CHAPITRE V

Une Chinoise grassouillette et sans âge était assise derrière un bureau vétuste, au centre de la pièce aux murs ripolinés. Impossible de savoir si l’odeur de formol venait d’elle ou des murs. Elle leva un regard indifférent sur Malko, impeccable dans son complet d’alpaga noir et demanda en excellent anglais :

— Vous recherchez un disparu, sir ? Quel est son nom ?

Malko soupira mentalement. Il était devenu depuis deux jours le meilleur client de la morgue de Kowloon, un petit bâtiment bas et sale dans Po-chang Street, au cœur du quartier populaire de Tokwa-wan. Trois fois par jour il devait recommencer le même cycle de questions et d’employés polis, finissant toujours dans ce bureau qui n’était jamais occupé par la même personne. Mais, la réponse était toujours la même : non, on n’avait pas identifié le corps de M. Cheng Chang, et il n’était pas certain qu’on y parvienne étant donné l’état des corps. Certains cercueils avaient été remplis avec un peu de chair et d’os et beaucoup de sable… Néanmoins, il ne fallait pas désespérer.

La politesse chinoise était sans faille.

Tout le monde à Hong-Kong semblait avoir oublié l’accident du Bœing. Sauf la China Airlines qui avait promis une prime de cent mille dollars Hong-Kong à qui fournirait des éléments permettant d’identifier le ou les saboteurs.

Personne ne s’était encore présenté.

Cette fois Malko était particulièrement énervé. Un nouveau typhon s’annonçait, le temps avait brusquement changé, avec un vent trop chaud pour la saison ; de lourdes nuées planaient sur les contreforts des Nouveaux-Territoires et il faisait une température à ne pas mettre une salamandre dehors. Il dut faire appel à tout son atavisme de bonne éducation pour répondre calmement :

— M. Cheng Chang de Kowloon.

Il lui sembla que la Chinoise cillait imperceptiblement. À moins que cela ne soit une fantaisie du ventilateur posé sur le bureau. Mais, au lieu de lui conseiller de repasser le lendemain, l’employée sourit et sa main fuselée lui désigna l’unique chaise de bois :

— Voulez-vous vous asseoir, sir ? Je vais me renseigner. Elle avait pourtant une liste devant elle. Sans un regard pour Malko, elle sortit du bureau, refermant silencieusement la porte derrière elle. Malko n’eut pas le temps de se poser de question que déjà la Chinoise était de retour.

— Ce gentleman réclame le corps de M. Cheng Chang, annonça-t-elle, comme si Malko avait réclamé le Koh-i-noor, à une personne qui devait se trouver derrière lui.

Il tourna la tête et se trouva nez à nez avec deux yeux étonnamment bleus surmontant une paire de moustaches rousses, comme seul un colonel anglais de l’armée des Indes peut en porter sans être ridicule.

— Je suis le colonel Archie Whitcomb, annonça le nouveau venu. Directeur de la Sécurité de la colonie.

Comme beaucoup de Blancs vivant en Extrême-Orient, le colonel Whitcomb avait conservé un visage étonnamment lisse pour son âge. Il passerait d’un coup de quarante à soixante-dix ans, le jour où il prendrait sa retraite.

Avec sa silhouette interminable et dégingandée, son short kaki et son stick, il semblait sortir d’un livre de Kipling. Mais il n’avait pas l’air d’un imbécile et sa poignée de main avait la force d’un étau.

Malko se demanda comment il pouvait supporter des chaussettes de laine blanche par une chaleur pareille, mais surtout ce qu’il lui voulait. L’avertissement de Dick Ryan était gravé dans sa mémoire.

— Je suis le prince Malko Linge, dit-il, en se levant, aussi snob, de Liezen, en Autriche.

Le colonel Whitcomb était trop bien élevé pour mettre en doute la parole d’un gentleman ou supposé tel, mais son œil bleu prit une expression infiniment lointaine. Il laissa tomber, glacial :

— Autrichien, n’est-ce pas ? Vous portez un beau nom… « À qui l’avez-vous volé ? » semblait-il dire. Les yeux bleus toisaient Malko, incisifs et durs. Vexé, ce dernier faillit lui énumérer quelques-uns de ses titres : Chevalier d’honneur et de dévotion de l’Ordre souverain de Malte, chevalier du Saint-Sépulcre, Grand voïvode de la Voïvodie de Serbie… mais c’eût été déplacé. Il préféra attaquer sur le sujet brûlant :

— A-t-on retrouvé le corps de M. Cheng Chang ? Le colonel Whitcomb lissa sa moustache, rêveur.

