Plus tard, avec le recul, Baley estima qu’il n’était pas resté sans connaissance moins de dix minutes et pas plus de vingt.
Sur le moment, cependant, cela lui parut éternel. Puis il perçut une voix. Il n’entendait pas les mots, rien qu’une voix qui lui sembla bizarre. Dans sa perplexité, il résolut le mystère à sa satisfaction en reconnaissant une voix féminine.
Il y avait des bras autour de lui, qui le soulevaient, le portaient. Un bras – le sien – pendait. Sa tête ballottait. Il essaya faiblement de se redresser mais n’en fut pas capable. De nouveau, la voix féminine.
Avec lassitude, il ouvrit les yeux. Il avait froid, il était trempé. Soudain, il s’aperçut que l’eau ne le frappait plus et qu’il ne faisait pas noir, pas complètement. Il y avait une lumière diffuse qui lui permettait de voir une figure de robot.
Il la reconnut.
— Giskard, souffla-t-il et, aussitôt, il se rappela l’orage et sa fuite.
Giskard l’avait trouvé le premier ; il l’avait retrouvé avant les autres robots.
Baley, soulagé, pensa : J’en étais sûr.
Il referma les yeux et sentit qu’il se déplaçait rapidement avec une légère mais très perceptible irrégularité, indiquant qu’il était porté par quelqu’un qui marchait. Puis un arrêt et une lente adaptation, jusqu’à ce qu’il repose sur quelque chose de tiède et de confortable. Il comprit que c’était le siège arrière d’un véhicule, apparemment recouvert de tissu éponge.
Il y eut ensuite la sensation de mouvement dans l’air et d’un tissu doux et absorbant sur sa figure et ses mains. On ouvrit le devant de sa tunique, il sentit de l’air frais sur son torse et, de nouveau, le contact de la serviette.
Après cela, les sensations se précipitèrent.
Il était dans un établissement. Il y avait le scintillement des murs, de l’éclairage, des objets divers (des meubles) qu’il voyait de temps en temps quand il ouvrait les yeux.
Il sentit qu’on le déshabillait méthodiquement et il fit quelques tentatives inutiles pour aider ; puis de l’eau chaude, tiède, et des frictions vigoureuses. Cela dura longtemps ; il aurait voulu que ça ne s’arrête jamais.
Une pensée lui vint, à un moment donné, et il saisit le bras qui le soutenait.
— Giskard ! Giskard !
Il entendit la voix de Giskard.
— Je suis là, monsieur.
— Giskard, est-ce que Daneel est en sécurité ?
— Tout à fait, monsieur.
— Bien.
Baley referma les yeux et ne fit plus aucun effort. Il se laissa essuyer. Il fut tourné et retourné dans un flot d’air chaud et puis rhabillé d’un vêtement ressemblant à une robe de chambre douillette.
Le luxe ! Rien de semblable ne lui était arrivé depuis qu’il était bébé et il plaignit soudain les petits enfants pour qui on faisait tout cela et qui n’en avaient pas suffisamment conscience pour l’apprécier.
Mais était-ce bien vrai ? Le souvenir caché de ce luxe réservé aux bébés déterminait-il le comportement adulte ? Son propre sentiment actuel n’était-il pas l’expression du ravissement d’être redevenu un bébé ?
Et il avait entendu une voix de femme. Sa mère ?
Non, ce n’était pas possible.
Il était maintenant assis dans un fauteuil, il le sentait. Et il sentait aussi, en quelque sorte, que la brève période heureuse d’enfance retrouvée allait finir. Il devait retomber dans le triste monde de la conscience et de la responsabilité de soi-même.
Mais il y avait eu une voix féminine… Quelle femme ? Baley rouvrit les yeux.
— Gladïa ?
C’était une question, une question étonnée mais, tout au fond, il n’était pas vraiment surpris. En y réfléchissant, il se rendait compte qu’il avait reconnu la voix, naturellement.
Il regarda autour de lui. Giskard était debout dans sa niche mais il se désintéressa de lui. D’abord l’essentiel.
— Où est Daneel ? demanda-t-il.
