, alors il répondrait par un mensonge agréable. Vous saisissez cela ?
— Oui, naturellement.
— Donc il a menti, même à Susan Calvin. Les mensonges ne pouvaient durer longtemps, car différentes personnes entendaient des réponses différentes qui ne concordaient pas entre elles et, de plus, n’étaient confirmées par aucune réalité. Voyez-vous, Susan Calvin a découvert que le robot lui avait menti et, de plus, que ces mensonges l’avaient plongée dans une situation terriblement embarrassante. Ce qui l’aurait certainement déçue, pour commencer, la décevait maintenant d’une manière intolérable, à cause des faux espoirs… Vous n’avez jamais entendu cette histoire ?
— Je vous en donne ma parole !
— Stupéfiant ! Pourtant, elle n’a certainement pas été inventée à Aurora car elle circule également dans tous les mondes… Enfin bref, Calvin s’est vengée. Elle a fait observer au robot que quelle que fût son attitude – qu’il mente ou qu’il dise la vérité –, il ferait un mal égal à la personne à qui il s’adressait. Il ne pouvait donc obéir à la Première Loi. Le robot, comprenant cela, fut obligé de se réfugier dans l’inaction totale. Si vous voulez une description plus imagée, ses circuits positroniques ont grillé. Le cerveau était irrémédiablement détruit. La légende prétend que le dernier mot de Susan Calvin au robot détruit fut « Menteur ! ».
— Et, dit Baley, si je comprends bien, c’est ce qui est arrivé à Jander Panell. Il a affronté une contradiction de termes et son cerveau a grillé ?
— C’est ce qui semble s’être produit. Mais ce n’est plus si facile à provoquer qu’au temps de Susan Calvin. Peut-être à cause de la légende, les roboticiens ont pris grand soin d’éviter tout risque de contradiction. Comme la théorie du cerveau positronique est devenue plus subtile et la pratique de conception de ce cerveau plus complexe, des systèmes toujours plus efficaces ont été inventés et mis au point pour que toutes les situations soient résolues dans une non-égalité, afin qu’une attitude puisse être adoptée qui sera interprétée comme une obéissance à la Première Loi.
— Eh bien, alors, on ne peut pas griller le cerveau d’un robot. C’est ça que vous voulez dire ? Parce que si c’est ça, qu’est-il arrivé à Jander ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Les systèmes de plus en plus efficaces dont je parle ne sont jamais efficaces à cent pour cent. C’est impossible. Quelles que soient la subtilité et la complexité d’un cerveau, il y a toujours un moyen d’établir une contradiction. C’est une vérité fondamentale de la mathématique. Il sera éternellement impossible de produire un cerveau assez subtil et complexe pour réduire à zéro les risques de contradiction. Jamais tout à fait à zéro. Cependant, les systèmes sont si proches de zéro que pour produire un gel mental, en imposant une contradiction adéquate, il faudrait avoir une profonde connaissance de ce cerveau positronique particulier, et cela exigerait un roboticien expert et un théoricien habile.
— Tel que vous-même, docteur Fastolfe ?
— Tel que moi-même. Dans le cas des robots humaniformes, uniquement moi-même.
— Ou absolument personne, lança Baley avec une lourde ironie.
— Ou absolument personne, précisément. Les robots humaniformes ont le cerveau – et le corps, devrais-je ajouter – construit selon une imitation consciente de l’être humain. Le cerveau positronique est d’une extrême délicatesse et tire naturellement une partie de cette fragilité du cerveau humain. Tout comme un être humain peut avoir une embolie, par suite d’un incident fortuit dans son cerveau et sans aucune intervention extérieure, ainsi le cerveau humaniforme peut par pur hasard – un déplacement imprévu de positrons – se mettre en état de gel mental.
— Pouvez-vous le prouver, docteur ?
— Je peux le démontrer mathématiquement, mais parmi ceux qui comprendraient la mathématique pure, peu seraient d’accord avec la validité du raisonnement. Cela entraîne certaines suppositions personnelles qui ne concordent pas avec la façon de penser admise en robotique.
— Et quelles sont les probabilités d’un gel mental spontané ?
— Etant donné un nombre important de robots humaniformes, disons cent mille, il y aurait une chance à égalité que l’un d’eux puisse subir un gel mental spontané, au cours d’une vie auroraine moyenne. Mais cela pourrait arriver bien plus tôt, comme pour Jander, malgré le peu de chances que cela se produise.
— Mais écoutez, docteur Fastolfe ! Même si vous arriviez à prouver d’une manière concluante qu’un gel mental spontané peut se produire chez les robots en général, ce ne serait pas la même chose que de prouver que cela est arrivé à Jander en particulier et à ce moment particulier.
