VI. Gladïa

22

La jeune femme les accueillit avec un pâle sourire.

— Je savais que lorsque nous nous retrouverions, Elijah, ce serait le premier mot que j’entendrais, dit-elle.

Baley la dévisagea. Elle avait changé. Ses cheveux étaient plus courts, son expression plus inquiète qu’elle ne l’était deux ans plus tôt, elle paraissait en quelque sorte avoir vieilli de plus de deux ans. Mais c’était toujours la même Gladïa, avec son visage triangulaire et ses pommettes saillantes. Elle était toujours aussi petite, menue, encore vaguement enfantine.

Baley avait souvent rêvé d’elle, après son retour sur la Terre. Ces rêves n’étaient pas particulièrement érotiques, plutôt des aventures au cours desquelles il n’arrivait jamais à l’atteindre tout à fait. Elle était toujours là, un peu trop éloignée pour lui parler aisément. Elle ne l’entendait pas, quand il l’appelait. Quand il courait vers elle, elle ne se rapprochait pas.

Ce n’était pas difficile de comprendre pourquoi les rêves étaient ceux-là. Gladïa était une Solarienne, et par conséquent elle avait rarement le droit de se trouver physiquement en présence d’autres êtres humains.

Elle avait été interdite à Elijah parce qu’il était humain et surtout (naturellement) parce qu’il était un Terrien. Les nécessités de l’affaire criminelle sur laquelle il enquêtait les forçaient à se rencontrer mais, tout le temps que durèrent ces rapports, elle était entièrement couverte pour éviter tout contact. Et pourtant, lors de leur dernière entrevue elle avait, au défi de tout bon sens, posé un instant sa main nue sur la joue de Baley. Elle devait bien savoir qu’elle risquait là une infection. Il n’en chérit que plus cet effleurement car tous les aspects de l’éducation de Gladïa s’alliaient pour le rendre inconcevable.

Petit à petit, les rêves avaient cessé.

Baley dit, assez bêtement :

— C’est donc vous qui possédiez le…

Il s’interrompit et Gladïa termina la phrase à sa place :

— Le robot, oui. Et il y a deux ans, c’était moi aussi qui avais le mari. Tout ce que je touche est détruit.

Sans trop savoir ce qu’il faisait, Baley porta une main à sa joue. Gladïa ne parut pas remarquer le geste.

— Vous êtes venu à mon secours cette première fois, reprit-elle. Pardonnez-moi, mais je dois de nouveau faire appel à vous… Entrez, Elijah. Entrez, docteur Fastolfe.

Fastolfe s’effaça pour laisser Baley passer, puis il entra à son tour. Daneel et Giskard suivirent et, avec la discrétion caractéristique des robots, ils allèrent tout de suite se placer dans des niches inoccupées, des deux côtés opposés de la pièce, et restèrent debout en silence, le dos au mur.

Un instant, il apparut que Gladïa allait les traiter avec cette indifférence que les êtres humains réservaient généralement aux robots. Cependant, après un coup d’œil à Daneel, elle se détourna et dit à Fastolfe, d’une voix un peu étranglée :

— Celui-là. S’il vous plaît, dites-lui de partir. D’un air fort étonné, Fastolfe murmura :

— Daneel ?

— Il est trop… Il ressemble trop à Jander !

Fastolfe se tourna vers Daneel et une expression de vive douleur assombrit un instant son visage.

— Certainement, mon enfant. Je vous supplie de m’excuser. Je n’ai pas réfléchi… Daneel, passe dans l’autre pièce et restes-y tout le temps que nous serons ici.

Sans un mot, Daneel s’en alla.

Gladïa examina Giskard, comme pour juger si, lui aussi, ressemblait trop à Jander, mais vite elle se détourna avec un léger haussement d’épaules.

— Désirez-vous boire quelque chose ? proposa-t-elle aux deux visiteurs. J’ai une excellente boisson à la noix de coco, toute fraîche et bien froide.

— Non, merci, Gladïa, répondit Fastolfe. J’ai simplement accompagné Mr Baley ici comme je l’avais promis. Je ne vais pas rester longtemps.

— Si je pouvais avoir un verre d’eau, dit Baley. Je ne vous demande rien de plus.

Gladïa leva une main. Elle devait certainement être observée, car un moment plus tard un robot entra sans bruit, apportant sur un plateau un verre d’eau et, dans une coupe, de petits biscuits avec un peu de substance rosâtre sur le dessus.

Baley ne pouvait éviter d’en prendre un, bien qu’il ignorât ce que c’était. Ce devait être quelque chose qui descendait de la Terre car il ne pouvait croire qu’on lui ferait manger un produit indigène de la planète ou quelque chose de synthétique. Néanmoins, les descendants des espèces alimentaires terriennes avaient pu changer avec le temps, soit par la culture, soit par l’influence d’un environnement différent. Fastolfe, au déjeuner, avait bien dit qu’une grande partie de l’alimentation auroraine nécessitait une initiation.

Il fut agréablement surpris. Le goût était un peu piquant et épicé, mais il trouva le biscuit délicieux et en prit immédiatement un autre. Puis il remercia le robot et prit la coupe ainsi que le verre d’eau.

Le robot repartit.

L’après-midi tirait à sa fin et le soleil rougeoyait aux fenêtres exposées à l’ouest. Baley eut l’impression que cette maison était plus petite que celle de Fastolfe mais elle aurait été plus gaie si la présence de la triste silhouette de Gladïa n’avait eu un effet déprimant.

Baley se dit que ce devait être son imagination qui lui jouait des tours. De toute manière, la gaieté lui paraissait impossible dans une structure prétendant abriter et protéger des êtres humains mais qui restait exposée de tous côtés à l’Extérieur. Pas Un seul mur, pensait-il, n’avait derrière lui la chaleur de la vie humaine. On ne pouvait se tourner dans aucune direction pour trouver de la compagnie, une sensation de communauté. Au delà de chaque mur extérieur, de tous les côtés, en haut et en bas, s’étendait un monde inanimé. Froid ! Froid !

Et le froid refluait sur Baley alors qu’il songeait de nouveau au dilemme dans lequel il était plongé. Pendant un moment, le choc qu’il avait éprouvé en revoyant Gladïa le lui avait fait oublier.

— Approchez-vous, Elijah, dit-elle. Venez-vous asseoir. Je vous prie de me pardonner de ne pas avoir toute ma tête à moi. Je me trouve, pour la seconde fois, en plein scandale planétaire et je vous avouerai que la première expérience suffisait.

— Je comprends, Gladïa. Je vous en prie, ne vous excusez pas, répondit Baley.

— Quant à vous, cher docteur, ne vous croyez pas obligé de nous laisser.

— Ma foi…

Fastolfe jeta un coup d’œil à la bande horaire, au mur.

— Je veux bien rester encore un petit moment mais du travail m’attend, mon enfant, même si le ciel nous tombe sur la tête. Plus encore si je songe à un proche avenir où je risque d’être empêché de poursuivre mes travaux.

Gladïa cligna rapidement des yeux comme pour refouler des larmes.

— Je sais, docteur. Vous avez de graves ennuis à cause… à cause de ce qui s’est passé ici, et j’ai un peu honte de ne pouvoir penser qu’à ma propre infortune.

— Je vais faire de mon mieux pour résoudre, mon problème, Gladïa, et je ne veux pas que vous éprouviez dans cette affaire un sentiment de culpabilité. Mr Baley va peut-être pouvoir nous aider tous les deux.

A ces mots, Baley bougonna :

— Je ne me rendais pas compte, Gladïa, que vous étiez en quelque sorte impliquée dans cette affaire.

— Qui d’autre le serait ? répliqua-t-elle en soupirant.

— Vous êtes… Vous étiez, plutôt, en possession de Jander Panell ?

— Pas réellement en possession. Il m’avait été prêté par le Dr Fastolfe.

— Etiez-vous avec lui quand… quand il…

Baley hésita, ne sachant trop comment dire.

— Quand il est mort ? Pouvons-nous dire qu’il est mort ? Non, je n’étais pas là. Et, avant que vous posiez la question, il n’y avait personne d’autre dans la maison à ce moment. J’étais seule. Je le suis généralement. Presque toujours. C’est à cause de mon éducation solarienne, rappelez-vous. Naturellement, cette solitude n’est pas obligatoire. Vous êtes ici tous les deux et cela ne me gêne pas… Enfin, pas beaucoup.

— Et vous étiez toute seule au moment où Jander est mort ? C’est bien ça ?

— Je viens de le dire ! s’exclama Gladïa avec une Certaine irritation. Ah, ne faites pas attention, Elijah. Je sais que vous devez vous faire répéter et répéter les choses. Oui, j’étais bien seule. Franchement.

— Mais il y avait des robots avec vous, sans doute ?

— Oui, bien sûr. Quand je dis « seule », je veux dire qu’il n’y avait pas d’autres êtres humains avec moi.

— Combien de robots possédez-vous, Gladïa ? Sans compter Jander.