— Il s’est nettoyé et séché dans les appartements des robots, répondit Gladïa, et il a des vêtements secs. Il est entouré par mon personnel qui a des instructions. Je peux vous assurer qu’aucun intrus ne pourra s’approcher à moins de cinquante mètres de mon établissement, de n’importe quelle direction, sans que nous le sachions tous immédiatement… Giskard s’est nettoyé et séché aussi.
— Oui, je le vois bien, murmura Baley.
Il ne s’inquiétait pas de Giskard, uniquement de Daneel. Il était heureux que Gladïa semble comprendre la nécessité de protéger Daneel et de ne pas avoir à affronter les complications de longues explications.
Cependant, il y avait une faille dans le mur de sécurité et ce fut avec anxiété qu’il demanda :
— Pourquoi l’avez-vous laissé, Gladïa ? Vous partie, il n’y a aucun être humain dans la maison pour interdire l’approche d’une bande de robots de l’Extérieur. Daneel aurait pu être enlevé par la force.
— Ridicule ! s’exclama Gladïa. Nous n’avons pas été absents longtemps et le Dr Fastolfe était prévenu. Beaucoup de ses robots sont venus pour prêter main-forte aux miens et le docteur pouvait être là en quelques minutes, en cas de besoin. Et je serais curieuse de voir une bande de robots de l’Extérieur qui lui résisteraient !
— Avez-vous vu Daneel depuis votre retour, Gladïa ?
— Naturellement ! Il est sain et sauf, je vous dis.
— Merci…
Baley se détendit et ferma les yeux. Assez curieusement, il pensa : Ce n’était pas si grave.
Bien sûr, ça ne l’était pas. Il avait survécu, n’est-ce pas ? En pensant à cela il sourit, heureux et satisfait.
Il avait survécu !
Rouvrant les yeux, il demanda :
— Comment m’avez-vous trouvé, Gladïa ?
— C’est Giskard. Ils sont venus ici, tous les deux, et Giskard m’a rapidement expliqué la situation. Je me suis immédiatement occupée de mettre Daneel en sécurité mais il a refusé de bouger avant que je promette d’ordonner à Giskard de partir vous chercher. Il était très éloquent. Ses sentiments à votre égard sont très intenses, Elijah.
« Daneel est resté ici, bien entendu. Il en était très malheureux mais Giskard a insisté pour que je lui ordonne de rester, de ma voix la plus forte. Vous avez dû donner à Giskard des ordres très stricts. Ensuite, nous avons prévenu le Dr Fastolfe et nous sommes partis dans mon aéroglisseur personnel.
Baley secoua légèrement la tête.
— Vous n’auriez pas dû venir, Gladïa. Votre place était ici, vous deviez veiller sur la sécurité de Daneel.
Gladïa fit une grimace de mépris.
— Et vous laisser mourir sous l’orage ? Ou enlever par les ennemis du Dr Fastolfe ? Non, Elijah, je pouvais être nécessaire, pour éloigner de vous les autres robots, s’ils vous avaient trouvé les premiers. Je ne suis peut-être pas bonne à grand-chose en général, mais tous les Solariens savent commander une bande de robots, permettez-moi de vous le dire. Nous y sommes habitués.
— Mais comment m’avez-vous trouvé ?
— Ce n’était pas tellement difficile. Votre aéroglisseur était tout près d’ici, finalement, et nous aurions pu y aller à pied, sans l’orage. Nous…
— Vous voulez dire que nous étions presque arrivés chez Fastolfe ?
— Oui. Votre aéroglisseur n’a pas été suffisamment saboté pour vous faire tomber en panne plus tôt, ou alors l’habileté de Giskard a réussi à le faire marcher plus longtemps que ne le prévoyaient les vandales. Ce qui est une bonne chose. Si vous étiez tombés en panne plus près de l’Institut, ils auraient pu vous enlever tous les trois. Bref, nous avons pris mon aéroglisseur pour aller jusqu’au vôtre. Giskard savait où il était, naturellement, et nous sommes descendus…
— Et vous vous êtes fait mouiller, n’est-ce pas, Gladïa ?
— Pas du tout ! répliqua-t-elle avec vivacité. J’avais un grand contre-pluie et une sphère lumineuse. J’ai eu les souliers crottés de boue et les pieds un peu humides, parce que je n’avais pas pris le temps d’y vaporiser du latex, mais ce n’était pas grave… Nous sommes donc arrivés à votre aéroglisseur moins d’une demi-heure après le départ de Giskard et de Daneel et, bien entendu, vous n’y étiez pas.
