CHAPITRE IV

On l’appelait « Holy » Tong. Tong le Saint. Un saint laïque et forniqueur, bien entendu, mais aucun saint bon teint n’irait se perdre sur le rocher de Hong-Kong.

Son surnom n’était pourtant pas totalement usurpé. Dans une partie du monde où on confond facilement sang-froid et cruauté, Holy Tong était désespérément bon. Il était incapable de faire volontairement du mal à qui que ce soit. Pas même à un hindou ou à un Malais. Acupuncteur, il soignait tous ceux qui venaient le voir et ne demandait jamais un dollar aux coolies ou aux sampaniers misérables.

Aussi était-il l’une des rares personnes de Hong-Kong à pouvoir se promener la nuit dans l’entrelacs des jonques d’Aberdeen, la ville flottante, sans risquer un couteau dans le dos.

Ses seules apparentes mauvaises actions consistaient à échanger le corps de très jeunes vierges réfugiées de Chine rouge contre des extraits de naissance de la colonie, faux évidemment. Comme les filles n’étaient pas tout à fait vierges, ce n’était un marché de dupes, qu’en apparence.

À première vue d’ailleurs, il avait, à peu de chose près, toutes les qualités. Et deux défauts : une boulimie érotique sans limite et une incontinence verbale qui l’avait mis souvent dans des situations délicates. Petit-fils de médecin, à la cour de l’impératrice Tseuhi, Holy était un raté : il n’avait jamais pu dépasser le stade de l’acupuncture. Et encore, ses ennemis l’accusaient-ils de piquer un peu au hasard.

Pendant la guerre, il avait acupuncté à bras raccourcis tous les amiraux japonais qui passaient à sa portée. Ils raffolaient de ses petites aiguilles d’or, d’autant plus qu’après chaque séance, Holy leur remettait une petite fiole d’un aphrodisiaque de sa composition, capable, à ses dires, de réveiller un mort. Comme la plupart des bénéficiaires de ce philtre étaient allés par le fond bien avant d’avoir pu l’essayer, Holy Tong s’était forgé une réputation de docteur-miracle à peu de frais. Un bonheur ne venant jamais seul, l’Intelligence Service avait eu vent de l’intéressante clientèle du Chinois. Holy adorait bavarder. Il s’était fait une joie de raconter tout ce que ses dangereux patients lui confiaient sur leur lit de douleur. D’autant qu’à chacune de leurs rencontres, ses nouveaux amis avaient l’élégance de laisser à sa disposition quelques jeunes Chinoises largement affranchies des tabous moraux de l’ancienne Chine.

Tout s’était merveilleusement bien passé, jusqu’au jour où la Kempetaï – la gestapo japonaise – était venue poliment lui retirer un amiral des mains, au moment où il expliquait à Holy le plan de sa prochaine bataille. Le Chinois avait offert comme alternative de donner le nom de son contact, ou de passer la nuit avec un tigre du Bengale qui avait déjà le ventre plein de traîtres.

Or, Holy était affreusement douillet. On ne se refait pas.

Du côté anglais, les bavardages d’Holy s’étaient soldés par quelques tortures assez déplaisantes et deux Victoria Cross, à titre posthume.

La vie de Holy Tong ne valait plus une pousse de bambou lorsque l’ultime amiral japonais de passage à Hong-Kong lui avait appris, entre deux piqûres, où se trouvaient les derniers sous-marins nippons, cauchemar des Anglais et des Américains… On avait donc passé l’éponge sur sa peccadille et gratifié même de quelques décorations et d’un passeport anglais.

Ses principaux clients étant morts, il avait dû se refaire une clientèle locale, ce qui n’avait pas été très difficile.

À cinquante-cinq ans, Holy Tong possédait une superbe villa dans Austin Road – une voie tranquille, tout en haut du funiculaire de Victoria Peak, jouissant d’une vue fabuleuse sur la baie –, des intérêts dans plusieurs salles de spectacles de Kowloon, un compte en banque en Suisse, un bar chic de Hong-Kong – l’Ascot – la concession de la cantine du consulat américain et, bien entendu, son passeport anglais qui lui permettait de s’envoler vers des cieux plus cléments le jour où les communistes n’auraient plus envie de jouer au chat et à la souris…

Bref, en ce matin de novembre, Holy Tong était plutôt porté à l’optimisme. Assis dans la position du lotus, devant la grande baie vitrée de son bureau, il regardait les évolutions des oiseaux.