Elle hésita, comme si elle comptait mentalement, puis elle répondit :

— Vingt. Cinq dans la maison et quinze sur les terres. Je dois dire aussi que les robots vont et viennent librement, entre ma maison et celle du Dr Fastolfe, ce qui fait qu’il n’est pas toujours facile de juger, quand on aperçoit un robot un instant dans l’un ou l’autre établissement, s’il est à moi ou à lui.

— Ah ! dit Baley. Et comme le Dr Fastolfe a cinquante-sept robots dans son établissement cela signifie, si nous faisons l’addition, que dans l’ensemble il y en a soixante-dix-sept. Y a-t-il d’autres établissements voisins dont les robots pourraient se mêler aux vôtres sans qu’il soit possible de les distinguer ?

Fastolfe intervint :

— Il n’y en a aucun qui soit assez près pour cela. Et il n’est pas d’usage d’autoriser ce genre de relations. Gladïa et moi, nous sommes un cas d’espèce, parce qu’elle n’est pas auroraine et parce que je me sens en quelque sorte responsable d’elle.

— Tout de même… Soixante-dix-sept robots, marmonna Baley.

— Oui, dit Fastolfe, mais pourquoi insistez-vous sur ce point ?

— Parce que cela signifie que vous avez l’habitude de voir du coin de l’œil sans y faire particulièrement attention, soixante-dix-sept objets qui se déplacent, chacun ayant une forme vaguement humaine. N’est-il pas possible, Gladïa, que si un véritable être humain pénétrait dans la maison, dans quelque intention que ce soir, vous n’y feriez pas attention ? Ce ne serait qu’un objet ambulant de plus, de forme vaguement humaine, qui ne vous surprendrait pas.

Fastolfe rit tout bas et Gladïa secoua la tête, sans sourire.

— On voit bien que vous êtes un Terrien, Elijah. Comment pouvez-vous imaginer qu’un être humain, même le Dr Fastolfe, pourrait s’approcher de ma maison sans que je sois avertie par un de mes robots ? Je pourrais ne pas faire attention à une forme mouvante, supposer que c’est un des robots, mais jamais aucun robot ne s’y tromperait. Je vous attendais sur le seuil, quand vous êtes arrivé, mais uniquement parce que mes robots m’avaient prévenue. Non, non, quand Jander est mort, il n’y avait aucun autre être humain dans la maison.

— A part vous.

— A part moi. Tout comme il n’y avait personne à part moi dans la maison quand mon mari a été tué. De nouveau, Fastolfe intervint avec délicatesse.

— Il y a une différence, Gladïa. Votre mari a été tué avec un instrument contondant. La présence physique d’un assassin était nécessaire et si vous étiez l’unique personne présente, c’était très grave. Dans le cas présent, Jander a été mis hors de fonctionnement par un subtil programme verbal. La présence physique n’était pas indispensable. Le fait que vous étiez seule sur les lieux ne signifie rien, surtout si vous ne savez pas comment bloquer le cerveau d’un robot humaniforme.

Tous deux se tournèrent vers Baley, Fastolfe d’un air interrogateur, Gladïa tristement. (Il était plutôt irrité de voir que Fastolfe, dont l’avenir était aussi sombre que le sien, avait l’air de prendre les choses avec humour. Il n’y avait vraiment pas de quoi rire, pensa Baley avec morosité.)

— L’ignorance, dit-il lentement, peut n’avoir aucune importance. Il arrive qu’une personne ne sache pas comment se rendre à tel ou tel endroit et l’atteigne cependant en marchant au hasard. Il est possible que l’on ait parlé à Jander et, sans en avoir la moindre conscience, appuyé sur le bouton du gel mental.

— Et quelles seraient les chances de ce hasard-là ? demanda Fastolfe.

— C’est vous l’expert, docteur, et je suppose que vous allez me dire qu’elles sont pratiquement inexistantes ?

— Incroyablement réduites. Il se peut qu’une personne ne sache pas se rendre à tel ou tel endroit, mais si le seul chemin est une suite de cordes raides tendues dans une multitude de directions, quelles sont les chances d’atteindre ce lieu par hasard en marchant les yeux bandés ?

Gladïa s’agita fébrilement. Elle crispa les poings, comme pour empêcher ses mains de trembler, et les abattit sur ses genoux.

— Accident ou non, je ne suis pas responsable ! s’écria-t-elle. Je n’étais pas avec lui quand c’est arrivé. Je n’y étais pas ! Je lui ai parlé dans la matinée, il allait bien, il était parfaitement normal. Quelques heures plus tard, quand je l’ai appelé, il n’est pas venu. Je l’ai cherché et je l’ai trouvé debout dans sa niche habituelle, l’air tout à fait normal. Seulement il ne m’a pas répondu, il n’y a eu aucune réaction. Et il n’a eu aucune réaction depuis.

— Avez-vous pu lui dire quelque chose, tout à fait en passant, qui aurait provoqué le gel mental après que vous l’avez quitté ? Disons une heure plus tard, par exemple ?

Fastolfe s’interposa vivement.

— C’est tout à fait impossible, Baley ! Si un gel mental se produit, il se produit instantanément. Je vous prie de ne pas harceler Gladïa de cette façon. Elle est incapable de provoquer délibérément un gel mental et il est inconcevable qu’elle en ait provoqué un accidentellement.

— N’est-il pas tout aussi inconcevable qu’il ait été produit par le hasard d’un court-circuit positronique, comme vous dites que ce pourrait être le cas ?

— Pas tout à fait.

— Les deux incidents sont extrêmement improbables. Quelle est la différence, dans l’inconcevable des deux cas ?

— Elle est très importante. Je suppose qu’un gel mental par court-circuit positronique aurait une probabilité de 1 sur 1012 alors que celle d’un ordre accidentel serait de 1 sur 10m. Ce n’est qu’une estimation, mais une évaluation assez raisonnable des improbabilités comparées. La différence est encore plus grande qu’entre un seul électron et l’Univers tout entier, et elle est en faveur du court-circuit accidentel.

Un silence tomba. Au bout d’un moment, Baley le rompit.

— Docteur Fastolfe, vous disiez que vous ne pouviez pas vous attarder.

— Je suis déjà resté trop longtemps.

— Bien. Alors voudriez-vous partir maintenant ? Fastolfe fit mine de se lever puis il demanda :

— Pourquoi ?

— Parce que je veux parler à Gladïa seul à seule.

— Pour la harceler ?

— Je dois l’interroger hors de votre présence. Notre situation est beaucoup trop grave pour nous embarrasser de politesse.

— Je n’ai pas peur de Mr Baley, cher docteur, assura Gladïa. (Elle ajouta, non sans une certaine nostalgie :) Mes robots me protègeront si son impolitesse dépasse les bornes.

Fastolfe sourit.

— Très bien, Gladïa.

Il se leva et lui tendit la main. Elle la serra très brièvement.

— J’aimerais que Giskard reste ici, pour une protection générale, dit-il, et Daneel restera dans la pièce voisine, si cela ne vous fait rien. Pourriez-vous me prêter un de vos robots pour me raccompagner chez moi ?

— Certainement, répondit-elle en levant un bras. Vous connaissez Pandion, je crois ?

— Naturellement ! Un bon gardien solide et digne de confiance.

Fastolfe partit, suivi de près par le robot.

23

Baley attendit, en observant Gladïa, en l’examinant. Elle baissait les yeux sur ses mains, croisées sur ses genoux.

Il était certain qu’elle avait plus de choses à révéler. Comment il la persuaderait de parler, il n’en savait rien, mais il était au moins sûr d’une chose : tant que Fastolfe serait là, elle ne dirait pas toute la vérité.

Enfin, elle releva la tête et demanda d’une petite voix d’enfant :

— Comment allez-vous, Elijah ? Comment vous sentez-vous ?

— Assez bien, Gladïa.

— Le Dr Fastolfe a dit qu’il vous conduirait ici, à l’Extérieur, et qu’il s’arrangerait pour vous faire attendre un certain temps, au pire moment.

— Ah ? Pourquoi donc ? Pour s’amuser ?

— Mais non, voyons ! Je lui ai raconté comment vous aviez réagi au grand air. Vous vous souvenez, quand vous vous êtes évanoui et que vous êtes tombé dans la mare ?

Elijah secoua vivement la tête. Il ne pouvait nier l’incident ni le souvenir qu’il en gardait, mais il n’appréciait guère qu’on le lui rappelle. Il grommela :

— Je ne suis plus tout à fait comme ça. Je me suis amélioré.

— Néanmoins le Dr Fastolfe a dit qu’il vous mettrait à l’épreuve. Est-ce que tout s’est bien passé ?

— Assez bien. Je ne me suis pas évanoui.

Baley se rappela son malaise à bord du vaisseau, durant l’approche d’Aurora, et il grinça des dents. Mais c’était différent et il ne voyait pas la nécessité d’en parler. Il changea de conversation :

— Comment dois-je vous appeler ? Comment vous appelle-t-on ici ?

