CHAPITRE VII

La porte vitrée opaque portait en lettres noires : « W. Tong, Incorporated ». Malko frappa un coup léger avec sa chevalière et tourna le bouton. Il était plus de six heures du soir et il craignait de ne plus trouver personne.

La journée avait passé très vite. À neuf heures du matin, Malko avait été rejoindre Dick Ryan à son bureau de Electronics of California afin de faire le point de la situation après le meurtre de la veuve de Cheng Chang. L’Américain avait éclaté de rire quand Malko avait prononcé le nom de Holy Tong.

— Ce vieux polisson ! Que vient-il faire là-dedans ? Malko lui avait raconté comment Mme Cheng avait été amenée à lui parler de Tong.

— Ne perdez pas de temps avec ce type, lui avait conseillé Ryan. Il est complètement inoffensif, ne pense qu’à se taper des filles. Mais on mange bien à son bar, l’Ascot.

Après avoir lu les journaux qui relataient le meurtre de Mme Cheng Chang, Malko avait décidé d’aller quand même voir Tong. De toute façon, le building Holland House, où se trouvait le bureau du Chinois, était à cent mètres du Hilton.

Il avait eu toutes les peines du monde à dénicher le bureau, dans le dédale des couloirs du Holland House, qui se trouvait au coin du Queen’s Road et de Ice Street, après avoir perdu son après-midi en retournant une ultime fois à la morgue. Les deux veuves survivantes avaient disparu, le colonel Withcomb ne s’était pas montré et l’on n’avait toujours pas retrouvé Cheng Chang.

Enfin, il allait voir le fameux Tong.

Le bureau était à peine plus grand qu’un placard à balais moyen. Une secrétaire chinoise sans âge tapait devant une table minuscule surchargée de papiers. Elle leva la tête avec un regard interrogateur. La pièce sentait l’encens et l’encaustique. Les murs étaient recouverts de pin-up découpées dans des magazines chinois et japonais à la limite de la pornographie.

— M. Tong ? demanda Malko.

La secrétaire n’eut pas le temps de répondre. Un Chinois rondouillard et jovial venait de se matérialiser derrière Malko, entré par la porte, restée ouverte.

— Je suis M. Tong, dit-il d’une voix onctueuse, presque ecclésiastique. Voulez-vous vous asseoir ?

Il poussa presque Malko vers le fond du bureau et l’assit dans l’unique fauteuil, tandis qu’il faisait le tour du meuble pour s’asseoir à son tour. Malko le dévisageait avec curiosité : il évoquait un peu un prêtre défroqué. Impossible d’accrocher son regard. Ses mains grassouillettes étaient sans cesse en mouvement.

— Que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda M. Tong.

Malko n’avait pas ôté ses lunettes, pour garder l’avantage.

— Je viens de la part d’un de vos amis, dit-il, paisible. Il m’a dit que vous pourriez me venir en aide…

Tong rayonna.

— D’où souffrez-vous ? demanda-t-il paternellement en se penchant par-dessus le bureau.

— Mais, je ne souffre pas…

Le Chinois eut un geste engageant et dit à voix basse, malicieusement :

— Je vois, je vois, mais vous pouvez parler en toute tranquillité. Ma secrétaire ne comprend pas l’anglais.

— Ce que j’ai à vous dire est confidentiel, souligna Malko. Je…

Tong étendit les mains en un geste apaisant. Saint-Pierre bénissant les apôtres.

— Ne m’en dites pas plus. Depuis combien de temps est-ce arrivé ?

— Hier, fit Malko.

— Tsst, tsst, je n’ai pas besoin de détails, coupa Tong. Attendez une seconde.

Il donna un ordre en chinois à la secrétaire. Celle-ci abandonna sa machine et s’accroupit près d’un placard au ras du sol. La Chinoise sortit avec peine une énorme bonbonne pleine d’un liquide incolore, puis une toute petite fiole vide et une sorte de pipette de verre.

M. Tong caressa la bonbonne du regard et dévissa le bouchon.

— J’appelle cela le vin pour hommes faibles, dit-il à Malko. Bien entendu, il ne faut pas le boire. Cela pourrait vous rendre très malade…

Malko commençait à se demander si M. Tong n’avait pas abusé d’un autre vin. Avec des gestes de mère, le Chinois préleva un peu de liquide dans la bonbonne, grâce à la pipette, puis remplit le flacon et le boucha soigneusement avant de tout remettre en place. Malko remarqua que des petites choses noires flottaient dans le liquide. Pas ragoûtant. Tong poussa la fiole vers lui :

— Cela met deux heures environ à agir, dit-il à voix basse. Il faut utiliser un petit pinceau et bien laisser sécher. Et surtout se laver après, parce que le goût est un peu amer. C’est un alcaloïde, n’est-ce pas. Mais l’effet est absolument prodigieux.