— J’ai essayé…
— Oui, nous savons. J’ai pensé qu’ils – les autres – vous avaient enlevé parce que Giskard m’a dit que vous étiez suivis. Mais Giskard a trouvé votre mouchoir à une cinquantaine de mètres de l’aéroglisseur et il m’a dit que vous aviez dû partir dans cette direction. Il a dit que c’était illogique mais que les êtres humains sont souvent illogiques, et que nous devions vous chercher. Nous avons donc cherché tous les deux et c’est lui qui vous a découvert. Il dit qu’il a aperçu la lueur infrarouge de votre chaleur corporelle, au pied des arbres, et nous vous avons ramené.
— Pourquoi mon départ était-il illogique ? demanda Baley avec une pointe d’agacement.
— Il ne l’a pas expliqué, Elijah. Voulez-vous le lui demander ? proposa-t-elle en désignant la niche.
— Giskard, dit Baley, qu’est-ce que ça veut dire ?
Giskard perdit aussitôt son impassibilité et ses yeux se fixèrent sur Baley.
— Je pensais que vous vous étiez inutilement exposé à l’orage, répondit-il. Si vous aviez attendu, nous vous aurions ramené ici plus tôt.
— Les autres robots auraient pu m’atteindre.
— Ils l’ont fait mais vous les avez renvoyés, monsieur.
— Comment le sais-tu ?
— Il y avait beaucoup d’empreintes, près des portières de chaque côté, monsieur, mais aucune trace d’humidité à l’intérieur de l’aéroglisseur, comme il y en aurait eu si un bras mouillé y avait pénétré pour vous en extraire. J’ai jugé que vous ne seriez pas sorti de l’aéroglisseur de votre plein gré afin de les suivre, monsieur. Et, les ayant renvoyés, vous n’aviez pas à craindre qu’ils reviennent rapidement, puisque c’était Daneel qu’ils voulaient, selon votre propre estimation de la situation. De plus, vous pouviez être certain que moi, je reviendrais rapidement.
— Je n’étais pas en état de distiller ces raffinements de logique, marmonna Baley. J’ai fait ce qui m’a paru le mieux et malgré tout, tu m’as bien retrouvé.
— Oui, monsieur.
— Mais pourquoi m’amener ici ? Si nous étions si près de l’établissement de Gladïa, nous étions aussi près, et peut-être plus, de celui du Dr Fastolfe.
— Pas tout à fait, monsieur. Cette résidence était un peu plus près et j’ai jugé, d’après la force de vos ordres, que chaque seconde comptait pour assurer la sécurité de Daneel. Daneel était d’accord, bien qu’il lui répugnât beaucoup de vous quitter. Une fois qu’il a été ici, j’ai pensé que vous voudriez l’être aussi, afin de vous assurer par vous-même, si vous le désiriez, de sa sécurité.
Baley approuva, mais toujours d’un air maussade (il était encore irrité par la réflexion de Giskard sur son manque de logique).
— Tu as bien agi, Giskard.
— Est-il important que vous parliez au Dr Fastolfe, Elijah ? demanda Gladïa. Je peux le faire venir ici. Ou bien vous pouvez le voir par le circuit fermé.
Baley se laissa retomber contre le dossier du fauteuil. Il avait eu tout le temps de constater que ses processus de pensée fonctionnaient mal et qu’il était très fatigué. Cela ne servirait à rien d’affronter Fastolfe en ce moment.
— Non. Je le verrai demain après le petit déjeuner. Ce sera bien assez tôt. Et puis je crois que je dois revoir cet homme, Kelden Amadiro, le directeur de l’Institut de Robotique. Et une haute personnalité, celui que vous appelez le Président. Il sera là aussi, je suppose.
— Vous me semblez épuisé, Elijah, dit Gladïa. Naturellement, nous n’avons pas ces micro-organismes – ces microbes et ces virus – que vous avez sur la Terre, et vous avez été entièrement nettoyé, ce qui fait que vous n’attraperez aucune de ces maladies si communes sur votre planète, mais vous êtes vraiment très fatigué.