— Jusqu’à présent, vous m’avez appelée Gladïa.

— C’est peut-être impropre. Je pourrais dire Mrs Delamarre mais il se peut…

Elle étouffa une exclamation et l’interrompit précipitamment :

— Je ne me suis pas servie de ce nom depuis mon arrivée ici. Je vous en prie, ne l’employez pas !

— Comment vous appellent les Aurorains, alors ?

— Le plus souvent, ils disent Gladïa Solaria, mais cela indique simplement que je ne suis pas de leur planète et je n’aime pas ça non plus. Je suis simplement Gladïa. Un seul nom. Ce n’est pas un nom aurorain et je doute qu’il y en ait une autre dans ce monde, alors il suffit. Je continuerai de vous appeler Elijah, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Pas du tout.

— J’aimerais servir le thé.

C’était une nette déclaration et Baley acquiesça en disant :

— Je ne savais pas que les Spatiens buvaient du thé.

— Ce n’est pas du thé comme sur Terre. C’est l’extrait d’une plante, qui est agréable et jugé absolument inoffensif. Nous l’appelons du thé.

Elle leva un bras et Baley remarqua que sa manche était resserrée au poignet et rejoignait des gants très fins, couleur chair. En sa présence, elle exposait toujours le minimum de peau nue.

Son bras resta en l’air quelques instants et au bout de deux ou trois minutes un robot arriva avec un plateau. Il était manifestement encore plus primitif que Giskard mais il disposa les tasses, les assiettes de canapés et de petits fours sans heurt et versa le thé avec même un semblant de grâce.

Curieux, Baley demanda :

— Comment faites-vous ça, Gladïa ?

— Quoi donc ?

— Vous levez le bras chaque fois que vous voulez quelque chose et les robots comprennent toujours ce que vous demandez. Comment est-ce que celui-ci a su que vous vouliez qu’il serve le thé ?

— Ce n’est pas difficile. Chaque fois que je lève le bras, cela coupe un petit champ électro-magnétique maintenu en permanence dans la pièce. Des positions légèrement différentes de ma main et de mes doigts produisent diverses déformations du champ et mes robots les interprètent comme des ordres. Mais je ne m’en sers que pour les commandements les plus simples : Viens ici ! Apporte du thé !… des ordres courants.

— Je n’ai pas remarqué que le docteur Fastolfe se servait de ce système dans son établissement.

— Ce n’est pas tellement aurorain. C’est notre méthode à Solaria et j’y suis habituée… D’ailleurs, je prends toujours le thé à cette heure. Borgraf s’y attend.

— C’est celui-là, Borgraf ?

Baley examina le robot avec un certain intérêt, en s’apercevant que jusque-là il lui avait à peine accordé un coup d’œil. L’indifférence naissait vite de la familiarité. Encore vingt-quatre heures, et il ne remarquerait plus du tout les robots. Ils s’agiteraient autour de lui sans qu’il les voie et les travaux auraient l’air de se faire tout seuls.

Mais il ne tenait pas simplement à ne pas les remarquer, il voulait qu’ils ne soient pas là.

— Gladïa, dit-il, je veux être seul avec vous. Sans même un robot… Giskard, va rejoindre Daneel. Tu peux monter la garde à côté.

— Bien, monsieur, répondit Giskard, sa réaction brusquement réveillée au bruit de son nom.

Gladïa parut amusée.

— Comme vous êtes drôles, les Terriens ! Je sais que vous avez des robots sur la Terre mais vous n’avez pas l’air de savoir les commander. Vous aboyez des ordres, comme s’ils étaient sourds.

Elle se tourna vers Borgraf et lui dit à voix basse :

— Borgraf, aucun d’entre vous ne doit entrer dans cette pièce sans y avoir été appelé. Ne nous interrompez pas, à moins d’une menace ou d’une affaire réellement urgente.

— Oui, madame, répondit Borgraf.

Il recula, jeta un dernier coup d’œil sur la table pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié, tourna les talons et quitta la pièce.

Ce fut au tour de Baley d’être amusé. Gladïa avait parlé à voix basse, certainement, mais sur un ton sec d’adjudant s’adressant à une nouvelle recrue. Dans le fond, pensa-t-il, pourquoi s’en étonner ? Il savait depuis longtemps qu’il était plus facile de voir les folies des autres que ses propres défauts.

— Nous voilà seuls, Elijah, dit Gladïa. Même les robots sont partis.

— Vous n’avez pas peur d’être seule avec moi ?

Lentement elle secoua la tête.

— Pourquoi aurais-je peur ? Un bras levé, un geste, un cri, et plusieurs robots se précipiteront. Sur aucun des mondes spatiens, on n’a de raison de craindre un être humain. Nous ne sommes pas sur la Terre, vous savez. Mais, au fait, pourquoi cette question ?

— Il y a d’autres peurs que les craintes physiques. Il n’est pas question que j’use contre vous de violence, ni que je vous maltraite physiquement. Mais n’avez-vous pas peur de mon interrogatoire et de ce qu’il pourrait me permettre de découvrir sur vous ? Souvenez-vous que nous ne sommes pas non plus sur Solaria. Là-bas, je sympathisais avec vous, je vous plaignais et je m’efforçais de démontrer votre innocence.

— Vous ne sympathisez plus avec moi, maintenant ? murmura-t-elle.

— Cette fois, ce n’est pas un mari mort. Vous n’êtes pas soupçonnée de meurtre. Ce n’est qu’un robot qui a été détruit et, autant que je sache, vous n’êtes soupçonnée de rien. C’est au contraire le Dr Fastolfe qui est mon problème. Il s’agit pour moi d’une affaire de la plus haute importance – pour des raisons que je n’ai pas besoin d’exposer – et je dois absolument prouver son innocence, à lui. Si mon enquête se révèle de nature à vous faire du tort, je n’y pourrai rien. Je n’ai pas l’intention de vous faire volontairement du mal, toutefois si je vous en fais, si je ne peux pas l’éviter, tant pis. Il était juste que je vous avertisse.

Elle releva la tête et le regarda dans les yeux, avec arrogance.

— Pourquoi votre enquête risquerait-elle de me faire du tort ?

— C’est ce que nous allons peut-être découvrir maintenant, répliqua froidement Baley, sans que le Dr Fastolfe soit là pour intervenir.

Il prit un des canapés avec une petite fourchette (il était inutile de se servir de ses doigts au risque de rendre tout le plat impropre à la consommation pour Gladïa), le déposa sur son assiette, le mit ensuite dans sa bouche et but une gorgée de thé.

Elle l’imita, canapé pour canapé, gorgée pour gorgée. S’il tenait à être froidement flegmatique, elle aussi, apparemment.

— Gladïa, reprit-il, il est important que je sache, avec précision, quels sont vos rapports avec le Dr Fastolfe. Vous vivez près de chez lui et vous formez tous les deux, en quelque sorte, une seule maison robotique. Il se fait visiblement du souci pour vous. Il n’a fait aucun effort pour se défendre et prouver sa propre innocence, sauf en déclarant simplement qu’il est innocent, mais il vous défend ardemment, il vous a défendue dès que j’ai durci mon interrogatoire.

Gladïa sourit légèrement.

— Que soupçonnez-vous, Elijah ?

— Ne croisez pas le fer avec moi. Je ne veux pas soupçonner. Je veux savoir.

— Le Dr Fastolfe ne vous a pas parlé de Fanya ?

— Si.

— Lui avez-vous demandé si elle était sa femme, ou simplement sa compagne ? S’il avait des enfants ?

Baley, mal à l’aise, changea de position. Il aurait pu poser des questions, bien sûr. Mais sur la Terre surpeuplée, où l’on vivait les uns sur les autres, l’intimité était d’autant plus précieuse qu’elle avait pour ainsi dire disparu. Sur Terre, il était pratiquement impossible de ne pas tout savoir de ses voisins, de leur vie familiale ou de leur état civil, si bien que l’on ne posait jamais de questions et que l’on feignait l’ignorance. C’était un pieux mensonge universel.

Ici, sur Aurora, bien entendu, les usages terriens n’y avaient aucune raison d’être et Baley ne savait pas pourquoi il s’y tenait. C’était idiot !

— Non, je ne lui ai rien demandé, répondit-il. Dites-le moi, voulez-vous ?

— Fanya est sa femme. Il a été marié plusieurs fois, consécutivement, bien sûr, encore que les mariages simultanés pour l’un ou l’autre sexe ne soient pas absolument inconnus à Aurora.

Le léger dégoût avec lequel elle dit cela amena une défense tout aussi légère.

— On n’a jamais vu ça à Solaria. D’ailleurs, l’actuel mariage du Dr Fastolfe sera probablement dissous d’ici peu et chacun sera alors libre de nouer de nouveaux liens, encore qu’il arrive souvent que l’un ou l’autre conjoint n’attende pas pour cela la dissolution… Je ne dis pas que je comprends cette manière désinvolte de traiter le mariage, Elijah, mais c’est ainsi à Aurora. Le Dr Fastolfe, à ma connaissance, est assez collet monté. Ses mariages se sont toujours succédé et il ne cherche rien d’extra-conjugal. Les Aurorains jugent cela vieux jeu et plutôt bête.

