Il fallait donc qu’elle écrivît !

Elle ne pouvait plus reculer. À peine avait-elle dit oui en gare de Lyon-Perrache, Lyon-Perrache trois minutes d’arrêt, qu’Iris avait murmuré : « Merci, petite sœur, tu me sors d’un de ces bourbiers, tu n’as pas idée ! Ma vie est un gâchis, un immense gâchis, mais il est trop tard, je ne peux plus faire demi-tour, je peux sauver des restes, les accommoder de manière plus ou moins alléchante, mais il faut que je me rende à cette idée, je ne fais qu’accommoder des restes ! C’est peu glorieux, je te le concède, mais j’en suis là. »

Elle l’avait embrassée, puis s’était reprise en la noyant dans ses yeux bleus, assombris d’ombres noires, « tu deviens jolie, Joséphine, de plus en plus jolie, très bien ces petites mèches blondes, tu es amoureuse ? Non ? Ça ne saurait tarder, je te prédis la beauté, le talent, la fortune, avait-elle ajouté en claquant des doigts comme si elle défiait le sort. Tu vas prendre le relais. J’ai beaucoup reçu à la naissance, plus que toi, c’est vrai, mais j’ai pressé la vie comme un citron et il ne me reste plus qu’un vieux zeste auquel je tente de donner du goût. J’ai espéré un moment pouvoir mettre en scène, écrire. Tu te souviens, Jo… il y a longtemps, j’avais du talent… On disait, Iris est douée, c’est une artiste, elle ira loin, elle va réussir à Hollywood ! Hollywood ! – elle avait eu un ricanement amer –, je suis descendue à Bécon-les-Bruyères ! Il a fallu que je me rende à l’évidence : je suis peut-être douée mais impuissante. Entre l’idée et la réalisation, il y a un fossé que je ne peux franchir, je reste bête, sur le bord à scruter le vide. J’ai envie d’écrire, une envie forcenée, des débuts d’histoires qui clignotent, mais quand je me penche sur les mots, ils s’enfuient sur leurs petites pattes gluantes comme d’ignobles cafards ! Alors que toi… tu sauras les attraper, les aligner en belles phrases sans qu’ils fassent mine de déguerpir. Tu racontes si bien les histoires… Je me souviens des lettres que tu m’envoyais quand tu étais en colonie de vacances, je les lisais à mes copines, elles t’avaient baptisée Madame de Sévigné ! ».

Émue par l’abandon subit d’Iris, émoustillée par ses prédictions, Joséphine s’était sentie importante. Importante, mais, ne pouvait-elle s’empêcher de penser, menacée. Le ton grandiloquent d’Iris la portait et, en même temps, faisait sonner une alarme : serait-elle assez forte pour remplir son rôle de nègre alerte ? Elle savait écrire une thèse, des conférences, des textes universitaires, elle aimait raconter des histoires, mais il y avait une grande différence entre les épopées qu’elle déroulait au chevet de ses filles et le roman historique qu’Iris avait promis à son éditeur. « Pour l’intendance, ne t’en fais pas, avait poursuivi Iris, la tirant de sa stupeur, je t’achèterai un ordinateur, je te ferai installer Internet. » Jo avait protesté : « Non, non, ne me donne rien tant que je n’ai pas fait mes preuves », Iris avait insisté et Jo, une fois de plus, s’était inclinée.

Et maintenant, il lui fallait passer à l’acte.

Elle regarda l’ordinateur, un très joli portable blanc qui l’attendait la gueule ouverte sur la table de la cuisine encombrée de livres, de factures, de feutres, de Bic, de feuilles de papier, des miettes du petit-déjeuner ; son regard effleura le rond jaune laissé par la théière, le couvercle du pot de confiture à l’abricot, une serviette roulée en couleuvre blanche… Il lui faudrait faire de la place pour écrire. Mettre son dossier d’habilitation de côté. Il faudrait tant de choses, tant de choses, elle soupira, soudainement lasse à l’idée de l’effort à fournir. Comment décider du sujet d’un livre ? Comment créer des personnages ? Une histoire ? Des rebondissements ? Proviennent-ils des événements extérieurs ou de l’évolution des personnages ? Comment commencer un chapitre ? L’ordonner ? Fallait-il fouiller dans ses travaux et ses recherches, convoquer le panache de Rollon, Guillaume le Conquérant, Richard Cœur de Lion, Henri II, demander à l’esprit de Chrétien de Troyes de descendre sur elle ? Ou s’inspirer de Shirley, d’Hortense, d’Iris, de Philippe, d’Antoine et de Mylène, les revêtir d’un heaume, d’un hennin, d’une paire de poulaines ou de sabots, les loger à la ferme ou au château ? Le décor change, les oscillations du cœur perdurent. Le cœur bat, identique, chez Aliénor, Scarlett ou Madonna. Les tournures des robes, les cottes de mailles tombent en poussière, mais les sentiments demeurent. Par où commencer ? se répétait Joséphine en observant l’intensité de la lumière de ce mois de janvier baisser doucement dans la cuisine, éclairer d’une lueur pâle le rebord de l’évier et mourir dans l’égouttoir. Existe-t-il un livre qui donne des recettes pour écrire ? Cinq cents grammes d’amour, trois cent cinquante grammes d’intrigues, trois cents grammes d’aventures, six cents grammes de références historiques, un kilo de sueur… laissez cuire à feu doux, à four chaud, remuez, faites sauter pour que ça n’accroche pas, évitez les grumeaux, laissez reposer trois mois, six mois, un an. Stendhal, à ce qu’on prétend, écrivit La Chartreuse de Parme en trois semaines, Simenon troussait ses romans en dix jours. Mais combien de temps auparavant les avaient-ils portés et nourris en se levant, en enfilant un pantalon, en buvant un café, en ramassant le courrier, en regardant la lumière du matin s’étaler sur la table du petit-déjeuner, en comptant les grains de poussière dans le rayon du soleil ? Laisser le temps infuser. Trouver son propre mode d’emploi. Boire du café comme Balzac. Écrire debout comme Hemingway. Cloîtrée comme Colette quand Willy l’enfermait. Faire des enquêtes comme Zola. Prendre de l’opium, du gros rouge, du haschich. Gueuler comme Flaubert. Courir, divaguer, dormir. Ou ne pas dormir comme Proust. Et moi ? La toile cirée de la table de cuisine, le face-à-face avec l’évier, la théière, le tic-tac de l’horloge, les miettes du petit-déjeuner et les échéances à payer ! Léautaud disait « écrivez comme si vous écriviez une lettre, ne vous relisez pas, je n’aime pas la grande littérature, je n’aime que la conversation écrite. » À qui pourrais-je envoyer une lettre ? Je n’ai pas d’amant qui m’attend dans le parc. Je n’ai plus de mari. Ma meilleure amie habite sur le palier.

Écrire à un homme que j’inventerais… Un homme qui m’écouterait. L’ordinateur avait toujours la gueule ouverte. Iris l’avait acheté le lendemain de leur arrivée à Megève. Si je pose mes doigts sur le clavier, il me les tranchera. Elle eut un petit rire nerveux et frissonna.

C’est avec l’argent des traductions que tu l’as acheté ? avait murmuré Philippe dans les cheveux de Jo qui avait rougi violemment. Iris était occupée à allumer le feu dans la cheminée. « Je suis enchanté de ma nouvelle collaboratrice, avait-il ajouté en se redressant, sur le contrat Massipov tu nous as évité une grosse bourde. » Je suis en train de devenir la reine du mensonge et de la dissimulation, avait pensé Jo. Traduire des contrats pour Philippe, passe encore, mais si la maison d’édition d’Audrey Hepburn lui proposait un livre à traduire, si son directeur de thèse demandait à lire son dossier, elle ne suffirait plus à la tâche, il faudra que je prenne un nègre. Elle avait pouffé de rire. Iris s’était retournée, « c’est si drôle ce que te raconte Philippe ? Tu devrais en faire profiter tout le monde… ». Jo avait bafouillé une excuse. Joséphine était de plus en plus à l’aise avec Philippe. Ils n’étaient pas encore intimes, et probablement ne le seraient jamais, Philippe n’inspirant ni l’abandon ni la confidence, mais ils s’entendaient très bien. Il y a des gens dont le regard vous améliore. C’est très rare, mais quand on les rencontre, il ne faut pas les laisser passer. Il y avait, chez Philippe, une étrange douceur dans le regard qu’il posait parfois sur elle, une tendresse étonnée. D’habitude, songea-t-elle, quand on me regarde, c’est pour me demander ou me prendre quelque chose. Philippe, lui, donne. Et sous son regard bienveillant, je grandis. Peut-être un jour deviendra-t-il mon ami ?

Le rayon de soleil s’était éteint et l’égouttoir ne luisait plus. La cuisine était plongée dans une lumière froide et triste de mois de janvier. Joséphine soupira, il lui fallait faire de l’ordre pour installer un espace de travail. Bientôt, elle serait à l’étroit.

C’est en poussant la table de la cuisine qu’elle retrouva le triangle rouge. Il avait glissé derrière le grille-pain. Elle se pencha, saisit la feuille de papier entre ses doigts, la tourna, la retourna, ferma les yeux et remonta le temps. Juillet dernier. Antoine vient chercher les filles pour les emmener en vacances. Elle croise les bras sur le pas de la porte. Se mord les lèvres pour ne pas montrer son émotion. Crie « bonnes vacances, mes chéries, amusez-vous bien ». Appuie fort sur ses lèvres avec ses doigts pour ne pas pleurer. Entend les pas qui dégringolent les escaliers. Tout à coup, elle s’élance, se précipite sur le balcon. Se penche. Aperçoit un coude rouge qui déborde de la voiture. Le coude rouge de Mylène… et Antoine qui place les valises dans le coffre, en pousse une, en déplace une autre avec l’attention d’un bon père de famille qui part en vacances. Un éclair tombe sur la tête de Jo qui comprend en une fraction de seconde que c’est fini. Un homme range des valises dans un coffre, un coude rouge dépasse, une femme sur un balcon regarde. Le couple éclate et la femme sur le balcon a envie de sauter dans le vide.

Joséphine déchira le triangle rouge et le jeta à la poubelle.

C’est de ma faute aussi. Je l’ai ennuyé avec mon amour. J’ai vidé mon cœur dans le sien. Jusqu’à la dernière goutte. Je l’ai rassasié. Il n’y a pas seulement l’amour, il y a la politique de l’amour, disait Barbey d’Aurevilly.

Elle leva les yeux sur l’horloge et s’exclama : sept heures ! elle réfléchissait depuis quatre heures. Quatre heures envolées à la vitesse de dix minutes ! Les filles allaient rentrer de l’école. L’étude finissait à six heures et demie.

Elle n’avait pas préparé le dîner.

Elle sortit une casserole, la remplit d’eau, y plongea des pommes de terre, je les éplucherai quand elles seront cuites, prit une salade dans le frigidaire, la fit tremper, mit la table, se raisonna, ne panique pas, tu vas y arriver, un écrivain n’a pas besoin d’être intelligent, il doit savoir traduire ce qu’il ressent, trouver les mots qui habillent les émotions, à qui aurais-je envie d’écrire une lettre ? Séduire en écrivant, séduire un homme, je ne veux séduire personne, c’est là mon problème, je me trouve moche, grosse, pourtant j’ai perdu du poids… Elle commença une vinaigrette, huile de tournesol ou huile d’olive, avec l’argent du livre je ne prendrai plus que de la bonne huile d’olive, de la première pression à froid, celle qui coûte le plus cher, qui a gagné plein de concours, l’argent, je ne vais plus en manquer, cinquante mille euros tout de même, ils sont fous ces éditeurs, est-ce que j’ai vraiment maigri ou est-ce que j’ai mal lu la balance, je me repèserai demain, Érec et Énide, quelle belle histoire, quelle bonne idée de commencer un roman avec un mariage et d’explorer ensuite la survivance du désir, le contraire de ce qu’il se passe habituellement dans les contes de fées, pourquoi faut-il être mince pour plaire aux hommes, au XIIe siècle les femmes étaient des armoires à glace, elles se devaient d’être grasses, est-ce que mon héroïne sera solide ou la ferai-je fragile, en tous les cas, elle sera belle et luisante d’onguents, soigneusement épilée par des bandelettes de poix car le poil était mal vu, et comment vais-je l’appeler, ne pas mettre trop de moutarde dans la vinaigrette, Hortense n’aime pas, y aura-t-il des enfants dans mon histoire ? Quand on s’est mariés avec Antoine, on en voulait quatre, on s’est arrêtés à deux, aujourd’hui, je le regrette, il exagère d’avoir pris cet emprunt sans me le dire, il aurait pu m’en parler ! Et moi, bonne pomme, j’ai signé, les yeux fermés, ça ne lui portera pas bonheur ! Et l’autre, Mylène, je parie qu’elle dépense mon argent, je la déteste celle-là, je voudrais qu’elle perde ses cheveux, qu’elle perde ses dents, qu’elle perde sa ligne, qu’elle perde… Et comment trouve-t-on des noms et des prénoms ? Aliénor ? non… trop prévisible… Emma, Adèle, Rose, Gertrude, Marie, Godelive, Cécile, Sibylle, Florence… Et lui ? Richard, Robert, Eustache, Baudouin, Arnoud, Charles, Thierry, Philippe, Henri, Guibert… Et pourquoi n’aurait-elle qu’un amoureux, elle n’est pas aussi nunuche que moi ! Ou alors, c’est une nunuche qui réussit… malgré elle ! Ce serait drôle, ça, une fille qui n’aspire qu’à un bonheur tout simple et qui se trouve aspirée par le succès, la gloire et la fortune car tout ce qu’elle approche se transforme en or ! Quand l’histoire commence, elle veut être religieuse, mais ses parents s’y refusent… elle doit se marier. Avec un riche noble car elle appartient à une famille de petite noblesse, ruinée par les guerres locales, qui ne peut entretenir ses terres et est dépossédée. Elle doit se marier avec Guibert le félon à la barbe fourchue, mais…

Une goutte d’eau bouillante jaillit de la casserole et lui brûla la main, elle poussa un cri et fit un bond. Piqua les pommes de terre avec la pointe d’un couteau, vérifia qu’elles étaient cuites.

— Maman, maman ! On est rentrées avec madame Barthillet, elle est maigre comme un clounichon ! Maman, si je deviens une grosse dondon, tu me feras faire le régime de madame Barthillet ?

— Bonsoir, maman, dit Hortense, on nous a informés qu’il n’y avait pas cantine demain, tu peux me donner cinq euros que je puisse m’acheter un sandwich ?

— Oui, chérie, donne-moi mon portefeuille… Il est dans mon sac, ajouta Jo en montrant le sac posé sur le radiateur de la cuisine. Et toi, Zoé, tu ne veux pas un sandwich, demain midi ?

— Je déjeune chez Max. Il m’a invitée. J’ai eu treize à mon contrôle d’histoire. Et demain, on nous rend le français, je crois bien que j’ai une bonne note !

— Comment le sais-tu si on ne t’a pas rendu les copies ?

— Je l’ai vu dans l’œil de madame Portal, elle me regardait avec fierté.