— Puis-je vous demander, sir, fit-il d’une voix douce, pourquoi vous vous intéressez tellement à cette personne ?

La réponse de Malko était prête depuis deux jours et ses yeux dorés, tout aussi innocents que ceux du colonel :

— Mais certainement. Je suis venu à Hong-Kong repérer les extérieurs d’un film que ma maison de production a l’intention de tourner dans la colonie. M. Cheng Chang avait déjà travaillé pour moi et était porteur de papiers qui n’ont de valeur que pour moi, mais qui m’éviteraient de perdre un temps précieux.

« Mais vous-même, colonel, je suis flatté de l’intérêt que vous me portez…»

L’Anglais laissa tomber sèchement :

— Sir, lorsqu’un avion civil est saboté avec quarante-sept personnes à bord, il est du devoir des autorités de mener une enquête sérieuse. C’est ce que nous faisons.

— Effectivement, renchérit Malko, votre tâche ne doit pas être facile. Avec toutes ces bombes…

— Quelles bombes ?

Les yeux bleus étaient plantés dans les siens, Nelson à la bataille de Trafalgar. Il ne pouvait y avoir de bombes sur un territoire de Sa Majesté. Lorsque l’intérêt de la Couronne était en jeu, le colonel Archie Whitcomb, DSO[9], savait être d’une hypocrisie sans limite.

Ses amis anglais le présentaient comme un être admirable et exemplaire : un tiers apôtre, un tiers esthète, un tiers bienfaiteur de l’humanité. Un ange du Bon Dieu qui propageait dans les lointains territoires de la Couronne le message de feu la reine Victoria aux Chinois de bonne volonté.

Il y en avait, hélas, de moins en moins.

Certains Américains des Services spéciaux l’accusaient par contre de dénoncer aux communistes les Chinois de Taipeh qui se montraient trop remuants. Et d’avoir oublié pendant deux ans d’avertir ces derniers – en principe des alliés – que leur filière d’infiltration en Chine rouge, à partir de Hong-Kong, menait directement à la prison de Canton, où les espions étaient découpés en petits cubes ou achetés, selon leur rang.

Pour répondre à ces commérages vipérins, le colonel Whitcomb animait les cocktails du Cricket Club en racontant l’histoire récente d’un des responsables de la CIA de Hong-Kong, le capitaine Bliss. Sa marotte était de vouloir monter des maquis anticommunistes en Chine continentale. Tout le monde le savait. Un beau jour, il avait été contacté par un général de Taipeh, qui, sous le sceau du secret, lui avait confié avoir une petite troupe opérant à deux cents milles de Hong-Kong. Il lui avait même communiqué les fréquences radio utilisées par ce minimaquis. Bien entendu, le capitaine Bliss s’était rué sur les stations d’écoute. Oh ! miracle, on avait bien capté des messages d’un certain poste Radio-Chine libre, sans conteste anticommuniste. Les spécialistes de la gonio avaient situé l’émission sur la côte de Chine, près de la ville de Chik Chu.

Le lendemain, Bliss avait supplié le général d’accepter vivres, munitions, argent pour développer son maquis. L’autre s’était fait poliment prier, mais, un mois plus tard, il commençait à se faire construire à Formose une villa de vingt-six pièces avec piscine chauffée et rachetait des parts dans le plus important bordel de l’île. Sa fortune aurait été complète si des petits camarades jaloux n’avaient prévenu le capitaine Bliss que le « maquis » consistait en tout et pour tout en une jonque rapide, louée par le général, qui s’approchait un quart d’heure par jour des côtes pour émettre…

Le général avait disparu dans sa villa pas finie et le capitaine Bliss avait été muté à Anchorage (Alaska).

Malko ignorait tout cela mais l’intervention du colonel Whitcomb ne lui plaisait pas. Les yeux de l’Anglais transperçaient Malko avec l’intensité d’un rayon gamma.