Tuan, son domestique, entra silencieusement et déposa un plateau avec son thé et le South China Mail, quotidien qui datait de l’époque où le drapeau britannique flottait de Changhaï à Singapour. La reine Elisabeth ne contrôlait plus qu’un bout de territoire grand comme la moitié de Londres, mais le titre n’avait pas changé. Merveilleux anglais.

Le snobisme de Holy consistait à ne lire que la presse anglaise. Il déplia son journal et jeta un coup d’œil sur les gros titres. On annonçait la catastrophe du Bœing des China Airlines en avançant l’hypothèse qu’il s’agissait d’un sabotage. Il replia vite le quotidien : il avait horreur des nouvelles tristes.

Avant d’avaler la première gorgée de son thé, il regarda attentivement si aucune particule ne flottait à la surface du liquide. C’eût été un très mauvais présage. Son grand-père lui avait toujours enseigné de tenir compte des avertissements du Ciel. Encore fallait-il qu’il y en ait.

Holy Tong but une gorgée de thé, eut un petit rot de politesse, bien qu’il soit seul, et reposa sa tasse. La pièce, où il se trouvait, était absolument silencieuse, fermée par une double porte capitonnée. Les murs, tendus de velours noir, disparaissaient sous les rayonnages emplis de livres précieux, enrichis de gravures frénétiquement érotiques.

Tout un panneau était occupé par un divan très bas, noir lui aussi, avec des coussins de soie, de toutes tailles. C’est là qu’Holy donnait ses consultations.

À côté, dans une niche de la bibliothèque, se trouvait le petit coffret de bois de rose contenant les aiguilles d’or. Le téléphone était le seul objet moderne de la pièce, ainsi qu’un interphone dissimulé derrière une gravure.

Holy venait à peine de faire glisser sur sa langue la dernière goutte de thé que l’interphone grésilla :

— Elle est là, annonça simplement Tuan.

Holy Tong se leva vivement et rajusta autour de lui les pans de son kimono safran. De taille moyenne, il était rondelet et potelé, avec une solide petite brioche.

Il tira de son bureau une glace et s’inspecta rapidement. Ses cheveux argentés étaient soigneusement peignés en arrière, dégageant un front haut et bombé. Les yeux étaient pleins de vivacité, abrités derrière des lunettes sans monture. Seule la bouche était plutôt veule, surmontant un menton empâté. Pourtant Holy se sentait encore assez séduisant. Peut-être à cause de la rage érotique qui l’habitait.

Ayant vérifié son apparence extérieure, il s’agenouilla devant un panneau de la bibliothèque qu’il rabattit. C’était son petit compartiment secret, là où il cachait ses philtres et sa provision de Gien-Seng.

Il en sortit une fiole remplie d’un liquide incolore et un petit pinceau qu’il y trempa après l’avoir débouchée. Puis, écartant son kimono sous lequel il était nu, il s’enduisit soigneusement, à petits coups rapides et précis, les lèvres serrées par la concentration. Cela causait un picotement assez agréable et une sensation de froid.

Toute l’opération ne dura pas trente secondes. Holy Tong se redressa et appuya sur le bouton de l’interphone.

Quelques instants plus tard, Tuan ouvrit la porte et s’effaça. Holy s’inclina devant sa visiteuse.

Elle pouvait avoir n’importe quel âge, entre trente et cinquante ans. Les cheveux noirs, parsemés de mèches blanches, tirés en arrière en un chignon austère, les pommettes saillantes, de grandes dents jaunes se chevauchant, émergeant des lèvres épaisses, un corps maigre et dur moulé dans un cheong-sam pas très bien coupé, elle n’était vraiment pas belle. Seules ses mains, aux veines très saillantes et aux doigts effilés, avaient de la race. Elle était à peine maquillée et ne portait aucun bijou.

Le boy referma la porte et elle jeta son sac à la volée sur le canapé, puis marcha sur Holy Tong, toujours debout au milieu de la pièce. Le visage du Chinois avait pris une expression à la fois effrayée et avide. Il était fou amoureux de Mme Yao, mais elle lui inspirait également une sainte terreur.

— Imbécile, siffla-t-elle, quand elle fut tout près de lui.

À toute volée, elle le gifla. Les doigts minces laissèrent une traînée rouge sur la joue du Chinois. Il fit un pas en arrière et dit d’une voix geignarde :

— Mais, mais, pourquoi ?

Des larmes dans les yeux, les bras ballants, il était resté debout au milieu de la pièce.

