CHAPITRE VI

L’appartement sentait la soupe chinoise aigre. D’abord, dans la pénombre, Malko ne distingua pas grand-chose. Involontairement, il frôla la Chinoise, qui frémit comme un étalon trop nerveux et détourna la tête. Sa robe de chambre était imprégnée d’un parfum bon marché et entêtant.

Elle le précéda dans une minuscule entrée et le fit pénétrer dans un petit living-room aux meubles recouverts de housses en plastique bon marché. Une seule lampe éclairait la pièce et les stores étaient baissés bien que les fenêtres fussent ouvertes. Il régnait une chaleur lourde et malsaine.

Il s’assit dans un fauteuil inconfortable et la Chinoise prit place en face de lui. Ils n’avaient pas encore dit un mot. Il la dévisagea. Les mains croisées sur les genoux, elle semblait terrorisée. Son visage n’était vraiment pas joli, mais elle dégageait une sensualité suractivée, comme une pile trop rechargée. Chaque fois que ses yeux effleuraient Malko, ils se détournaient comme devant un spectacle obscène.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, à voix basse, en anglais saccadé.

Malko hésita. C’était de la roulette russe.

— Une relation d’affaires. Il devait travailler avec moi, à un film, répondit-il tardivement.

Les yeux de la Chinoise étaient pleins d’incrédulité.

— On l’a tué.

Ce n’était même pas une accusation. Tout juste une constatation. Avec une infinie lassitude. Malko ne savait plus quelle contenance adopter.

— Pourquoi ce mystère pour me rencontrer ? demanda-t-il.

— J’ai peur, dit-elle. C’était vrai.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Sa femme.

— Et les autres ?

Elle se tordit les mains en un geste enfantin.

— Je ne les connais pas, je ne les ai jamais vues. Elles m’ont insultée, elles mentent. Il n’avait qu’une seule femme, moi.

Tout en elle respirait la sincérité. Mais Malko connaissait le pouvoir de dissimulation des Asiatiques. S’il avait été en face d’une des deux autres, elle aurait probablement été aussi sincère. Il fallait qu’il sache, à tout prix.

— Pourquoi aurait-on tué votre mari ? demanda Malko.

— Je ne sais pas, gémit-elle. Je ne sais pas. Mais on l’a tué.

Brusquement, elle éclata en sanglots silencieux. Les larmes coulaient sur son visage comme de l’eau. Son menton tremblait légèrement. Elle était pitoyable.

Gêné, Malko laissa passer la crise. Pour prendre une contenance, il prit une petite statuette d’ivoire posée sur un guéridon et commença à jouer avec. C’était ce que les Chinois nomment une doctor’s daughter.[10] Une figurine représentant un corps de femme qui se trouvait jadis dans tous les cabinets de consultation des médecins chinois, à l’intention des patientes timides. Pour éviter de se déshabiller elles désignaient sur l’ivoire l’endroit dont elles souffraient.

Pendant plusieurs minutes, le silence ne fut troublé que par les reniflements de la Chinoise. Malko caressait distraitement la cuisse de la statuette, en réfléchissant. Soudain, il réalisa que la Chinoise ne pleurait plus. Il leva les yeux. Elle suivait, fascinée, le mouvement de sa main sur l’ivoire, les yeux fixes, les lèvres légèrement entrouvertes sur des dents très blanches. Comme si Malko avait caressé sa propre peau. Quand il arrêta son va-et-vient, elle sursauta, comme si on l’avait secouée, et ses yeux perdirent de leur fixité sans quitter toutefois la statuette.

Malko reprit son mouvement de va-et-vient, troublé lui aussi. Docilement, la Chinoise frissonna. Étonnante télépathie érotique. Pas un mot n’avait été prononcé depuis plusieurs minutes.

Volontairement Malko fit remonter sa main le long de l’ivoire, lissant le ventre bombé, de la statuette.

En face de lui, la Chinoise se plia en deux comme si elle avait reçu un coup de poing, puis détendit brusquement ses jambes, le ventre en avant. Son peignoir s’ouvrit et Malko aperçut ses bas sans jarretière, très hauts sur les cuisses, sans aucun autre dessous. Vivement, elle referma le tissu.