Heureusement qu’il ne portait aucune arme, obéissant aux consignes de David Wise…

D’ailleurs, en passant la douane, à son arrivée, la préposée avait examiné les bagages méticuleusement, jugeant avec sévérité jusqu’à la longueur de la lime à ongles. Nuit et jour, les jonques des trafiquants passaient en contrebande des tonnes de marchandise, mais un accord tacite entre communistes et Anglais avait banni tout trafic d’armes. À quoi bon, d’ailleurs ? L’armée chinoise était à quinze milles du Hilton. Le jour où les autorités de Pékin décideraient de submerger la colonie, la seule chose qui les retarderait serait la circulation effroyablement lente entre Lo-hu, le poste frontière des Nouveaux-Territoires, et Kowloon.

Oubliant ses bombes, le colonel Whitcomb arracha Malko à sa méditation :

— Vous souhaitiez avoir des nouvelles de M. Cheng Chang, laissa-t-il tomber. Je vais vous satisfaire. Si vous voulez bien me suivre…

Les deux hommes se toisèrent : Malko était presque certain que l’Anglais ne se faisait aucune illusion sur sa véritable identité. Sans répondre, il se leva et suivit le colonel. La Chinoise s’était replongée dans ses paperasses et dans son formol.

Le colonel Whitcomb marchait à grands pas, précédant Malko. Ils traversèrent deux cours, plusieurs couloirs, pour s’arrêter finalement devant une porte vitrée gardée par un policier chinois qui salua le colonel avec la raideur d’un horse-guard. Ce dernier ouvrit la porte et s’effaça pour laisser passer Malko. Il sembla à celui-ci qu’une discrète lueur d’ironie brillait au fond de l’œil bleu.

La pièce, aux murs ripolinés blancs, comme une salle d’attente d’hôpital, était nue, à l’exception d’un banc de bois.

Trois femmes y étaient assises, des Chinoises, un peu écartées les unes des autres, comme si elles n’avaient pas voulu se parler, les yeux baissés et les mains croisées sur les genoux. Toutes les trois en blanc, couleur de deuil, en Chine.

Celle de gauche pouvait avoir trente-cinq ans, était coiffée avec une natte traditionnelle et portait un cheong-sara de coton immaculé, mettant en valeur une poitrine peu courante chez les femmes de sa race. Elle froissait dans ses mains un petit mouchoir et ses yeux étaient rouges de larmes. Son regard effleura Malko et elle laissa sa tête retomber.

Il resta en arrêt devant sa voisine. Il avait rarement vu un visage d’une telle beauté. Lisse et rond, un peu comme une Thaïlandaise, un nez à peine épaté, des lèvres délicatement ourlées, des cheveux sombres et fins tombant en cascade sur les épaules. Sans le regard, on aurait pu la prendre pour une très jeune fille, très innocente. Mais les yeux marron étaient durs et vides, comme si toute la laideur du monde s’y était reflétée. Son regard traversa Malko comme s’il avait été un morceau de bois et se fixa sur le colonel Whitcomb, sans aménité. Malko s’attarda à la détailler. Son pantalon de soie blanche et son chemisier presque transparent juraient presque comiquement avec le vêtement classique de sa voisine. Elle avait des membres fins, presque grêles et une taille incroyablement mince.

Au moment où il posait les yeux sur elle, la troisième se leva, comme mue par un ressort, et apostropha en chinois le colonel Whitcomb d’une voix acerbe. Elle était beaucoup plus jeune. Son pantalon et sa tunique à col officier étaient coupés dans un tissu raide et rugueux, sans la moindre recherche d’élégance. Elle n’était pas maquillée et son visage volontaire et dur ressemblait à un museau de pékinois. Parfaitement à l’unisson de sa voix. L’Anglais lui imposa silence d’une phrase brève en chinois et pointa son doigt sur la banquette avec un sourire ironique pour Malko.

— Je vous présente Mme Cheng Chang.

Son doigt décrivit un arc de cercle et désigna la beauté du milieu.

— Également Mme Cheng Chang.

Il termina sur la Chinoise au mouchoir qui leva les yeux en entendant prononcer le nom du Chinois.

— Et encore Mme Cheng Chang.

Sale truc ! pensa Malko. Voilà pourquoi le colonel lui montrait tant de sollicitude.

— Vous voulez dire que ces trois femmes prétendent toutes les trois être la veuve de M. Cheng Chang, demanda-t-il.

— Exactement ! fit le colonel en détachant chaque syllabe.

La veuve aux socquettes blanches se leva d’un bond et repartit dans sa diatribe en chinois. Cette fois Whitcomb la laissa parler. Puis traduisit pour Malko.

