XVIII. Le Président

73

Le Président était petit, étonnamment petit. Amadiro le dépassait presque d’une tête.

Cependant, il était surtout court de jambes et, lorsque tout le monde fut assis, sa petite taille se remarqua beaucoup moins. Il était trapu, avec des épaules et un torse massifs.

Il avait aussi une grosse tête et une figure ridée, marquée par les ans, mais ce n’était pas des rides aimables, dessinées par la bonne humeur et le rire. Elles étaient gravées sur ses joues et son front, semblait-il, par l’exercice du pouvoir. Ses cheveux blancs clairsemés laissaient chauve le sommet du crâne.

La voix était bien accordée à son aspect, grave, décidée. L’âge en avait émoussé le timbre, sans doute, et lui donnait un peu de dureté mais chez un Président (pensa Baley) ce devait être plutôt un avantage qu’un inconvénient.

Fastolfe se livra à tout le protocole de l’accueil, prononça quelques phrases sans importance, offrit à boire et à manger. Durant tout ce rituel, il ne fut pas un instant question de l’étranger et personne ne fit attention à lui.

Ce fut seulement après les préliminaires, lorsqu’ils furent tous assis, que Baley (qui se tenait un peu à l’écart) fut présenté.

— Monsieur le Président, dit-il sans tendre la main. (Puis, avec un vague hochement de tête :) Et, naturellement, je connais déjà le docteur Amadiro.

Le sourire d’Amadiro ne fut pas troublé par la petite nuance d’insolence dans la voix de Baley.

Le Président, qui n’avait pas répondu à la salutation de Baley, plaqua ses mains sur ses genoux, les doigts bien écartés, et déclara :

— Commençons, messieurs, et tâchons de rendre cette conférence aussi brève et concluante que possible.

« Permettez-moi d’abord de souligner que je souhaite passer rapidement sur cette question de conduite, ou d’inconduite possible, d’un Terrien, pour en venir immédiatement au vif du sujet. Et quand je parle du vif du sujet, je ne veux pas évoquer cette affaire immodérément grossie du robot. Le sabotage d’un robot ne concerne que le tribunal civil. Il peut s’ensuivre un jugement pour atteinte à la propriété privée, assorti d’une condamnation en dommages-intérêts mais rien de plus. D’ailleurs, s’il était prouvé que le Dr Fastolfe a rendu le robot Jander Panell hors d’état de fonctionner, c’était après tout un robot qu’il avait conçu, aidé à dessiner, dont il avait surveillé la construction et qui lui appartenait au moment où la mise hors d’état de fonctionner a eu lieu. Par conséquent, aucune peine ne peut s’appliquer, puisqu’une personne est libre de faire ce qu’elle veut de ce qui lui appartient.

« Ce qui est réellement en cause, c’est l’affaire de l’exploration et de la colonisation de la Galaxie. Il s’agit de savoir si nous, les Aurorains, ferons cela seuls, au besoin avec la collaboration des autres mondes spatiens, ou si nous laisserons cette tâche à la Terre. Le Dr Amadiro et les globalistes voudraient qu’Aurora assume seule le fardeau ; le Dr Fastolfe souhaite l’abandonner à la Terre.

« Si nous pouvons régler cette question, alors l’affaire du robot pourra être laissée au tribunal civil et celle du comportement du Terrien deviendra probablement caduque et nous pourrons simplement nous débarrasser de lui.

« En conséquence, je vais commencer par demander au Dr Amadiro s’il est prêt à accepter la position du Dr Fastolfe, afin de parvenir à un accord, ou si le Dr Fastolfe est prêt à s’aligner sur la position du Dr Amadiro.

Le Président se tut et attendit.

— Je regrette, monsieur le Président, dit Amadiro, mais je dois insister pour que les Terriens restent sur leur seule planète et que la Galaxie soit colonisée par les Aurorains. Je suis toutefois prêt à accepter un compromis, c’est-à-dire à permettre que d’autres mondes spatiens se joignent à nous, si cela peut éviter parmi nous un conflit inutile.

— Je vois, murmura le Président. Et vous, docteur Fastolfe, après avoir écouté cette déclaration, acceptez-vous de renoncer à votre position ?

— Le compromis du Dr Amadiro ne nous apporte pas grand-chose, monsieur le Président. J’en proposerai un autre, d’une plus grande portée. Pourquoi les mondes de la Galaxie ne seraient-ils pas ouverts aussi bien aux Terriens qu’aux Spatiens ? La Galaxie est immense et il devrait y avoir de la place pour tous. Je suis prêt à accepter volontiers ce genre d’arrangement.

— Sans aucun doute, dit Amadiro, car ce n’est pas un compromis. Les huit milliards d’habitants de la Terre représentent une fois et demie la population de tous les mondes spatiens réunis. Les Terriens ont une vie courte, ils sont habitués à remplacer rapidement leurs pertes. Ils n’ont aucun respect pour la vie humaine individuelle. Ils vont se répandre sur tous les mondes, à n’importe quel prix, se multiplier comme des insectes, s’emparer de la Galaxie alors que nous prendrons à peine le départ. Offrir à la Terre une chance prétendument égale de coloniser la Galaxie équivaut à la lui donner, et cela n’est pas de l’égalité. Les Terriens doivent demeurer sur la Terre.

— Qu’avez-vous à répondre à cela, Fastolfe ? demanda le Président.

Fastolfe soupira.

— Mon point de vue est bien connu. Je crois que je n’ai pas besoin de me répéter. Amadiro a l’intention de se servir de robots humaniformes pour construire les mondes colonisés où les Aurorains s’établiront ensuite, trouvant ces mondes déjà tout prêts. Pourtant, il n’a même pas encore le premier de ces robots humaniformes. Il ne sait pas les construire et le projet se solderait par un échec même s’il en avait. Aucun compromis n’est possible à moins que le Dr Amadiro accepte le principe que les Terriens puissent au moins prendre une part dans la colonisation des nouveaux mondes.

— Aucun compromis n’est possible, déclara Amadiro.

Le Président parut mécontent.

— Je crains que l’un de vous deux ne soit obligé de céder. Je ne tiens pas à ce que le monde soit pris dans un déchaînement de passions sur une question d’une telle importance.