— Non, en effet, reconnut Fastolfe. Vous avez raison.
— Vous, le grand maître de la robotique, ne pouvez rien prouver dans le cas précis de Jander.
— Encore une fois, vous avez parfaitement raison.
— Alors que voulez-vous que je fasse, moi qui ne connais rien à la robotique ?
— Il n’est pas nécessaire de prouver quoi que ce soit. Il me semble qu’il suffirait de présenter une suggestion ingénieuse, qui rendrait un gel spontané plausible au public en général.
— Laquelle, par exemple ?
— Je ne sais pas.
Baley s’emporta.
— Etes-vous bien certain de ne pas savoir, docteur Fastolfe ?
— Que voulez-vous dire ? Je viens d’avouer que je ne sais pas !
— Permettez-moi de vous faire observer quelque chose. Je suppose que les Aurorains, dans l’ensemble, savent que je suis venu sur cette planète pour résoudre ce problème. Il eût été difficile de me faire venir secrètement, si l’on considère que je suis un Terrien et que nous sommes à Aurora.
— Oui, certainement, et je ne l’ai pas tenté. J’ai consulté le président de la Législature et l’ai persuadé de me donner l’autorisation de vous convoquer. C’est ainsi que j’ai réussi à obtenir un sursis du jugement. On vous accorde une chance de résoudre le mystère avant de faire mon procès. Je doute que ce sursis dure très longtemps.
— Je vous répète donc… Les Aurorains en général savent que je suis ici et j’imagine qu’ils savent exactement pourquoi, à savoir que je suis censé élucider l’énigme de la mort de Jander.
— Naturellement. Quelle autre raison pourrait-il y avoir ?
— Et depuis l’instant où je suis monté à bord du vaisseau qui m’a transporté ici, vous m’avez gardé prisonnier, constamment et étroitement gardé contre le risque que vos ennemis cherchent à m’éliminer, jugeant que je suis une espèce de surhomme capable de résoudre cette énigme de manière à vous disculper entièrement, bien que toutes les chances soient contre moi.
— Je le crains en effet, oui.
— Et supposez que quelqu’un, qui ne veut pas voir ce mystère résolu et qui ne tient pas à ce que vous, docteur Fastolfe, soyez disculpé, réussisse à me tuer ? Est-ce que cela ne ferait pas pencher l’opinion publique en votre faveur ? Les gens n’en déduiraient-ils pas que vos ennemis croient à votre innocence ou qu’ils craignent tellement une enquête qu’ils voudraient se débarrasser de moi ?
— C’est un raisonnement plutôt compliqué, monsieur Baley. J’imagine que votre mort, si elle était bien exploitée, pourrait servir à un tel dessein, mais cela n’arrivera pas. Vous êtes protégé et vous ne serez pas tué.
— Mais pourquoi me protéger, docteur ? Pourquoi ne pas les laisser me tuer, et puis vous servir de ma mort pour remporter la partie ?
— Parce que je préfère que vous restiez en vie et que vous réussissiez à démontrer mon innocence.
— Mais enfin, vous devez bien savoir qu’il m’est impossible de démontrer cette innocence !
— Vous le pourrez peut-être. Vous avez tous les mobiles pour cela. Le bien, l’avenir de la Terre dépendent de votre réussite et, comme vous me l’avez dit, votre propre carrière.
— A quoi sert un mobile ? Si vous m’ordonniez de voler en battant des bras et m’avertissiez que si j’échouais, je serais promptement tué dans d’horribles tortures, que la Terre exploserait et que toute sa population serait détruite, j’aurais indiscutablement un puissant mobile pour battre des bras et voler… et pourtant j’en serais bien incapable.
— Je sais que les chances sont infimes, dit négligemment Fastolfe.
— Vous savez qu’elles sont inexistantes ! s’exclama Baley avec colère, et que seule ma mort peut vous sauver !
— Alors je ne serai pas sauvé, car je veillerai à ce que mes ennemis ne puissent vous atteindre.
— Mais vous, vous pouvez m’atteindre.
— Comment ?
— J’ai dans l’idée, docteur Fastolfe, que vous pourriez vous-même me tuer de manière à faire croire que les coupables sont vos ennemis. Vous vous serviriez alors de ma mort contre eux, et voilà pourquoi vous m’avez fait venir à Aurora.
Pendant quelques instants, Fastolfe regarda fixement Baley, avec un vague étonnement, puis, dans un élan de passion à la fois soudaine et excessive, il rougit et sa figure se convulsa de rage. Ramassant brusquement l’épiceur sur la table, il le leva au-dessus de sa tête et abaissa son bras pour le lancer violemment contre Baley.
Et Baley, surpris, eut à peine le temps de reculer contre son dossier en baissant la tête.