— Celle-ci me disait justement que les deux autres sont des putains issues de l’union d’un œuf pourri et d’une mandragore. Et qu’elle est la seule véritable épouse de feu Cheng Chang.

— Mais…

Whitcomb haussa ses maigres épaules : son regard n’avait plus aucune expression.

— Les autres disent la même chose. Et elles peuvent aussi le prouver… Regardez.

Il s’adressa aux trois femmes en chinois.

Avec un ensemble touchant, elles sortirent de leurs sacs une carte d’identité qu’elles tendirent au colonel. Celui-ci les prit et les tendit à Malko.

— Regardez.

C’était des documents en chinois. Mais Malko n’eut aucun mal à reconnaître les caractères similaires qui accompagnaient les trois photos. Les trois cartes correspondaient à la même identité ! Perplexe, il rendit les papiers au colonel.

— Vous n’avez donc aucun moyen de vérifier s’il s’agit de faux papiers ?

L’Anglais s’autorisa un discret ricanement.

— À Hong-Kong, dit-il en détachant chaque mot, un extrait de naissance coûte trois mille dollars – cinq cents dollars US. Et comme les pièces sont établies par les employés de l’état civil, elles sont aussi authentiques que les vraies. Nous avons tant de réfugiées. Ces trois femmes prétendent être nées respectivement à Canton, à Tchoung-king et à Hou-tchéou. Vous allez peut-être pouvoir m’aider, puisque vous connaissiez leur mari.

— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle ces femmes réclament toutes les trois le corps de ce pauvre Cheng Chang ?

— Pas plus que de la raison pour laquelle vous le réclamez.

Avec un ensemble touchant, les trois veuves levèrent la tête. Malko eut l’impression désagréable d’être une mouche sur une plaque de verre.

En tout cas, elles comprenaient toutes les trois l’anglais. Malko comprenait maintenant pourquoi le colonel l’avait mis en présence des trois veuves.

— Je ne connais aucune de ces trois femmes, affirma-t-il. Mais cela ne veut rien dire car nous n’avions que des rapports épistolaires. Je ne l’avais jamais rencontré.

Le colonel Whitcomb approuva avec une grande et soudaine bonhomie, puis dit, comme pour lui-même :

— Je n’ai aucune raison de mettre votre parole en doute, sir, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi tant de gens s’intéressent soudain à ce Cheng Chang qui, d’après nos renseignements, n’était ni très riche, ni très important. Ces passions d’outre-tombe me laissent perplexe, je l’avoue.

Malko était dans un beau pétrin. Comme opération discrète c’était réussi. Maintenant les trois Chinoises le regardaient avec l’air gourmand d’un chat qui va croquer un canari boiteux. Le colonel Whitcomb fouettant distraitement ses socquettes blanches de son stick, semblait particulièrement jouir de la situation. Une au moins de ces trois femmes, devait connaître le secret de Cheng Chang. Il s’agissait de s’en faire une alliée. Si on avait supprimé Cheng Chang avec quarante-six autres personnes, c’est que Max l’ordinateur avait raison.

On ne tue jamais inutilement dans le Renseignement.

— Que comptez-vous faire de ces trois femmes ? demanda Malko.

L’Anglais émit un bruit qui eût passé dans certains clubs très sélects pour un rire :

— Je pourrais évidemment vous demander de patienter avec elles dans cette pièce jusqu’à ce que nous ayons tiré cette affaire au clair, mais ce ne serait pas très agréable pour vous.

— Je ne pense pas, admit Malko, imperturbable.

Le colonel Whitcomb jouait au chat et à la souris. Heureusement que les USA et la Grande-Bretagne, étaient en théorie, des alliés ! Qu’est-ce que cela aurait été autrement…

— Je vais être simplement obligé, continua l’Anglais, de les renvoyer.

De nouveau, il tint un long discours en chinois. Sa maîtrise de la langue était étonnante. En fermant les yeux, Malko aurait cru entendre un autochtone.

Les trois femmes ne répondirent pas au discours du colonel. Simplement, elles se levèrent et sortirent de la pièce à la queue leu leu, la Chinoise en tunique grossière ouvrant la marche. Le colonel contemplait le spectacle mi-ironique, mi-sérieux. Quand il fut seul avec Malko, il remarqua :

— Les Jaunes sont décidément imprévisibles. Votre présence semble les avoir charmées.