Il regarda fixement Amadiro, son expression bien contrôlée n’indiquant ni faveur ni défaveur.

— Vous avez l’intention de vous servir du sabotage de ce robot, Jander, comme argument contre le point de vue de Fastolfe, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Amadiro.

— Un argument purement émotionnel. Vous allez prétendre que Fastolfe cherche à discréditer votre point de vue en faisant faussement paraître les robots humaniformes moins utiles qu’ils ne le sont en réalité.

— C’est précisément ce qu’il essaye de faire…

— Diffamation, intervint Fastolfe à voix basse.

— Pas si je peux le prouver, ce qui est le cas, répliqua Amadiro. L’argument est peut-être émotionnel mais il portera. Vous le comprenez, n’est-ce pas, monsieur le Président ? Mon point de vue prévaudra, mais risque de provoquer des dégâts. Il vaudrait mieux que vous persuadiez le Dr Fastolfe d’accepter son inévitable défaite et d’épargner au monde l’immense tristesse d’un spectacle qui affaiblirait notre position parmi les autres mondes spatiens et saperait notre confiance en nous.

— Comment pouvez-vous prouver que le Dr Fastolfe a rendu le robot inopérant ?

— Il reconnaît lui-même qu’il est le seul être humain capable de le faire, vous le savez.

— Je sais, dit le Président, mais je voulais vous l’entendre dire, pas à vos électeurs, pas aux médias, mais à moi-même et en particulier. Ce que vous avez fait.

Il se tourna vers Fastolfe.

— Qu’en dites-vous, docteur Fastolfe ? Etes-vous le seul homme qui ait pu détruire le robot ?

— Sans laisser de traces physiques ? Oui, à ma connaissance, je suis le seul. Je ne crois pas que le Dr Amadiro ait suffisamment de connaissances en robotique pour le faire, et je ne cesse d’être stupéfait, alors qu’il a fondé cet Institut, de le voir si appliqué à proclamer sa propre incapacité, même épaulé par tous ses associés… et à le proclamer publiquement.

Il sourit à Amadiro, non sans ironie.

Le Président soupira.

— Non, docteur Fastolfe. Pas de rhétorique malicieuse, je vous en prie. Dispensons-nous des sarcasmes et des piques. Quelle est votre défense ?

— Eh bien, tout simplement que je n’ai fait aucun mal à Jander. Je n’accuse personne d’en avoir fait. C’était un accident, un hasard, l’élément d’incertitude présent dans les circuits positroniques. Cela peut arriver. Que le Dr Amadiro reconnaisse simplement que c’était le fait du hasard, que personne ne peut être accusé sans preuves, et alors nous pourrons discuter des diverses propositions de colonisation suivant leurs mérites.

— Non ! s’exclama Amadiro. Les chances d’une destruction accidentelle sont trop infimes pour être prises en considération, bien plus infimes que les chances de la responsabilité du Dr Fastolfe. Tellement plus infimes que ce serait de l’irresponsabilité de ne pas envisager sa culpabilité. Je ne céderai pas et je gagnerai. Vous le savez très bien, monsieur le Président, et il me semble que la seule mesure rationnelle serait de forcer Fastolfe à accepter sa défaite, cela dans l’intérêt de l’unité mondiale.

Fastolfe répliqua avec vivacité :

— Et cela nous amène à l’enquête que j’ai prié Mr Baley d’entreprendre et pour laquelle je l’ai fait venir de la Terre.

Et Amadiro riposta, tout aussi vivement :

— Une mesure à laquelle je me suis opposé dès qu’elle a été proposée. Le Terrien est peut-être un enquêteur habile mais il ne connaît pas Aurora et il ne peut rien accomplir ici. Rien, excepté diffamer tout le monde à droite et à gauche et présenter Aurora, aux autres mondes spatiens, sous un jour indigne et ridicule. Il y a déjà eu des articles satiriques sur cette affaire dans une demi-douzaine d’importants programmes d’actualités spatiens, dans de nombreux mondes. Des enregistrements de ces émissions ont été envoyés à vôtre bureau.

— Et ont été portés à mon attention, reconnut le Président.

— Et on commence à murmurer, ici à Aurora, continua Amadiro. Egoïstement, j’aurais tout intérêt à laisser l’enquête se poursuivre. Elle coûte à Fastolfe son soutien dans la population et des voix chez les législateurs. Plus elle durera, plus je serai certain de ma victoire, mais cette enquête fait du tort à Aurora et je ne voudrais pas augmenter ma certitude au détriment de ma planète. Je suggère – avec tout le respect que je vous dois – que vous fassiez cesser l’enquête, monsieur le Président, et que vous persuadiez le Dr Fastolfe de se soumettre tout de suite, de bonne grâce, à ce qu’il sera obligé d’accepter à un prix beaucoup plus élevé.

— Je reconnais que j’ai autorisé le Dr Fastolfe à faire procéder à ces investigations et que ce n’était peut-être pas la sagesse. Je dis bien peut-être. J’avoue que je suis tenté d’y mettre fin. Et cependant le Terrien (il feignait d’ignorer la présence de Baley dans la pièce) est déjà ici depuis quelque temps…

Le Président s’interrompit, comme pour donner à Fastolfe l’occasion de le confirmer :

— C’est le troisième jour de son enquête, monsieur le Président.

— Dans ce cas, et avant d’y mettre fin, il serait juste, je crois, de demander s’il a déjà découvert des indices importants.

Il s’interrompit encore une fois. Fastolfe jeta un rapide coup d’œil à Baley et fit un petit geste de la main pour l’inviter à parler.

— Je ne souhaite pas, monsieur le Président, dit Baley d’une voix posée, me permettre des observations si je n’en suis pas prié. Est-ce qu’une question m’est posée ?

Le Président fronça les sourcils. Sans regarder Baley, il déclara :

— Je la pose. Je demande à Mr Baley, de la Terre, s’il a découvert des choses importantes.

Baley respira profondément. C’était son tour.