Baley hocha la tête.

— Mes lectures me l’ont laissé entendre. Si je comprends bien, on se marie quand on a l’intention d’avoir des enfants.

— En principe, oui, mais il paraît que plus personne ne prend ça au sérieux aujourd’hui. Le Dr Fastolfe a déjà deux enfants et ne peut en avoir d’autres, mais il se marie quand même et postule pour un troisième. Il est rejeté, bien entendu, et il sait qu’il le sera. Des gens ne se donnent même pas la peine de postuler.

— Alors pourquoi se marier ?

— Il y a des avantages sociaux. C’est plutôt compliqué et, comme je ne suis pas auroraine, je ne suis pas sûre de très bien comprendre.

— Enfin, peu importe. Parlez-moi des enfants du Dr Fastolfe.

— Il a deux filles de deux mères différentes. Aucune des mères n’est Fanya, naturellement. Il n’a pas de fils. Ses deux filles ont été incubées dans le sein de la mère, comme le veut l’usage à Aurora. Toutes deux sont adultes, maintenant, et elles ont leurs propres établissements.

— Est-il resté proche de ses filles ?

— Je ne sais pas. Il ne parle jamais d’elles. L’une est roboticienne, alors il doit bien se tenir au courant de ses travaux, je pense. Je crois que l’autre est candidate à un poste au conseil d’une des villes, à moins qu’elle ait déjà été élue et soit en fonction. Je ne sais vraiment pas.

— Est-ce qu’il y a des querelles de famille, des tensions ?

— Pas que je sache, et j’avoue ne pas savoir grand chose, Elijah. A ma connaissance, il est resté en bons termes avec toutes ses ex-femmes. Aucune de ces dissolutions ne s’est faite dans la colère et les récriminations. D’abord, ce n’est pas du tout le genre du Dr Fastolfe. Je ne puis rien imaginer dans la vie qui soit capable d’arracher à Fastolfe une réaction plus extrême qu’un soupir de résignation dans la bonne humeur. Il plaisantera sur son lit de mort.

Cela, au moins, sonnait vrai, pensa Baley.

— Et quels sont les rapports du Dr Fastolfe avec vous ? demanda-t-il. La vérité, s’il vous plaît. La situation ne nous permet pas d’éluder la vérité sous prétexte de nous éviter de l’embarras.

Gladïa leva les yeux et soutint franchement le regard de Baley.

— Il n’y a aucun embarras à éviter. Le Dr Fastolfe est mon ami, un excellent ami.

— Excellent, jusqu’où ?

— Jusque-là, comme je viens de le dire. Excellent.

— Attendez-vous la dissolution de son mariage afin de devenir sa prochaine femme ?

— Non, répondit-elle très calmement.

— Vous êtes amants, alors ?

— Non.

— L’avez-vous été ?

— Non… Cela vous étonne ?

— J’ai simplement besoin d’information.

— Alors permettez-moi de répondre à vos questions d’une manière suivie et ne me les aboyez pas au nez comme si vous cherchiez à me prendre par surprise et à me faire avouer ce qu’autrement j’aurais gardé secret.

Elle dit cela sans la moindre animosité apparente. Presque comme si elle était amusée.

Baley, en rougissant légèrement, ouvrit la bouche pour dire que ce n’était pas du tout son intention mais naturellement, c’était ce qu’il avait cherché et il ne lui servirait à rien de le nier. Alors il se contenta de grommeler :

— Bon, je vous écoute.

Les restes du thé encombraient la table. Baley se demanda si, normalement, elle n’aurait pas levé le bras, en le pliant de telle ou telle façon, et si le robot, Borgraf, ne serait pas entré en silence pour tout desservir.

Est-ce que ces restes dérangeaient Gladïa, la rendraient-ils moins maîtresse de ses réactions ? Si c’était le cas, mieux valait que tout traîne encore… mais Baley n’avait pas un bien grand espoir car toutes ces miettes ne semblaient la troubler en rien et elle n’avait même pas l’air de les remarquer.

Elle baissait de nouveau les yeux sur ses mains, croisées sur ses genoux, et sa figure s’était assombrie, son expression s’était durcie comme si elle plongeait dans un passé qu’elle aurait mieux aimé effacer.

— Vous avez eu un aperçu de ma vie sur Solaria, dit-elle. Elle n’était pas heureuse mais je n’en connaissais pas d’autre. C’est seulement lorsque j’ai connu un peu de bonheur que j’ai soudain compris à quel point ma précédente vie avait été profondément malheureuse. Et cela s’est produit grâce à vous, Elijah.

— Grâce à moi ? s’écria-t-il, surpris.

— Oui, Elijah. Notre toute dernière entrevue à Solaria – j’espère que vous vous en souvenez, Elijah – m’a appris quelque chose. Je vous ai touché ! J’ai ôté mon gant, un gant semblable à ceux que je porte en ce moment, et je vous ai touché la joue. Le contact n’a pas duré longtemps. Je ne sais pas quel effet il vous a fait – ne me le dites pas, c’est sans importance – mais cela a été très important pour moi.

Elle releva les yeux et regarda Baley en face comme pour le défier.

— Cela a été capital pour moi. Ma vie en a été changée. N’oubliez pas, Elijah, que jusqu’alors, après les quelques années de mon enfance, je n’avais jamais touché un homme, ni même aucun être humain, à part mon mari. Et mon mari et moi, nous nous touchions rarement. J’avais regardé des hommes à la télévision, naturellement, et je m’étais ainsi familiarisée avec tous leurs aspects physiques, toutes les parties de leur corps. De ce côté-là, je n’avais rien à apprendre.

« Mais je n’avais aucune raison de penser que la sensation du toucher différait suivant les hommes. Je savais ce que je sentais en touchant mon mari, la sensation que me donnaient ses mains quand il parvenait à se résoudre à me toucher, ce que… enfin, tout. Je n’avais aucune raison de penser qu’avec un autre homme ce serait différent. Le contact de mon mari ne me procurait pas de plaisir, mais pourquoi en aurais-je ressenti ? Est-ce que j’éprouve un plaisir particulier au contact de mes doigts sur cette table, sinon que j’en apprécie peut-être la surface lisse ?

« Le contact avec mon mari faisait partie d’un rite occasionnel qu’il pratiquait parce qu’on attendait cela de lui et, en bon Solarien, il s’exécutait selon le calendrier et la pendule, pour la durée et de la manière prescrites par la bonne éducation. Sauf que, dans un autre sens, ce n’était pas de la bonne éducation, car si ce contact périodique était d’ordre sexuel, mon mari n’avait pas postulé pour un enfant et je crois que ça ne l’intéressait pas d’en produire un. Et il m’impressionnait beaucoup trop pour que j’aille postuler de ma propre initiative, comme j’en avais le droit.

« Quand j’y réfléchis avec le recul, je comprends que ces rapports sexuels étaient méthodiques et de pure forme. Je n’avais jamais d’orgasme. Jamais, pas une seule fois. D’après mes lectures, je devinais vaguement que cette chose existait, mais les descriptions ne faisaient que m’intriguer et me dérouter et comme on ne les trouvait que dans les livres importés – les ouvrages solariens ne traitent jamais de sujets sexuels – je n’arrivais pas à y croire. Je les prenais simplement pour des métaphores exotiques.

« Pas plus que je ne pouvais essayer – et encore moins réussir – l’auto-érotisme. La masturbation, je crois que c’est le mot courant. Du moins, j’ai entendu ce mot ici à Aurora. A Solaria, naturellement, on ne parle jamais de tout ce qui peut avoir trait au sexe, pas plus qu’aucun mot ayant une corrélation avec le sexe n’est employé dans la bonne société… Et d’ailleurs, il n’y a pas d’autre genre de société à Solaria.

« D’après certaines de mes lectures, je devinais comment on devait s’y prendre pour pratiquer la masturbation et, à l’occasion, il m’est arrivé de faire une tentative timide, d’essayer de faire ce qui était décrit. Mais j’étais incapable d’aller jusqu’au bout. Les tabous contre tout contact avec un corps humain me rendaient mes propres attouchements déplaisants et interdits. Je peux effleurer mon côté avec ma main, croiser les jambes, sentir la pression d’une cuisse sur l’autre, mais c’est là des contacts fortuits, auxquels on ne fait pas attention. C’était tout autre chose de faire du toucher un instrument délibéré de plaisir. Chaque fibre de mon corps savait que cela ne devait pas être fait, et comme je le savais, le plaisir ne venait pas.

« Et l’idée ne m’est jamais venue, pas une fois, que l’on pourrait éprouver du plaisir à toucher, dans d’autres circonstances. Pourquoi me serait-elle venue ? Comment l’aurait-elle pu ?