Baley pensa : Quoi ? Après tout cela, pas de rhume ? Pas de grippe ? Pas de pneumonie ?… Les mondes spatiens avaient quand même du bon.
— Je l’avoue, dit-il, mais un peu de repos y remédiera.
— Avez-vous faim ? C’est l’heure du dîner.
Baley fit une grimace.
— Je n’ai pas du tout envie de manger.
— Je crois que vous avez tort. Vous ne voulez pas d’un repas lourd, sans doute, mais que diriez-vous d’un peu de potage ? Ça vous ferait du bien.
Baley eut envie de sourire. Gladïa était peut-être solarienne mais dans des circonstances données, elle se conduisait exactement comme une Terrienne. Il se doutait que ce devait être vrai aussi des Auroraines. Il y avait des choses que les différences de civilisation n’effaçaient pas.
— En avez-vous ? Du potage. Je ne voudrais déranger personne.
— Qui dérangeriez-vous ? J’ai un personnel. Pas aussi nombreux qu’à Solaria mais suffisant pour préparer un repas en quelques minutes. Restez là, reposez-vous et dites-moi quel genre de potage vous aimez. On vous en fera.
Baley ne put résister.
— De la soupe au poulet ?
— Certainement, dit-elle. (Puis, innocemment :) C’est exactement ce que j’aurais suggéré, avec de jolis morceaux de poulet pour que ce soit plus nourrissant.
Baley fut servi avec une rapidité surprenante.
— Vous ne mangez pas, Gladïa ? demanda-t-il.
— J’ai déjà dîné, pendant qu’on vous soignait et vous baignait.
— On me soignait ?
— Simple adaptation biochimique de routine, Elijah. Vous avez été plutôt psycho-atteint et nous ne voulions pas qu’il y ait de répercussions… Mais mangez donc !
Il porta une cuillerée à sa bouche. Ce n’était pas un mauvais potage au poulet, mais comme toute la cuisine auroraine, il avait tendance à être un peu trop épicé à son goût. Ou peut-être, plus simplement, on employait des épices différentes de celles auxquelles il était habitué.
Il se rappela soudain sa mère, un souvenir vivace où elle paraissait plus jeune qu’il ne l’était lui-même maintenant. Il la revoyait debout à côté de lui, tandis qu’il rechignait à manger sa « bonne soupe ».
Elle lui disait : « Voyons, mange, Lija. C’est du vrai poulet, c’est très cher. Même les Spatiens n’ont rien de meilleur. »
C’était vrai. Il lui cria par la pensée, à travers les années : Ils n’ont rien de meilleur, maman !
Vraiment ! S’il pouvait se fier à sa mémoire, même en tenant compte du manque de discernement des papilles enfantines, la soupe au poulet de sa mère, quand elle n’était pas affadie par la répétition, était infiniment supérieure.
Il goûta encore une cuillerée, en prit une autre et, quand il eut fini, il marmonna avec un peu de confusion :
— Est-ce qu’il y en aurait encore un peu ?
— Tant que vous voudrez, Elijah.
— Rien qu’un peu.
Et quand il eut fini la seconde assiettée, Gladïa dit :
— Elijah, à propos de cette réunion de demain…
— Oui ?
— Est-ce que ça signifie que votre enquête est terminée ? Est-ce que vous savez ce qui est arrivé à Jander ?
Baley répondit judicieusement :
— Je n’ai pas la moindre idée de ce qui a pu arriver à Jander. Je ne pense pas que je puisse persuader quelqu’un que j’ai raison.
— Alors pourquoi cette conférence ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai voulue, Gladïa. C’est une idée du Maître roboticien Amadiro. Il s’oppose à l’enquête, il va essayer de me faire renvoyer sur Terre.
— C’est lui qui a saboté votre aéroglisseur et qui a envoyé ses robots enlever Daneel ?
— Je le crois.
— Eh bien, ne peut-il être jugé, condamné et puni pour ça ?
— Il le pourrait certainement, sans le tout petit problème du manque total de preuves !
— Et peut-il faire tout cela, s’en tirer impunément, et mettre fin aussi à l’enquête ?
— J’ai bien peur qu’il n’ait une bonne chance d’y parvenir. Comme il le dit lui-même, les gens qui n’espèrent pas de justice n’ont pas à souffrir de déceptions.