— Pourquoi ? répéta ironiquement la Chinoise. Tu me demandes pourquoi ! Je devrais te tuer.

Holy se laissa tomber sur le divan :

— Je ne comprends pas, gémit-il. Elle vint se planter en face de lui :

— Ah ! tu ne comprends pas ! Eh bien, je vais te raconter une histoire : il y a trois jours, un imbécile dans ton genre s’est présenté à Taipeh chez un officier des Services de renseignements. Il avait à vendre une information très importante sur nous. Il en a lâché un petit morceau pour les appâter…

— Tu me suis ? demanda-t-elle d’une voix dure. Holy opina.

— Malheureusement pour cet imbécile, continua Mme Yao, cet officier avait compris depuis longtemps où était son intérêt. Il nous a avertis immédiatement. Nous avons fait une enquête et découvert la vérité.

» Le traître a été châtié…»

Holy leva sur elle des yeux de chien battu.

— Quel traître ? je ne comprends pas…

Les yeux noirs de Mme Yao flamboyèrent. Elle se pencha sur le Chinois.

— Si je te dis que le traître s’appelait Cheng Chang, tu comprendras mieux ?

— Cheng Chang, répéta Holy d’une voix où se mêlaient la surprise et l’horreur. Mais…

— C’était ton ami, n’est-ce pas ? Il bredouilla :

— Oui, bien sûr… Mais… Elle continua, impitoyable :

— Et tu ne lui as rien dit, toi. Tu ne lui as pas répété ce que je t’avais confié pour que tu le gardes comme une tombe ?

Soudain, Holy Tong parut se tasser sur lui-même : ses paupières, son menton, son corps trahissaient une sorte d’affaissement général. Les yeux baissés, il murmura, comme pour lui-même :

— Mais alors, il est…

— Bien entendu qu’il est mort. Et tu devrais l’être aussi. Combien as-tu touché ?

Holy se tordit les mains. Ça recommençait. Intérieurement, il se maudissait. Il était décidément incorrigible.

— Rien, je te jure. Rien, affirma-t-il. Pas un dollar. J’ai seulement parlé à Cheng comme ça. Pour bavarder, ajouta-t-il à voix basse.

— Pour bavarder, ricana Mme Yao. Je devrais te donner des coups de canne jusqu’à ce que tu crèves.

— Où est Cheng maintenant ? trouva le courage de demander le Chinois.

— Au fond de la baie de Kowloon avec l’avion, fit-elle froidement. Du moins, je l’espère. Ou à la morgue, en petits morceaux.

— Quoi !

Du coup, Holy en avait oublié sa peur et sa honte. Il balbutia :

— Mais tu es un monstre ! Comment l’avion qui a explosé… Tous ces gens… Comment peux-tu ?

Elle haussa les épaules, agacée.

— C’est un accident. La bombe devait exploser bien avant qu’il ne montât dans l’avion. À Taipeh. Lui seul aurait été tué. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais le responsable sera puni. Ce n’était pas la solution correcte. D’ailleurs, tout ça est de ta faute, ajouta-t-elle rageusement. Et tu peux t’estimer heureux que cela s’arrête là… Que ce traître de Cheng Chang n’ait pas eu le temps de parler…

À son immense honte, Holy éprouva quelque chose qui ressemblait à un lâche soulagement. Pourtant, Cheng Chang était son ami depuis vingt ans et la femme qui se tenait devant lui avait froidement décidé sa mort.

Les yeux de Holy s’embuèrent de larmes. Mme Yao se tenait devant lui, les mains sur les hanches, pleine de mépris, le mufle en avant. Brusquement il eut une furieuse envie d’elle. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches et promit humblement :

— Je ne le ferai plus.

Une seconde, ils restèrent à se dévisager sans parler. Holy Tong avala sa salive. Mme Yao était vraiment une femme fascinante. Personne ne savait qu’il était son amant. Et cela valait mieux. Car Mme Yao était le numéro un de l’organisation clandestine du parti. Autrement dit, la patronne des Services secrets de Hong-Kong, en remplacement du journaliste Feiming, jugé trop inféodé au maréchal Lin-piao, rival du président Mao. Elle était la seule personne de la colonie à pouvoir faire obtenir un visa pour la Chine rouge en deux heures. Officiellement, elle dirigeait le Cinéma Astor d’une main de fer. Un an plus tôt, alors qu’elle se plaignait d’un lumbago persistant, une amie lui avait recommandé Holy et ses aiguilles d’or.