Joséphine contempla sa fille, il faut absolument que je mette une petite Zoé dans mon histoire ; elle l’imagina en paysanne avec de bonnes joues rouges rentrant le foin ou faisant cuire la soupe dans la grande marmite accrochée au-dessus du feu dans la cheminée. Je changerai son nom pour qu’elle ne se reconnaisse pas, je garderai sa bonne humeur, sa joie de vivre, ses expressions. Et Hortense ? Hortense, j’en ferai une princesse, très belle, un peu pimbêche, qui réside au château… son père est parti en croisade et…

— Hé, maman, t’es où là ? Reviens sur terre…

Hortense tendait son sac à Joséphine.

— Mes cinq euros, t’as oublié ?

Joséphine prit son portefeuille. L’ouvrit, tira un billet de cinq euros et le tendit à Hortense. Une coupure de journal tomba. Jo se baissa pour la ramasser. C’était la photo du journal. L’homme au duffle-coat. Elle caressa le cliché. Elle savait désormais à qui elle écrirait la longue lettre.

Le soir, quand les filles furent couchées, elle s’enveloppa dans la couette de son lit, alla sur le balcon parler aux étoiles. Elle leur demanda la force de commencer le livre, elle leur demanda de lui envoyer des idées, elle leur dit aussi de lui pardonner, ce n’était pas terrible de rentrer dans la combine d’Iris mais avait-elle un autre moyen de subsister ? Hein ? Est-ce que vous m’avez laissé le choix ? Elle regardait attentivement le ciel étoilé et particulièrement la dernière étoile au bout du manche de la Grande Ourse. C’était son étoile quand elle était petite. Son père la lui avait offerte, un soir qu’elle avait un gros chagrin, il avait dit : « Tu vois, Jo, cette petite étoile au bout de la casserole, elle est comme toi, si tu l’enlèves, la casserole perd son équilibre, et toi, si on te retire de la famille, la famille s’écroule parce que tu es la joie incarnée, la bonne humeur, la générosité… et pourtant, avait poursuivi son père, elle a l’air bien modeste, cette étoile en bout de constellation, on la voit à peine… Dans chaque famille, il y a des gens qui ont l’air de petits boulons insignifiants, et pourtant, sans eux, il n’y a plus de vie possible, plus d’amour, plus de rires, plus de fêtes, plus de lumière pour éclairer les autres. Toi et moi, nous sommes des petits boulons d’amour… » Depuis, chaque fois qu’elle regardait le ciel étoilé, elle repérait la petite étoile en bout de casserole. Elle ne clignotait jamais. Joséphine aurait bien aimé qu’elle clignote de temps en temps, elle se serait dit que son père lui faisait un signe. Ce serait trop facile, s’invectiva-t-elle, tu parlerais aux étoiles, tu poserais une question et l’étoile te répondrait en direct du ciel ! Non mais quoi encore ? Avec un accusé de réception ! Enfin, se reprit-elle, merci d’avoir fait tomber la photo de l’homme au duffle-coat de mon portefeuille, merci beaucoup, parce que cet homme-là, il me plaît, j’aime penser à lui. Ce n’est pas grave qu’il ne me regarde pas. Pour lui, j’inventerai une histoire, une belle histoire…

Elle remonta sa couette, la serra autour de ses épaules, souffla sur ses doigts et, jetant un dernier regard au ciel étoilé, elle partit se coucher.


— Toi, tu me caches quelque chose !

Shirley avait poussé la porte de l’appartement de Joséphine et se tenait debout sur le seuil de la cuisine, les mains sur les hanches. Depuis une heure et demie, Jo jouait avec son ordinateur, attendant l’inspiration. Rien. Pas le moindre frémissement narratif. La photo de l’homme au duffle-coat, scotchée sur le côté du clavier, ne suffisait pas. On pouvait même dire qu’elle échouait complètement dans son rôle de muse. Inspiration, mot du XIIe siècle, issu du vocabulaire chrétien, qui charrie avec lui des notions aussi enivrantes que l’enthousiasme, la fureur, le transport, l’exaltation, l’élévation, le génie, le sublime. Elle venait de lire un texte magnifique d’un certain monsieur Maulpoix sur l’inspiration poétique[1] et ne pouvait que constater qu’elle en était cruellement dépourvue. Clouée à terre, elle assistait, impuissante, à l’inertie de sa pensée. Elle avait beau l’apostropher, la supplier, lui ordonner de se mettre en branle, lancer un coup d’archet pour qu’elle s’ébroue, s’agite, s’échauffe, se délie, offre des images et des mots, des collisions avec d’autres images, d’autres mots, fasse surgir le Beau, le Bizarre, l’Intrépide, la belle se faisait prier et Joséphine, assise sur sa chaise de cuisine, labourait la table de ses doigts impatients. Pas la moindre envolée lyrique, pas le début d’une idée créatrice. Hier, elle avait cru en tenir une, mais ce matin, en se réveillant, l’idée s’était évanouie. Attendre, attendre. Se faire toute petite devant ce hasard foudroyant qui dépose à nos pieds ce qu’on a cherché en vain pendant des heures. Cela lui était déjà arrivé en rédigeant des morceaux de sa thèse, le choc de deux idées, de deux mots, comme deux silex qui s’allument. Il existait, ce glorieux éblouissement ! Il n’y avait qu’à lire des poèmes de Rimbaud ou d’Éluard… Il existait chez les autres ! Les tentatives malheureuses de sa sœur lui revenaient en tête et elle craignait que la même stérilité ne s’abatte sur elle. Adieu, veaux, vaches, cochons et euros par milliers ! Le pot au lait menaçait de se renverser, elle allait se retrouver Perrette comme devant. Elle prit une brusque décision, décida de vaincre ce vertige paralysant et d’écrire n’importe quoi, de travailler coûte que coûte, de courtiser l’opiniâtreté et d’ignorer l’inspiration afin que cette dernière, dépitée, se rende et livre ses premiers éclairs. Elle allait lancer ses doigts sur le clavier… lorsque Shirley avait poussé la porte et s’était campée face à elle.

— Tu me fuis, Joséphine, tu me fuis.

— Shirley, tu tombes mal… Je suis en plein travail.

— Tu me fais beaucoup de peine, Joséphine. Que se passe-t-il pour que tu m’évites ainsi ? Tu sais très bien qu’entre nous, on peut tout se dire.

— On peut tout se dire mais on n’est pas obligées de tout se dire tout le temps ! Il y a des silences qui font aussi partie de l’amitié.

Juste au moment où j’allais m’élancer ! ragea Joséphine, au moment où j’avais trouvé une solution, un subterfuge qui m’aurait soulagée de cette peur indicible qui menace les auteurs devant la feuille blanche. Elle releva la tête, fixa son amie et trouva que le nez de Shirley était trop retroussé. Beaucoup trop court ! Un nez en pâte à modeler ! Un nez d’opérette, un nez de cousette, un bête de nez ! Dégage avec ton nez en trompette, s’entendit-elle penser, horrifiée par la violence qui s’était levée en elle.

— Tu m’évites… je le sens bien, tu m’évites. Depuis que tu es rentrée des sports d’hiver, il y a trois semaines, je ne te vois plus…

Elle étendit la main vers la gueule ouverte de l’ordinateur.

— C’est celui d’Hortense ?

— Non, c’est le mien…, gronda Jo entre ses dents.

Le bruit d’un crayon qu’elle venait de briser entre ses doigts la fit sursauter ; elle décida de se calmer. Elle respira profondément en délassant le haut de son torse, tourna la tête de droite à gauche et souffla toute son irritation en un long jet puissant.

— Et depuis quand as-tu deux ordinateurs ? Tu as des actions chez Apple ? Une histoire d’amour avec Steve Jobs ? il t’envoie des computers en guise de fleurs ?

Joséphine baissa la garde, sourit et accepta l’idée d’abandonner son travail. Shirley semblait réellement en colère.

— C’est Iris qui me l’a offert pour Noël…, lâcha-t-elle, se reprochant aussitôt d’en avoir trop dit.

— C’est louche, ça cache quelque chose !

— Pourquoi tu dis ça ?

— Ta sœur ne donne jamais rien pour rien. Même pas l’heure ! Je la connais bien ! Alors, vas-y, dis-moi tout.

— Je ne peux pas, c’est un secret…

— Et tu crois que je ne suis pas capable de garder un secret ?

— Je pense surtout qu’un secret est fait pour rester secret.

Shirley haussa les sourcils, se détendit et sourit.

— Ce n’est pas faux, tu viens de marquer un point. Tu m’offres un café ?

Joséphine lança un regard d’adieu aux touches noires de l’ordinateur.

— Je veux bien faire une exception pour cette fois mais c’est la dernière ! Sinon, je ne vais jamais y arriver.

— Laisse-moi deviner : tu écris une lettre pour ta sœur, une lettre officielle et difficile qu’elle ne peut pas écrire ?

Joséphine brandit un index autoritaire vers Shirley, la prévenant qu’il était inutile d’insister.

— Tu ne m’auras pas comme ça.

— Un café bien noir avec deux morceaux de sucre roux…

— Je n’ai que du sucre blanc, je n’ai pas eu le temps de faire des courses.

— Trop occupée à bosser, je présume ?

Joséphine se mordit les lèvres, se rappelant sa résolution de rester muette.

— Donc, ce n’est pas une lettre… Et puis on n’offre pas un ordinateur pour une seule lettre ! Même la belle madame Dupin sait cela…

— Shirley, arrête.

— Tu ne me demandes pas comment se sont passées mes vacances ?

Elle la considérait d’un air malicieux qui rappela à Joséphine que la partie allait être rude. Shirley ne lâchait pas prise facilement. Il avait été aisé de lui cacher l’histoire du prêt d’Antoine. C’était Noël, elle avait la tête aux guirlandes, aux cadeaux, à la dinde fourrée, à la bûche, mais les fêtes étaient passées, Shirley était revenue à la vie réelle avec l’intention de faire fonctionner son « radar à malices ». C’est comme ça qu’elle appelait son nez, en appuyant dessus pour montrer à quel point il était efficace.

— Comment se sont passées tes vacances ? demanda Jo poliment.

— Très mal… Gary n’a pas arrêté de faire la tronche. Depuis qu’il a tenu ta fille dans ses bras, il pète les plombs ! Il soupirait des heures entières en lisant des sonnets d’amour pathétiques. Il errait dans les couloirs de la maison de ma copine, Mary, en déclamant de la poésie sinistre et en menaçant de se pendre avec son col roulé. Je te le dis, Jo, il faut lui enlever cette gamine de la tête !

— Ça lui passera, on a tous vécu, adolescent, un amour impossible. On s’en est remis !

— C’est moi qui ne m’en remettrai pas. J’ai trouvé dans sa chambre vingt-quatre brouillons de lettres d’amour aussi torrides que désespérées ! Certaines écrites en alexandrins. Il n’en a pas envoyé une seule.

— Il a eu raison. Hortense a très peu d’indulgence pour les geignards. S’il veut conquérir son cœur, il faut qu’il devienne un nabab ! Hortense a de gros besoins, de grandes exigences et peu de patience.

— Merci beaucoup.

— Elle aime les belles robes, les beaux bijoux, les belles voitures, son idéal d’homme, c’est Marlon Brando dans Un tramway nommé désir… Il peut toujours commencer par faire de la musculation et porter un tee-shirt déchiré, ça ne coûte pas cher et ça lui tapera peut-être dans l’œil.

— Chère Joséphine, je te trouve délicieusement sarcastique aujourd’hui. Est-ce ton nouveau secret qui te donne cette pétulance ?

Ça fait une heure et demie que j’essaie d’être pétillante à l’écrit et voilà que je retrouve ma verve à l’oral ! songea Joséphine, dépitée. Elle eut une envie impérieuse d’être seule.

— Marlon Brandon ! Moi, c’était Robert Mitchum. J’étais folle de lui ! Tiens, hier soir, j’ai vu un très bon film sur Cinétoile. Avec Robert Mitchum, Paul Newman, Dean Martin, Gene Kelly et Shirley MacLaine. À l’époque où elle tournait ce film, elle vivait un amour torride avec Mitchum.

— Ah…, dit Joséphine, distraite, cherchant une excuse pour se débarrasser de Shirley.

C’est incroyable, se dit-elle, c’est ma meilleure amie, je l’aime tendrement et là, en ce moment précis, je pourrais la réduire en bouillie et la congeler pour qu’elle débarrasse le plancher.

Shirley avait fini d’égrener le nom de tous les acteurs du film, celui de la costumière, « Edith Head, très connue tu sais, Jo, une grande dame du costume, elle a habillé les plus belles actrices d’Hollywood et pas un film élégant ne se serait réalisé sans elle, en ce temps-là ». Elle en était à raconter l’histoire du film lorsque Joséphine dressa l’oreille.

— … Et comme elle ne veut absolument pas devenir riche, elle cherche à épouser l’homme le plus modeste, le plus effacé afin d’avoir une petite vie bien tranquille… Car, d’après elle, l’argent ne fait pas le bonheur, il fait même de manière certaine le malheur. C’est si drôle, Jo ! Parce qu’elle a beau choisir l’homme le plus terne, le plus modeste, grâce à elle il parvient au zénith, gagne beaucoup d’argent, se tue au travail et elle se retrouve veuve à chaque fois, ce qui confirme son idée que l’argent ne fait pas le bonheur !

— Attends, dit Joséphine en arrêtant Shirley dans son élan. Reprends l’histoire depuis le début… Je n’écoutais pas.

Elle avait posé sa main sur le bras de Shirley et le serrait comme si sa vie en dépendait. Shirley considéra la mine avide et passionnée de son amie et en déduisit qu’elle n’était plus très loin de découvrir le secret que Jo lui cachait. Tout allait s’éclaircir. Joséphine cherchait une histoire à raconter. Pour écrire un livre ? Un scénario ? La solution de l’énigme lui échappait encore, mais elle ne désespérait pas. Shirley consentit à raconter l’histoire de What a Way To Go, le film de Jack Lee Thompson qu’elle avait vu à la télévision.

— Mais c’est mon idée ! L’idée que j’ai eue hier ! L’histoire d’une fille qui ne veut être ni riche ni puissante, qui épouse des hommes pauvres qui, tous réussissent parce qu’il suffit qu’elle s’unisse à eux pour qu’ils triomphent. Comment s’appelle ce film ?

Shirley répéta le titre. Joséphine serrait les poings d’excitation.

— Je ne t’ai jamais vue aussi transportée par un programme de télévision, lâcha Shirley en se moquant.

— Mais ce n’est pas n’importe quel programme de télévision ! C’est l’histoire que je voulais raconter moi, pour mon fichu roman.

Elle se mordit les lèvres et s’aperçut qu’elle en avait trop dit. Shirley eut le triomphe modeste et resta silencieuse.

— Je me suis trahie…

— Je ne dirai rien. Promis, juré, craché, sur la tête de Gary !

Shirley étendit une main pour jurer et croisa les doigts de l’autre main dans son dos car elle avait bien l’intention de le dire à Gary. Elle racontait tout à son fils. Tout ce qui était important pour comprendre la vie. Comment les gens vous utilisent, vous culpabilisent, vous meurtrissent. Afin qu’il prenne garde et se méfie. Elle lui racontait aussi le don, l’amour, les rencontres, les belles fêtes. Elle ne faisait pas partie de ces adultes qui affirment qu’il ne faut pas parler de « certaines choses » aux enfants. Elle assurait que les enfants savent tout, avant nous. Ils possèdent une intuition diabolique ou angélique, au choix, mais ils savent. Ils savent avant leurs parents que ceux-ci vont se séparer, que maman boit en cachette, que papa couche avec la caissière du Shopi ou que leur grand-père n’est pas mort d’une crise cardiaque dans son lit, mais a rendu l’âme sur le corps d’une strip-teaseuse à Pigalle. C’est leur faire injure que de les prendre pour des ignorants. Enfin, résumait-elle péremptoire, vous pensez ce que vous voulez, mais moi je ne prends pas mon fils pour un simple d’esprit !