« Jusqu’au moment où je vous ai touché, cette fois-là. Pourquoi je l’ai fait, je n’en sais rien. J’éprouvais pour vous un élan d’affection, parce que vous m’aviez sauvée de l’accusation de meurtre. Et puis vous n’étiez pas formellement interdit, vous n’étiez pas solarien. Vous n’étiez pas – pardonnez-moi – tout à fait un homme. Vous étiez une créature de la Terre. Humain en apparence mais avec une vie courte et menacée par les infections, un être considéré au mieux comme un demi-humain.

« Alors, parce que vous m’aviez sauvée et que vous n’étiez pas réellement un homme, j’ai pu vous toucher. Et, de plus, vous ne m’avez pas regardée avec l’hostilité et la répugnance que mon mari me manifestait, ni avec l’indifférence soigneusement étudiée de quelqu’un qui me verrait à la télévision. Vous étiez là, bien palpable, votre regard était chaleureux et grave. Vous avez même tremblé quand ma main s’est approchée de votre joue. Je l’ai vu.

« Pourquoi ce tremblement, je n’en sais rien. Le contact a été si fugace et en aucune façon la sensation physique n’était différente de celle que j’aurais ressentie si j’avais touché mon mari ou un autre homme… ou peut-être même une femme. Mais cela dépassait de loin la sensation physique. Vous étiez là, vous avez accueilli le geste, vous m’avez donné tous les signes de ce que j’ai reconnu comme de… de l’affection. Et quand nos deux peaux, ma main, votre joue, sont entrées en contact, c’était comme si j’avais touché un feu très doux qui est instantanément remonté le long de ma main et de mon bras et qui m’a embrasée.

« Je ne sais pas combien de temps cela a duré, sûrement pas plus de quelques instants, mais pour moi le temps s’est arrêté. Il m’est arrivé quelque chose qui ne m’était jamais arrivé. En réfléchissant par la suite à ce que j’en avais appris, j’ai compris que j’avais presque connu un orgasme.

« Je me suis efforcée de ne pas le montrer…

Baley, n’osant plus la regarder, secoua la tête.

— Eh bien, donc, je n’ai rien montré. Je vous ai dit « Merci, Elijah ». Je le disais pour ce que vous aviez fait pour moi, dans l’affaire de la mort de mon mari. Mais je vous le disais aussi, et bien plus, pour avoir éclairé mon existence, pour m’avoir montré, même à votre insu, ce qu’il y avait dans la vie, pour avoir ouvert une porte, révélé un chemin, indiqué un horizon. L’acte physique n’était rien en soi. Rien qu’un simple contact, mais c’était le commencement de tout.

La voix de Gladïa mourut et, pendant un moment, plongée dans ses souvenirs, elle garda le silence.

Puis elle leva un doigt.

— Non, ne dites rien. Je n’ai pas encore fini. J’avais fait des rêves éveillés, avant cela, très, très vagues. Un homme et moi, faisant ce que nous faisions mon mari et moi, mais quelque peu différemment – je ne savais même pas de quelle façon ce serait différent – et ressentant quelque chose de différent, que je ne pouvais même pas imaginer en déployant tous les prodiges d’imagination dont j’étais capable. J’aurais pu continuer toute ma vie à essayer d’imaginer l’inimaginable et j’aurais pu mourir comme je suppose que meurent les femmes de Solaria – et aussi les hommes – depuis trois ou quatre siècles, sans jamais rien savoir. Ignorantes. On a des enfants, mais on ne sait toujours pas.

« Mais il m’a suffi de toucher votre joue, Elijah, et j’ai su. N’était-ce pas stupéfiant ? Vous m’avez appris ce que je ne pouvais imaginer. Pas la mécanique, pas les gestes ni l’ennuyeux contact de deux corps mal consentants, mais quelque chose que je n’aurais jamais pu concevoir, dont jamais je n’aurais pu comprendre le rapport. Votre expression, la lueur dans vos yeux, l’impression de… de gentillesse, de bonté… quelque chose que je ne peux même pas décrire… une acceptation, l’abaissement d’une terrible barrière entre les individus. De l’amour, je suppose. Un mot commode pour englober tout cela et plus encore.

« J’ai éprouvé de l’amour pour vous, Elijah, parce que je croyais que vous pouviez en éprouver pour moi. Je ne dis pas que vous m’aimiez mais que vous sembliez en être capable, à mes yeux tout au moins. Je n’avais jamais connu cela et s’il en était question dans l’ancienne littérature, je ne comprenais pas ce que les auteurs voulaient dire, pas plus que je ne pouvais comprendre les hommes, dans ces mêmes livres, quand ils parlaient d’« honneur » et s’entretuaient pour défendre le leur. Je reconnaissais ce mot sans en pénétrer la signification. Je ne sais toujours pas ce que ça veut dire. Et pour moi, c’était la même chose que ce qu’on appelle l’amour, jusqu’à ce que je vous touche.

« Après, j’ai pu imaginer et je suis venue à Aurora en me souvenant de vous, en pensant à vous, en vous parlant inlassablement en pensée, en croyant qu’à Aurora je ferais la connaissance d’un million d’Elijah.

Elle s’interrompit, resta un moment perdue dans ses pensées, et puis, brusquement, elle poursuivit :

— Je ne les ai pas trouvés. J’ai découvert qu’Aurora, à sa façon, ne valait pas mieux que Solaria. A Solaria, la sexualité était interdite. Elle était détestée et nous nous en détournions tous. Nous ne pouvions pas aimer, à cause de cette haine qu’elle suscitait.

« A Aurora, la sexualité était ennuyeuse. On l’acceptait calmement, facilement, c’était aussi banal que de respirer. Si l’on avait envie de se livrer à des rapports sexuels, on s’adressait à celui ou celle qui vous plaisait, et si cette aimable personne n’avait rien de mieux à faire à cet instant, les rapports s’ensuivaient, de n’importe quelle manière commode. Comme la respiration… Mais où est l’extase, dans la respiration ? Si l’on étouffe, il se peut que la première aspiration d’air suivant la privation soit un merveilleux soulagement et un délice. Mais si l’on n’a jamais étouffé ?

« Mais si l’on n’a jamais été privé de sexe contre son gré ? Si cela était enseigné aux jeunes de la même façon que la lecture ou la programmation ? Si ce genre d’expérience était toute naturelle pour les enfants et si les adolescents plus âgés les aidaient ?

« Les rapports sexuels autorisés, aussi libres que possible, aussi abondants que l’eau, n’ont rien à voir avec l’amour, à Aurora. Tout comme ces rapports interdits et honteux à Solaria n’ont rien à voir avec l’amour. Dans un cas comme dans l’autre, les enfants sont rares, on ne peut en avoir qu’après avoir fait une demande officielle… Et ensuite, si l’autorisation est accordée, on doit se livrer à des rapports ayant pour seul objet la production d’enfants – rapports ennuyeux et ternes. Si, après un laps de temps raisonnable, l’imprégnation ne suit pas, l’esprit se rebelle, et on a recours à l’insémination artificielle.

« Avec le temps, l’extogénèse deviendra courante, tout comme à Solaria, la fécondation et le développement de l’embryon se feront dans une genitaria, l’amour physique sera abandonné, ne deviendra qu’une forme de rapport social, un jeu qui n’évoquera pas plus l’amour que le cosmo-polo.

« J’étais incapable d’adopter l’attitude auroraine, Elijah. Je n’avais pas été élevée comme ça. Avec terreur, j’ai recherché des rapports sexuels et personne ne m’a repoussée… et personne ne comptait. Tous les hommes avaient des yeux indifférents quand je m’offrais, et ils restaient indifférents, en m’acceptant. Une de plus, pensaient-ils, quelle importance ? Ils étaient consentants mais ça s’arrêtait là. Et quand je les touchais, il ne se produisait rien. C’était comme lorsque je touchais mon mari. J’ai appris à faire tous les gestes, à suivre leurs indications, à aller jusqu’au bout en acceptant qu’ils me guident, et cela ne me faisait toujours rien. Dans tout cela, je n’ai même pas puisé l’envie de faire cela moi-même, à moi-même. La sensation que vous aviez provoquée ne m’est jamais revenue et, finalement, j’ai renoncé.

« Durant tout ce temps, le Dr Fastolfe a été mon ami. Lui seul, dans tout Aurora, savait tout ce qui s’était passé sur Solaria. Du moins, je le crois. Vous savez que cette histoire n’a jamais été rendue publique et qu’elle n’a certainement pas été représentée dans sa réalité, dans cette effroyable émission en Hyperonde dont j’ai entendu parler et que je n’ai jamais voulu voir.

« Le Dr Fastolfe m’a protégée contre le manque de compréhension des Aurorains, contre leur mépris total des Solariens. Il m’a également protégée contre la détresse qui m’a envahie au bout d’un certain temps.