Sa voix n’était plus qu’un filet, mais ses yeux pétillaient d’une saine joie contenue.

— Moi-même, je l’utilise souvent, confia-t-il. La semaine dernière, j’avais une petite réunion avec de très jeunes filles… Eh bien…

Malko faillit tomber de sa chaise. Tong était en train de lui vendre un philtre d’amour. Max l’ordinateur n’avait pas prévu cela. Fermement, il repoussa la fiole vers son interlocuteur et dit en détachant bien ses mots :

— M. Tong, la personne qui m’envoie s’appelle Mme Cheng Chang. Ou plutôt s’appelait. Elle a été tuée hier soir, comme vous le savez peut-être par les journaux.

Le visage du Chinois se décomposa d’un coup. Comme une motte de beurre au soleil. Il regarda autour de lui comme si des bêtes allaient surgir des murs.

— Vous êtes sûr de ce que vous dites ? fit-il faiblement. Malko le contemplait en silence. Pour une femme qu’il connaissait à peine, il paraissait bien touché.

— Vous saviez que votre ami Cheng Chang se trouvait dans l’avion de la China Airline qui s’est écrasé, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, fit faiblement Tong. J’ai vu la liste des passagers. C’est une chose horrible.

Il semblait de plus en plus décomposé. Malko l’examina curieusement. Tout son entrain était tombé. Il n’avait plus en face de lui qu’un homme âgé, fatigué, adipeux, sans ressort.

Les yeux penchés sur le bureau, il jouait avec la petite fiole qu’il avait proposée à Malko. Les pensées tournaient en rond sous son crâne comme des insectes malfaisants.

Tout recommençait. Avec la mort de Cheng Chang, il pensait que sa gaffe n’aurait pas d’autres conséquences. Et maintenant, ce Blanc qui sentait les Services secrets à plein nez, était là, à lui demander des comptes. Pourquoi à lui ? Il fallait absolument qu’il sache ce que l’autre connaissait de ses rapports avec Cheng Chang. Il pensa à Mme Yao et réprima un sanglot. Il allait falloir lui dire la vérité. Si elle ne la savait pas déjà.

— Vous êtes souffrant ? demanda Malko, devant l’air décomposé du Chinois…

Holy Tong tenta de se reprendre et esquissa un pâle sourire.

— Non, non, mais j’ai beaucoup de travail et la mort de mon ami a été un choc terrible. Mais vous-même, vous…

— Ce n’était pas à proprement parler un ami, se hâta de dire Malko. Disons une relation d’affaires. Mais il devait me rendre un important service… À propos, vous savez qu’il a été assassiné ? Que l’avion avait une bombe à bord, vraisemblablement pour tuer M. Cheng Chang…

Holy Tong se demanda si Malko remarquait le tremblement de ses mains.

— C’est impossible, affirma-t-il aussi fermement qu’il le put. Qui aurait fait une chose pareille ?

Les yeux dorés de Malko ne cillèrent pas. Selon toute vraisemblance, le Chinois en savait beaucoup plus qu’il ne voulait en dire. Et la meilleure façon de le mettre en confiance, était peut-être de jouer cartes sur table.

— Monsieur Tong, dit-il, je dois vous dire quelque chose. Je travaille pour les Services de renseignements américains et toute cette affaire me semble extrêmement bizarre…

Holy en resta la bouche ouverte.

— Mais en quoi cela me concerne-t-il ? protesta-t-il. Cheng était un ami, rien de plus…

Malko l’apaisa d’un geste de la main :

— Je n’en doute pas. Mais les circonstances de sa mort sont si étranges que je tiens à vous les raconter… Voici ce que je sais.

Il en était à la rencontre avec Mme Cheng Chang quand la secrétaire dit une phrase en chinois à Holy Tong, phrase qui déclencha chez le Chinois une agitation fébrile. Il semblait atteint brusquement de la danse de Saint-Guy. Ses yeux allaient de la porte à Malko, roulant comme des billes de loto. Soudain, il se leva.