74

— Monsieur le Président, commença-t-il, hier après-midi j’ai interrogé le Dr Amadiro, qui m’a apporté son concours de bonne grâce et m’a été très utile. Quand mon personnel et moi sommes partis…

— Votre personnel ? interrompit le Président.

— J’étais accompagné par deux robots, durant toutes les phases de mon enquête, monsieur le Président.

— Des robots appartenant au Dr Fastolfe ? Demanda Amadiro. Je tiens à ce que ce soit précisé pour la forme.

— Pour la forme, oui, répondit Baley. L’un d’eux est Daneel Olivaw, un robot humaniforme, et l’autre Giskard Reventlov, un robot non humaniforme, plus ancien.

— Merci, murmura le Président. Continuez.

— Quand nous avons quitté l’enceinte de l’Institut, nous avons constaté que notre aéroglisseur avait été saboté.

— Saboté ? s’exclama le Président avec un sursaut. Par qui ?

— Nous ne savons pas, mais cela s’est fait dans l’enceinte de l’Institut. Nous étions là sur invitation, le personnel de l’Institut savait donc que nous viendrions. De plus, personne d’autre n’aurait pu être là sans invitation et à l’insu du personnel de l’Institut. Si la chose était concevable, il faudrait en conclure que le sabotage n’a pu être commis que par quelqu’un du personnel de l’Institut, ce qui est inconcevable, à moins que ce ne fût sur l’ordre du Dr Amadiro en personne, ce qui est tout aussi inconcevable.

— Vous m’avez l’air de beaucoup concevoir l’inconcevable, dit Amadiro. Est-ce que l’aéroglisseur a été examiné par un technicien qualifié, pour confirmer qu’il a réellement été saboté ? Ne pourrait-il s’agir d’une panne accidentelle ?

— Non, monsieur, il n’a pas été examiné, répondit Baley, mais Giskard, qui est qualifié pour conduire un aéroglisseur, et qui a très fréquemment conduit celui-ci, affirme qu’il a été saboté.

— Et il fait partie du personnel du Dr Fastolfe, il est programmé par lui et il reçoit quotidiennement ses ordres de lui, fit observer Amadiro.

— Suggérez-vous…? demanda Fastolfe.

Amadiro leva benoîtement une main.

— Je ne suggère rien. Je fais une simple déclaration… pour les annales.

Le Président s’agita un peu.

— Si Mr Baley, de la Terre, veut bien continuer.

— Quand l’aéroglisseur est tombé en panne, reprit Baley, nous étions poursuivis.

— Poursuivis ?

— Par d’autres robots. Ils sont arrivés mais, à ce moment, mes robots étaient partis.

— Un instant, dit Amadiro. Dans quel état étiez-vous à ce moment, monsieur Baley ?

— Je n’allais pas parfaitement bien.

— Pas parfaitement bien ? Vous êtes un Terrien, vous n’êtes pas habitué à la vie en dehors du décor artificiel de vos Villes. Vous êtes mal à l’aise à l’Extérieur, n’est-ce pas, monsieur Baley ?

— En effet.

— Et il y avait hier soir un violent orage, comme le Président s’en souvient certainement. Ne serait-il pas plus juste de dire que vous alliez très mal ? Que vous étiez à demi inconscient, sinon mourant ?

— Je me sentais très mal, c’est vrai, avoua Baley.

— Alors comment se fait-il que vos robots étaient partis ? demanda le Président sur un ton sec. N’auraient-ils pas dû rester auprès de vous, si vous étiez malade ?

— Je leur ai ordonné de partir, monsieur le Président.

— Pourquoi ?

— J’ai pensé que c’était préférable et je l’expliquerai si l’on me permet de continuer.

— Je vous écoute.

— Nous étions effectivement poursuivis, car les robots qui nous suivaient sont arrivés peu après le départ des miens. Les poursuivants m’ont demandé où étaient mes robots et j’ai répondu que je les avais renvoyés. C’est ensuite seulement qu’ils m’ont demandé si j’étais malade. J’ai répliqué que je ne l’étais pas et ils m’ont laissé, afin de repartir à la recherche de mes robots.

— A la recherche de Daneel et de Giskard ?

— Oui, monsieur le Président. Il était évident qu’ils avaient reçu des ordres stricts de s’emparer des robots.

— Comment cela « évident »?

— J’étais manifestement malade, mais ils ont demandé où étaient les robots, avant de s’inquiéter de moi. Et puis, plus tard, ils m’ont abandonné à mon malaise pour aller chercher ces robots. Ils avaient dû recevoir des instructions extrêmement fortes de s’emparer d’eux, sinon il ne leur aurait pas été possible de négliger un être humain visiblement malade. En fait, j’avais prévu cette recherche, et c’est pour cela que je les avais renvoyés. J’estimais qu’il était impératif d’empêcher qu’ils tombent entre des mains non autorisées.

— Monsieur le Président, intervint Amadiro, puis-je continuer l’interrogatoire de Mr Baley sur ce point, afin de montrer ce que vaut sa déclaration ?

— Vous le pouvez.

— Monsieur Baley, vous étiez seul, après le départ de vos robots, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Par conséquent, vous n’avez aucun enregistrement des événements ? Vous n’êtes pas équipé vous-même pour les enregistrer ? Vous n’aviez pas de système enregistreur ?

— Non aux trois questions, monsieur.

— Et vous étiez malade ?

— Oui, monsieur.

— Affolé ? Trop malade pour bien vous souvenir ?

— Non, je me souviens parfaitement.

— Vous le croyez, mais vous avez fort bien pu délirer, avoir une hallucination. Dans ces conditions, il apparaîtrait que les paroles des robots, et même leur venue, sont choses extrêmement douteuses.

Le Président dit, d’un air songeur :

— Je suis d’accord. Monsieur Baley, en supposant que ce dont vous vous rappelez, ou croyez vous rappeler, soit exact, comment interprétez-vous les événements que vous venez de révéler ?

— J’hésite à faire part de mes pensées à ce sujet, monsieur le Président, de crainte de diffamer le très estimable Dr Amadiro.

— Comme vous parlez à ma demande et que vos réflexions ne franchiront pas les limites de cette pièce (le Président regarda autour de lui ; les niches murales étaient vides de tout robot), il ne peut être question de diffamation à moins que vous me paraissiez parler avec de mauvaises intentions.