Impitoyablement, il continuait à caresser le ventre de la statue. Les mains de la Chinoise lâchèrent les pans du peignoir, qui s’écartèrent de nouveau, la découvrant. Envoûtée, la Chinoise se mit à gémir, à pousser des petits cris, à griffer le tissu du canapé. Pourtant Malko était à trois mètres d’elle. Abandonnant le ventre de la statue, il remonta jusqu’aux seins d’ivoire et les emprisonna dans sa paume.

La Chinoise poussa un cri et se dressa, les yeux fous. Elle était en transes. Le moindre des gestes de Malko se répercutait en elle. Pris au jeu, il revint au ventre, brutalement. Elle ahana, puis laissa échapper un gémissement continu à travers ses lèvres entrouvertes, et enfin murmura :

— Il ne m’a pas touchée depuis cinq ans.

— Qui ?

— Cheng Chang. Mon mari.

— Pourquoi ?

Maintenant, il caressait tout le corps de la statue, très doucement. La Chinoise se détendit, les yeux fermés, mais son corps était encore agité de frémissements. Elle ne songeait pas à ramener le peignoir sur ses cuisses découvertes.

— Il ne m’aimait plus, dit-elle soudain. Mais c’était quand même un bon mari. Il ne m’a jamais laissé manquer de rien.

Dans l’état où elle était, elle ne mentait pas.

Ainsi, c’était elle la vraie femme. Et, vraisemblablement, celle qui en savait le moins. Perdu dans ses pensées, Malko ralentit son mouvement. La Chinoise le rappela à l’ordre, d’une voix suppliante :

— Please, don’t stop[11] !

Repris par ses soucis, Malko n’avait plus envie de jouer. Il posa la statuette sur le guéridon et fit face à son interlocutrice.

— Que savez-vous du secret de votre mari ?

Mme Cheng Chang resta la bouche ouverte, comme si Malko l’avait giflée, le souffle court. Brusquement elle sauta sur ses pieds. Son peignoir s’ouvrit complètement.

En dépit de hanches un peu grasses, elle avait un joli corps.

Sans transition, à voix basse, en chinois, elle se mit à injurier Malko, à taper du pied. Sa voix montait, devenait terriblement perçante. Elle en bavait. Vivement, il s’approcha d’elle pour la faire taire.

— Vous m’avez déshonorée, glapit-elle soudain. Je vais me tuer.

Lui échappant, elle se rua vers la fenêtre et commença à relever le store. Malko l’agrippa par-derrière et la ceintura.

Elle luttait avec une force démente. Dans la bagarre le peignoir s’ouvrit complètement, découvrant la poitrine lourde. Mais la Chinoise semblait avoir oublié son délire érotique. Marmonnant des mots sans suite, elle tentait de se rapprocher de la fenêtre avec l’intention évidente de s’y jeter.

Malko la secoua furieusement, oubliant toute galanterie.

— Arrêtez, vous êtes folle !

Elle s’arrêta net, fixant sur Malko un regard égaré. Il n’ignorait plus rien de son corps, mais elle ne semblait pas se soucier de sa nudité. Sans un mot, elle trottina jusqu’à la chambre. Un peu inquiet, Malko faillit la suivre. Et si elle allait s’ouvrir les veines ou sauter par la fenêtre ?

Mais il était si essoufflé qu’il éprouva le besoin de s’asseoir. Jamais il n’aurait pensé qu’une caresse télépathique puisse provoquer de tels dégâts…

Ce qui ne l’avançait nullement. Il n’était pas venu pour batifoler avec Mme Cheng Chang. Si les autres veuves lui en réservaient autant. La Chinoise réapparut aussi soudainement qu’elle s’était éclipsée. Elle avait purement et simplement ôté son peignoir mais s’était refait une beauté avec beaucoup de soin, se passant les yeux au khol et rosissant sa bouche et les pointes de ses seins. Il n’eut pas le temps de se poser de questions. La veuve de Cheng Chang était déjà contre lui, se conduisant d’une façon qui n’était excusable que par une longue abstinence.

Elle exhalait une odeur forte et animale qui couvrait celle du parfum dont elle s’était arrosée. Les yeux baissés, elle évita la bouche de Malko mais l’attira par terre sur la natte. Elle le déshabillait avec des gestes précis, sans un mot.

Il y avait quelque chose de désincarné dans la façon dont elle s’offrait. Quand Malko fut nu, elle s’agenouilla quelques secondes au-dessus de lui pour aviver son désir, toujours sans le moindre geste de tendresse. L’automate de l’amour.