— Mais il ne faut pas ! Vous ne devez pas le laisser faire, vous devez terminer votre enquête et découvrir la vérité ! Baley soupira.
— Et si je ne peux pas la découvrir ? Ou si je peux, et que je n’arrive pas à me faire écouter ?
— Vous pouvez découvrir la vérité ! Et vous pouvez vous faire écouter.
— Vous avez en moi une confiance touchante, Gladïa. Malgré tout, si la Législature auroraine veut me renvoyer et ordonner l’abandon de l’enquête, je ne pourrai absolument rien y faire.
— Vous n’allez sûrement pas accepter de repartir sans avoir rien accompli !
— Non, bien sûr. C’est encore pire que de ne simplement rien accomplir. Je retournerai là-bas avec ma carrière brisée et l’avenir de la Terre détruit.
— Alors ne les laissez pas faire ça, Elijah.
— Par Jehosaphat, Gladïa ! Je vais essayer, mais je ne peux pas soulever toute une planète avec mes mains nues. Vous ne pouvez pas exiger de moi des miracles.
Gladïa hocha la tête et, les yeux baissés, elle porta un poing à sa bouche et resta immobile, comme plongée dans ses réflexions. Baley mit un moment à s’apercevoir qu’elle pleurait sans bruit.
Baley se leva vivement et contourna la table pour aller vers Gladïa. Il remarqua distraitement, et avec irritation, que ses jambes tremblaient et qu’il avait un tic dans la cuisse droite.
— Gladïa, implora-t-il, ne pleurez pas !
— Ne vous inquiétez pas pour moi, murmura-t-elle. Ça va passer.
Il resta les bras ballants, ne sachant que faire, hésitant à lui mettre une main sur l’épaule.
— Je ne vous touche pas, dit-il. Je crois que j’aurais tort, mais…
— Oh, touchez-moi. Touchez-moi. Je n’aime pas tellement mon corps et vous n’allez pas me contaminer. Je ne suis pas… ce que j’étais.
Alors Baley leva une main et lui caressa légèrement, maladroitement, le bras du bout des doigts.
— Je ferai ce que je pourrai demain, Gladïa. Je ferai tout mon possible.
Elle se leva et se tourna vers lui :
— Elijah…
Sachant à peine ce qu’il faisait, Baley la prit dans ses bras. Et, tout aussi spontanément, elle s’y blottit, et il la serra contre lui en tenant sa tête au creux de son épaule.
Il la serrait aussi légèrement qu’il le pouvait, attendant qu’elle se rende compte qu’elle était enlacée par un Terrien. (Elle avait bien embrassé un robot humaniforme, mais il n’était pas un Terrien.)
Elle renifla bruyamment et parla, la bouche contre la chemise de Baley.
— Ce n’est pas juste ! C’est parce que je suis solarienne. Personne ne se soucie de ce qui est arrivé à Jander, alors que ce serait une autre affaire si j’étais auroraine. Tout se résume à des préjugés et à des considérations politiques.
Baley pensa : Les Spatiens sont des êtres humains. C’était exactement ce que Jessie dirait, dans un cas semblable. Et si c’était Gremionis qui tenait Gladïa dans ses bras, il dirait la même chose que moi… si je savais ce que je dirais.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, répondit-il. Je suis sûr que le Dr Fastolfe se soucie de ce qui est arrivé à Jander.
— Non, pas du tout. Pas vraiment. Il veut simplement imposer sa volonté à la Législature et cet Amadiro veut imposer la sienne, et l’un comme l’autre échangerait volontiers Jander contre la réalisation de son ambition.
— Je vous promets, Gladïa, que je n’échangerai Jander contre rien.
— Non ? S’ils vous disent que vous pouvez retourner sur la Terre en sauvant votre carrière, sans que votre monde ait à souffrir, à condition que vous ne pensiez plus à Jander, que ferez-vous ?
— Il est inutile d’imaginer des situations hypothétiques qui ne peuvent absolument pas exister. Ils ne vont rien me donner en échange de l’abandon de Jander. Ils vont simplement essayer de me renvoyer sans rien d’autre que la ruine pour moi et pour ma planète. Mais s’ils me laissaient faire, je retrouverais l’homme qui a détruit Jander, et je veillerais à ce qu’il soit puni comme il le mérite.