— Dès que je suis entrée ici, j’ai reniflé l’embrouille, poursuivit Shirley tentant de mettre Jo en confiance afin qu’elle se livre davantage.

Elle n’était pas sûre d’avoir tout compris. Il lui manquait quelques éléments.

— C’est de ma faute, balbutia Joséphine, je t’ai sous-estimée…

— Je suis très forte, Jo, à ces petits jeux de la vie ; on m’en a trop fait… j’ai développé une certaine sensibilité pour repérer les arnaques.

— Mais tu ne diras rien !

— Je ne dirai rien…

— Elle serait furieuse, si elle savait que tu sais…

À qui Joséphine faisait-elle allusion ? À Iris ? Shirley prit l’air assuré de celle qui a tout compris afin de pousser Joséphine dans les derniers aveux.

— Il va vraiment falloir que j’apprenne à mentir…

— Et tu n’es pas très douée, Joséphine !

— Quand Iris m’a proposé d’écrire pour elle, au début je t’assure, j’ai refusé…

Bingo ! pensa Shirley, c’est Iris qui est derrière l’arnaque. Je le savais, je le savais, mais à quoi peut-elle bien jouer ?

— D’écrire ce roman dont tu cherches l’idée…

— Oui. Elle m’a proposé d’échanger mon soi-disant talent d’écrivain contre des espèces… Cinquante mille euros, Shirley ! C’est beaucoup d’argent.

— Et tu as besoin d’autant d’argent ? demanda Shirley, vraiment étonnée.

— Il y a un autre truc que je ne t’ai pas dit…

Shirley soutenait Joséphine du regard et l’encourageait à parler. Joséphine raconta tout.

Shirley croisa les bras et considéra Joséphine en soupirant.

— Tu ne changeras jamais… Tu te fais avoir par le premier requin qui sournoise ! Ce que je ne comprends pas très bien, c’est pourquoi Iris a besoin de te faire écrire un roman…

— Pour qu’elle le signe et qu’elle devienne, aux yeux de tous, un écrivain. C’est très bien vu de nos jours, tu sais, tout le monde veut écrire, tout le monde croit qu’il peut écrire. Elle a commencé par se vanter un soir, à un dîner, devant un éditeur…

— Oui mais pourquoi ? Qui veut-elle impressionner ? Qu’est-ce que ça lui rapportera ?

Joséphine baissa les yeux.

— Elle n’a pas voulu me le dire…

— Et tu as accepté de ne rien savoir ?

— Je me suis dit que ça la regardait.

— Enfin, Jo, tu te rends complice d’une escroquerie et tu ne veux pas savoir le pourquoi de la chose ? Tu m’étonneras toujours !

Joséphine se mordait les doigts, déchirait les petites peaux autour de ses ongles et lançait des regards apeurés vers Shirley.

— Ce que j’aimerais, c’est que, la prochaine fois que tu la vois, tu lui poses la question ! C’est important. Elle va mettre son nom sur un livre que tu auras écrit et ça lui rapportera quoi ? La gloire ? Il faudrait pour cela qu’il fracasse, votre livre… La fortune ? Elle te donne tout l’argent. À moins qu’elle ne prévoie de t’escroquer… Ce qui n’est pas impossible. Elle te promet l’argent, mais ne t’en donnera qu’une petite partie. Avec le reste, elle partira rejoindre son amant au Venezuela…

— Shirley ! C’est toi qui es en train d’écrire un roman. Ne me mets pas des idées comme ça dans la tête, je suis suffisamment angoissée…

— Ou alors elle écrit pour se donner un alibi… Mitonne une vilenie derrière ton dos. Elle s’enferme dans une pièce, prétend qu’elle travaille, ressort par le balcon et…

Joséphine regarda Shirley, désemparée. Shirley s’en voulut d’avoir semé le doute et l’angoisse dans l’esprit de Jo.

— J’ai enregistré le film d’hier soir, tu veux le regarder ? proposa-t-elle pour se rattraper.

— Tout de suite ?

— Tout de suite… J’ai mon cours au conservatoire dans une heure et demie, si ce n’est pas fini, je te laisserai devant la télé.

Pendant que Shirley rembobinait le film, Joséphine lui raconta tout en détail : l’emprunt d’Antoine, la proposition d’Iris, son appréhension à l’idée d’écrire, « j’ai peur de ne pas y arriver, quand tu es entrée dans la cuisine, j’étais en plein doute, je cherchais l’inspiration. C’est bien que je t’en aie parlé finalement, parce que je ne suis plus toute seule. Je pourrai me confier quand ça n’ira pas… Surtout qu’Iris est pressée, elle doit montrer vingt feuillets à son éditeur à la fin du mois ! ».

Elles s’installèrent sur le canapé. Shirley appuya sur la touche de la télécommande et cria : « Moteur ! » Apparut alors sur l’écran la ravissante, la délicieuse, l’émouvante Shirley MacLaine toute de rose vêtue, avec un immense chapeau rose, dans une maison rose à colonnades roses, suivant un cercueil rose porté par huit hommes en noir. Joséphine oublia le livre, oublia sa sœur, oublia l’éditeur, les échéances du prêt d’Antoine et suivit la silhouette longue, fine et rose qui descendait l’escalier en titubant de chagrin.

— La photo de l’homme en duffle-coat, sur le clavier, tu l’as vue ? murmura-t-elle à Shirley pendant que le générique défilait.

— Oui, et je me suis dit que tu devais faire quelque chose d’important pour coller sa photo sous tes yeux en permanence, ça devait t’inspirer…

— Ça n’a pas marché. Il ne m’a pas inspirée du tout !

— Fais-en un des maris et ça marchera.

— Merci beaucoup, tu m’as dit qu’ils mouraient tous.

— Pas le dernier !

— Ah…, fit Joséphine d’une petite voix. C’est que je n’ai pas envie qu’il meure, moi !

Silly you ! Tu ne sais même pas qui il est.

— Je l’imagine et c’est délicieux. C’est presque mieux de vivre un amour en rêve, on ne risque pas d’être déçue…

— Et faire l’amour en rêve, c’est comment ?

— Je n’en suis pas là, soupira Joséphine, les yeux rivés à l’écran où le cercueil du défunt mari avait échappé aux croque-morts et dévalait les marches de l’escalier pendant que Shirley MacLaine, imperturbable, continuait d’avancer sous son grand chapeau rose.


La nuit, il ne trouvait plus le repos. Le doigt menaçant de Faugeron le tirait de son sommeil ; il se réveillait, en sueur, l’oreiller et les draps trempés. Il étouffait, perdait le souffle, râlait, se tordait, s’asphyxiait jusqu’à ce que sa gorge se dénoue et que ses narines se remplissent de l’air frais de la nuit. Il se levait, allait prendre une douche, enfilait un bas de pyjama propre et sec, écoutait les bruits de la nuit africaine par la fenêtre grande ouverte de la chambre. Le cri des perroquets réfugiés sur le toit de la maison, le piaillement des singes se poursuivant de branche en branche dans les larges acacias, la course rapide d’un impala dans les herbes hautes, tout lui semblait étranger, menaçant. Dans la journée, il se sentait un intrus sur cette terre… mais la nuit, c’était comme si toute la nature lui criait de s’en aller, de repartir chez les Blancs, ces petits hommes frêles et transpirants qui ne supportent pas la chaleur de l’Afrique et se bourrent de quinine.

Il entendait le souffle calme de Mylène à ses côtés et ne parvenait pas à se rendormir. Alors il se levait, descendait dans le salon, se servait un whisky et sortait sur la terrasse en bois qui entourait la maison. Il s’asseyait sur les marches, buvait une gorgée d’alcool puis une autre et une autre ; ses yeux s’habituaient à l’obscurité. Peu à peu, se détachaient de l’ombre des taches jaunes, vacillantes, qui s’allumaient les unes après les autres et semblaient converger vers lui : les yeux jaunes des crocodiles. Affleurant le niveau de l’eau, posés comme des lucioles sur la surface moirée et noire des étangs, ils le regardaient. Il entendait leur queue agiter l’eau, leur corps s’ébranler lentement, pesamment, s’approcher du rivage et attendre. Face à la maison. Un, puis deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit… Ils fendaient l’obscurité comme des plongeurs silencieux. Parfois l’un d’eux ouvrait grande sa mâchoire et une rangée de dents blanches rayait la nuit noire. Puis la gueule se refermait d’un coup sec et il n’apercevait plus que les fentes jaunes qui le fixaient. Vingt millions d’années qu’ils sont sur terre, pensait-il, qu’ils résistent à toutes les catastrophes naturelles, la terre qui se fend, se plisse, se brise, brûle et coule, se glace et se fige. Ils ont vu passer des dinosaures, des primates, des hommes à quatre pattes, des hommes penchés, des hommes droits, des hommes foudroyés et ils sont toujours là, aux aguets. Je ne fais pas le poids face à eux. Je suis si seul ici. Plus personne à qui parler. Et toujours pas de nouvelles de mister Wei. Pas de nouvelles, pas de chèque, pas d’explication. Sa secrétaire me répond toujours que oui, oui, mister Wei is going to call you back, mais il ne rappelle jamais. Don’t worry, mister Tonio, he’ll call you, he’ll call you, everything’s all right, mais non ! Rien n’était all right, il n’avait pas touché un sou depuis qu’il était ici. Il vivait sur les économies de Mylène. Quand il appelait ses filles en France, il inventait des histoires, parlait de profits mirifiques, promettait de les faire venir bientôt, ce n’était qu’une question de jours maintenant. Elles devaient sentir la contrainte dans sa voix parce qu’elles ne répondaient plus que par monosyllabes pour ne pas l’offenser. Et Jo ? murmura-t-il en suivant un crocodile qui venait s’agglutiner au groupe, ajoutant deux lampes jaunes au parterre de lumières qui le contemplaient. Faugeron avait dû la mettre au courant. Elle n’avait pas appelé. Ne lui avait pas adressé le moindre reproche. Il eut honte. Ses yeux repartirent sur les taches jaunes dans l’obscurité, il eut envie de pleurer. Il se sentait si lâche. Plus forte que la honte, il sentait grandir en lui une peur froide et tenace. Elle ne le lâchait plus. La peur avait remplacé sa belle assurance d’autrefois quand il faisait le beau, le soir, après les safaris, sous les tentes de toile, en buvant des whiskies. Il n’avait personne à qui dire qu’il avait peur. Les crocodiles le savent, eux. Ils sentent ma peur du fond de l’étang et viennent s’attrouper face à moi pour s’en repaître. Ils attendent. Ils ont le temps pour eux, tout le temps, qu’importe qu’on les trucide, ils savent qu’ils auront le dessus, que la force brute l’emporte toujours. Ils attendaient en braquant sur lui des lampes jaunes. Pour accroître sa peur. Sa peur… grande comme une caverne qui le dévorait.

Joséphine. Mylène. Elles se sont endurcies tandis que je me ramollissais, elles ont la tête vissée sur les épaules alors que la mienne tourne comme une girouette. Mylène affichait calme et sérénité quand Pong apportait le courrier. Elle ne disait rien, elle n’avait même pas besoin de demander si le chèque était arrivé, elle le regardait ramasser les enveloppes sur l’assiette en bois que présentait Pong, puis déchirait son escalope de buffle en rayant l’assiette. Antoine en avait des frissons dans le dos. Elle demandait : « C’est bon ? Tu aimes ? » Elle avait appris à cuisiner le buffle en le faisant mariner dans une sauce à la menthe et à la verveine sauvages qui lui donnait un goût délicieux. Ça changeait du poulet.

Elle faisait des projets car elle ne comptait pas rester oisive. Apprendre le chinois, la cuisine chinoise, faire des bracelets, des colliers comme les femmes sur le marché, les vendre en France peut-être, fabriquer des produits de maquillage avec les graines et les colorants locaux, monter un ciné-club, un atelier de dessin. Chaque jour, elle avait une nouvelle idée. Joséphine n’avait même pas pris la peine de décrocher le téléphone pour l’insulter, le traiter de lâche, de voleur. Deux femmes dans une cuirasse. Une peau de crocodile, songea-t-il en souriant du rapprochement qu’il osait faire. Les femmes ont si bien appris à être fortes qu’elles se sont cuirassées. Parfois cruelles tellement elles semblent impitoyables. Elles ont raison, il faut être impitoyable aujourd’hui. Il voyait les rivages, les blocs de pierre qui délimitaient les étangs, les grillages qui empêchaient les crocodiles de vagabonder. Il sentit une petite brise se lever et rabattit ses cheveux sur le sommet du crâne. Un crocodile tentait de se hisser hors de l’eau. Il avait sorti son corps de la mare et avançait sur ses pattes trapues et courtes, des pattes d’infirme, songea Antoine. Le crocodile resta un moment le museau contre le fil barbelé, chercha à le tordre, poussa une sorte de cri rauque et referma plusieurs fois ses mâchoires sur le grillage. Puis il se coucha et referma ses yeux jaunes comme des volets qu’on descend à regret.

Hier soir, Mylène avait dit qu’elle aimerait bien faire un tour à Paris. Pour une semaine. Comme ça, tu pourrais voir tes filles. Et le grand trou s’était creusé dans son ventre, le remplissant de peur. Il s’était mis à suer, à dégouliner ; affronter Joséphine et les filles, leur avouer qu’il s’était trompé, que ce n’était pas une si bonne idée d’élever des crocodiles. Qu’il s’était fait avoir une fois de plus…

Il regarda devant lui l’herbe haute et les grands acacias qui frissonnaient dans la brise du matin. J’aime le petit matin et la rosée qui brille sur l’herbe encore grasse, avant que le soleil ne la dessèche. J’aime l’odeur de verveine, les troncs d’arbre qui se dessinent dans le jour naissant, la brume humide qui s’évapore aux premiers rayons du soleil. Est-ce vraiment moi, Antoine Cortès, assis sur les marches du perron ? Le crocodile avait recommencé à donner des coups dans le grillage. Il ne renonçait pas. Ses grands yeux jaunes semblaient rétrécis par la colère et ses griffes labouraient le sol comme s’il voulait creuser un souterrain pour s’échapper. Ce doit être un mâle, songea Antoine, un sacré mâle ! Il me fera des dizaines de petits, celui-là. Il faut qu’il me fasse des petits. Il faut que ce foutu élevage marche ! J’ai quarante ans, bordel de merde, si je ne réussis pas maintenant, je suis foutu ! Plus personne ne voudra de moi, je ferai partie des vieux, des perdants, et ça il n’en est pas question, bordel de bordel de merde ! Il se mit à jurer pour encourager la haine qu’il sentait monter en lui, haine de mister Wei, haine des crocodiles, haine de ce monde où, si on n’avait pas réussi à son âge, on était bon à être jeté, haine de ses deux femelles que rien n’abattait ! Dégoût de lui, aussi. Ça ne fait pas six mois que tu es ici et tu es déjà prêt à baisser les bras…

Il se leva pour se servir un verre, décida de prendre la bouteille et de boire au goulot. S’il allait à Paris, il mettrait au point une stratégie avec Faugeron pour se faire payer. Faugeron avait toujours été bienveillant. Sûrement à cause de l’argent de Chef et des relations de Philippe, ricana-t-il en approchant une nouvelle fois le goulot de ses lèvres, n’empêche, il est gentil, je parlerai avec lui et on trouvera un moyen pour faire payer le vieux Chinois. Se prend pour qui, celui-là ? L’empereur de Chine ? C’est fini, ce temps-là !