Puis, sans transition, elle se laissa tomber sur lui. Il eut l’impression d’avoir ouvert la vanne d’un volcan. Elle se tordait, la bouche ouverte, les yeux révulsés, s’accrochant à lui comme si elle se noyait.

Sans un mot.

Pendant plusieurs minutes, elle se démena comme une cavale sans qu’il sache si elle avait atteint son plaisir ou non. Ils exécutaient deux mouvements séparés, totalement indépendants. Tout à coup elle eut un cri étranglé et il sentit contre sa poitrine un cœur qui battait la chamade.

Il n’y avait plus aucun bruit dans la chambre et on entendait dehors des ménagères qui s’invectivaient en chinois. Tout cela semblait irréel à Malko. Vingt-quatre heures plus tôt, il attendait un agent double qui devait lui livrer une information vitale pour son pays d’adoption. Maintenant, il était en train de faire l’amour avec une Chinoise dont il ignorait jusqu’au vrai nom. Et les mobiles.

Comme si elle avait voulu répondre à son interrogation muette, Mme Cheng Chang souleva légèrement sa tête et dit dans son anglais cahotant :

— Excusez-moi, je ne voulais pas, mais vous m’avez tellement excitée… Je ne pouvais plus, j’étais malade à force de me retenir…

« Cela fait cinq ans que mon mari ne m’avait pas fait l’amour. Il ne me désirait plus du tout. Il n’y a que les filles très jeunes et très vicieuses qui pouvaient l’exciter. Dès qu’il avait un peu d’argent il allait avec toutes les petites putains de Wan-chai. Il lui fallait des films aussi…

— Cinq ans !

Malko la regarda, incrédule. C’était encore un truc. Mais elle semblait sincère. D’ailleurs elle continua :

— Je ne devrais pas dire cela à un étranger, mais je ne veux pas que vous me jugiez mal. Je n’ai jamais trompé mon mari jusqu’à ce jour. Vous êtes le diable. Comment avez-vous su que j’en avais tellement envie ?

Flatté mais perplexe, Malko demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas quitté Cheng Chang ? Vous êtes jeune et jolie.

— Le quitter ?

Le ton de la Chinoise exprimait la plus profonde stupéfaction, comme s’il avait blasphémé.

— Mais c’était un très bon mari, s’écria-t-elle avec véhémence. Quand ma mère est morte il a payé huit cents dollars pour qu’elle ait un enterrement décent et que l’on renvoie son corps à Canton. Il m’a toujours emmenée au restaurant au moins une fois par semaine. Je n’ai jamais manqué de rien. C’est lui qui a acheté tous les meubles de cet appartement. Je ne suis pas une putain. Je ne vais pas quitter mon mari pour une chose pareille.

Elle était sincèrement choquée. Malko se rendit compte qu’il avait fait un pas de clerc. Décidément l’âme orientale possédait des replis inconnus.

Pour dévier de ce sujet brûlant, il demanda :

— Pourquoi vouloir me contacter à tout prix ?

— Je ne sais pas. J’avais peur. J’ai pensé que vous pouviez m’expliquer. Quand il est parti, il m’a dit qu’il allait gagner beaucoup d’argent à Taipeh. C’était avec vous ?

Malko secoua la tête :

— Non.

Ils étaient étendus nus, côte à côte, à même la natte dont les fibres pénétraient durement dans le dos de Malko. Étrange position pour une Altesse Sérénissime, même en voyage. Décidément l’espionnage menait à tout.

Il pensait aux deux autres femmes qu’il avait rencontrées à la morgue. Si celle-ci était l’épouse légitime, qui étaient-elles et pourquoi s’intéressaient-elles au regretté Cheng Chang ?

Bizarre ! bizarre ! On ne fabrique pas toute seule des faux papiers et M. Cheng Chang n’était pas assez riche pour tenter les veuves abusives.

— Vous ne savez rien sur l’affaire qui a amené votre mari à Formose.

— Rien. Il ne me tenait jamais au courant de ses affaires D’ailleurs, il n’habitait plus ici depuis longtemps. À cause des filles. Je pensais que vous pourriez m’aider, vous…

Elle semblait désespérée. Malko insista :

— Vous ne voyez rien ni personne qui puisse savoir quelque chose ?

— Pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ? demanda-t-elle vivement, appuyée sur un coude.

Malko n’hésita qu’une seconde.

— Je travaille pour les Services de renseignements américains, dit-il. Votre mari était en possession d’une information très importante. C’est pour cela qu’on l’a tué.