— Votre récit me passionne, fit-il, mais pourquoi n’irions-nous pas dîner ? Vous aurez ainsi tout le temps de me mettre au courant.

Un peu surpris, Malko se leva à son tour. Le Chinois le poussa presque hors du bureau. Tant qu’ils restèrent sur le palier, il jeta des coups d’œil inquiets vers le couloir desservi par un autre ascenseur. Ensuite, il traversa le hall du Holland House, comme s’il avait le président Mao lui-même aux trousses. Il ne s’arrêta qu’au bord du trottoir de Ice Street.

Deux pousses arrivaient en trottant, la tête baissée. Le coolie du premier était d’une maigreur squelettique. Il avait les joues creuses et cireuses d’un cadavre ambulant. Holy Tong fit un geste imperceptible de la main et ils s’arrêtèrent docilement. Malko eut un mouvement de recul. Il avait honte de se faire tirer par ces fantômes.

— N’ayez pas de scrupules, dit doucement Holy Tong. Si ce coolie-pousse vous tire pendant un mille il abrège ses jours d’une semaine ; mais s’il n’a pas gagné d’argent ce soir, il sera mort de faim demain matin…

Malko s’installa à contre-cœur sur le siège de moleskine déchiré. Le pousse cracha un jet de salive brunâtre et démarra, les côtes saillantes sous l’effort, se faufilant habilement entre les voitures, le regard atone. Aucun des deux hommes ne remarqua une jeune Chinoise qui descendit d’un taxi, juste au moment où ils bavardaient sur le trottoir. Elle leur jeta un long regard et entra dans le hall du Holland Building. Malko, pour se changer les idées, regarda autour de lui. Le pousse avançait à une vitesse étonnante. Queen’s Road s’était rétréci. Au lieu des buildings massifs c’étaient de vieilles maisons à deux étages, les trottoirs étaient sous arcade, et les piliers disparaissaient sous les énormes caractères rouges annonçant les boutiques.

Le pousse stoppa au coin de Ladder Street, une ruelle en escalier qui montait vers le marché aux voleurs. Malko laissa un billet de cinq dollars. Au moins le coolie mangerait deux jours. Le Chinois empocha l’argent et s’accroupit sur place, entre ses brancards, attendant le prochain client.

Holy attendait Malko, ayant en apparence retrouvé sa bonne humeur. Lorsque son visiteur était arrivé dans son bureau, il avait complètement oublié que Mina devait venir. Sans sa secrétaire, c’était la rencontre. Chose qu’il fallait éviter à tout prix.

Après cela, il aurait eu du mal à faire croire qu’il n’était pas mêlé à l’histoire.

Le restaurant n’avait pas de nom. Situé au dernier étage du seul building de la rue, il ne comptait qu’une clientèle chinoise. Malko et Holy Tong s’installèrent dans un box un peu à part.

Il n’y avait pas de carte. De jeunes Chinoises en minijupes circulaient à travers les tables en proposant d’une voix criarde les plats qu’elles avaient sur des plateaux ronds. Holy en arrêta deux de suite, choisit pour lui et Malko des choses grises et indéfinissables, but coup sur coup trois tasses de thé, tapota les fesses d’une des filles qui s’attardait près de lui et laissa tomber, avec un sourire un peu forcé :

— Ces jeunes filles gagnent très mal leur vie. Comme beaucoup de gens à Hong-Kong. Aussi, elles travaillent toutes dans des maisons de rendez-vous, l’après-midi et le soir. Si vous voulez en choisir une.

Malko déclina poliment l’invitation. Pendant quelques minutes, lui et Holy Tong se plongèrent dans leurs baguettes et leur thé. Malko surveillait son vis-à-vis du coin de l’œil. Holy Tong était un défi à l’électronique. Dire que les informations d’un ordinateur valant des millions de dollars, prodige de la technologie, aboutissaient à ce personnage.

Malko enroula une interminable nouille chinoise autour d’une de ses baguettes. Holy Tong avait déjà fini. Il claqua des doigts pour faire venir une des fillettes serveuses. Celle qui s’approcha portait un plateau recouvert d’une sorte de cloche à fromage en verre. Dessous grouillaient de minuscules serpents jaunes, longs comme le doigt.

— C’est délicieux, affirma Holy. Il n’y a que les très bons restaurants qui en aient. Vous ne voulez pas en goûter ?

Il ne manquait plus que cela !

La serveuse prit une pince et on apporta une bassine d’eau bouillante. L’un après l’autre, la Chinoise prit cinq serpents, les plongea tout vivants dans la bassine et les déposa dans l’assiette de Holy Tong.