— Dans ce cas, monsieur le Président, j’ai pensé qu’il était possible que le Dr Amadiro m’ait retenu dans son bureau plus qu’il n’était nécessaire, afin que l’on ait le temps d’endommager mon véhicule, et qu’il m’ait aussi retenu pour que je parte alors que l’orage avait déjà éclaté, ainsi assuré que je serais malade pendant le trajet. Il a longuement étudié les conditions sociales de la Terre, il me l’a dit lui-même à plusieurs reprises, et il savait donc quelle pourrait être ma réaction à l’orage. Il m’a semblé que son projet était d’envoyer ses robots à notre poursuite pour que, une fois qu’ils auraient rattrapé notre aéroglisseur en panne, ils nous ramènent tous à l’Institut sous prétexte de me soigner pour mon malaise, mais en réalité pour mettre la main sur les robots du Dr Fastolfe.

Amadiro rit tout bas.

— Et quel mobile aurais-je eu pour tout cela ? Vous voyez, monsieur le Président, que ce n’est là qu’un échafaudage de suppositions, que n’importe quelle cour de justice du globe considérerait comme de la diffamation.

Le Président dit sévèrement :

— Monsieur Baley, avez-vous quelque élément pour étayer ces hypothèses ?

— Un raisonnement, monsieur le Président. Le Président se leva, ce qui lui fit aussitôt perdre de sa prestance.

— Permettez-moi de faire quelques pas, afin que je réfléchisse à ce que je viens d’entendre. Je serai bientôt de retour.

Il partit pour la Personnelle.

Fastolfe se pencha vers Baley, qui l’imita. (Amadiro les observait avec une indifférence nonchalante, comme si tout cela lui importait peu.)

— N’avez-vous rien de mieux à dire ? chuchota Fastolfe.

— Je le crois, si on me le permet, mais le Président n’a pas l’air très bien disposé à mon égard.

— Il ne l’est pas. Jusqu’à présent, vous n’avez réussi qu’à tout aggraver et je ne serais pas surpris si, en revenant, il mettait fin à cette conférence.

Baley soupira et contempla ses souliers.

75

Baley regardait encore ses chaussures quand le Président revint, se rassit, et tourna vers le Terrien une figure dure et plutôt hostile.

— Monsieur Baley, de la Terre ?

— Oui, monsieur le Président ?

— Je pense que vous me faites perdre mon temps, mais je ne veux pas qu’il soit dit que je n’ai pas accordé le droit de parole aux deux parties. Pouvez-vous me donner un mobile qui expliquerait que le Dr Amadiro se soit livré aux actes dont vous l’accusez ?

— Monsieur le Président, dit Baley en désespoir de cause, il y a certainement un mobile, un excellent mobile. Il est fondé sur le fait que le projet du Dr Amadiro, pour coloniser la Galaxie, sera irréalisable si son Institut et lui ne peuvent produire des robots humaniformes. Jusqu’à présent, ils n’en ont produit aucun et ne peuvent en produire aucun. Demandez-lui s’il consent à ce qu’une commission législative visite et examine son Institut, pour voir s’il y a une indication de la production ou d’un avant-projet d’un robot humaniforme fonctionnel. S’il persiste à affirmer que des humaniformes réussis sont sur les chaînes de montage, ou encore au bureau d’études, ou même simplement sous forme de formule théorique, et s’il accepte de le prouver devant une commission qualifiée, je ne dirai rien de plus et je reconnaîtrai que mon enquête n’a abouti à rien.

Baley retint sa respiration.

Le Président regarda Amadiro, qui avait perdu le sourire.

— Je veux bien admettre que nous n’avons pas de robots humaniformes en perspective, pour le moment.

— Alors je vais continuer, reprit Baley après avoir laissé échapper un soupir de soulagement. Le Dr Amadiro peut, naturellement, trouver tous les renseignements dont il a besoin pour son projet, s’il se tourne vers le Dr Fastolfe, qui a toutes les données dans sa tête, mais le Dr Fastolfe refuse toute collaboration à ce sujet.

— Certainement, marmonna Fastolfe. En aucune circonstance, je ne collaborerai.

— Mais, monsieur le Président, continua Baley sans relever ce propos, le Dr Fastolfe n’est pas le seul individu qui détienne le secret du dessin, de la conception et de la construction des robots humaniformes.

— Non ? s’exclama le Président. Qui d’autre le détiendrait ? Le Dr Fastolfe lui-même est stupéfait par votre déclaration, monsieur Baley.

— Je suis véritablement abasourdi, déclara Fastolfe. A ma connaissance, je suis certainement le seul. Je ne comprends pas du tout ce que veut dire monsieur Baley.

Amadiro insinua, avec un petit sourire sarcastique :

— Je parie du reste que monsieur Baley n’en sait rien non plus.

Baley se sentit acculé. Son regard alla de l’un à l’autre et il vit qu’aucun, pas un, n’était de son côté.

N’est-il pas vrai que n’importe quel robot humaniforme doit le savoir ? Pas consciemment, sans doute, pas d’une telle façon qu’il pourrait donner des explications ou des instructions en la matière, mais l’information doit immanquablement être en lui, n’est-ce pas ? Si un robot humaniforme était correctement interrogé, ses réponses et ses réactions révéleraient son dessin et sa construction. Eventuellement, avec assez de temps, et avec des questions bien formulées, un robot humaniforme donnerait les renseignements permettant de concevoir d’autres robots humaniformes… En un mot, aucune mécanique ne peut être d’une conception secrète, si la mécanique elle-même est disponible pour une étude suffisamment poussée.

Fastolfe parut suffoqué.

— Je comprends ce que vous voulez dire, monsieur Baley, et vous avez raison. Je n’y avais jamais pensé !

— Avec tout le respect que je vous dois, docteur Fastolfe, dit Baley, je dois vous dire que, comme tous les Aurorains, vous êtes d’un orgueil singulièrement individualiste. Vous êtes tellement satisfait d’être le meilleur roboticien, le seul roboticien capable de créer des humaniformes, que vous refusez l’évidence.

Le Président se détendit et se permit un sourire.