— Que voulez-vous dire, s’ils vous laissent faire ? Contraignez-les à vous laisser faire !
Baley sourit amèrement.
— Si vous pensez que les Aurorains ne se soucient pas de vous parce que vous êtes solarienne, imaginez le peu d’attention que l’on vous accorderait si vous veniez de la Terre, comme moi.
Il la serra plus fort, oubliant qu’il était de la Terre alors même qu’il le disait.
Mais j’essaierai, Gladïa. Il ne sert à rien de vous donner de l’espoir, mais je n’ai pas les mains complètement vides. J’essaierai…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Vous répétez que vous essaierez… mais comment ? Elle le repoussa légèrement, pour le regarder en face.
Baley fut décontenancé.
— Eh bien, il se peut que je…
— Que vous trouviez l’assassin ?
— Oui, ou bien… Gladïa, je vous en prie, je dois m’asseoir.
Il se rapprocha de la table et s’y appuya.
— Elijah, qu’avez-vous ?
— J’ai eu une journée assez difficile, et je n’ai pas encore bien récupéré, je pense.
— Vous feriez mieux d’être au lit, dans ce cas.
— Pour tout vous avouer, Gladïa, je ne demande pas mieux.
Gladïa le libéra, la mine inquiète, oubliant ses larmes. Elle leva un bras et fit un geste rapide des doigts et aussitôt (sembla-t-il) Baley fut entouré de robots.
Quand il se retrouva dans un lit, quand le dernier robot l’eut quitté, il resta les yeux ouverts dans le noir.
Il ne savait pas s’il pleuvait encore dehors, ni si les derniers éclairs lointains jetaient encore quelques étincelles ensommeillées, mais il n’entendait plus de tonnerre.
Il aspira profondément et pensa : Qu’est-ce que j’ai donc promis à Gladïa ? Que se passera-t-il demain ? Dernier acte : L’échec.
Et alors que Baley dérivait dans son premier sommeil, il se rappela cet incroyable éclair de perception qui lui était venu avant qu’il s’endorme.
Cela lui était arrivé deux fois. Une fois la veille au soir, alors qu’il s’endormait, comme maintenant ; une autre fois, au début de la soirée quand il avait sombré dans l’inconscience au pied des arbres, sous l’orage. A chaque fois, une idée lui était venue, une intuition qui avait éclairci le problème comme les éclairs illuminaient la nuit.
Et cela avait été aussi bref que la luminosité de l’éclair.
Qu’est-ce que c’était ?
Est-ce que cela lui reviendrait ?
Cette fois, il s’efforça consciemment de saisir l’idée ; de mettre le doigt sur la vérité fugitive… Ou bien n’était-ce qu’une illusion fugitive ? Etait-ce le lent départ de la raison consciente et l’arrivée des séduisants non-sens que l’on ne pouvait analyser correctement ?
Sa quête cependant lui échappa lentement. Cela ne viendrait pas sur un simple appel, pas plus qu’une licorne ne surgirait sur un monde où les licornes n’existaient pas.
Il trouva plus facile de penser à Gladïa et à l’effet qu’elle lui avait fait. Il y avait eu le contact direct avec le tissu soyeux de sa blouse, et aussi celui des bras minces et délicats, du dos lisse.
Aurait-il osé l’embrasser, si ses jambes ne s’étaient pas dérobées ? Ou bien était-ce aller trop loin ?
Il entendit sa propre respiration s’exhaler, dans un léger ronflement et, comme toujours, cela le gêna. Il se força à se réveiller et pensa de nouveau à Gladïa. Avant de partir, sûrement… mais pas s’il ne pouvait rien faire pour elle en… est-ce que ce serait un paiement pour services… Il entendit de nouveau le léger ronflement et en fut moins embarrassé cette fois.
Gladïa… il n’avait jamais pensé la revoir… encore moins la toucher, encore moins l’enlacer, l’enlacer…
Et il ne sut à quel moment il passa de la pensée libre au rêve.