« Non, nous n’avons pas été amants. Je me serais bien offerte, mais quand l’idée m’est venue que je le pourrais, je pensais déjà que cette sensation que vous aviez inspirée, Elijah, ne me reviendrait jamais. Je me disais que c’était peut-être une illusion, une déformation de la mémoire, et j’y ai renoncé. Je ne me suis pas offerte. Et il ne s’est pas offert non plus. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être devinait-il mon désespoir de n’avoir rien pu trouver qui me convienne, dans les rapports sexuels, et n’a-t-il pas voulu l’aggraver en m’infligeant un nouvel échec. Ce serait caractéristique de sa prévenance et de ses bontés pour moi d’avoir ce genre de délicatesse… Nous n’avons donc jamais été amants. Il n’a été que mon ami, à un moment où j’en avais besoin plus que tout le reste.

« Voilà, Elijah. Vous avez les réponses à toutes les questions que vous avez posées. Vous vouliez savoir quels étaient mes rapports avec le Dr Fastolfe et vous avez dit que vous vouliez des renseignements. Vous les avez. Etes-vous satisfait ?

Haley s’efforça de masquer sa détresse.

— Je suis navré, Gladïa, que la vie ait été si dure pour vous. Oui, vous m’avez renseigné comme je le souhaitais. Vous m’avez même donné plus d’informations que vous ne le pensez.

Gladïa fronça les sourcils.

— Comment cela ?

Haley ne répondit pas directement.

— Gladïa, dit-il, je suis heureux que votre souvenir de moi ait eu tant de prix pour vous. Quand j’étais à Solaria, à aucun moment l’idée ne m’est venue que je vous impressionnais de la sorte, et même si je l’avais cru, je n’aurais pas cherché à… vous savez.

— Je sais, Elijah, murmura-t-elle avec douceur. Et même si vous aviez essayé, cela ne vous aurait servi à rien. Je ne pouvais pas.

— Oui, je sais… Et je ne prends pas du tout ce que vous venez de me dire comme une invitation. Un bref contact, un instant de lucidité sexuelle, pourquoi aller plus loin ? Il est fort probable que cela ne se répétera jamais. Il ne faudrait pas gâcher un souvenir fugace en tentant maladroitement de le ressusciter. C’est une des raisons pour lesquelles, maintenant, je ne… m’offre pas. Et vous ne devez pas considérer cela comme un rejet. D’ailleurs…

— Oui ?

— Comme je le disais, vous m’avez peut-être révélé plus que vous ne croyez. Vous m’avez dit que l’histoire ne se termine pas sur votre désespoir.

— Moi ? Je ne vous ai jamais dit ça !

— Si. Quand vous m’avez parlé de la sensation inspirée par le contact de votre main sur ma joue, vous avez dit qu’en y réfléchissant longtemps après, ou par la suite, en songeant avec le recul et lorsque vous aviez appris, vous vous êtes rendu compte que vous aviez presque connu un orgasme… Mais ensuite, vous m’avez raconté que vos expériences sexuelles avec les Aurorains n’avaient jamais été couronnées de succès, d’où je conclus qu’elles ne vous ont pas amenée jusqu’à l’orgasme. Et pourtant, vous avez dû le connaître, Gladïa, pour qualifier la sensation que vous avez éprouvée cette fois-là sur Solaria. Vous ne pouviez pas y réfléchir avec le recul et la reconnaître pour ce qu’elle était à moins d’avoir appris à aimer réellement, pleinement. Autrement dit, vous avez eu un amant et vous avez connu l’amour. Si je dois vous croire sur parole, croire que le Dr Fastolfe n’est pas et n’a jamais été votre amant, alors il y a eu quelqu’un d’autre.

— Et après ? En quoi est-ce que cela vous regarde, Elijah ?

— Je ne sais pas si cela me regarde ou non, Gladïa. Mais dites-moi qui est cet homme et s’il se révèle que cette affaire ne me regarde pas, nous n’en parlerons plus.

Gladïa ne répondit pas. Baley insista :

— Si vous ne me le dites pas, Gladïa, il va falloir que je vous le dise. Je vous ai avertie dès le début que la situation ne me permettait pas de vous épargner.

Elle garda le silence, les lèvres pincées, la figure pâle.

— Ce doit bien être quelqu’un, Gladïa, et la perte de Jander vous cause un chagrin extrême. Vous avez fait sortir Daneel parce que vous ne pouviez pas supporter de le voir, parce qu’il vous rappelait trop Jander. Si je me trompe en jugeant que c’était Jander Panell…

Baley s’interrompit un moment puis il insista d’une voix dure :

— Si le robot Jander Panell n’était pas votre amant, dites-le !

Et Gladïa souffla :

— Jander, le robot, n’était pas mon amant… (Puis sa voix s’affermit et elle déclara avec une grande fermeté :) Il était mon mari !

24

Baley remua les lèvres. Aucun son n’en sortit mais on ne pouvait se méprendre sur les trois syllabes de son exclamation.

— Oui, dit Gladïa. Par Jehosaphat ! Vous êtes suffoqué. Pourquoi ? Vous réprouvez cela ?

— Ma foi… ce n’est pas à moi d’approuver ou de réprouver, bredouilla-t-il.

— Ce qui signifie que vous désapprouvez.

— Ce qui signifie simplement que je veux me renseigner, que je procède à une enquête. Comment fait-on la distinction entre un amant et un mari, à Aurora ?

— Si deux personnes vivent ensemble dans le même établissement pendant un certain temps, elles peuvent se faire appeler mari et femme, plutôt qu’amants.

— Combien de temps ?

— Ça varie, ça dépend des régions, je crois, de la mentalité locale. En ville, à Eos au moins, la période est de trois mois.

— Est-il aussi exigé que, pendant cette période, on s’interdise des relations sexuelles avec des tierces personnes ?

Gladïa haussa les sourcils avec étonnement.

— Pourquoi ?

— Simple question.

— L’exclusivité est inconcevable, à Aurora. Mari ou amant, ça ne change rien. On s’abandonne à ses désirs selon son bon plaisir.

— Et vous abandonniez-vous à votre bon plaisir quand vous étiez avec Jander ?

— Non, pas du tout, mais c’était par choix personnel.

— D’autres se sont offerts ?

— A l’occasion.

— Et vous avez refusé ?

— Je peux toujours refuser, selon ma volonté. Ça fait partie de la non-exclusivité.

— Mais avez-vous refusé ?

— Oui.

— Et ceux que vous avez repoussés savaient-ils pourquoi vous refusiez ?

— Que voulez-vous dire ?

— Savaient-ils que vous aviez un mari-robot ?

— J’avais un mari ! Ne le traitez pas de mari-robot. Cette expression n’existe pas.

— Le savaient-ils ?

Elle hésita.

— Je ne sais pas.

— Vous ne leur avez pas dit ?

— Quelle raison avais-je de le leur dire ?

— Ne répondez pas à mes questions par des questions ! Leur avez-vous dit ?

— Non.

— Comment pouviez-vous l’éviter ? Ne pensez-vous pas qu’une explication de votre refus aurait été toute naturelle ?

— Aucune explication n’est jamais exigée. Un refus est simplement un refus et il est toujours accepté. Je ne vous comprends pas.

Baley prit un temps pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Ils ne se contrecarraient pas dans leurs propos, ils suivaient des voies parallèles. Il reprit :

— Sur Solaria, est-ce qu’il aurait été normal de prendre un robot pour mari ?

— Sur Solaria, c’était absolument impensable et l’idée d’une telle possibilité ne me serait jamais venue. Sur Solaria, tout était inconcevable… Et sur Terre aussi, Elijah. Votre femme aurait-elle pu prendre pour mari un robot ?

— Ça n’a aucun rapport et c’est à côté de la question.

— Peut-être, mais votre expression est une réponse assez éloquente. Nous ne sommes peut-être pas aurorains, vous et moi, mais nous sommes sur Aurora et voilà deux ans que je vis ici, alors j’accepte ses mœurs.

— Vous voulez dire que des relations sexuelles entre robot et être humain sont courantes ici, sur cette planète ?

— Je ne sais pas. Je sais simplement qu’elles sont acceptées parce que tout est accepté en sexualité, tout ce qui est volontaire, tout ce qui apporte une satisfaction mutuelle et ne fait physiquement de mal à personne. Qu’est-ce que ça peut bien faire aux gens, à qui que ce soit, comment un individu ou un groupe d’individus trouve sa satisfaction ? Est-ce que quelqu’un va s’occuper des livres que je visionne, de ce que je mange, de l’heure à laquelle je me couche ou me lève, de ce que j’aime les chats ou déteste les roses ? La sexualité aussi est affaire de goûts, et cela laisse tout le monde indifférent, sur Aurora.