Il aurait cru qu’au nom de mister Wei, la peur lui aurait encore noué les tripes, mais il n’en fut rien. Non seulement il n’avait plus peur mais il exultait. Il était rempli d’une joie folle, une joie d’homme qui sait exactement comment il va casser la gueule au mec qui l’entube depuis des mois. Il voyait très précisément ce qu’il allait faire : aller à Paris, discuter avec Faugeron, mettre un plan sur pied et se faire payer. Il y avait sûrement un moyen de tirer du blé de ce Croco Park à la mords-moi-le-nœud ! Qui c’est qui la fait tourner cette plantation à la con ? C’est moi, Tonio Cortès… Personne d’autre. Et pas un gamin en culottes courtes qui a peur de lâcher la main de sa maman, non ! Un vrai gars qui en a une belle paire ! Un gars qui pourrait même aller faire un bisou au crocodile hargneux… Il éclata de rire et leva sa bouteille à la santé du crocodile.

La lueur du petit matin avait effacé les taches jaunes des crocodiles. Le soleil se levait derrière le toit de la maison avec une lenteur majestueuse qui emplit Antoine d’un respect ému. Il s’inclina profondément, mima une révérence puis une autre, perdit l’équilibre et s’étala dans la poussière.

Il se releva, but une gorgée au goulot puis, fixant chaque paire d’yeux jaunes, il ouvrit sa braguette et lâcha un jet chaud, doré, sonore face aux reptiles. Il allait leur montrer que non seulement il n’avait plus honte, mais qu’il n’avait plus peur et qu’ils avaient intérêt à se tenir à carreau.

— Tu as quelque chose à prouver pour pisser ainsi face à ces sales bêtes ? demanda une voix ensommeillée derrière lui.

Il se retourna et vit Mylène qui descendait les marches en serrant un tissu en coton sur ses hanches. Il la regarda, hébété.

— Quelle allure ! s’esclaffa-t-elle.

Il se demanda s’il rêvait ou s’il n’y avait pas une pointe de mépris dans sa voix. Il éclata d’un rire énorme qu’il voulait naturel et s’inclina à nouveau en disant :

The new Tonio is facing you !

— Parle français, s’il te plaît ! J’aimerais bien tout comprendre…

— T’occupe ! Mais moi je sais ce que je sais et je sais que ça ne va pas durer longtemps comme ça…

— C’est bien ce que craignais, soupira Mylène en resserrant le pagne autour de ses reins. Allez, viens, on va prendre le petit-déjeuner, Pong est déjà en cuisine…

Et comme Antoine se dirigeait en titubant vers la maison, elle éleva la voix suffisamment haut pour qu’il l’entende et lâcha d’un ton sec :

— J’aimerais bien que tu sois aussi brave et déterminé face à cet escroc de Wei. Quand je pense qu’on est en train de dépenser toutes mes économies, ça me file vraiment les boules !

Antoine n’entendit pas. Il avait raté la marche du perron, s’était étalé de tout son long sur le sol de la véranda. La bouteille de whisky roula sur les marches, descendit jusqu’à la dernière où elle finit de répandre sur le sol une flaque de liquide ambré qui accrocha les plus hauts rayons du soleil.


— Alors je lui ai dit que vous devriez vous revoir, que c’était stupide que vous ne vous parliez plus et elle m’a dit non, pas tant qu’elle ne m’a pas fait des excuses, des excuses pensées, des excuses venues du cœur, pas des excuses bâclées, c’est elle qui m’a agressée, elle est ma fille, elle me doit le respect ! Je lui ai dit que je te ferais la commission et…

— C’est tout vu, je ne lui ferai pas d’excuses.

— Donc vous n’êtes pas près de vous revoir…

— Je vis très bien sans elle. Je n’ai besoin ni de ses conseils, ni de son argent, ni de l’amour qu’elle croit donner et qui n’est en fait qu’abus d’autorité. Tu crois qu’elle m’aime, ma chère mère ? Tu le crois vraiment ? Moi, je ne le crois pas, je pense qu’elle a fait son devoir en nous élevant mais qu’elle ne nous aime pas. Elle n’aime qu’elle et l’argent. Toi, elle te respecte parce que tu as fait un beau mariage, qu’elle parade en parlant de son gendre merveilleux, de ton grand appartement, de tes amis, de ton train de vie mais moi… elle me méprise.

— Jo, ça fait près de huit mois que tu ne l’as pas vue. Imagine qu’il lui arrive quelque chose… C’est ta mère tout de même !

— Il ne lui arrivera rien : la méchanceté conserve ! Papa est mort à quarante ans d’une crise cardiaque, elle, elle finira centenaire.

— Là, tu es carrément méchante.

— Non, pas méchante, vivante ! Depuis que je ne la vois plus, je me porte à merveille…

Iris ne répondit pas. Elle jeta un regard aiguisé sur une ravissante blonde qui entrait en éclatant de rire.

— Tu changes, Jo, tu changes. Tu t’endurcis… fais attention !

— Dis-moi, Iris, tu ne m’as pas donné rendez-vous dans ce café porte d’Asnières pour me parler de notre mère et me faire la morale ?

Iris haussa les épaules et soupira.

— Je suis passée chez Chef avant de venir, Hortense était dans ses bureaux : elle cherche un stage pour le mois de juin, pour son école ; je peux te dire que les petits gars de l’entrepôt avaient le sang en ébullition. La vie s’est arrêtée quand Hortense est arrivée…

— Je sais, elle fait cet effet-là à tout le monde…

À l’intérieur du Café des Carrefours, Jo et Iris déjeunaient. Les camions faisaient trembler les parois vitrées de l’établissement en freinant juste avant de tourner et de se lancer sur le périphérique ; des habitués entraient en faisant battre les portes. Des jeunes, pour la plupart, qui devaient travailler dans les bureaux avoisinants. Ils arrivaient en se poussant, criaient qu’ils mouraient de faim et choisissaient le menu à dix euros, quart de vin compris. Iris avait demandé des œufs au plat-jambon, Joséphine une salade verte avec un yaourt.

— J’ai vu Serrurier… l’éditeur, commença Iris. Il a lu… et…

— Et ? souffla Joséphine, nouée d’angoisse.

— Et… Il est enchanté par ton idée, enchanté par les vingt feuillets que tu m’as donnés, il m’a noyée sous les compliments et… et…

Elle prit son sac, l’ouvrit, en sortit une enveloppe qu’elle agita dans l’air.

— Il m’a donné une première avance. La moitié des cinquante mille euros… le reste viendra quand je lui remettrai la totalité du manuscrit. Je t’ai aussitôt rédigé un chèque de vingt-cinq mille euros, comme ça ni vu ni connu, tu l’empoches.

Elle tendit l’enveloppe à Joséphine qui la prit avec infiniment de respect. Soudain, alors qu’elle refermait son sac, une question vint la tarauder.

— Comment tu vas faire pour les impôts ? demanda-t-elle à Iris.

— Tu as de la salade sur les dents de devant, l’interrompit Iris en faisant le geste de se nettoyer les dents.

Joséphine obtempéra et posa à nouveau sa question.

— Ne t’inquiète pas, Philippe n’y verra que du feu. De toute façon, ce n’est pas lui qui fait sa déclaration, c’est un comptable, et il paie tellement d’impôts que ce n’est pas ça qui changera beaucoup les choses !

— T’es sûre ? Et moi, si on me demande d’où vient cet argent ?

— Tu diras que c’est un cadeau de ta sœur qui est pleine aux as.

Joséphine fit une moue dubitative.

— Arrête de te miner, Jo. Profite, profite… Ce n’est pas merveilleux ? Notre projet est accepté, et avec les félicitations du jury.

— Je n’en reviens pas. Et tu me parlais de notre poison de mère ! Mais tu te rends compte, Iris ? Il a aimé ! Il a aimé mon idée ! Il a fait un chèque de vingt-cinq mille euros rien que sur mon idée !

— Et sur les vingt feuillets que tu as écrits… Très astucieux, ton plan. Il donne envie de lire la suite…

Joséphine eut, un instant, la tentation de commander une choucroute pour fêter l’événement, mais résista.

— C’est pas génial, petite sœur ? demanda Iris, une lueur jaune dans ses yeux écarquillés. On va devenir riches et célèbres !

— Riche pour moi, célèbre pour toi !

— Ça t’ennuie ?

— Non… Au contraire. Je peux écrire ce que je veux : personne ne saura que c’est moi. Ça m’enlève une tonne de trac, je te jure ! Et puis j’en serais bien incapable ! Quand je vois ce qu’il faut faire et dire pour passer à la télé, j’ai envie de me faufiler sous mon lit.

— Moi, c’est ce qui va m’amuser. Je n’en peux plus de mon image de femme si correcte, Jo, je n’en peux plus…

Iris resta un moment rêveuse, faisant écho au silence de Joséphine qui couvait son sac des yeux. Puis ses mâchoires reprirent leur mastication, et elle se frappa le front.

— J’ai failli oublier. Je voulais te montrer un article de journal que j’ai découpé pour toi…

Elle plongea la main dans son sac et en sortit un journal plié en deux qu’elle ouvrit délicatement, cherchant le passage qui l’intéressait.

— Voilà ! C’est un portrait de Juliette Lewis, tu sais, l’ancienne actrice de cinéma… enfin quand je dis ancienne, elle doit avoir une petite trentaine, on ne lui propose plus de rôles, alors elle s’est reconvertie dans la chanson. Écoute bien ce qui est écrit dans ce journal ! « Juliette Lewis est aujourd’hui à la tête d’un groupe de rock, Juliette and the Licks, en français Juliette et les Léchouilles, un nom qui provoque l’émotion à lui tout seul, surtout quand le jeune homme qui s’occupe des relations de presse des Léchouilles confirme que Juliette Lewis porte sur scène ces slips assez légers qu’on est en droit d’appeler strings. “Oui, il arrive qu’on lui voie une bonne partie des fesses”, affirme le dénommé Chris au moment même où Juliette revient vers nous en disant Here, we go, man, de cette voix rauque qu’on lui connaît si bien… »

— Je trouve ça nul…

— Et moi, je suis prête à jouer le jeu !

— À montrer ton string ?

— À fabriquer des images comme celles-là pour vendre le livre.

Joséphine regarda sa sœur et se demanda si elle n’était pas en train de faire une grosse bêtise en devenant sa complice.

— Iris, tu parles sérieusement ?

— Mais oui, petite cruche. Je vais faire un show… Un vrai show que je réglerai au détail près, et j’ai bien l’intention de crever l’écran. Il n’arrête pas de me le dire, Serrurier, « avec vos yeux, vos relations, votre beauté »… Tout ça, c’est mieux que tes petits doigts sur ton clavier et toute ton érudition ! Pour vendre, je veux dire, pour vendre…

Elle rejeta ses longs cheveux noirs en arrière, étendit les bras au ciel comme si elle ouvrait une voie royale et soupira :

— Je m’ennuie tellement, Jo, je m’ennuie tellement…

— C’est pour ça que tu le fais ? demanda Jo timidement.

Iris ouvrit grands les yeux et n’eut pas l’air de comprendre.

— Ben oui… Pour quelle autre raison ?

— Justement. J’aimerais bien savoir. L’autre jour, dans le train, tu m’as dit que je te sortais d’un mauvais pas… Tu as même employé le mot « bourbier », alors je me demandais…

— Ah ! Je t’ai dit ça !

Elle fit la moue comme si Joséphine venait de lui rappeler un mauvais souvenir.

— Tu m’as dit ça exactement… et je pense que j’ai le droit de savoir.

— Comme tu y vas, Jo. Le droit de savoir !

— Ben oui… Je m’embarque avec toi dans une galère et il me semble juste que j’aie les mêmes cartes que toi en main.

Iris soupesa sa petite sœur du regard. Elle changeait, Joséphine ! Plus vindicative, plus hardie. Elle comprit qu’elle ne pourrait pas se taire, poussa un long soupir et lâcha, sans regarder Jo :

— C’est à cause de Philippe… J’ai l’impression qu’il se détourne de moi, que je ne suis plus la dernière merveille du monde… J’ai peur qu’il me lâche et je me dis qu’en écrivant ce livre, je le séduirai à nouveau.

— Parce que tu l’aimes ? demanda Joséphine, de l’espoir dans la voix.

Iris lui jeta un regard mêlé de pitié et d’exaspération.

— On peut dire ça comme ça. Je ne veux pas qu’il me quitte. J’ai quarante-quatre ans, Jo, je n’en retrouverai pas un autre comme lui. J’ai la peau qui va friper, les seins qui vont tomber, les dents qui vont jaunir, les cheveux se clairsemer. Je tiens à la vie en or qu’il m’offre, je tiens à l’appartement, au chalet à Megève, aux voyages, au luxe, à la carte Gold, au statut de madame Dupin. Tu vois, je suis honnête avec toi. Je ne supporterai pas de retomber dans une petite vie banale, sans argent ni relations ni évasion… Et puis peut-être que je l’aime après tout !

Elle avait écarté son assiette et allumé une cigarette.

— Tu fumes maintenant ? demanda Joséphine.

— C’est pour mon personnage ! Je m’entraîne. Josiane, la secrétaire de Chef… Elle avait un vieux paquet, elle a arrêté de fumer, elle me l’a donné.

Joséphine se rappela la scène entrevue sur le quai de la gare : Chef embrassant sa secrétaire, l’installant dans le train comme s’il portait le saint sacrement. Elle n’en avait parlé à personne. Elle frissonna et pensa à sa mère : que deviendrait-elle si Chef l’abandonnait pour refaire sa vie ?

— Tu as peur qu’il te quitte ? demanda-t-elle doucement à Iris.

— Ça ne m’avait jamais effleuré l’esprit… mais depuis quelque temps, oui, j’ai peur. Je sens qu’il s’éloigne de moi, qu’il ne me regarde plus avec les mêmes yeux. J’ai même été jalouse de votre complicité à Noël. Il te parle avec plus d’affection et de considération qu’à moi…

— Tu dis n’importe quoi !

— Hélas, non… Je suis impitoyablement lucide. J’ai beaucoup de défauts mais je ne suis pas aveugle. Je sens quand j’intéresse les gens ou pas. Et je ne supporte pas l’indifférence à mon égard.