Celui-ci commença immédiatement à les décortiquer. Leur chair était blanche comme du poulet et il trempait chaque morceau dans une sauce brûlante.

— Comment êtes-vous parvenu jusqu’à moi ? demanda-t-il, la bouche pleine.

Malko reprit son récit et raconta, en abrégeant sa visite à Mme Cheng Chang. Et la façon dont elle avait été tuée. Du coup, le cinquième serpent de Holy Tong passa de travers, le cyanure, c’était la méthode des communistes…

En cette minute, il aurait donné cinq ans de sa vie pour ne jamais avoir connu Mme Yao. Il était dans un pétrin épouvantable, avec cet agent américain lancé, sans le savoir, à ses trousses. Il en frissonna et avala une tasse de thé si chaud qu’il se brûla.

Malko l’observait, impénétrable.

— Vous ne voyez vraiment pas qui pourrait m’aider à savoir à cause de quoi ce Cheng Chang a été assassiné ? Ainsi que sa femme. Vous étiez son ami. À qui se confiait-il ?

Holy s’épongeait le visage avec une petite serviette chaude. Il en avait vraiment besoin.

— C’est sûrement une erreur, dit-il. Cheng Chang ne s’occupait pas d’affaires de ce genre. C’était un homme paisible.

— Sa femme aussi semblait paisible, souligna Malko. Elle a pourtant été assassinée pratiquement sous mes yeux. Je voudrais bien savoir pourquoi…

Le Chinois eut un geste évasif signifiant que la vie n’avait pas la même valeur à Hong-Kong. Mais son cœur faisait des bonds dans sa poitrine. Il refrénait une furieuse envie de se lever et de prendre ses jambes à son cou pour s’éloigner le plus possible de son vis-à-vis. D’autre part, il était terrorisé en pensant à ce que Mme Yao allait dire. Elle voudrait certainement surveiller cet espion américain. Quoi de plus facile à travers Holy ? Celui-ci frissonna : il se retrouvait à peu de choses près dans la situation qui avait failli lui coûter la vie, vingt ans plus tôt. Avec des gens tout aussi impitoyables que les Japonais.

— Je ne peux pas vous aider, dit-il soudain, mais je connais bien Hong-Kong. Si vous avez quelques moments de loisirs…

Il glissa quelques billets dans sa serviette et se leva. Malko l’imita et se cassa en deux avec une grimace de douleur. Il n’était pas encore habitué à la dureté des sièges de bois à la chinoise. Même les oreillers sont en bois ! Ses névralgies l’avaient repris.

— Qu’y a-t-il ? demanda Holy.

Malko lui expliqua en descendant les escaliers de Lad-der Street. Les yeux de Holy brillèrent. Enfin, il était en terrain connu.

— Je vais vous guérir, affirma-t-il. Avec l’acupuncture. Je viendrai demain matin à votre hôtel, nous commencerons le traitement…

Après tout, c’était un bon moyen pour garder le contact. Malko accepta. Au coin de Queen’s Road, ils croisèrent une Chinoise éblouissante de beauté, moulée dans un cheong-sam, s’arrêtant à mi-cuisses. Son regard glissa sur les deux hommes, royal et hautain. Émoustillé, Holy Tong gloussa :

— Elle travaille chez Lane Crawford, vous pouvez l’avoir pour cinquante dollars. Hong-Kong, bien entendu.

C’était un cas presque parfait d’obsession sexuelle. Des filles trottaient dans sa tête toute la journée. Il se pencha et dit d’un ton confidentiel :

— Il faudra que nous organisions une petite soirée un jour. Ce n’est pas cher, avec trois filles jeunes et des films, cela coûte cent dollars. Ils apportent le matériel de projection, bien entendu.

Cette fois, ils prirent un taxi pour revenir dans Victoria. Le Chinois jacassait sans arrêt, à propos de choses sans importance. Malko le déposa au coin de Ice Street et continua jusqu’au Hilton. Sa piste se terminait en impasse. Le prolixe et libidineux Tong n’avait rien d’une barbouze. Enfin, s’il le guérissait de ses névralgies, ce serait déjà quelque chose…

Il monta l’escalator et se dirigea vers la réception pour prendre sa clé. Soudain son regard tomba sur la veuve numéro deux de Cheng Chang, la plus belle.

Assise sur une banquette, elle le regardait tranquillement.

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