Elle crispa un poing sur sa bouche.

— C’est horrible.

— Alors vous ne voyez personne ? Elle hésita avant de répondre.

— Holy, peut-être. C’était son meilleur ami. Holy Tong. Il a un bureau à Hong-Kong dans Holland House.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas demandé ? Elle secoua la tête.

— Il ne me connaît même pas. Il entraînait Cheng à courir les filles. Ils étaient toujours ensemble. Il ne pense qu’aux femmes.

— Vous pensez que votre mari lui aurait parlé ?

— Je ne sais pas, peut-être.

Malko ouvrait la bouche quand un léger coup de sonnette retentit. Mme Cheng Chang se dressa sur les genoux, les mains brusquement croisées chastement sur ses seins en poire. Elle eut un petit sanglot.

— Cachez-vous. Il ne faut pas qu’on vous voie. La vraie scène de l’adultère.

Malko se laissa docilement traîner jusqu’à la chambre, bien que sa partenaire lui arrivât tout juste à l’épaule. Cela sentait le patchouli et la transpiration refroidie avec des relents de poisson. Mme Cheng Chang lui fit signe de ne pas faire de bruit et referma doucement la porte sur lui après lui avoir jeté ses vêtements en vrac.

Il eut le temps de la voir enfiler le peignoir de leurs amours avant qu’elle ne fermât la porte. Il profita du répit pour se rhabiller. La fornication pendant les heures de travail était déconseillée par les plus hautes instances de la CIA. Même aux barbouzes de luxe.

Rhabillé, l’oreille collée à la porte, il écouta. Tout à fait un personnage de Feydeau. Étant donné l’incandescence de la belle veuve Cheng Chang, elle était peut-être en train de commettre l’acte de chair sur son paillasson avec un jeune télégraphiste… Il attendit encore cinq minutes, puis, délibérément, entrouvrit doucement la porte de la chambre et jeta un œil.

Le living était vide. La statuette d’ivoire semblait lui cligner de l’œil. Donc la Chinoise ne pouvait être que dans l’entrée ou partie. Un rideau lui cachait l’entrée, mais aucun bruit de conversation ne lui parvenait. Il s’enhardit, sortit de la chambre, et s’arrêta pile, le cœur dans la gorge.

Un petit pied, aux ongles faits, dépassait sous le rideau de l’entrée.

Il écarta le tissu. Mme Cheng Chang gisait sur le dos, recroquevillée, dans l’entrée, dans une posture involontairement obscène, les cuisses grandes ouvertes. Son peignoir, pris sous elle, ne la protégeait plus en rien des regards. Malko frémit, la porte était restée entrouverte !

Il se hâta de la refermer, repoussant pour cela la tête de la malheureuse et il s’agenouilla près d’elle.

Elle avait les yeux grands ouverts avec les pupilles dilatées et la mâchoire encore contractée comme si elle avait voulu mordre quelqu’un avant de mourir. D’abord, il crut qu’elle avait été étranglée puis il aperçut à la hauteur du foie un morceau d’aiguille hypodermique encore enfoncée dans la chair. Il la retira avec précaution et l’examina.

Tout de suite, l’odeur d’amandes amères lui sauta au visage et il laissa vivement tomber l’aiguille. Du cyanure.

La veuve de Cheng Chang avait été empoisonnée avec une dose massive de cyanure, injecté à l’aide d’une seringue hypodermique, par voie sous-cutanée. Son ou ses assassins l’avaient tenue pendant que le poison faisait son effet, bloquant les muscles respiratoires. L’affaire de moins d’une minute avec une telle dose. Ce n’était pas un meurtre passionnel, en tout cas.

Malko se releva et alla inspecter rapidement le living-room pour voir s’il n’avait rien oublié. Puis il entrouvrit la porte, et après s’être assuré que la coursive extérieure était déserte, il sortit, claqua la porte et plongea dans l’escalier. Il se souciait peu de faire connaissance avec les prisons de Hong-Kong. Pour meurtre.

Sans trop hâter le pas, il quitta l’immeuble et se retrouva dehors. Par chance, un taxi passait. Il s’engouffra dedans et donna l’adresse de l’Hôtel Mandarin, par prudence.

Après Cheng Chang, une de ses épouses… Il restait à savoir pourquoi on l’avait supprimée. Holy Tong pourrait peut-être l’aider.

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