Pleine de méfiance, elle lui avait rendu visite dans sa villa, sans aucune arrière-pensée. Depuis plusieurs années, Mme Yao avait sacrifié sa vie sexuelle au petit livre rouge, ayant perdu son mari tué dans une bagarre politique.

Lorsqu’il lui avait demandé d’ôter sa robe pour la soigner, elle l’avait sèchement averti :

— Ne me traitez pas comme vos femelles. Je suis ici pour que vous me guérissiez, et c’est tout.

Une heure plus tard, c’est elle qui l’avait presque violé.

À son intense satisfaction d’ailleurs. Mais les mains du Chinois dégageaient un magnétisme érotique incontestable. Et toutes les autocritiques consciencieuses de Mme Yao n’avaient jamais permis de découvrir une faille importante : elle était tout bêtement refoulée. Mme Yao étouffait à son insu dans la carapace vertueuse du parti. Son appétit sexuel bridé trop longtemps avait trouvé le partenaire idéal en Holy Tong, dont la boulimie érotique trouvait enfin à se rassasier. En même temps, elle faisait payer cette entorse aux règles du parti en l’humiliant à plaisir. Pourtant, elle lui avait souvent confié des secrets importants, persuadée que la terreur qu’elle lui inspirait aurait raison de son goût pour l’indiscrétion. De plus, elle brandissait toujours la menace d’une rupture, en sachant qu’elle aurait du mal à retrouver un exutoire aussi doué et discret.

— Bon, fit Mme Yao, je m’en vais maintenant. Que cela te serve de leçon.

Holy se sentit transformé en statue de sel. Après le choc qu’il venait de subir, s’il ne faisait pas l’amour avec elle, il allait tout doucement vers la folie.

— Tu ne veux pas que je te soigne ? demanda-t-il timidement. Cela sera vite fait.

Son sac à la main, elle fit semblant d’hésiter, puis le reposa et s’assit sur le divan.

— Dépêche-toi, alors. Je n’ai pas beaucoup de temps. Holy ouvrit sa boîte en bois de rose et en sortit deux aiguilles d’or.

— Il faudrait que tu ôtes ta robe.

Sa voix était rauque et son regard glissa sur elle sans s’arrêter.

Sans répondre, elle fit sauter les pressions et défit la fermeture éclair sur le côté. Lorsqu’elle apparut en dessous saumon, Holy crut qu’il allait mourir de désir. Mme Yao avait beau avoir la fesse flasque, une poitrine fripée et un corps trop maigre d’adolescente rachitique, il la préférait à toutes ses maîtresses plus jeunes. Peut-être parce qu’il savait qu’elle au moins ne se donnait pas à lui pour une fausse carte d’identité.

Lorsqu’elle fut étendue sur le ventre, bien calée par les petits coussins de soie noire, d’un petit coup sec, il planta une des aiguilles d’or au creux des reins de la Chinoise. Elle eut un petit sursaut et ferma les yeux. Holy prit la seconde aiguille et l’enfonça très légèrement dans la nuque, puis il se redressa.

Le rite était en train de s’accomplir. Jamais encore Mme Yao n’avait fait l’amour avec lui sans sacrifier à l’acupuncture.

Très doucement, sans retirer les aiguilles, Holy commença à lui masser les reins et le dos. Elle restait rigoureusement immobile. Au bout de plusieurs minutes, le souffle court, il la déplaça légèrement pour s’allonger près d’elle. Son état aurait fait honte à un chimpanzé en rut. Mme Yao bougea légèrement.

— C’est fini ?

La séance d’aiguilles ne durait jamais plus de cinq minutes. Pris de court, Holy balbutia :

— Oui, je pense.

Avec dextérité, il retira les aiguilles. Aussitôt la Chinoise sauta du divan et prit sa robe. En quelques secondes, elle s’était rhabillée, rajustait son chignon. Holy était resté tout bête, ses aiguilles à la main et le ventre en feu.

— Je m’en vais, annonça Mme Yao d’une voix sereine. Je me sens beaucoup mieux.

Elle fit deux pas vers la porte. Holy posa n’importe où ses précieuses aiguilles et courut vers elle. Les verres de ses lunettes en étaient embués.

— Tu ne vas pas…

— Si…

Mais elle ne se dégagea pas quand il la prit dans ses bras et la serra violemment contre lui.

— Tu es un porc souffla-t-elle. Un chien. Tu ne sais pas refréner tes instincts. Regarde-toi. Lâche-moi tout de suite ou j’appelle Tuan.