— Là, il vous a eu, mon cher docteur. Je me suis demandé pourquoi vous vous entêtiez à affirmer que vous étiez le seul à posséder les connaissances suffisantes pour détruire Jander, alors que cela causait un tort si considérable à votre situation politique. Je vois clairement, maintenant, que vous préfériez sacrifier votre carrière politique plutôt que de renoncer à vos prérogatives.

Fastolfe se hérissa. Quant à Amadiro, il fronça les sourcils et grommela :

— Est-ce que ça a un rapport avec le problème qui nous occupe ?

— Oui, indiscutablement, répliqua Baley en sentant revenir son assurance. Vous ne pouvez pas soustraire directement des informations au Dr Fastolfe. Vous ne pouvez pas ordonner à vos robots de lui faire du mal, de le torturer, par exemple, pour lui faire révéler ses secrets. Vous ne pouvez lui faire du mal vous-même, puisque le Dr Fastolfe est sous la protection de son personnel. Cependant, vous pouvez isoler un robot et le faire enlever par d’autres robots, tandis que l’être humain présent est trop malade pour prendre les mesures nécessaires destinées à vous en empêcher. Tous les événements d’hier après-midi faisaient partie d’un plan improvisé rapidement pour mettre la main sur Daneel, docteur Amadiro. Vous avez sauté sur l’occasion dès que j’ai insisté pour aller vous voir à l’Institut. Si je n’avais pas renvoyé mes robots, si je n’avais pas été tout juste assez lucide pour affirmer que j’allais très bien, si je n’avais pas envoyé vos robots dans une mauvaise direction, vous vous seriez emparé de lui. Et, éventuellement, vous auriez découvert le secret des robots humaniformes, grâce à une longue analyse détaillée du comportement et des réactions de Daneel.

— Monsieur le Président, je proteste ! s’exclama Amadiro. Je n’ai jamais entendu proférer d’aussi odieuses diffamations. Tout cela est né des fantasmes d’un malade. Nous ne savons pas, et nous ne saurons peut-être jamais, si l’aéroglisseur a réellement été saboté et, s’il l’a été, par qui, ni si des robots ont réellement suivi ce véhicule, ont réellement parlé à monsieur Baley ou non. Il ne fait qu’empiler les unes sur les autres des hypothèses et des insinuations, le tout fondé sur son douteux témoignage au sujet d’événements dont il a été l’unique témoin, et cela à un moment où il était à moitié fou de terreur et souffrait probablement d’hallucinations. Absolument rien de tout cela ne serait recevable dans un tribunal.

— Nous ne sommes pas dans un tribunal, docteur Amadiro, dit le Président, et mon devoir est d’écouter tout ce qui se rapporte à la question qui fait l’objet de ces débats.

— Cela ne s’y rapporte pas, monsieur le Président ! Ce n’est qu’une toile d’araignée.

— Pourtant, cela m’a l’air de se tenir. Je ne puis surprendre monsieur Baley en défaut flagrant de logique. Si l’on admet ce qu’il prétend avoir vécu, alors ses conclusions sont plutôt raisonnables. Niez-vous tout en bloc, docteur Amadiro ? Le sabotage de l’aéroglisseur, la poursuite, l’intention de vous approprier le robot humaniforme ?

— Absolument ! Je le nie absolument ! Rien de tout cela n’est vrai ! s’écria Amadiro. (Il y avait assez longtemps qu’on ne le voyait plus sourire.) Le Terrien peut produire un enregistrement de toute notre conversation et sans aucun doute il fera observer que je l’ai retenu en parlant d’abondance, en l’invitant à visiter l’Institut, en l’invitant à dîner, mais tout cela s’interprète aussi comme une intention de faire le maximum pour me montrer courtois et hospitalier. Je me suis laissé égarer par une certaine sympathie que j’éprouve pour les Terriens, sans doute, mais c’est tout. Je nie toutes ses insinuations et ses fausses conclusions et rien de ce qu’il dit ne peut être soutenu contre mes dénégations. Ma réputation est telle que de simples spéculations ne persuaderont jamais personne que je suis le genre de comploteur sournois que prétend ce Terrien.

Le Président se gratta le menton, d’un air songeur.

— Il est certain que je ne vais pas vous accuser en me fondant sur ce que le Terrien a dit jusqu’ici… Monsieur Baley, si c’est tout ce que vous avez à dire, c’est intéressant mais insuffisant. Vous n’avez pas de révélations plus concluantes, plus substantielles ? Je vous avertis que, si c’est tout, je vous ai maintenant accordé le temps que je pouvais me permettre de vous accorder.

76

— Il n’y a plus qu’un sujet que je voudrais aborder, monsieur le Président, dit Baley. Vous avez sans doute entendu parler de Gladïa Delamarre, ou Gladïa Solaria. Elle-même se nomme simplement Gladïa.

— Oui, monsieur Baley, répondit le Président avec un peu d’agacement dans la voix. J’ai entendu parler d’elle. Nous avons vu cette émission où vous et elle teniez des rôles si remarquables.

— Elle a été en relation avec ce robot, Jander, pendant plusieurs mois. En fait, vers la fin, il était son mari.

L’expression méfiante du Président se changea en fureur.

— Son quoi ?

— Son mari, monsieur le Président.

Fastolfe, qui s’était à moitié levé, retomba dans son fauteuil, l’air perturbé.

— C’est illégal, déclara le Président d’une voix dure. Pire, c’est ridicule. Un robot ne pourrait l’imprégner. Il ne pourrait y avoir d’enfants. Le statut de mari ou de femme n’est jamais accordé sans une déclaration quant à la volonté d’avoir un enfant si l’autorisation est donnée. Même un Terrien, il me semble, devrait le savoir.

— Je le sais, monsieur le Président. Et Gladïa aussi, j’en suis certain. Elle n’employait pas le mot « mari » dans son sens légal, mais dans un sens émotionnel. Elle considérait Jander comme l’équivalent d’un mari. Elle éprouvait pour lui les sentiments d’une femme pour son mari.

Le Président se tourna vers Fastolfe.

— Etiez-vous au courant de cela, docteur Fastolfe ? C’était un robot de votre personnel.