— Sur Aurora, répéta Baley. Mais vous n’êtes pas née sur Aurora et vous n’avez pas été élevée dans ses mœurs et usages. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous ne pouviez vous adapter à cette indifférence sexuelle que vous approuvez à présent. Tout à l’heure, vous exprimiez votre dégoût pour les multiples mariages et les nombreuses aventures sans lendemain. Si vous n’avez pas donné les raisons de votre refus aux hommes que vous avez repoussés, c’est peut-être bien que tout au fond de vous-même, dans un recoin caché, vous aviez honte d’avoir Jander pour mari. Peut-être saviez-vous, ou soupçonniez-vous, ou supposiez-vous simplement, que c’était insolite, inhabituel même sur Aurora, et vous aviez honte.

— Non, Elijah, vous n’allez pas me persuader que j’avais honte. Si, même sur Aurora, c’est inhabituel d’avoir un robot pour mari, c’est parce que les robots comme Jander sont inhabituels. Les robots que nous avons sur Solaria, que vous avez sur la Terre – ou même à Aurora à l’exception de Daneel et Jander – ne sont pas conçus pour apporter des satisfactions sexuelles, à part les plaisirs plus rudimentaires. Ils peuvent être utilisés comme appareils de masturbation, peut-être, de la même manière qu’un vibrateur mécanique, mais rien de plus. Quand le nouveau robot humaniforme se répandra, de même la sexualité entre robot et être humain deviendra courante.

— Au fait, comment en êtes-vous venue à posséder Jander, Gladïa ? Il n’en existait que deux, tous deux chez le Dr Fastolfe. Alors vous en a-t-il simplement donné un, la moitié du total ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Par générosité, sans doute. J’étais seule, désillusionnée, misérable, étrangère dans un pays que je ne comprenais pas. Il m’a donné Jander pour me tenir compagnie et jamais je ne pourrai assez l’en remercier. Cela n’a duré que six mois, mais ces six mois valent sans doute amplement tout le reste de ma vie.

— Le Dr Fastolfe savait-il que Jander était votre mari ?

— Il n’y a jamais fait allusion. Alors je n’en sais rien.

— Et vous, y avez-vous fait allusion ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Je n’en voyais pas la nécessité… ce n’est pas du tout parce que j’avais honte.

— Comment est-ce arrivé ?

— Que je n’en aie pas vu la nécessité ?

— Non. Comment Jander est-il devenu votre mari ? Gladïa sursauta, pâlit et riposta d’une voix pleine d’animosité :

— Pourquoi devrais-je vous expliquer ça ?

— Ecoutez, Gladïa, il se fait tard. Ne me contrez pas à tout instant ! Etes-vous désespérée que Jander soit… parti ?

— Avez-vous besoin de le demander ?

— Vous voulez savoir ce qui est arrivé ?

— Encore une fois, avez-vous besoin de le demander ?

— Alors aidez-moi ! J’ai besoin de tous les renseignements possibles, pour commencer – et seulement commencer – à progresser vers la solution d’un problème apparemment insoluble. Comment Jander est-il devenu votre mari ?

Gladïa s’adossa et brusquement ses yeux se remplirent de larmes. Elle repoussa le plat de pâtisserie où il ne restait que des miettes et dit d’une voix étranglée :

— Les robots ordinaires ne portent pas de vêtements, mais ils sont conçus de sorte à donner l’impression d’être habillés. Je connais bien les robots, puisque j’ai vécu à Solaria, et j’ai un certain talent artistique…

— Je me rappelle vos sculptures de lumière, murmura Baley.

Gladïa remercia d’un signe de tête.

— J’ai fait quelques dessins de nouveaux modèles qui posséderaient, à mon avis, plus de style et seraient plus intéressants que ceux que l’on employait à Aurora. Certaines de mes toiles, inspirées de ces dessins, sont ici sur les murs. J’en ai d’autres dans d’autres pièces.

Baley se tourna vers les tableaux. Il les avait déjà remarqués. Ils représentaient indiscutablement des robots. Ce n’était pas de la peinture absolument figurative, les silhouettes étaient allongées, étirées et anormalement arrondies. Il comprit que ces distorsions étaient destinées à souligner, très habilement, des parties du corps qui, maintenant qu’il les regardait d’un nouvel œil, suggéraient des vêtements. Cela donnait en quelque sorte une impression de livrées de domestique qu’il avait vues dans un livre consacré à l’Angleterre victorienne. Gladïa connaissait-elle ces anciennes modes, ou bien était-ce un simple hasard, une coïncidence ? Cela n’avait probablement aucune importance mais Baley se dit qu’il valait mieux (peut-être) garder le fait en mémoire.

Quand il avait remarqué les tableaux au premier abord, il avait pensé que c’était la façon qu’avait choisie Gladïa de s’entourer de robots à l’imitation de la vie sur Solaria. Elle disait avoir détesté cette vie, mais ce n’était là que le produit de ses réflexions. Solaria avait été la seule patrie qu’elle avait jamais connue et ce n’est pas un souvenir dont on se débarrasse facilement, peut-être même est-ce impossible. Il se pouvait que cet élément demeurât dans sa peinture, même si ses nouvelles occupations lui donnaient des mobiles plus intéressants.

Cependant, elle parlait toujours :

« J’ai eu du succès. Certaines des grandes industries, des constructeurs de robots, m’ont fort bien payé mes dessins et dans bien des cas ont modifié les robots déjà existants suivant mes indications. C’était pour moi une satisfaction, qui compensait dans une certaine mesure le vide émotionnel de ma vie. Quand Jander m’a été donné par le Dr Fastolfe, j’ai eu un robot qui, naturellement, portait des tenues ordinaires. Le cher docteur a même eu la gentillesse de me donner aussi quelques vêtements de rechange pour Jander.

« Tout cela manquait par trop d’imagination et je me suis amusée à acheter ce que je considérais comme des tenues plus élégantes. Pour cela, il me fallait mesurer Jander, avec une grande précision, puisque j’avais l’intention de lui faire faire des costumes d’après mes croquis et à ses mesures. Et pour cela, il a dû se déshabiller petit à petit, entièrement.

« C’est seulement quand je l’ai vu complètement nu que j’ai compris à quel point il était semblable à un homme. Il ne lui manquait absolument rien et ces parties du corps qui doivent être érectiles l’étaient effectivement. Et elles étaient soumises à ce que l’on appellerait, chez un être humain, un contrôle conscient. Jander pouvait entrer en érection et au repos sur commande. C’est ce qu’il m’a dit quand je lui ai demandé si son pénis était fonctionnel à cet égard. Comme j’étais curieuse, il m’en a fait la démonstration.

« Vous devez bien comprendre que s’il ressemblait tout à fait à un homme, je savais que c’était un robot. J’hésitais toujours à toucher les hommes, comprenez-vous, et je suis sûre que cela a joué un certain rôle dans mon incapacité d’avoir des rapports sexuels satisfaisants avec les Aurorains. Mais ce n’était pas un homme que j’avais là, et j’avais été entourée de robots toute ma vie. Je pouvais donc librement toucher Jander.

« Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir que j’aimais le toucher, et Jander n’a pas été long à comprendre que j’aimais cela. C’était un robot extrêmement perfectionné, qui obéissait attentivement aux Trois Lois. S’il ne m’avait pas apporté de la joie, il m’aurait sans doute déçue, et la déception pouvait être considérée comme un mal. Et il ne pouvait pas faire de mal à un être humain. Alors il prenait un soin infini à m’apporter de la joie et comme je voyais en lui le désir de me donner de la joie, ce que je n’avais jamais constaté chez les hommes d’Aurora, j’étais bien entendu joyeuse. Et finalement, j’ai découvert, pleinement je crois, ce qu’est un orgasme.

— Vous étiez donc totalement heureuse ?

— Avec Jander ? Naturellement ! Totalement.

— Vous ne vous disputiez jamais ?

— Avec Jander ? Comment était-ce possible ? Son seul but, sa seule raison d’être était de me faire plaisir.

— Et cela ne vous troublait pas ? Il ne vous faisait plaisir que parce qu’il le devait.

— Quel autre mobile pourrait avoir n’importe qui de faire quelque chose sinon que, pour une raison ou une autre, il le doit ?

— Et vous n’avez jamais eu envie d’essayer avec de véritables… d’essayer avec des Aurorains, après avoir appris à atteindre l’orgasme ?

— Ce n’aurait été que des succédanés décevants. Je ne voulais que Jander… Alors, comprenez-vous, maintenant, ce que j’ai perdu ?

La figure habituellement grave de Baley s’allongea encore et prit une expression presque solennelle.

— Je comprends, Gladïa. Si je vous ai fait de la peine, tout à l’heure, je vous prie de me pardonner, car je ne comprenais pas très bien.

Elle pleurait, maintenant, alors il attendit, incapable de rien dire de plus, incapable de trouver les mots qui consolent.

Enfin, elle secoua la tête, s’essuya les yeux d’un revers de main et demanda dans un murmure :

— Vous voulez savoir encore autre chose ?

Baley répondit, un peu comme s’il s’excusait :

— Encore quelques questions sur un autre sujet, et j’aurai fini de vous ennuyer… Pour le moment, rectifia-t-il avec prudence.