Elle suivit les volutes de sa cigarette et pensa à sa rencontre avec Serrurier. Dans le petit bureau où il l’avait reçue. La bouche débordant de louanges, les yeux brillants d’intérêt. Elle s’était sentie revivre. Il était à la fois empressé et respectueux. Il tirait sur son gros cigare dont la fumée âcre envahissait le bureau et imaginait les rebondissements du récit inventé par Joséphine. « Très bien l’idée de cette jeune fille qui veut se retirer au couvent et qu’on force au mariage. Très bien l’idée qu’elle fasse mouche à chaque mari, se retrouve couverte d’or et de gloire et veuve à chaque fois. Très bien l’idée d’humilité qu’elle poursuit avec obstination et qui se dérobe, très bien de la faire changer de milieu, de la confronter à un chevalier, un troubadour, un prédicateur, un prince de France… » Il arpentait le bureau et lui donnait le tournis. « C’est moderne, délicieusement désuet, cocasse, naïf, roué, populaire ! Il faudrait que vous y ajoutiez une pointe de mystère et ce serait parfait… Les gens raffolent des intrigues qui mêlent histoire de France, religion, assassinats, amour, Dieu et le diable… mais vous saurez le faire, je ne veux pas vous influencer ! Ce que j’ai lu m’a enchanté. Pour être honnête, je ne pensais pas qu’une si jolie tête renfermât autant de science et de talent… Et où avez-vous trouvé cette histoire de degrés d’humilité ? C’est magnifique ! Magnifique ! Transformer une femme qui se torture pour être humble en héroïne malgré elle ! Quelle idée de génie ! » Et dans un grand élan, il lui avait serré les mains d’une poigne enthousiaste et vibrante. Puis il lui avait donné le chèque, ajoutant qu’il était prêt à lui virer le reste quand elle le désirait. Iris avait préféré taire ce détail à Joséphine. Elle était sortie du bureau de Serrurier le cœur battant et les jambes flageolantes.

— Où as-tu trouvé cette histoire de degrés d’humilité ? demanda-t-elle en essayant de cacher son admiration.

— Dans la règle de saint Benoît… je me suis dit que ce serait bien pour une jeune fille qui rêve de se consacrer à Dieu. Elle s’entraîne à n’être qu’une pauvre servante au service des hommes, elle franchit humblement chaque degré…

— Et c’est quoi exactement cette règle ? Il faudra que tu me l’expliques…

— Selon saint Benoît il y a plusieurs degrés d’abnégation afin de parvenir à la perfection et à Dieu. C’est ce qu’il appelle l’échelle de l’humilité. La Bible dit : « L’homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé. » Aux premiers échelons, on te demande de surveiller tes désirs, ton égoïsme et d’obéir à Dieu en tout. Puis tu apprends à donner, à aimer qui te réprimande ou te calomnie, à être patient et bon. Le sixième échelon, c’est d’être content de la condition la plus ordinaire et la plus basse. Dans tout ce qu’on lui ordonne de faire, le moine pense qu’il est un ouvrier mauvais et incapable. Il répète en battant sa coulpe : « Je ne suis plus rien du tout et je ne sais rien. Je suis comme une bête devant Toi, mon Dieu. Pourtant, je suis toujours avec Toi. » Le septième échelon, ce n’est pas seulement de dire avec la bouche : je suis le dernier et le plus misérable, c’est aussi de le croire du fond du cœur. Et ainsi de suite… jusqu’au douzième échelon, jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’un misérable cafard au service de Dieu et des hommes et que tu te grandisses en t’anéantissant. Mon héroïne, au début du livre, avant que ses parents n’interviennent, rêve de mettre en pratique la règle de saint Benoît…

— Eh bien, il a adoré cette idée !

— Charles de Foucauld, par exemple, s’est rabaissé toute sa vie. Sainte Thérèse de Lisieux aussi…

— Dis donc, Jo, tu ne deviendrais pas un peu mystique par hasard ? Fais attention, tu vas finir au couvent !

Joséphine décida de ne pas répondre.

— Dis-moi…, reprit Iris au bout d’un long moment de silence, si tu as décidé de marcher dans les chemins de la sainteté, pourquoi ne pardonnes-tu pas à notre mère ?

— Parce que je n’en suis qu’au premier échelon… Je ne suis qu’une humble apprentie ! Et puis je te rappelle qu’il ne s’agit pas de moi, mais de mon héroïne. Ne confonds pas !

Iris secoua la tête en riant.

— Tu as raison ! Je mélange tout. En tous les cas, il a aimé, c’est le principal. Le prénom de ton héroïne aussi ! Florine ! C’est joli, Florine… On boit une petite coupe de champagne à la santé de Florine ?

— Non, merci. Je dois garder la tête claire pour travailler cet après-midi. Il veut le publier quand, mon livre ?

— Notre livre… Joséphine, n’oublie pas ! Et quand il sera sorti, ce sera mon livre. Il ne faudra pas que tu commettes d’impair.

Joséphine eut un petit pincement au cœur. Elle s’était déjà attachée à son histoire, à Florine, à ses parents, à ses maris. Elle s’endormait le soir en choisissant leur nom, la couleur de leurs cheveux, de leurs yeux, en définissant leur caractère, en leur inventant une vie, un passé, un présent, en dessinant une ferme, un château, un moulin, une boutique, elle caracolait avec des chevaliers, apprenait à faire le pain, commençait une longue tapisserie, elle vivait leurs vies et avait du mal à s’endormir. C’est mon histoire, eut-elle envie de dire à sa sœur.

— Nous sommes en février… Je pense qu’il le sortira en octobre ou novembre prochain. Septembre, c’est la rentrée littéraire, il y a trop de monde ! Il faudra que tu rendes le manuscrit en juillet. Ça te laisse six, sept mois pour l’écrire… C’est suffisant, non ?

— Je ne sais pas, répondit Joséphine, blessée que sa sœur lui parle comme à une secrétaire.

— Tu vas t’en sortir très bien. Arrête de te faire du souci ! Mais surtout, Jo, surtout, pas un mot à âme qui vive ! Si on veut que notre combine marche, il ne faut en parler à personne, absolument personne. Tu as bien compris…

— Oui, soupira Jo d’une petite voix faible.

Elle aurait bien voulu reprendre sa sœur, ce n’est pas une « combine », c’est mon livre dont tu parles, mon livre… Mon Dieu, se dit-elle, je suis trop sensible, je remarque tout, un rien m’égratigne.

Iris tendit le bras vers le garçon et commanda une coupe de champagne. « Une seule ? » demanda-t-il, étonné. « Oui, je suis la seule à faire la fête. – Je veux bien faire la fête avec vous », déclara-t-il en bombant le torse. Iris posa sur lui ses grands yeux bleus remplis de trouble et le garçon s’éloigna en sifflotant « l’amour est enfant de bohême, il n’a jamais, jamais connu de loi… Si tu ne m’aimes pas, je t’aime et si je t’aime, prends garde à toi ».


— Alors, toujours rien ?

— Rien de rien… je désespère !

— Mais non, c’est normal. Tu prends la pilule depuis des années et tu t’attends à ce que pouf ! tu claques des doigts et l’embryon se forme ! Patience, patience ! Il viendra le divin enfant, mais à son heure.

— Je suis peut-être trop vieille, Ginette… trente-neuf ans, bientôt. Et Marcel qui devient fou !

— Vous me faites rire tous les deux, on dirait un couple de jeunes mariés. Ça fait même pas trois mois que vous essayez !

— Il me fait faire plein d’examens pour vérifier que tout fonctionne bien. Alors que moi, il suffit de me regarder pour que je tombe enceinte !

— Tu es déjà tombée enceinte ?

Josiane hocha la tête d’un air grave.

— Et j’ai avorté trois fois ! Alors…

— Alors il a peut-être peur que tu te sois esquintée.

— T’es folle ! Je lui ai rien dit. Motus !

— T’as avorté d’un petit Grobz ? demanda Ginette, ébahie.

— Ben qu’est-ce que tu crois ? Que j’allais jouer les Vierge Marie ? J’avais pas de Joseph, moi ! Et Marcel, trouillard comme il l’est devant le Cure-dents, ça n’inspirait pas la sécurité… Face à elle, c’est pas un homme, c’est une poignée de flotte ! Même aujourd’hui, je me pose des questions. Qui me dit qu’il va le reconnaître, mon petit, une fois qu’il m’aura engrossée ?

— Il te l’a promis.

— Tu sais bien que les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.

— Oh, tu charries, Josiane. Pas cette fois-ci ! Il est tout chamboulé, il ne parle plus que de ça, il s’est mis au régime, il fait du vélo, il mange bio, il a arrêté de fumer, il prend sa tension matin et soir, il connaît tous les catalogues pour bébés, c’est tout juste s’il ne teste pas les grenouillères !

Josiane la regarda, dubitative.

— Mouais… Enfin, on verra bien quand il aura planté la petite graine. Mais je te préviens, s’il se courbe une fois encore devant le Cure-dents, moi je dégoupille et je fais tout sauter, le père et l’enfant.

— Gaffe ! Il arrive.

Marcel grimpait les escaliers, suivi par un homme corpulent qui soufflait à chaque marche. Ils entrèrent dans le bureau de Josiane. Marcel présenta monsieur Bougalkhoviev, un homme d’affaires ukrainien, à Ginette et à Josiane. Les deux femmes s’inclinèrent en souriant. Marcel lança un coup d’œil tendre à Josiane et lui effleura le sommet du crâne d’un baiser une fois que l’Ukrainien eut pénétré dans son bureau.

— Ça va, Choupette ?

Il avait posé la main sur son ventre et Josiane l’en retira en bougonnant.

— Arrête de me considérer comme une pondeuse, je vais finir par faire un œuf.

— Toujours rien ?

— Depuis ce matin ? répondit-elle avec un sourire ironique. Non, rien du tout. Personne à l’horizon…

— Te moque pas, Choupette.

— Je me moque pas, je me lasse… Nuance !

— Il reste du whisky dans mon bureau ?

— Oui, et de la glace dans le mini-frigo. Tu comptes le saouler, l’Ukrainien ?

— Si je veux qu’il signe à mes conditions, va bien falloir en passer par là !

Il se redressa, rejoignit son bureau et, avant de fermer la porte, souffla à Josiane :

— Ah ! Que personne nous dérange tant que je l’ai pas harponné !

— D’accord… Même pas de téléphone ?

— Sauf si c’est urgent… Je t’aime, Choupette ! Je suis le plus heureux des hommes.

Il disparut et Josiane lança un regard d’impuissance à Ginette. Que veux-tu que je fasse face à un tel homme ? semblaient dire ses yeux. Depuis que Marcel lui avait proposé de lui faire un bébé, elle ne le reconnaissait plus. À Noël, il l’avait envoyée aux sports d’hiver. Il l’appelait tous les jours pour savoir si elle respirait correctement, s’inquiétait quand elle toussait, la poussait à consulter un médecin sur-le-champ, lui ordonnait de manger de la viande rouge, de prendre des vitamines, de dormir dix heures par nuit, de boire des jus d’orange et de carotte. Il lisait et relisait J’attends un enfant, prenait des notes, les commentait au téléphone, se renseignait sur les différentes manières d’accoucher, « et assise, tu y as pensé ? C’est comme ça qu’on accouchait dans le temps et pour le bébé, c’est moins fatigant, il descend tout doucement, il n’a pas à lutter pour trouver la sortie, on pourrait trouver une sage-femme qui soit d’accord, non ? ». Elle marchait pendant des heures dans la neige en pensant à cet enfant. Elle se demandait si elle serait une bonne mère. Avec la mère que j’ai eue… est-ce qu’on naît mère ou est-ce qu’on le devient ? Et pourquoi ma propre mère n’est-elle jamais devenue maternelle ? Et si, malgré moi, je répétais son comportement ? Elle frissonnait, resserrait le col de son manteau et repartait de plus belle. Elle rentrait, épuisée, à l’hôtel quatre-étoiles que lui avait réservé Marcel, commandait un potage et un yaourt dans sa chambre, allumait la télévision et glissait dans les draps doux et chauds du lit immense. Il lui arrivait de penser à Chaval. Au corps mince et nerveux de Chaval, à ses mains sur ses seins, à sa bouche qui la mordait jusqu’à ce qu’elle crie grâce… Elle secouait la tête pour le chasser de son esprit.

— Je vais devenir folle ! soupira Josiane à haute voix.

— Dis donc, je rêve ou il s’est fait faire des implants, Marcel ?

— Tu rêves pas. Et une fois par semaine, il se fait décrasser la peau dans un institut de beauté ! Il veut être le papa le plus beau du monde…

— C’est mignon !

— Non, Ginette : c’est angoissant !

— Bon, tu me files le bordereau de livraison que je t’ai demandé. J’ai un stock qui est arrivé et René m’a demandé de le vérifier…

Josiane chercha dans les papiers entassés dans son répartiteur, trouva le bon demandé par Ginette et le lui tendit. En sortant du bureau de Josiane, Ginette croisa Chaval.

— Elle est là ? demanda-t-il sans même lui dire bonjour.

— « Elle » a un nom, je te rappelle.

— Oh ! ça va… Je vais pas la manger ta copine.

— Fais gaffe, Chaval, fais gaffe !

Il la bouscula de l’épaule et entra dans le bureau de Josiane.

— Alors, ma belle, on fait toujours dans le vieux ?

— Ça te regarde où je pose mes fesses ?

— Du calme ! Du calme ! Il est là ? Je peux le voir ?

— Il a demandé qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.

— Même si j’ai un truc important à lui dire ?

— Exact.

— Très important ?

— C’est un gros client. Tu fais pas le poids, l’allumette…

— C’est ce que tu crois.

— Et j’ai raison ! Tu reviendras quand il voudra bien te recevoir…

— Alors il sera trop tard…

Il fit mine de tourner les talons, attendant que Josiane le rappelle. Comme elle ne bougeait pas, il se retourna, vexé, et demanda :

— Tu n’as pas envie de savoir ?

— Tu ne m’intéresses plus du tout, Chaval. Lever un cil sur toi me demande un effort surhumain. Ça fait deux minutes que t’es là et j’ai déjà des crampes.

— Oh ! Comme elle y va, la petite caille ! Depuis qu’elle a regagné le lit du big boss, elle roucoule de suffisance, elle éjacule de prétention.

— Elle a la paix, surtout. Et ça, mon petit bonhomme, ça vaut toutes les parties de jambes en l’air. Je fais des bulles de plaisir !

— C’est une des joies du grand âge.

— Dis donc, Ben Hur, arrête ton char ! C’est pas parce que t’as trois ans de moins que moi qu’il faut te prendre pour un jeunot ! La goutte te guette, toi aussi.

Il sourit d’un air suffisant ; la fine moustache qu’il se dessinait au rasoir fit comme un petit chapeau pointu et il laissa tomber, nonchalant :

— Autant te le dire puisqu’il te dit tout : je me casse d’ici ! On m’a proposé la direction d’Ikea France et j’ai dit oui…

— Ils sont venus te chercher, toi ! Ils ont envie de couler leur boîte ?

— Ricane, ricane ! T’étais la première à vouloir me hisser au sommet. Je ne dois pas être si mauvais. J’ai été chassé, ma pauvre vieille ! Je n’ai pas eu à lever le petit doigt, ils sont venus me débaucher sur place. Double salaire, avantages divers, ils m’ont recouvert d’or et j’ai dit oui. Comme je suis un type correct, j’étais venu prévenir le Vieux. Mais tu lui diras, toi, quand vous aurez un moment de répit sur l’oreiller… Et on prendra rendez-vous pour arranger tout ça. Le plus tôt sera le mieux, j’ai pas envie de moisir ici. J’ai déjà des champignons qui poussent et ça m’irrite… Je vais vous flinguer tous les deux, à bout portant, ma petite chérie ! À bout portant !

— C’est fou ce que tu me fais peur, Chaval, j’en ai la chair de poule.

Elle le toisa.

— Tiens ! Puisqu’on parle de chair… j’ai fait la connaissance de mademoiselle Hortense, ce matin. Un beau petit lot, cette gamine ! Elle roule des hanches à faire couler la Jeanne-d’Arc

— Elle a quinze ans.