Fastolfe, manifestement embarrassé, bredouilla :

— Je savais qu’elle avait de l’affection pour lui. Je la soupçonnais de se servir de lui sexuellement. Mais j’ignorais tout de cette comédie illégale, avant que monsieur Baley n’en parle.

— Elle est solarienne, dit Baley. Son concept du « mari » n’est pas aurorain.

— C’est évident ! s’exclama le Président.

— Mais elle avait suffisamment le sens des réalités pour garder cela pour elle, monsieur le Président. Elle n’a jamais parlé de cette comédie, comme l’appelle le Dr Fastolfe, à des Aurorains. Elle m’a avoué cela avant-hier, parce qu’elle voulait m’exhorter à poursuivre une enquête qui a beaucoup d’importance pour elle. Malgré tout, je pense qu’elle n’aurait pas employé ce mot si elle n’avait pas su que je suis Terrien, et capable par conséquent de comprendre le sens qu’elle lui donnait, et non le sens aurorain.

— Bien, dit le Président, je lui accorde au moins un minimum de bon sens, pour une Solarienne. Etait-ce là cet autre sujet que vous vouliez aborder ?

— Oui, monsieur le Président.

— Dans ce cas, il n’a aucun rapport avec l’affaire et ne peut jouer aucun rôle dans nos délibérations.

— Monsieur le Président, il y a encore une question, une seule, que je dois poser. Une question. Quelques mots et j’en aurai fini.

Baley parla sur le ton le plus persuasif possible, car tout dépendait de cela.

Le Président hésita.

— Accordé. Une dernière question.

— Merci, monsieur le Président.

Baley avait envie de la hurler, sa question, mais il se retint. Il n’éleva même pas la voix. Il ne montra pas du doigt. Tout en dépendait. Tout avait abouti à cela et pourtant il se rappela l’avertissement de Fastolfe et demanda d’un air presque indifférent :

— Comment se fait-il que le Dr Amadiro savait que Jander était le mari de Gladïa ?

— Quoi ? s’écria le Président en haussant ses sourcils broussailleux. Qui a dit qu’il était au courant ?

Comme on lui posait une question directe, Baley put continuer :

— Demandez-le lui, monsieur le Président.

Il fit simplement un signe de tête pour désigner Amadiro, qui s’était levé et le contemplait avec une horreur évidente.

77

Baley répéta, tout doucement, pour ne pas trop détourner d’Amadiro l’attention générale :

— Demandez-le lui, monsieur le Président. Il paraît très troublé.

— Qu’est-ce que ça signifie, docteur Amadiro ? Saviez-vous que ce robot était le prétendu mari de la Solarienne ?

Amadiro bafouilla, puis il pinça les lèvres un moment et se reprit. La pâleur qui avait envahi sa figure avait disparu, laissant la place à une sombre rougeur.

— Je ne comprends rien à cette accusation grotesque, monsieur le Président. Je ne sais pas du tout ce que cela signifie.

— Me permettez-vous de l’expliquer, monsieur le Président ? Très brièvement ? demanda Baley. (N’allait-on pas l’en empêcher ?)

— Je vous le conseille, répliqua sévèrement le Président. Si vous avez une explication, je serais curieux de l’entendre.

— Monsieur le Président, j’ai eu une longue conversation avec le Dr Amadiro, hier après-midi. Comme son intention était de me retenir jusqu’à ce que l’orage éclate, il a parlé plus longuement qu’il ne le prévoyait et, apparemment, plus imprudemment. Quand il a été question de Gladïa, il a parlé de Jander, négligemment, comme de son mari. J’aimerais savoir comment il avait connaissance de cela.

— Est-ce vrai, docteur Amadiro ? demanda le Président.

Amadiro était toujours debout, presque comme un accusé devant ses juges.

— Que ce soit vrai ou non n’a aucun rapport avec l’affaire dont nous délibérons, marmonna-t-il.

— Peut-être pas, mais je suis stupéfait par votre réaction à cette question, quand elle a été posée. Il me semble qu’il y a une signification à cela, que monsieur Baley et vous comprenez tous deux, mais qui m’échappe. J’aimerais comprendre aussi, par conséquent. Etiez-vous ou n’étiez-vous pas au courant de ces impossibles rapports entre Jander et la Solarienne ?

— Je n’avais aucun moyen de le savoir, répondit Amadiro d’une voix étranglée.

— Ce n’est pas une réponse, riposta le Président. Vous jouez sur les mots, je vous demande un souvenir et vous me proposez un jugement. Avez-vous ou n’avez-vous pas fait la déclaration qui vous est attribuée ?

— Avant qu’il réponde, intervint Baley, plus sûr de lui maintenant que le Président était motivé par la morale bafouée, il est juste que je rappelle au Dr Amadiro que Giskard, un robot également présent pendant notre entrevue peut, si on le lui demande, répéter toute la conversation, mot pour mot, en employant la voix et les intonations de chaque interlocuteur. En un mot, la conversation a été enregistrée.

La colère d’Amadiro éclata.

— Monsieur le Président, ce robot, Giskard, a été conçu, construit et programmé par le Dr Fastolfe, qui s’annonce lui-même comme le meilleur roboticien de l’Univers et qui est aigrement opposé à moi. Pouvez-vous vous fier à un enregistrement offert par un tel robot ?

— Peut-être devriez-vous écouter l’enregistrement et en juger par vous-même, monsieur le Président ? hasarda Baley.

— Je le devrais sans doute. Je ne suis pas ici, Amadiro, pour me faire dicter mes jugements et décisions. Mais laissons cela de côté pour le moment. Sans tenir compte des enregistrements, Amadiro, souhaitez-vous déclarer officiellement que vous ne saviez pas que la Solarienne considérait son robot comme son mari et que vous n’avez jamais fait allusion à lui comme à un mari ? Et tâchez de ne pas oublier, comme vous devriez le savoir tous deux en votre qualité de législateurs, que bien qu’aucun robot ne soit présent, cette conversation tout entière est enregistrée par mon appareil personnel, dit le Président en tapotant sa poche. Alors répondez, Amadiro. Oui ou non ?