— Quoi donc ?

Elle paraissait soudain très fatiguée.

— Savez-vous qu’il y a des gens qui accusent le Dr Fastolfe d’être responsable du meurtre de Jander ?

— Oui.

— Savez-vous que le Dr Fastolfe reconnaît que lui seul possède les connaissances et l’habileté nécessaires pour tuer Jander comme il a été tué ?

— Oui. Le cher docteur me l’a dit lui-même.

— Eh bien alors, Gladïa, pensez-vous, vous-même, que le Dr Fastolfe a tué Jander ?

Elle releva brusquement la tête, d’un mouvement sec, et protesta avec colère :

— Jamais de la vie ! Pourquoi l’aurait-il fait ? Jander était son robot, pour commencer, et il y tenait énormément, il était aux petits soins pour lui. Vous ne connaissez pas le cher docteur comme je le connais, Elijah. C’est la douceur même, il est incapable de faire du mal à qui que ce soit, et encore moins à un robot. Supposer qu’il aurait pu en tuer un, c’est comme si l’on supposait une pierre qui tombe de bas en haut !

— Je n’ai plus de questions à vous poser, Gladïa, et pour le moment, la seule autre chose qui m’intéresse, c’est de voir Jander… ce qui reste de Jander. Avec votre permission.

Elle parut de nouveau méfiante, hostile.

— Pourquoi ? Pourquoi voulez-vous le voir ?

— Gladïa ! Je vous en prie ! Je crains que cela ne me serve pas à grand-chose, mais je dois voir Jander même en sachant que ça ne me servira à rien. Je m’efforcerai de ne rien faire qui puisse blesser votre sensibilité.

Gladïa se leva. Sa robe, si simple qu’elle n’était rien de plus qu’une longue chemise fourreau, n’était pas noire (comme elle l’aurait été sur la Terre) mais d’une teinte neutre, terne, sans le moindre reflet ni scintillement. Baley, tout en n’étant guère connaisseur en matière de mode, trouva qu’elle représentait admirablement le deuil.

— Suivez-moi, murmura-t-elle.

25

Baley suivit Gladïa à travers diverses pièces, dont les murs brillaient faiblement. Une ou deux fois, il surprit comme un soupçon de mouvement et pensa que c’était un robot s’esquivant rapidement, puisqu’on leur avait dit de ne pas déranger.

Ils passèrent par un couloir puis ils montèrent quelques marches, vers une petite pièce dont un mur étincelait en partie, pour donner un effet de projecteur.

La chambre contenait un petit lit et un fauteuil, rien d’autre.

— C’était sa chambre, murmura Gladïa puis, comme si elle répondait à la pensée de Baley, elle ajouta : Il n’avait besoin de rien d’autre. Je le laissais tranquille et seul autant que je le pouvais, toute la journée si possible. Je ne voulais pas me lasser de lui. (Elle soupira.) Je regrette maintenant de n’avoir pas profité de lui à chaque seconde. Je ne savais pas que notre temps serait si court… Le voici.

Jander était couché sur le lit étroit et Baley le contempla gravement. Le robot était couvert d’une matière lisse et brillante. Le mur éclairé illuminait sa tête, qui était lisse également et presque humaine dans sa sérénité. Les yeux étaient grands ouverts mais opaques et ternes. Il ressemblait assez à Daneel pour que l’on comprenne la gêne de Gladïa en présence de l’autre robot humaniforme. Son cou et ses épaules se voyaient, au-dessus du drap.

— Est-ce que le Dr Fastolfe l’a examiné ? demanda Baley.

— Oui, complètement. Au désespoir, j’ai couru chez lui et si vous l’aviez vu se précipiter ici, si vous aviez vu son inquiétude, son chagrin, sa… sa panique, jamais vous n’iriez imaginer qu’il pourrait être responsable. Mais il n’a rien pu faire.

— Il est déshabillé ?

— Oui. Le Dr Fastolfe a dû lui ôter tous ses vêtements, pour un examen approfondi. Il m’a paru inutile de le rhabiller.

— Me permettez-vous de rabattre les draps, Gladïa ?

— Vous le devez absolument ?

— Je ne voudrais pas qu’on me reproche d’avoir laissé échapper le moindre détail indispensable à mon examen.

— Mais que pourriez-vous découvrir que le Dr Fastolfe n’a pas vu ?

— Rien, Gladïa. Mais je dois savoir qu’il n’y a rien à découvrir de plus pour moi. Je vous en prie, ne gênez pas mon enquête.

— Eh bien… Bon, faites ce que vous devez mais, je vous en supplie, remettez les couvertures exactement comme elles sont maintenant, quand vous aurez fini.

Elle tourna le dos à Baley et à Jander, replia son bras gauche contre le mur et y posa son front. Aucune plainte ne lui échappa, elle ne fit aucun mouvement, mais il comprit qu’elle se remettait à pleurer.

Le corps n’était peut-être pas tout à fait, tout à fait humain. La forme des muscles avait été quelque peu simplifiée, schématisée, en quelque sorte, mais il ne manquait aucun détail. Tout était là, les bouts de seins, le nombril, le pénis, les testicules, les poils pubiens, et même un léger duvet sur la poitrine.

Baley se demanda depuis combien de temps, combien de jours Jander avait été tué. Il s’étonna de ne pas le savoir mais pensa que ce ne pouvait être qu’avant son départ pour Aurora. Plus d’une semaine s’était donc écoulée et pourtant il n’y avait pas la plus petite trace, visuelle ou olfactive, de décomposition. C’était une nette différence robotique.

Il hésita puis il glissa un bras sous les épaules de Jander et l’autre sous ses hanches. Il n’envisagea pas un instant de demander de l’aide à Gladïa, ce serait impossible. Non sans peine, en haletant et en prenant mille précautions, il parvint à retourner Jander sans le faire tomber du lit.

Le sommier grinça, Gladïa devait savoir ce que faisait Baley, mais elle ne se retourna pas. Si elle ne proposa pas son aide, elle ne protesta pas non plus.

Baley retira ses bras de sous le corps. Jander était tiède au toucher. Vraisemblablement, la génératrice d’énergie continuait de faire un travail aussi simple que de maintenir la température corporelle malgré l’incapacité fonctionnelle du cerveau. Le corps donnait une impression de fermeté et d’élasticité. Il n’avait certainement pas dû passer par un stade correspondant à la rigidité cadavérique.

Un bras pendait à présent du lit, d’une manière tout à fait humaine. Baley le remua doucement et le lâcha. Le bras se balança légèrement et s’immobilisa. Il replia ensuite une jambe au genou pour examiner le pied ; puis il fit de même pour l’autre. Les fesses étaient parfaitement formées et il y avait même un anus.

Baley n’arrivait pas à chasser un sentiment de malaise. L’impression qu’il violait l’intimité d’un être humain refusait de se dissiper. S’il s’était agi d’un corps humain, sa froideur et sa rigidité l’auraient privé de toute humanité.

Il se dit, avec gêne : « Un corps de robot est beaucoup plus humain qu’un cadavre humain. »

De nouveau, il glissa ses bras sous Jander, le souleva et le retourna.

Il remonta et lissa le drap de son mieux, puis il remit le couvre-pied et le lissa aussi. En reculant d’un pas, il jugea que tout était exactement semblable, ou s’en rapprochait autant qu’il était possible.

— J’ai fini, Gladïa, dit-il.

Elle se retourna, contempla Jander avec des yeux humides et demanda :

— Nous pouvons partir, alors ?

— Oui, naturellement mais, Gladïa…

— Eh bien ?

— Allez-vous le garder ainsi ? Je sais qu’il ne se décomposera pas mais…

— Vous n’êtes pas d’accord ?

— Dans un sens, non. Il faut vous donner une chance de vous remettre. Vous ne pouvez pas porter le deuil pendant trois siècles, voyons. Ce qui est fini est fini.

(Ces propos parurent creux, même aux oreilles de Baley. Quel effet devaient-ils donc lui faire, à elle ?)

— Je sais que vous partez d’un bon sentiment, Elijah. On m’a priée de garder Jander jusqu’à la fin de l’enquête. Ensuite, il sera passé à la torche, à ma demande.

— A la torche ?

— On le placera sous une torche de plasma pour le réduire à ses éléments, comme on le fait ici pour les cadavres humains. Je conserverai de lui un hologramme… et des souvenirs. Cela vous satisfait-il ?

— Naturellement… Maintenant, je dois retourner chez le Dr Fastolfe.

— Le corps de Jander vous a-t-il appris quelque chose ?

— Non, Gladïa, mais je ne m’y attendais pas. Elle fit face à Baley et lui dit gravement :

— Elijah, je veux que vous découvriez qui a fait cela et pourquoi. Je dois le savoir !

— Mais, Gladïa…

Elle secoua violemment la tête, comme pour tenir à l’écart tout ce qu’elle ne voulait pas entendre.

— Je sais que vous pouvez réussir !

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