— Ben… elle en fait vingt bien sonnés ! Ça doit te foutre un coup au moral. Déjà que tu frôles la ménopause…

— Dégage, Chaval, dégage ! Je lui ferai la commission, et il te rappellera…

— C’est comme vous voulez, ma bonne dame, et… vas-y doucement sur le Viagra !

Il éclata d’un rire mauvais et partit.

Josiane haussa les épaules et fit une note pour Marcel : « Prendre rendez-vous avec Chaval. Il a des propositions d’Ikea. Il a dit oui… » Elle se souvint qu’il n’y a pas un an, elle roulait dans les bras de Chaval. Cet homme a quelque chose de mauvais, de vicieux qui attire et rend folle. Pourquoi la vertu ne me fait-elle pas le même effet ? Je dois être viciée, moi aussi…

Le problème de la délocalisation, pensait Marcel en contemplant les petits yeux plissés de l’Ukrainien assis en face de lui, tassé dans un vieux pardessus pied-de-poule, c’est qu’il faut délocaliser tout le temps. À peine a-t-on trouvé un pays juteux, où le taux horaire est bas, les charges sociales inexistantes et la main-d’œuvre corvéable à merci qu’il rentre dans l’Europe ou un autre machin comme ça, et cesse d’être rentable. Il passait son temps à déménager ses usines, à trouver des intermédiaires qui lui vendaient clés en main des locaux et des hommes, à payer des pots-de-vin à droite, à gauche, à apprendre les us et coutumes locaux, il était à peine installé qu’il fallait déménager. Toujours plus à l’est. Il faisait la course inverse à celle du soleil. Après la Pologne, la Hongrie, c’était au tour de l’Ukraine de s’ouvrir et de s’offrir. Autant aller directement en Chine ! Mais la Chine, c’était loin. Et difficile. Il y avait installé plusieurs usines déjà. Il lui faudrait un bras droit. Et Marcel Junior qui se faisait prier ! Je tiendrai pas jusqu’à sa majorité…

Il soupira et revint aux arguments de l’Ukrainien. Lui resservit un verre de whisky, ajouta deux glaçons, le lui tendit avec un grand sourire en poussant vers lui le contrat. L’homme se leva d’une fesse pour attraper le verre, sortit un stylo, ôta le capuchon, ça y est, se dit Marcel, ça y est ! Il va signer. Mais l’homme hésita… extirpa une grosse enveloppe de la poche de son veston, la tendit à Marcel en disant : « Ce sont mes frais pour ce voyage, vous pouvoir les prendre sur votre compte ? – Pas de problème », affirma Marcel qui l’ouvrit, jeta un coup d’œil rapide sur le tas de papiers chiffonnés, des notes de restaurant, une note exorbitante d’hôtel, des factures de grandes boutiques, une caisse de champagne, des parfums Yves Saint Laurent, une bague et un bracelet Mauboussin. Toutes les factures avaient été établies au nom de Marcel Grobz. Rusé, l’Ukrainien ! Il n’avait plus qu’à payer et à régler d’un trait de stylo les folies de ce gros porc ! « Pas de problème, assura-t-il en faisant un clin d’œil à l’Ukrainien qui attendait le stylo levé, pas de problème, répéta-t-il, je transmets à ma comptabilité et je prends tout en charge », il appuya son sourire pour faire comprendre à l’homme immobile que tout était réglé, qu’est-ce qu’il attend pour signer, qu’est-ce qu’il veut encore ? L’homme attendait et ses petits yeux brillaient d’une impatience rageuse, « pas de problème, vous êtes mon ami et… chaque fois que vous viendrez à Paris, vous serez mon invité ».

L’homme sourit, se détendit, ses yeux devinrent deux fentes sans lumière, il laissa tomber la plume sur le contrat et signa.


Philippe Dupin allongea les pieds sur son bureau et commença la lecture d’un dossier que lui avait transmis Caroline Vibert. La note disait : « On est coincés, on ne trouve pas de solution, il faut conseiller au client de racheter mais il renâcle à investir, pourtant apparemment il n’y a que la fusion qui sauverait l’affaire, il n’y a plus de place pour deux affaires rivales de cet acabit sur le marché français… » Il soupira et reprit le dossier au début. C’était la fin du textile en France, c’était sûr, mais une affaire comme Labonal survivait et réalisait des bénéfices parce qu’elle s’était spécialisée dans la chaussette haute classe. Il fallait que les entreprises françaises se spécialisent dans le luxe, la qualité et laissent aux Chinois le bas de gamme. Il fallait que chaque pays européen se spécialise dans son savoir-faire pour affronter la mondialisation. Cela nécessitait de l’argent : acheter de nouvelles machines, déposer des brevets, investir dans la recherche, dans la publicité. Comment faire entendre ça au client ? On comptait donc sur lui pour trouver les arguments. Il laissa tomber ses chaussures, agita les doigts de pied dans ses chaussettes. Des Labonal, remarqua-t-il. Les Anglais ont compris ça depuis longtemps. Ils n’ont plus d’industries lourdes, ils n’ont plus que des services et leur pays marche du feu de Dieu. Il soupira. Il aimait son vieux pays, il aimait la France, mais il assistait, impuissant, au naufrage de ses plus belles entreprises, faute de mobilité, d’imagination, d’audace. Il faudrait changer les mentalités, expliquer, faire de la pédagogie mais aucun dirigeant ne voulait s’y risquer. Le risque d’être impopulaire un quart d’heure pour sauver de belles heures à venir. Le téléphone sonna. La ligne directe avec sa secrétaire.

— Un certain mister Goodfellow. Il veut vous parler, il dit que c’est important… Il insiste.

Philippe se redressa et fronça le front.

— Je le prends. Passez-le-moi…

Il entendit un déclic et la voix de Johnny Goodfellow, rapide, hachée, moitié en anglais, moitié en français.

Hello, Johnny ! How are you ?

Fine, fine. On est repérés, Philippe…

— Comment ça : repérés ?

— Je suis suivi, j’en suis sûr… On m’a mis un détective aux trousses.

— Sûr ?

— J’ai vérifié… L’homme est un détective privé. Je l’ai filé à mon tour. Pas très bon. Un amateur. J’ai son nom, l’adresse de son agence, une agence à Paris, reste plus qu’à l’identifier… On fait quoi ?

Wait and see ! dit Philippe. Just give me his name and the number where I can reach him and I’ll take care of him

— On continue ou on arrête ? demanda Johnny Goodfellow.

— Bien sûr qu’on continue, Johnny.

Il y eut un silence au bout de la ligne et Philippe reprit :

— On continue, Johnny. Okay ? Je me charge du reste… Lundi prochain, à Roissy, comme convenu.

— Okay…

Un déclic à nouveau et Philippe raccrocha. Il était donc suivi. Qui avait intérêt à le filer ? Ni lui ni Goodfellow ne faisait de mal à quiconque. Une affaire privée. Cent pour cent privée. Un client qui cherchait à s’immiscer dans sa vie pour le faire chanter ? Tout était possible. Certains dossiers de l’agence étaient de gros dossiers. Parfois son arbitrage décidait du sort de centaines d’employés. Il regarda le morceau de papier sur lequel il avait inscrit le nom du détective et le téléphone de son agence et décida d’appeler plus tard. Il n’avait pas peur.

Il reprit son dossier mais eut du mal à se concentrer. Il avait souvent la tentation de tout arrêter. À quarante-huit ans, il avait fait ses preuves. Il avait gagné beaucoup d’argent, assuré les années à venir, il pouvait nourrir plusieurs générations de petits Dupin. Il songeait de plus en plus à vendre son affaire et à garder un statut de consultant. Prendre sa retraite et se consacrer à ce qu’il aimait. Il voulait profiter de son fils. Alexandre grandissait, son fils devenait un étranger. Salut, p’pa ! Ça va, p’pa ? Et il disparaissait dans sa chambre, grand fil de fer dégingandé avec des écouteurs sur les oreilles. Si Philippe essayait d’engager la conversation, il n’entendait pas. Comment lui en vouloir ? Il rentrait chez lui le plus souvent avec des dossiers sous le bras. Il s’enfermait dans son bureau après un rapide repas et n’en ressortait que lorsque Alexandre était couché. Sans compter les soirs où Iris et lui sortaient. Je ne veux pas passer à côté de mon fils, articula-t-il tout haut en regardant la pointe de ses chaussettes Labonal à la couture parfaite. C’est Iris qui me les a achetées. Elle les achète par douzaine : des bleues, des grises, des noires. Hautes. Tenant bien au jarret. Ne se détendant pas après lavage. L’autre jour, il avait eu une idée : il allait écrire une longue lettre à son fils. Tout ce qu’il ne pouvait pas lui dire de vive voix, il le mettrait par écrit. Ce n’est pas bon que ce garçon ne voie que des femmes. Sa mère, Carmen, Babette, ses cousines Hortense et Zoé… Il est entouré de femmes ! Il va avoir onze ans, il est temps que je le sorte de ce gynécée. Qu’on aille au foot ensemble, au rugby, au musée. Je ne l’ai jamais emmené au Louvre ! et ce n’est pas sa mère qui va y penser… Il s’était dit je vais lui écrire une longue lettre où je lui dirai que je l’aime, que je m’en veux de ne pas avoir le temps de m’occuper de lui, je lui raconterai mon enfance, comment j’étais à son âge, les filles et les billes, on jouait encore aux billes à mon époque, il joue à quoi, lui ? Je ne sais même pas. Philippe avait acheté un ordinateur portable pour son usage personnel. Il voulait apprendre à taper sans regarder les touches. Il avait engagé une dactylo pour lui enseigner l’essentiel de la méthode et, après, il se débrouillerait seul. Il voulait toujours tout faire à la perfection. « Lettre à mon fils » ! Ce serait une belle lettre. Il y mettrait tout son amour. Il ferait les excuses qu’aucun père n’a jamais faites à son fils. Il lui proposerait de repartir de zéro. Il ébouriffa sa raie trop droite. Sourit en songeant à Alexandre. Reprit son dossier. Il fallait avant tout trouver de l’argent. Faire racheter l’entreprise par les salariés pour les intéresser au redressement ? Comment commencerait-il sa lettre ? Alex, Alexandre, mon fils ? Il pourrait demander à Joséphine. Elle saurait. Il s’adressait de plus en plus à Joséphine. J’aime parler avec elle. J’aime sa sensibilité. Elle a toujours de bonnes idées. Elle est brillante et elle ne le sait pas. Et si discrète ! Elle se tient toujours sur le pas de la porte comme si elle avait peur de gêner. Je pense que je vais liquider ma boîte et me retirer, avait-il lâché l’autre jour devant elle, je m’ennuie, ce métier devient de plus en plus dur, mes collaborateurs m’ennuient. Elle avait protesté : mais vous êtes les meilleurs sur la place de Paris ! Oui, ils sont bons, mais ils sont en train de se dessécher et, humainement, ils n’ont plus beaucoup d’intérêt, tu sais ce dont je rêverais, Jo ? Elle avait fait non de la tête. Je rêverais de devenir consultant… Donner mon avis de temps en temps et avoir du temps pour moi. Et qu’est-ce que tu ferais alors ? Il l’avait regardée et avait dit bonne question ! Il faudrait que je recommence de zéro, que je trouve quelque chose de nouveau. Elle avait souri et dit : c’est drôle tu dis toujours « de zéro » toi qui gagnes tellement de zéros !

Il lui avait parlé d’Alexandre et elle avait ajouté : il est inquiet, il aurait besoin de toi, besoin que tu passes du temps avec lui. Tu es là, mais en même temps, tu n’es pas là… Les gens croient que l’important, c’est la qualité du temps qu’on donne à son enfant, mais c’est aussi la quantité parce qu’un enfant ne parle pas sur commande. Parfois, on peut passer toute une journée avec lui et c’est le soir, en voiture, quand tu rentres à la maison, que, tout à coup, il se délivre et dépose un secret, une confidence, une angoisse. Et tu te dis que tu as attendu tout ce temps-là, tout ce temps que tu croyais perdu et qui finalement ne l’était pas… Elle avait rougi, avait dit : je ne sais pas si je suis très claire. Elle était repartie, un peu voûtée, emportant trois nouveaux contrats à traduire. Elle semblait fatiguée. Il allait augmenter ses tarifs de traductrice.

Il l’avait rappelée et lui avait demandé : tu n’as besoin de rien, Jo ? Tu es sûre que tu t’en sors ? Elle avait dit : oui, oui. Avait réfléchi un instant et avait ajouté :

— Tu sais, Iris sait que je travaille pour toi…

— Comment l’a-t-elle appris ?

— Par maître Vibert… Elles ont pris un thé ensemble. Elle était un peu vexée que tu ne lui aies rien dit, alors peut-être que tu devrais…

— Je le ferai, promis. Je n’aime pas mélanger la famille et le travail… Tu as raison. C’est idiot de ma part. D’autant plus que ce n’était pas un secret terrible, hein ? On fait de piètres conspirateurs, tous les deux ! On ne sait pas bien mentir…

Elle avait paru terriblement gênée par sa dernière remarque.

— Il ne faut pas rougir comme ça, Jo ! Je lui parlerai, promis. Il le faut bien si je veux repartir de zéro !

Il avait éclaté de rire. Elle l’avait regardé, gênée, et était sortie de son bureau à reculons.

Quelle drôle de fille, s’était-il dit. Si différente de sa sœur ! À croire qu’elle a été échangée à la maternité et que les Plissonnier sont repartis avec le mauvais bébé. Ça ne m’étonnerait pas qu’on l’apprenne un jour. La tête d’Henriette si elle découvrait ça ! Elle en perdrait son éternel chapeau.

Caroline Vibert poussa la porte de son bureau.

— Alors, t’as trouvé une stratégie pour le dossier que je t’ai filé ?

— Non, je n’ai fait que rêvasser. Je n’ai aucune envie de travailler. Je crois que je vais inviter mon fils à déjeuner, c’est mercredi !

Caroline Vibert le regarda, bouche bée, et le vit composer le numéro du portable d’Alexandre qui hurla de joie à l’idée d’aller avec son père dans son restaurant préféré. Philippe Dupin mit le haut-parleur du téléphone afin que la joie de son fils retentisse dans le bureau.

— Et après, mon fils, je t’emmène au cinéma et c’est toi qui choisis le film.

— Non, cria Alexandre, on va au Bois et on fait des tirs au but.

— Par ce temps-là ? On va plonger dans la boue !

— Si, papa, si ! On fait des tirs et si je les bloque bien, tu me dis bravo.

— D’accord, c’est toi qui décides.

— Yes ! Yes !

Maître Vibert vissa un doigt sur sa tempe, et le fit tourner, faisant comprendre à Philippe qu’il était complètement fou.

— Les chaussettes françaises attendront… Je me casse, j’ai rendez-vous avec mon fils.


D’abord, il y eut le bruit de ses pas dans le hall d’entrée. Les murs en carreaux de faïence jaune pâle, le liseré bleu, la grande glace pour se regarder de haut en bas, la boîte aux lettres, il y avait encore la carte de visite avec leur nom dessus, monsieur et madame Antoine Cortès, Joséphine ne l’avait pas changée. Puis il y eut l’odeur dans l’ascenseur. Une odeur de cigarette, de vieille moquette et d’ammoniaque. Enfin, ce fut le bruit de ses pas dans le couloir de leur étage. Il n’avait pas ses clés. Il leva l’index pour frapper. Il croyait se rappeler que la sonnette ne marchait plus quand il était parti. Elle l’avait peut-être réparée. Il eut envie de sonner pour vérifier mais Joséphine avait déjà ouvert la porte.