Amadiro répondit, avec quelque chose de désespéré dans l’expression :

— Monsieur le Président, très sincèrement, je suis incapable de me rappeler ce que j’ai dit au cours d’une conversation à bâtons rompus. Si j’ai prononcé ce mot, et je ne l’avoue pas, ce peut être à la suite d’un vague souvenir, d’une autre conversation à bâtons rompus avec une autre personne, qui aurait observé que Gladïa avait l’air si amoureuse de son robot qu’on l’eût pris pour son mari.

— Et avec qui avez-vous eu cette autre conversation à bâtons rompus ? Qui vous a dit cela ? demanda le Président.

— Là, sur le moment, je ne saurais le dire.

— Monsieur le Président, intervint de nouveau Baley, si le Dr Amadiro avait l’obligeance de nous faire une liste de toutes les personnes qui auraient pu employer ce mot, au cours d’une conversation avec lui, nous aurions la possibilité de les interroger à tour de rôle, pour voir si l’une d’elles se souvient d’avoir fait cette réflexion.

— J’espère, monsieur le Président, protesta Amadiro, que vous tiendrez compte de l’effet qu’un interrogatoire de ce genre ferait sur le moral de l’Institut.

— J’espère que vous en tiendrez compte aussi, Amadiro, et que vous allez nous donner une réponse plus satisfaisante, afin que nous ne soyons pas contraints à cette extrémité.

— Un instant, monsieur le Président, dit Baley aussi obséquieusement qu’il le put. Il reste encore une question.

— Encore ? Encore une ? (Le Président regarda Baley sans aucune aménité.) Laquelle ?

— Pourquoi le Dr Amadiro se débat-il tellement pour éviter de reconnaître qu’il était au courant des rapports de Jander et de Gladïa ? Il dit que c’est sans lien avec l’affaire. Dans ce cas, pourquoi ne pas reconnaître qu’il était au courant, et qu’il n’en soit plus question ? Moi, je dis qu’il y a un lien et que le Dr Amadiro sait que son aveu pourrait être utilisé pour démontrer une activité criminelle de sa part.

— Cette expression est intolérable, tonna Amadiro, et j’exige des excuses immédiates !

Fastolfe eut un mince sourire et Baley pinça fortement les lèvres. Il avait poussé Amadiro à bout.

Le Président rougit d’une manière presque alarmante et s’emporta :

— Vous exigez ! Vous exigez ? De qui exigez-vous ? Je suis le Président. J’écoute tous les points de vue avant de prendre une décision et de suggérer ce qui doit être fait à mon avis. Laissez-moi entendre ce que le Terrien a à dire sur son interprétation de vos actes. S’il vous diffame, il sera puni, soyez-en assuré, et vous pouvez être certain que je m’en tiendrai à la lettre de la Loi. Mais vous, Amadiro, vous n’avez rien à exiger de moi. Parlez, Terrien. Dites ce que vous avez à dire, mais faites très, très attention.

— Merci, monsieur le Président. En réalité, il n’y a qu’un Aurorain à qui Gladïa a révélé le secret de ses rapports avec Jander…

Le Président interrompit :

— Eh bien, qui est-ce ? Ne me jouez pas un de vos tours en hypervision !

— Je n’ai rien à déclarer que de très simple, monsieur le Président. Ce seul Aurorain est, bien entendu, Jander lui-même. C’était peut-être un robot, mais un habitant d’Aurora, et on pourrait le considérer comme un Aurorain. Gladïa a sûrement dû, dans sa passion, l’appeler « mon mari ». Comme le Dr Amadiro a admis qu’il avait pu entendre cela d’une personne qui lui aurait parlé des rapports conjugaux de Jander avec Gladïa, n’est-il pas logique de supposer qu’il a entendu cela de la bouche de Jander ? Le Dr Amadiro accepterait-il, tout de suite, d’affirmer pour la bonne forme qu’il n’a jamais parlé à Jander pendant la période où Jander faisait partie du personnel de Gladïa ?

Deux fois, Amadiro ouvrit la bouche et la referma, sans proférer le moindre son.

— Eh bien ? demanda le Président. Avez-vous parlé à Jander pendant cette période, Amadiro ?

Toujours pas de réponse. Baley murmura :

— S’il lui a parlé, cela a un rapport très net avec l’affaire qui fait l’objet de cette réunion.

— Je commence à le penser, monsieur Baley. Eh bien, Amadiro, encore une fois… Oui ou non ?

Et Amadiro explosa :

— Quelle preuve a ce Terrien contre moi ? Est-ce qu’il a un enregistrement d’une conversation que j’aurais eue avec Jander ? Est-ce qu’il a des témoins prêts à dire qu’ils m’ont vu avec Jander ? Est-ce qu’il a quelque preuve, en dehors de toutes ses élucubrations ?

Le Président se tourna vers Baley, qui dit :

Monsieur le Président, si je n’ai aucune preuve, alors le Dr Amadiro ne devrait pas hésiter à nier, bien fort et pour la bonne forme, tout contact avec Jander… mais il ne le fait pas. Il se trouve qu’au cours de cette enquête j’ai parlé au Dr Vasilia Aliena, la fille du Dr Fastolfe. Je me suis également entretenu avec un jeune Aurorain, Santirix Gremionis. Dans les enregistrements de ces deux entrevues, on verra que le Dr Vasilia a encouragé Gremionis à faire la cour à Gladïa. Vous pouvez interroger le Dr Vasilia sur la raison qu’elle avait de le faire, et si cette action ne lui avait pas été suggérée par le Dr Amadiro. Il apparaît aussi que Gremionis avait l’habitude de faire de longues promenades avec Gladïa, promenades qui leur plaisaient à tous deux, et où ils n’étaient pas accompagnés par le robot Jander. Vous pouvez le vérifier si vous le désirez, monsieur le Président.

— Je le ferai peut-être, mais si cela est vrai, qu’est-ce que ça démontre ?

— J’ai dit que, en dehors du Dr Fastolfe, le secret du robot humaniforme pouvait être obtenu uniquement de Daneel lui-même. Avant la mort de Jander il pouvait l’être, tout aussi facilement, de Jander. Alors que Daneel faisait partie du personnel du Dr Fastolfe et n’était pas facile à atteindre, Jander était dans l’établissement de Gladïa qui, n’étant pas aussi avisée que le Dr Fastolfe, voyait moins que lui la nécessité de protéger un robot.