Ce n’est pas le mot qu’eût employé Malko. Sans relever l’ironie, il suivit le colonel à travers les couloirs. Les trois veuves marchaient un peu devant eux, sans s’adresser la parole. Ils finirent tous devant la porte de Po-chang Street. Un marchand de soupe chinoise attendait accroupi, avec une grande marmite de cuivre. Ses jambes étaient encore plus maigres que celles du colonel Whitcomb.

Les trois veuves sortirent les premières, traversèrent la rue et s’immobilisèrent sur le trottoir d’en face. L’Anglais tendit la main à Malko.

— Je suis content de vous avoir rencontré, sir, dit-il d’une voix égale. J’espère que la disparition prématurée de M. Cheng Chang ne nuira pas trop au tournage de votre film. Et que votre séjour dans la colonie sera agréable. Méfiez-vous des pickpockets… Si nous avons du nouveau, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.

« Bonne chance, mister Linge. »

Avec un bon sourire, il referma la porte sur lui. Malko se retrouva seul dans la rue. Avec en face les trois veuves qui attendaient.

Il ne put s’empêcher de penser que la CIA devrait remplacer quelques-uns de ses gorilles par des colonels Whitcomb. Même avec des chaussettes de laine blanche.

Aucun taxi n’était en vue. Il partit à pied sans même se retourner, préférant laisser l’initiative aux veuves. Car si lui pensait qu’elles pouvaient l’aider, la réciproque devait être vraie.


* * *

Malko était sorti de sa voiture pour admirer la baie, accoudé au bastingage. C’était un spectacle dont il ne se lassait pas. Mais son cerveau était en ébullition. Qui étaient vraiment ces trois femmes ? Quel était le secret de Cheng Chang ? Maintenant qu’il était identifié par les services anglais, sa mission allait être encore plus délicate. Si mission il y avait.

Devant lui, les buildings modernes de Connaugh Road grandissaient. Ils allaient arriver. Déjà le ferry ralentissait. Soudain un minuscule walla-walla surgit à l’arrière, frôlant l’énorme coque. Malko vit une main jaune sortir de sous la bâche et lancer quelque chose dans sa direction.

Instinctivement il recula.

L’objet roula sur le pont métallique, à ses pieds. Déjà le taxi de la mer avait viré et s’éloignait à toute vitesse. Malko se pencha et ramassa ce qu’on lui avait jeté. C’était tout simplement un bout de bois enveloppé d’un morceau de papier qu’il déplia.

En lettres d’imprimerie, maladroitement tracées, il y avait une adresse :

27, Tsing-fung Street, appartement 8b.

Il avait été suivi par une des veuves, qui avait saisi la première occasion d’entrer en contact avec lui. Il remonta dans la Volkswagen après avoir déchiré le papier en menus morceaux et les avoir jetés à la mer. Il grillait d’envie de se rendre immédiatement à l’adresse indiquée, mais le colonel Whitcomb n’était pas un imbécile. Malko était certainement suivi.

Pour s’amuser, il s’arrêta et gara la VW devant la Bank of China, quartier général des communistes à Hong-Kong. C’était bien la seule banque au monde où il fallait montrer une carte du Parti communiste pour y entrer. Deux gardes en salopettes bleues barraient l’entrée. Le Hilton était de l’autre côté de Queen’s Road.

La première personne qu’il vit en sortant de l’escalator fut Po-yick, la jeune Chinoise qui l’avait aidé chez le tailleur.

Elle était assise sur une banquette, près du marchand de journaux. Accompagnée de la même camarade. Quand elle aperçut Malko, elle rajusta une des socquettes blanches et baissa la tête en se mordant les lèvres.

— Po-yick ! fit-il en riant. C’est gentil d’être venue me voir.

D’une voix à peine audible, la jeune Chinoise dit :

— J’ai oublié mes cahiers dans votre voiture. Malko se força à sourire. Il avait d’autres chats à fouetter.

— Vous pourriez revenir demain, Po-yick, demanda-t-il. Ma voiture n’est pas là pour le moment et je n’ai pas beaucoup de temps.

Po-yick se leva vivement. Ses yeux dansaient un ballet effréné pour ne pas rencontrer ceux de Malko.

— Je ne voulais pas vous déranger, murmura-t-elle. Sans dire au revoir, elle tourna les talons et s’éloigna dans le hall, flanquée de son inséparable copine. Brusquement Malko réalisa qu’elle semblait être tombée amoureuse de lui, comme on peut l’être à quatorze ans.