Ils étaient là, face à face. Presque un an, semblaient dire leurs regards qui s’attardaient sur le visage de l’un et de l’autre. Il y a un an encore, nous étions un couple parfait. Mariés, deux petites filles. Que s’est-il passé pour que tout vole en éclats ? Il y avait de part et d’autre la même interrogation discrète et étonnée. Et pourtant comme tout a changé en un an, se disait Joséphine en scrutant la peau de buvard fripé sous les yeux d’Antoine, les petits vaisseaux éclatés sur le visage, les rides qui creusaient le front. Il s’est mis à boire, c’est ça, cette peau gonflée, par endroits écarlate… Et pourtant rien n’a changé, pensait Antoine en voulant caresser les mèches blondes qui encadraient le visage plus ferme, plus mince de Joséphine. Tu es belle, ma chérie, aurait-il aimé murmurer. Tu as l’air fatigué, mon ami, se retint-elle de dire.

De la cuisine sortait une odeur tenace d’oignons frits.

— Je prépare un poulet aux oignons pour les filles ce soir, elles en raffolent.

— Justement, ce soir, je me demandais si je n’allais pas les emmener au restaurant, ça fait si longtemps que…

— Elles seront contentes. Je ne leur ai rien dit, je ne savais pas si…

Si tu étais seul, si tu étais libre pour dîner, si l’autre ne t’accompagnait pas… Elle se tut.

— Elles ont dû tellement changer ! Elles vont bien ?

— Au début, ça a été un peu dur…

— Et à l’école ?

— Tu n’as pas reçu leurs bulletins ? Je te les ai fait envoyer…

— Non. Ça a dû se perdre…

Il avait envie de s’asseoir et de se taire. De la regarder préparer le poulet aux oignons. Joséphine produisait toujours cet effet-là sur lui, elle l’apaisait. Elle avait ce don, comme certains ont le don de guérir en imposant les mains. Il aurait aimé se reposer du tour menaçant que prenait sa vie. Il avait l’impression qu’il s’émiettait. Il sentait son être flotter et se répartir entre mille identités qu’il ne maîtrisait pas. En mille responsabilités trop lourdes pour lui. Il venait de voir Faugeron. Il l’avait reçu dix minutes à peine et avait répondu à trois coups de téléphone. « Vous m’excuserez, monsieur Cortès, mais c’est important… » Parce que moi, je ne suis pas important ! avait-il failli crier dans un ultime sursaut de révolte. Il s’était repris. Il avait attendu que Faugeron raccroche et reprenne le fil de leur discussion. « Mais votre femme s’en tire très bien ! Je n’ai aucun problème avec vos comptes ; le mieux serait que vous voyiez ça avec elle… Parce que, finalement, c’est une histoire de famille et vous semblez une famille très unie. » Puis il avait été interrompu par un autre coup de téléphone, vous permettez ? Au deuxième, il ne s’excusait plus. Au troisième, il avait décroché sans rien dire. Finalement, il s’était levé et lui avait serré la main en répétant aucun problème, monsieur Cortès, tant que votre femme est là… Antoine était reparti sans avoir pu lui exposer son problème avec monsieur Wei.

— C’est encore l’hiver à Paris ?

— Oui, dit Joséphine. On est en mars, c’est normal.

C’était l’heure où la nuit tombait, les lumières de l’avenue s’allumaient, une impalpable lueur blanche montait vers le ciel noir. En face, par la fenêtre de la cuisine, on apercevait les lumières de Paris. Quand ils s’étaient installés, ils regardaient la grande ville et faisaient des projets. Quand on habitera à Paris, on ira au cinéma, au restaurant… Quand on habitera Paris, on prendra le métro et l’autobus, on laissera la voiture au garage… Quand on habitera Paris, on ira boire des cafés dans des bistrots enfumés… Paris était devenue une carte postale, le réceptacle de tous leurs rêves.

— Finalement, on n’a jamais habité Paris, murmura Antoine d’une voix si triste que Joséphine eut pitié de lui.

— Je suis très bien, ici. J’ai toujours été très bien ici…

— Tu as changé quelque chose dans la cuisine ?

— Non.

— Je ne sais pas… Elle semble différente.

— Il y a encore plus de livres, c’est tout… Et l’ordinateur ! Je me suis fait un coin-travail, j’ai changé le toasteur, la bouilloire et la cafetière de place.

— Ce doit être ça…

Il resta encore un moment silencieux, légèrement voûté. Il toucha la toile cirée de ses doigts, chassa quelques miettes de pain. Elle aperçut des cheveux blancs sur sa nuque et se fit la réflexion que, d’habitude, c’était les tempes qui grisonnaient en premier.

— Antoine… pourquoi as-tu pris cet emprunt sans me prévenir ? Ce n’est pas bien.

— Je sais. Tout ce que je fais depuis quelque temps n’est pas bien… Je n’ai rien à dire pour ma défense. Mais tu vois, quand je suis parti, je pensais…

Il déglutit comme si ce qu’il allait dire était trop lourd pour lui. Se reprit.

— Je pensais que j’allais réussir, gagner beaucoup d’argent, te rembourser largement, te dédommager même. J’avais de grands projets, je m’imaginais que tout allait marcher comme sur des roulettes et puis…

— Ce n’est pas fini, tout peut s’arranger…

— L’Afrique, Jo ! L’Afrique ! Ça te bouffe un homme blanc en moins de deux, ça le pourrit lentement mais sûrement… Il n’y a que les grands fauves qui résistent en Afrique. Les grands fauves et les crocodiles…

— Ne dis pas ça.

— Ça me fait du bien, Jo. Je n’aurais jamais dû te quitter, je ne le voulais pas vraiment. D’ailleurs je n’ai jamais voulu vraiment tout ce qui m’arrive… C’est là ma plus grande faiblesse.

Joséphine comprit qu’il était envahi par la mélancolie. Il ne fallait pas que les filles le voient dans cet état-là. Un soupçon terrible lui vint alors à l’esprit.

— Tu as bu… Tu as bu avant de venir ?

Il fit non de la tête, mais elle s’approcha, respira son haleine et soupira.

— Tu as bu ! Tu vas aller prendre une douche, te changer, il me reste encore des chemises à toi et une veste. Tu vas me faire le plaisir de te tenir droit et d’être un peu plus gai si tu veux les emmener au restaurant…

— Tu as gardé mes chemises ?

— Elles sont très belles, tes chemises. J’allais sûrement pas les jeter ! Allez, lève-toi et va prendre une douche. Elles seront là dans une heure, tu as le temps…

Ça allait mieux maintenant. L’aisance familière revenait. Il allait prendre une douche, se changer, les filles rentreraient de l’étude et il pourrait faire comme s’il n’était jamais parti. Ils pourraient aller dîner tous les quatre, comme avant. Il se plaça sous le pommeau de la douche et laissa ruisseler l’eau sur sa nuque.

Joséphine regardait les vêtements qu’Antoine avait posés sur une chaise dans leur chambre avant de pénétrer dans la salle de bains. Elle était étonnée de la facilité de leurs retrouvailles. Dès qu’elle avait ouvert la porte, elle avait compris : il n’était pas un étranger, il ne serait jamais un étranger, il resterait toujours le père de ses filles, mais c’était pire, ils s’étaient séparés. La séparation avait eu lieu sans pleurs ni cris. En douceur. Pendant qu’elle luttait, seule, il était sorti de son cœur. À pas de loup.

— J’ai toujours été certain qu’il y avait des gens parfaitement heureux et j’ai toujours voulu en faire partie, lui avoua-t-il une fois lavé, rasé et habillé.

Elle lui avait fait un café et l’écoutait, la tête appuyée sur la main, dans un mouvement d’abandon attentif et amical.

— Toi, tu me sembles maintenant faire partie de ces gens heureux. Et je ne sais pas comment tu y es arrivée. Rien ne te fait peur… Faugeron m’a dit que tu remboursais le prêt toute seule.

— J’ai pris du travail en plus. Je fais des traductions pour le bureau de Philippe et il me paie très bien, trop même…

— Philippe, le mari d’Iris ?

Il y avait de l’incrédulité dans la voix d’Antoine.

— Oui. Il est devenu plus humain. Il a dû se passer quelque chose dans sa vie, il fait attention aux gens, maintenant…

Il faut que je retienne cet instant. Il faut qu’il dure encore un peu pour qu’il s’imprime dans ma mémoire. Le moment où il a cessé d’être l’homme que j’aime et qui me torture pour devenir simplement un homme, un camarade, pas encore un ami. Mesurer le temps que ça m’a pris pour que j’arrive à ce résultat. Savourer ce moment où je me détache de lui. En faire une étape. Penser à ce moment précis me donnera des forces, plus tard, quand j’hésiterai, douterai, me découragerai. Il fallait qu’ils parlent encore un peu pour que cet instant se remplisse, devienne réel et marque un tournant dans sa vie. Une borne sur sa route. Grâce à ce moment-là, je serai plus forte et je pourrai continuer à avancer en sachant qu’il y a un sens, que toute la douleur que j’ai accumulée depuis qu’il est parti s’est transformée en un pas en avant, une invisible progression. Je ne suis plus la même, j’ai changé, j’ai grandi, j’ai souffert mais cela n’a pas été en vain.

— Joséphine, comment font les gens qui réussissent ? Sont-ils simplement touchés par la chance ou ont-ils une recette ?

— Je ne crois pas qu’il y ait une recette… Ce qu’il faut au départ, c’est choisir un costume qui te va, dans lequel tu te sens bien et, petit à petit, tu l’agrandis, tu le fais à tes mesures. Petit à petit, Antoine… Toi, tu vas trop vite. Tu vois grand tout de suite et tu sautes tous les petits détails qui sont importants. On ne réussit pas du premier coup, on pose une pierre après l’autre… Quand tu retrouveras tes crocodiles, apprends à faire les choses une par une comme elles se présentent et puis, seulement après, tu verras plus grand, et un peu plus grand et encore plus grand… Si tu vas lentement, tu construis, si tu vas trop vite, tout s’écroule aussi rapidement…

Il suivait ses mots, un à un, comme on suit les gestes du secouriste qui vous sauve la vie.

— C’est comme avec l’alcool… Chaque matin quand tu te réveilles, dis-toi je ne boirai pas jusqu’à ce soir. Ne te dis pas je ne boirai plus de toute ma vie. C’est trop grand pour toi, cette promesse-là. Un petit pas chaque jour… et tu y arriveras.

— Mon employeur chinois… il me paie pas.

— Mais tu vis comment ?

— Avec l’argent de Mylène. C’est pour ça que je n’ai pas pu rembourser le prêt.

— Oh ! Antoine…

— Je pensais en parler à Faugeron, pour qu’il m’aide à trouver une solution et il m’a à peine écouté…

— Mais les Chinois, ils sont payés ?

— Oui, des clopinettes, mais ils sont payés. Sur un budget à part. Je ne vais pas leur piquer leurs sous.

Joséphine réfléchit, faisant tinter sa cuillère à café contre la tasse.

— Il faut que tu t’en ailles ! Que tu le menaces de t’en aller…

Antoine la dévisagea, abasourdi.

— Mais je fais quoi si je pars ?

— Tu recommences ici ou ailleurs… tout petit… peu à peu…

— Je peux pas ! Je me suis investi là-bas. Et je suis trop vieux.

— Écoute-moi bien, Antoine : ces gens-là ne comprennent que les rapports de force. Si tu restes, si tu travailles sans être payé, comment veux-tu qu’il te respecte ? Alors que si tu le quittes en lui laissant les crocodiles sur les bras, il t’enverra un chèque illico ! Réfléchis… C’est évident. Il ne va pas prendre le risque de laisser mourir des milliers de crocodiles… C’est lui qui serait dans le pétrin !

— Tu as peut-être raison…

Il soupira comme si le bras de fer qu’il fallait engager avec monsieur Wei l’épuisait déjà, se reprit et répéta « tu as raison, je vais faire ça ». Joséphine se leva pour baisser le feu sous les oignons, sortit les morceaux de poulet qu’elle mit à rissoler dans la cocotte. L’odeur du poulet tira Antoine de sa rêverie.

— C’est si simple quand je parle avec toi. Si simple… Tu as changé.

Il tendit le bras et attrapa la main de Joséphine. Il l’étreignit et murmura « merci », plusieurs fois. Un coup de sonnette. C’étaient les filles.

— Reprends-toi, maintenant ! Souris, sois gai… Il ne faut pas qu’elles sachent. Ce n’est pas leur problème. D’accord ?

Il acquiesça en silence.

— Je pourrai t’appeler si ça ne va pas ?

Elle hésita un instant, mais, devant son air suppliant, accepta.

— Et ne laisse pas Hortense accaparer la conversation, ce soir… Fais parler Zoé. Elle s’efface toujours devant sa sœur.

Il lui sourit faiblement et hocha la tête.

Quand ils furent sur le point de partir, Antoine demanda « tu viens dîner avec nous ? ». Joséphine secoua la tête et répondit « non, j’ai du travail, amusez-vous et ne rentrez pas trop tard, il y a école demain ! ».

Elle referma la porte d’entrée et sa première réaction la fit sourire. Il faut que j’écrive, se dit-elle, il faut que j’écrive cette scène et que je la mette dans mon livre. Je ne sais pas où exactement, mais je sais que je viens de vivre un beau moment, un moment où l’émotion d’un personnage fait progresser l’action. C’est magnifique quand l’action vient de l’intérieur, quand elle n’est pas plaquée de l’extérieur…

Elle alla s’asseoir derrière son ordinateur et se mit à écrire.

Pendant ce temps, Mylène Corbier regagnait la chambre de l’hôtel Ibis à Courbevoie. Antoine avait réservé au nom de monsieur et madame Cortès. Ce qui aurait ébloui Mylène il y a un an la laissait froide. Elle eut du mal à glisser la clé dans la porte de la chambre tant elle était chargée. Elle avait fait le tour des magasins, Monoprix, Sephora, Marionnaud, Carrefour, Leclerc, à la recherche de produits de maquillage bon marché. Depuis quelques semaines, une idée germait : apprendre aux Chinoises du Croco Park à se maquiller et en faire un commerce. Acheter en France du fond de teint, du rimmel, du vernis à ongles, des fards à joues et à paupières, des rouges à lèvres et les revendre là-bas en se réservant une marge de bénéfice. Elle avait remarqué que, chaque fois qu’elle se maquillait, les Chinoises la suivaient, chuchotaient dans son dos, puis l’abordaient en demandant dans un mauvais anglais comment se procurer du rouge, du vert, du bleu, du rose, de l’ocre crème, du beige rosé, du « cacao pour les cils ». Elles pointaient du doigt les yeux, les cils, les lèvres, la peau de Mylène, lui prenaient le bras pour respirer l’odeur de sa crème pour le corps, touchaient ses cheveux, les froissaient, poussaient des petits cris d’excitation. Mylène les observait, maigres et pitoyables dans leurs shorts trop grands, la peau mal soignée, le teint terne, brouillé. Elle avait remarqué aussi qu’elles raffolaient des produits où il y avait écrit Paris ou Made in France sur la boîte. Elles étaient prêtes à les lui racheter très cher. Cela lui avait donné une idée : ouvrir un cabinet d’esthéticienne à l’intérieur du Croco Park. Elle y ferait des nettoyages de peau et des soins de beauté. Elle vendrait les produits rapportés de Paris. Il faudrait qu’elle calcule soigneusement les prix pour amortir les frais du voyage et faire un bénéfice.