» N’est-il pas vraisemblable que le Dr Amadiro a profité des absences périodiques de Gladïa, quand elle se promenait avec Gremionis, pour se mettre en rapport et s’entretenir avec Jander, peut-être par vision holographique, pour étudier ses réactions, le soumettre à divers tests, et puis effacer toute trace de ces entretiens pour que Jander ne puisse jamais en parler à Gladïa ? Il est possible qu’il ait été bien près de découvrir ce qu’il voulait savoir ; avant que sa tentative échoue quand Jander a cessé de fonctionner. Il se serait alors intéressé à Daneel. Il pensait qu’il ne lui restait plus qu’à faire quelques tests et observations. Il aura donc tendu son piège hier soir, comme je l’ai exposé plus tôt dans mon… mon témoignage.

Le Président murmura :

— Maintenant, tout se tient. Je suis presque forcé de vous croire.

— Le point final, et je n’aurai vraiment plus rien à dire, reprit Baley. En examinant et en testant Jander, il est tout à fait possible que le Dr Amadiro ait accidentellement, et sans la moindre intention, immobilisé Jander et commis ainsi le roboticide.

Amadiro, fou de rage, hurla :

— Non ! Jamais ! Rien de ce que j’ai fait à ce robot n’a pu l’immobiliser !

Fastolfe intervint :

— Je suis d’accord, monsieur le Président. Moi non plus, je ne crois pas que le Dr Amadiro a bloqué Jander. Cependant, monsieur le Président, ce que vient de dire à l’instant le Dr Amadiro m’apparaît comme l’aveu implicite qu’il a bien travaillé avec Jander, et que l’analyse de monsieur Baley de la situation est essentiellement exacte.

Le Président hocha la tête.

— Je suis contraint d’en convenir, docteur Fastolfe… Docteur Amadiro, vous insistez pour nier tout cela en bloc, officiellement, et cela peut m’obliger à ordonner un complément d’enquête. Je pense, à ce stade, que cela risque fort probablement de se retourner contre vous. Je vous conseille de ne pas m’y forcer, de ne pas affaiblir encore votre position dans la Législature et, par la même occasion, d’affaiblir celle de la politique suivie par Aurora.

« A mon avis, avant cette regrettable affaire de l’immobilisation de Jander, le Dr Fastolfe bénéficiait d’une majorité dans la Législature – pas très grande, je veux bien – pour ce qui était de la question de la colonisation de la Galaxie. Vous auriez pu attirer suffisamment de législateurs dans votre camp, en poursuivant l’affaire de la prétendue responsabilité du Dr Fastolfe dans l’immobilisation de Jander et gagner ainsi la majorité. Mais maintenant le Dr Fastolfe, s’il le souhaite, peut inverser la situation en vous accusant, vous, de l’immobilisation et d’avoir, de plus, cherché à accumuler de fausses preuves, pour étayer vos accusations, et vous perdriez.

«Si je n’interviens pas, il est fort possible que vous, docteur Amadiro, et vous, docteur Fastolfe, animés par votre entêtement, ou même votre vindicte, rassembliez tous deux vos forces et vous accusiez mutuellement de toutes sortes de méfaits. Nos forces politiques, ainsi que notre opinion publique, seraient abominablement divisées, sans aucun espoir, au très grand dommage de notre planète.

» Je crois que dans ces conditions la victoire de Fastolfe, tout en étant inévitable, serait extrêmement coûteuse. Mon devoir de Président serait alors d’influencer d’abord le scrutin en sa faveur et ensuite de faire pression sur vous et votre faction, docteur Amadiro, pour accepter la victoire de Fastolfe d’aussi bonne grâce que possible, et de l’accepter sans plus tarder, pour le bien d’Aurora.

— Je ne cherche pas une victoire écrasante, monsieur le Président, dit Fastolfe. Je propose encore une fois un compromis, par lequel Aurora, les autres mondes spatiens et aussi la Terre seraient également libres de s’établir partout dans la Galaxie. En échange, je me ferais un plaisir de rejoindre l’Institut de Robotique, de mettre ma connaissance des robots humaniformes à sa disposition et ainsi de faciliter ses projets, à condition qu’il renonce officiellement à tout projet de représailles contre la Terre, à quelque moment que ce soit dans l’avenir. Je propose de rédiger cela sous forme de traité dont nous-mêmes et la Terre serions les signataires.

Le Président approuva.

— C’est une suggestion fort sage et digne d’un homme d’Etat. Puis-je avoir votre accord sur cela, docteur Amadiro ?

Amadiro se rassit. Il était l’image même de la défaite.

— Je n’ai recherché ni le pouvoir personnel ni la satisfaction de la victoire. Je ne voulais que le bien d’Aurora, ce que je sais être son bien, et je suis convaincu que ce projet du Dr Fastolfe signifiera la fin d’Aurora, un jour ou l’autre. Cependant, je reconnais qu’en ce moment je ne peux rien contre ce qu’a fait ce Terrien et je suis forcé d’accepter la suggestion du Dr Fastolfe… tout en demandant l’autorisation de m’adresser à la Législature à ce sujet, et d’exposer, pour la bonne forme, mes craintes quant aux conséquences.

— Nous le permettrons, naturellement, répondit le Président. Et si je puis vous donner un conseil, docteur Fastolfe, vous ferez en sorte que ce Terrien quitte notre planète le plus vite possible. Il vous a aidé à imposer votre point de vue, mais cette victoire ne sera pas très populaire si les Aurorains ont trop de temps pour y réfléchir et y voir une victoire des Terriens sur les Aurorains.

— Vous avez parfaitement raison, monsieur le Président, et monsieur Baley partira très vite, avec mes remerciements et, j’espère, les vôtres aussi.

— Ma foi, dit le Président sans trop de bonne grâce, puisque son ingéniosité nous a épargné un douloureux conflit politique, il a droit à mes remerciements… Je vous remercie, monsieur Baley.

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