C’était touchant et frais, mais il n’avait pas le temps de la rattraper.

Ostensiblement il prit sa clé et monta dans l’ascenseur. La jolie liftière eut un sourire enjôleur. Une fois encore, il était le seul client. Beaucoup montaient à pied depuis la bombe.

Au lieu d’aller jusqu’au vingt-deuxième étage, il se fit arrêter au quatrième, comme s’il allait à la piscine. Puis, discrètement, il reprit l’escalier des gens prudents jusqu’au niveau inférieur. Dépassant le coffee-shop, il s’engagea dans un couloir désert qui menait à une des entrées condamnées de l’hôtel, sur Garden Road. Depuis les troubles, seule l’entrée principale était en service, avec toujours deux policiers en civil pour examiner les arrivants et les colis suspects.

Assis sur un pliant, un tromblon qui datait du temps des lanciers du Bengale entre les jambes, un gurkha barbu le regardait venir.

Hong-Kong était plein de ces hindous amenés par les Anglais. Lorsqu’ils avaient quitté les Indes ils avaient pris dans leurs bagages les plus compromis de leurs hommes de main. Depuis, les gurkhas et les sikhs s’étiolaient, faute de têtes à couper, fidèles comme des bergers allemands.

Celui-là secoua la tête lorsque Malko expliqua qu’il voulait sortir. En plus, il parlait à peine anglais et Malko n’avait que de vagues rudiments de gurkha… La discussion s’éternisait. Un billet de dix dollars HK emporta finalement la décision, et fit revenir le gurkha à des sentiments plus humains.

Après tout, il avait l’ordre d’interdire l’entrée aux Jaunes, pas la sortie aux Blancs.

Malko se retrouva dans Garden Road, la rue qui montait la colline parallèlement au funiculaire de Victoria Peak. Pour plus de sûreté, il alla prendre un taxi au départ du funiculaire. Personne ne pouvait l’avoir suivi. L’entrée principale était invisible de cet endroit.

Il montra l’adresse au chauffeur qui, par chance, comprenait quelques mots d’anglais. Tsing-fung Street se trouvait à North Point, un quartier assez pauvre, tout au bout de l’île, habité uniquement par des Chinois. Laissant à droite Happy Valley, le champ de courses, le taxi s’enfonça dans les ruelles étroites de Wang-chai. Presque à chaque carrefour il y avait un car de police grillagé stoppant les voitures et les pousse-pousse avec des policiers chinois impeccables, armés de mitraillettes plus grandes qu’eux, et casqués. Toujours les bombes.

Plus il s’enfonçait dans le quartier chinois, plus Malko se sentait mal à l’aise. Il n’avait pourtant jamais eu peur des Jaunes mais, cette fois, il sentait une haine presque palpable. À chaque feu rouge, deux ou trois jeunes s’approchaient du taxi et marmonnaient des injures. On ne voyait presque pas de Blancs, les touristes ne s’aventuraient guère au-delà de Queen’s Road et de ses boutiques élégantes.

Jadis on lui aurait proposé des petites filles, une pipe d’opium. Maintenant c’étaient des tracts exaltant la pensée de Mao.

Le taxi suivit King’s Road et tourna à gauche dans une petite rue, puis stoppa devant une énorme HLM hérissée de cordes à linge. C’était là. Tout le rez-de-chaussée était occupé par des boutiques pauvres, allant du tailleur au réparateur de pousse-pousse.

Malko paya et descendit. Les gens le regardaient curieusement. Ces immeubles avaient été construits pour loger les réfugiés de Chine rouge qui vivaient de charité et d’allocations gouvernementales.

Il s’engagea dans un couloir sombre. Oh ! miracle, il y avait un ascenseur ! Il s’arrêta au huitième étage. L’ascenseur donnait sur une sorte de coursive intérieure. L’appartement 8b était tout de suite à droite. Malko regarda autour de lui avant de tourner la sonnette. Rien ne se passa. Il sonna de nouveau sans plus de succès et attendit. Une gamine, qui descendait quatre à quatre par l’escalier de service, lui jeta un regard en dessous.

Bizarre ! Bizarre !

Il s’éloignait quand il entendit un grincement derrière lui, la porte du 8b venait de s’entrouvrir sur une tête effrayée : celle de la plus âgée des trois veuves !

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