Il la tenait de nouveau dans ses bras, mais il n’y avait pas de blouse. Elle avait la peau tiède et satinée et il laissait lentement glisser sa main sur ses épaules, le long de ses côtes…
C’était d’un réalisme total. Tous les sens de Baley y participaient. Il respirait le parfum de ses cheveux, ses lèvres découvraient le goût légèrement, très légèrement salé de sa peau et puis, sans savoir comment, ils n’étaient plus debout. S’étaient-ils couchés ? Et qu’était devenue la lumière ?
Il sentait le matelas sous lui, le drap sur lui… dans l’obscurité… et elle était toujours dans ses bras, entièrement nue.
Il se réveilla en sursaut.
— Gladïa ?
Elle lui posa le bout des doigts sur la bouche.
— Chut, Elijah… Ne dis rien…
Autant lui demander d’arrêter le flot de sa circulation.
— Mais… Que faites-vous ? bredouilla-t-il.
— Tu ne le sais pas ? murmura-t-elle. Je suis au lit avec toi.
— Mais pourquoi ?
— Parce que j’en ai envie, dit-elle, et elle se serra contre lui.
Elle tira sur le col du vêtement de nuit de Baley et la veste s’entrouvrit.
— Ne bouge pas, Elijah. Tu es fatigué et je ne veux pas t’épuiser davantage.
Elijah sentit une chaleur dans son bas-ventre et décida de ne pas protéger Gladïa contre elle-même.
— Je ne suis pas fatigué à ce point !
— Non ! ordonna-t-elle. Je veux que tu te reposes. Ne bouge pas.
Elle avait la bouche sur les lèvres de Baley, comme pour le forcer à se taire. Il se détendit et une petite pensée lui passa par la tête : il obéissait à des ordres, il était vraiment fatigué et ne demandait qu’à être plus passif qu’actif. Et, avec un peu de honte, l’idée lui vint que cela atténuait un peu sa culpabilité. (Je n’ai pas pu l’en empêcher, s’entendit-il protester. Elle m’a forcé.) Par Jehosaphat, quelle lâcheté ! Quelle intolérable dégradation !
Mais ces pensées-là s’enfuirent aussi. Il y avait maintenant une musique douce et la température s’était un peu élevée. Les draps avaient disparu, le vêtement de nuit aussi. Baley sentit sa tête attirée au creux du bras de Gladïa.
Avec un détachement étonné, il comprit, à sa position, que cette douceur était celle du sein gauche de Gladïa.
Tout doucement, elle chantait sur la musique, un air joyeux et berceur qu’il ne connaissait pas.
Elle ondula lentement et caressa le menton et le cou de Baley. Il se détendit, heureux de ne rien faire, de lui laisser l’initiative.
Il ne l’aidait pas et quand il finit par réagir avec une excitation croissante, jusqu’au soulagement explosif, ce fut parce qu’il ne pouvait faire autrement.
Elle paraissait infatigable et il ne voulait pas qu’elle s’arrête. Tout à fait à part de la sensualité et de la réaction sexuelle, il éprouvait ce qu’il avait déjà ressenti : le luxe total d’une passivité d’enfant.
Finalement, il fut incapable de réagir encore une fois et elle-même n’en pouvait plus, semblait-il, car elle retomba, la tête au creux de l’épaule gauche de Baley, son bras en travers de son torse, caressant tendrement les courts poils frisés.
Il crut l’entendre murmurer :
— Merci… Merci…
De quoi ? se demanda-t-il.
Il avait à peine conscience d’elle, à présent, car cette fin incroyablement douce d’une dure journée était aussi génératrice de sommeil que le légendaire Nepénthé et il se sentit glisser, comme si le bout de ses doigts se détachait du bord du précipice de la dure réalité afin qu’il tombe… tombe… dans les légers nuages du sommeil, dans les eaux onduleuses de l’océan du rêve.
Au même instant, ce qui n’était pas venu à sa demande arriva… Pour la troisième fois, le rideau fut levé et tous les événements depuis qu’il avait quitté la Terre reparurent nettement. Encore une fois, tout était clair. Il se débattit, fit un effort pour parler, pour entendre les mots qu’il avait besoin d’entendre. Mais il eut beau tenter de les saisir avec tous les tentacules de son esprit, ils lui échappèrent et disparurent.
Ainsi, de ce côté-là, la deuxième journée de Baley à Aurora se termina presque de la même façon que la première.