Brusquement, Holy avait retrouvé sa paix intérieure. Mme Yao avait pris l’expression avide, qu’il connaissait bien, ses lèvres épaisses retroussées sur ses grandes dents jaunes. Elle avait envie de lui.

Il lui prit la main et la guida tout doucement sous la soie du kimono. Si ses clients avaient pu constater l’effet de son philtre, ils en auraient commandé par bonbonnes entières. Mme Yao avait les yeux presque révulsés maintenant. Sa main se crispa une seconde sur Holy, puis elle se recula légèrement.

— Je n’ai pas besoin de retirer ma robe, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.

Sans attendre la réponse de son amant, elle fit glisser son slip le long de ses jambes et le jeta sur le bureau. Holy Tong en tremblait d’excitation. Il la jeta plutôt qu’il ne la poussa sur le divan et la prit immédiatement. Elle s’accrochait à lui comme un poulpe, les narines dilatées, agitant spasmodiquement son corps maigre de grands coups de boutoir. Si fort qu’elle roula à terre, entraînant Holy avec elle. Ils continuèrent leur étreinte sur la natte, jusqu’au moment où Mme Yao exhala une espèce de sifflement de chaudière qu’on vide.

Instantanément, elle repoussa son partenaire et resta sur le dos, le souffle court, la bouche entrouverte la robe remontée jusqu’au ventre.

Holy aurait pu continuer, mais il n’osait pas. Il la regarda se relever, se rajuster, se recoiffer. Par degrés, elle retrouvait son expression hautaine et inquiétante. Elle eut un regard méprisant pour Holy, à qui cette trop courte étreinte n’avait visiblement pas apporté la paix du corps, sinon celle de l’âme.

— Tu es indécent, fit-elle sèchement.

Il se drapa aussitôt dans son kimono. Mme Yao alluma une Craven et souffla voluptueusement la première bouffée. Avec ses orgies sexuelles, ses cigarettes anglaises étaient les seules entorses aux préceptes de Mao.

Déjà, elle était prête à partir. Son sourire se fit menaçant.

— À cause de toi, fit-elle, j’ai dû mentir aux camarades du parti. Jurer que je ne comprenais pas comment une telle fuite avait pu se produire.

» Si tu recommençais…

Elle laissa sa phrase en suspens et sortit sans l’embrasser. Holy pensa au Bœing englouti dans la baie de Kowloon et eut froid dans le dos. Il se sentit en même temps terriblement excité à la pensée qu’en de fugitifs moments, il connaissait une Mme Yao pantelante, reconnaissante et même humble, parfois… Il pensait déjà à sa prochaine visite.

Pour se changer les idées, il se rassit devant la baie vitrée. Le typhon Emma avait définitivement disparu vers les Philippines avec son cortège de nuages et de pluie. Holy en ressentit une vague contrariété. Il connaissait une petite sampanière de vingt ans à Yaumati qui ne l’accueillait que les jours de tempête parce qu’elle avait peur toute seule. Maintenant, il serait obligé d’attendre le prochain typhon.

Holy Tong suivait des yeux les ferries verts et rouges. Plus loin, la ligne bleue des montagnes de la Chine continentale se détachant sur l’horizon. Un autre monde. Par moments, Holy se sentait très seul. Depuis six mois, tous les riches Chinois qui habitaient les villas voisines de la sienne étaient discrètement partis à Bangkok, à Singapour ou plus loin. Pour sauver la face, ils laissaient de nombreux domestiques, mais ne reviendraient jamais. Insensiblement, Hong-Kong se transformait, rosissait.

En dépit de la vue magnifique, Holy ne parvenait pas à trouver le calme. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Cheng Chang. C’était un vieux camarade. Pas très intelligent, pas très brillant, mais dévoué. Des larmes perlaient dans les bons yeux d’Holy. Comme beaucoup de Chinois traditionalistes, il croyait fermement que l’âme d’un mort ne pouvait trouver la paix que si elle était enterrée dans la terre de ses ancêtres.

C’était le dernier service qu’il pouvait rendre à ce pauvre Cheng Chang, né, comme lui, dans les faubourgs de Tchung-king. Il décrocha son téléphone et appela une jeune Chinoise qu’il avait jusqu’ici utilisée à des fins moins sordides : Mina, putain de son état et taxi girl officiellement. Il ne se sentait pas le courage d’aller à la morgue lui-même…

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