Elle ne pouvait plus compter sur Antoine. Il se délitait de jour en jour. Il s’était mis à boire. C’était un alcoolique doux et résigné. Bientôt, si elle ne prenait pas les choses en main, ils n’auraient plus un sou. Ce soir, il voyait sa femme et ses filles. Ce serait peut-être un déclic. Sa femme avait l’air gentille. C’était une femme bien. Une travailleuse. Elle ne se plaignait pas.

Mylène jeta les paquets sur le grand lit de la chambre, ouvrit un sac de voyage vide et commença à le remplir. D’ailleurs, poursuivit-elle en bourrant le sac de produits, à quoi bon gémir, ça ne fait pas avancer le schmilblick, on ne gémit que sur soi, sur le temps passé, et le temps passé, on ne peut pas le rattraper, alors à quoi ça sert ? Elle recompta une dernière fois les emballages, nota sur une feuille la quantité achetée pour chaque article et le prix qu’elle l’avait payé. Je n’ai pas pensé aux parfums ! Ni aux shampooings colorants ! Ni à la laque ! Zut ! se dit-elle, ce n’est pas grave, je verrai ça demain ou lors d’un prochain voyage. Et puis il vaut mieux commencer petit…

Elle se déshabilla, sortit sa chemise de nuit de la valise, défit l’emballage de la savonnette de la salle de bains et prit une douche. Elle avait hâte de repartir au Kenya pour ouvrir son salon de beauté.

Elle s’endormit en songeant à un nom de salon : Beauté de Paris, Paris Chic, Vive Paris, Paris Beauty, eut un bref accès d’angoisse, mon Dieu pourvu que tout ça ne me reste pas sur les bras, j’ai dépensé tout ce qu’il restait sur mon compte en banque, je n’ai plus rien ! Elle tâtonna à l’aveuglette dans le noir à la recherche d’un morceau de bois à toucher et s’endormit.


Joséphine considéra le calendrier de la cuisine et noircit d’un trait de feutre noir les deux semaines à venir. On était le 15 avril, les filles rentreraient le 30, elle avait deux semaines pour se consacrer à son livre. Deux semaines, soit quatorze jours, soit un minimum de dix heures de travail par jour. Douze peut-être si je bois beaucoup de café. Elle revenait de Carrefour où elle avait fait le plein de victuailles. Elle n’avait acheté que des aliments en boîte, en sachet, à tartiner. Du pain de mie, des bouteilles d’eau, du café en poudre, des barres d’Ovomaltine, des yaourts, du chocolat. Il allait falloir noircir des feuillets et des feuillets si elle voulait avoir terminé en juillet.

Quand Antoine avait proposé de prendre les filles pour les vacances de Pâques, elle avait hésité. Les laisser partir avec lui au Kenya sans autre chaperon que Mylène ne la rassurait pas. Et si les filles s’approchaient trop près des crocodiles ? Elle en avait parlé à Shirley qui avait lancé : « Je pourrais partir avec elles, j’emmènerais Gary… Je peux m’absenter deux semaines, il n’y a pas de cours au conservatoire et je n’ai pas de grosses commandes à livrer et puis j’adore les voyages et l’aventure ! Demande à Antoine s’il est d’accord. » Antoine avait dit oui. La veille, elle avait déposé les filles, Shirley et Gary à Roissy.

S’imposer des horaires. Ne pas laisser filer le temps. Manger entre deux chapitres. Boire beaucoup de café. Étaler ses livres et ses notes sur la table de la cuisine sans avoir peur de gêner. Et écrire, écrire…

D’abord planter le décor.

Je la mets où, mon histoire. Dans les brumes du Nord ou au soleil ?

Au soleil !

Un village dans le sud de la France, près de Montpellier. Au XIIe siècle. Il y a douze millions d’habitants en France et seulement un million huit cent mille en Angleterre. La France est partagée en deux : le royaume des Plantagenêts, avec à sa tête Henri II et Aliénor d’Aquitaine, et celui de Louis VII, le roi de France, père du futur Philippe Auguste. Le soc à reversoir de la charrue a remplacé le soc droit et les récoltes sont plus abondantes. Les moulins se substituent à la meule à bras. Les hommes sont mieux nourris, l’alimentation se diversifie et la mortalité infantile diminue. Le commerce se développe sur les marchés et dans les foires. L’argent circule et devient une valeur convoitée. Le juif, dans les bourgs, est toléré mais honni. Les chrétiens n’ayant pas le droit de prêter de l’argent avec intérêt, il fait office de banquier. C’est le plus souvent un usurier. Il est intéressé à la misère du peuple et on ne l’aime pas. Il doit porter l’étoile jaune.

Dans la haute société, la seule valeur de la femme est sa virginité qu’elle apporte le jour de son mariage. Le futur mari la considère comme un ventre à féconder. Des garçons. Il ne doit pas montrer son amour. Comme l’enseigne la loi de l’Église : celui qui aime sa femme avec trop d’ardeur est considéré comme coupable d’adultère. C’est pour cette raison que de nombreuses femmes rêvent de se retirer dans un couvent. Les couvents se multiplient aux XIe et XIIe siècles.

« L’œuvre d’enfantement est permise dans le mariage mais les voluptés à la manière des putains sont condamnées », dit le prêtre dans ses sermons. Très important, le curé ! Il fait la loi. Même le roi lui obéit. Une fille qui, sortant de chez elle sans escorte, est violée devient une « aubaine ». On la montre du doigt et elle ne peut plus se marier. Des bandes de garçons, des soldats sans chefs, des chevaliers sans château, sans maître, sans armée, écument les campagnes à la recherche d’un tendron à trousser ou de vieux à dévaliser. C’est une période de grande violence sociale.

Florine a compris tout cela. Elle ne veut pas faire partie de ces femmes qu’on conduit au mariage comme à l’abattoir. Bien que l’amour courtois commence à se répandre dans les ballades des troubadours, elle n’en entend guère parler dans son village. Quand on parle de mariage, on dit que le jeune chevalier veut « jouir et s’établir, une femme et une terre ». Elle refuse d’être un objet. Elle préfère se donner à Dieu.

Florine commençait à exister. Joséphine la voyait physiquement. Grande, blonde, bien faite de sa personne, une blancheur de neige, le cou long et délié, les yeux verts en amande, bordés de cils noirs, un front haut et bombé, un teint admirable, la bouche dessinée et rose, les joues vermeilles, les mèches blondes relevées dans un bandeau brodé, tombant en cascade sur son visage. Entre autres perfections, elle a des mains d’ivoire, des mains longues, douces, aux doigts fuselés comme des cierges et terminés par des ongles brillants. Des mains d’aristocrate.

Pas comme les miennes, se dit Joséphine en jetant un œil navré sur ses ongles envahis de petites peaux.

Ses parents sont des nobles ruinés qui vivent dans une maison bourgeoise qui prend l’eau et le vent. Ils rêvent de retrouver leur splendeur passée en mariant leur fille unique. Ils appartiennent au monde de la campagne et du bourg. Ils vivent du maigre revenu de leurs terres. Ils n’ont plus qu’un cheval, une carriole, un bœuf, des chèvres et des moutons. Mais les armoiries de leur blason, reproduites sur une grande tapisserie, ornent le mur de la salle commune où ils se rassemblent lors des veillées.

L’histoire commence lors d’une veillée…

Une veillée, dans un petit bourg d’Aquitaine, au XIIe siècle.

Il faudra que j’invente un nom pour le bourg. Le soir, on se reçoit entre gens de la même famille ou entre voisins. Un soir donc, alors que les grands-parents, les enfants, les petits-enfants, les cousins et les cousines sont rassemblés, on apprend que le comte de Castelnau est revenu d’une croisade. Guillaume Longue Épée est un noble vaillant, riche et beau.

Là, je fais le portrait de Guillaume…

Sa chevelure d’or flamboie au soleil et ses soldats le repèrent dans les batailles à sa crinière déployée tel un étendard. Le roi l’a remarqué et lui a donné des terres que Guillaume a ajoutées à son comté. Il possède un très beau château que sa mère, veuve, a gardé en son absence, des terres étendues et fertiles. Il cherche à se marier et chacun se perd en conjectures sur l’identité de la future comtesse. C’est ce soir-là que Florine compte annoncer à ses parents qu’elle a choisi d’obéir à la règle de saint Benoît et d’entrer au couvent.

Je commence donc par la veillée. Florine cherche l’occasion de parler à sa mère. Non, à son père… C’est le père qui est important.

On les voit écosser les pois, gratter les bettes, ravauder les vêtements, nettoyer, raccommoder, chacun s’occupe à des tâches utiles tout en causant. On rumine le quotidien, les derniers scandales du bourg (les hommes accusés de bigamie, une fermière qui a fait disparaître son nouveau-né, le curé qui tourne autour des filles…), on se gausse, on soupire, on parle des moutons, du blé, du bœuf qui a la fièvre, de la laine à carder, de la vigne et des semences à acheter ; puis la conversation passe aux sujets éternels : les bâtisses à retaper, les enfants à marier, les impôts trop nombreux, les naissances trop rapprochées, ces enfants qui « ne font que manger »…

Je mets alors l’accent sur la mère de Florine. Une femme avide, sèche de cœur, intéressée, et le père plutôt bonhomme et bon mais dominé par sa femme.

Florine essaie d’attirer l’attention de son père et de se placer dans la conversation. En vain. Les enfants n’ont pas le droit de parler si on ne les y encourage pas. Florine doit faire la révérence quand elle s’adresse à ses parents. Alors elle se tait et guette le moment où elle pourra parler. Une vieille tante maugrée et affirme qu’il ne faut pas parler de choses futiles mais de choses magnifiques. Florine lève les yeux sur elle avec l’espoir qu’elle va parler de Dieu et qu’elle pourra alors s’exprimer. Hélas ! personne n’écoute la vieille tante et Florine reste silencieuse. Enfin, le maître des lieux, celui que tout le monde est tenu de respecter, s’adresse à sa fille et lui demande de lui apporter sa pipe.

Comme quand j’étais petite ! C’est moi qui tendais sa pipe à mon père. Maman lui interdisait de fumer à la maison. Il allait fumer sur le balcon et je le suivais. Il me montrait les étoiles et m’apprenait leurs noms…

Le père de Florine fume à la maison ; c’est Florine qui lui bourre sa bouffarde. Elle en profite pour lui annoncer son projet. Sa mère entend et se récrie. Il n’en est pas question : elle épousera le comte de Castelnau !

Florine se rebiffe. Assure que Dieu est son promis. Son père lui ordonne de gagner sa chambre, d’y rester enfermée et de méditer le premier commandement de Dieu : Tu honoreras ton père et ta mère.

Florine se retire dans sa chambre.

Là, je décris la chambre : ses coffres, ses tentures, ses icônes, ses bancs et escabeaux, son lit. Les coffres et les bahuts sont munis de serrures multiples. Avoir les clés des coffres est signe d’importance domestique. De sa chambre, quand tout le monde est reparti, Florine entend ses parents dans la chambre voisine. Parfois sa mère se plaint : « Je n’ai rien à me mettre, tu me négliges… Une telle est mieux habillée que moi, une autre plus honorée, tout le monde me trouve ridicule… » Elle gémit tout le temps et son mari reste silencieux. Ce soir-là, ils parlent d’elle, de son rôle de fille. Une fille de bonne famille fait le pain, fait les lits, lave, cuisine, s’occupe à tous les travaux de toile et d’aiguille, brode des aumônières. Tout est réglé par les parents : elle leur doit obéissance en tout.

« Elle épousera Guillaume Longue Épée, assure la mère, et je n’en démordrai point. »

Son père se tait.

Le lendemain, Florine arrive dans la cuisine et sa nourrice s’évanouit. Sa mère accourt et s’évanouit à son tour ! Florine s’est rasé la tête et répète, butée : « Je n’épouserai pas Guillaume Longue Épée, je veux entrer au couvent. »

Sa mère retrouve ses esprits et l’enferme dans sa chambre.

C’est l’indignation générale : reproches et brimades pleuvent. On la prive de serrure, de liberté, on l’expédie comme une souillon à la cuisine. Florine est très belle. Florine est parfaite. Aucun ragot ne court sur son compte, le curé en répond. Elle va à confesse trois fois par semaine. Elle fera une épouse idéale. Tout permet aux parents d’espérer un beau mariage.

Elle est bouclée chez elle. Surveillée par sa mère, son père et les servantes. Un travail domestique solitaire et silencieux aura raison des songes ridicules que peut nourrir cette écervelée. On la tient éloignée des fenêtres. On surveille beaucoup les fenêtres car elles sont dangereuses pour la vertu des filles. Ouvertes sur la rue, abritées par les persiennes, elles autorisent les pires libertinages. On épie, on regarde, on converse d’une baie à l’autre.

La réputation de Florine est allée jusqu’aux oreilles de Guillaume Longue Épée. Il demande à la voir. La mère la couvre d’un voile brodé et de mille breloques pour cacher son crâne rasé.

L’entrevue a lieu. Guillaume Longue Épée est fasciné par la beauté silencieuse de Florine et par ses longues mains d’ivoire. Il la demande en mariage. Florine doit s’incliner. Elle décide que ce sera là son premier degré d’humilité.

Le mariage. Guillaume désire un grand mariage. Il fait dresser une immense estrade, couverte de tables où festoient pendant huit jours jusqu’à cinq cents personnes. L’estrade est décorée de tapisseries, de meubles précieux, d’armures, d’étoffes rapportées d’Orient. Des parfums brûlent dans des vasques. Pour protéger les dîneurs, un immense vélum de drap bleu clair a été tendu, brodé et festonné de guirlandes de verdure mêlées de roses. Une crédence d’argent ciselé trône sur l’estrade. Le sol est jonché de verdure. Cinquante cuisiniers et gâte-sauces s’affairent dans les cuisines. Les plats succèdent aux plats. La mariée porte une coiffure de plumes de paon qui coûte cinq à six ans de salaire d’un bon maçon. Pendant toute la journée du mariage, elle garde les yeux baissés. Elle a obéi. Elle a promis devant Dieu d’être une bonne épouse. Elle tiendra sa promesse.

Et là, pense Joséphine, je brosse les premiers jours de femme mariée de Florine. Sa nuit de noces. La terreur de la nuit de noces ! Ces femmes-enfants qu’on livrait à des soudards qui revenaient des guerres et ne connaissaient rien au plaisir féminin. Elle tremble, nue, sous sa chemise. Peut-être que Guillaume est doux… Je verrai bien le degré de sympathie qu’il m’inspire ! Pendant son mariage avec Florine, Guillaume Longue Épée prospère et devient très riche. Comment ? Il faut que je réfléchisse…

Le deuxième mari, elle le…

À ce moment-là, on sonna à sa porte. Joséphine, d’abord, ne voulut pas ouvrir. Qui pouvait bien venir la déranger chez elle ? Elle se déplaça sur la pointe des pieds jusqu’à l’œilleton de la porte. Iris !

— Ouvre, Jo, ouvre. C’est moi, Iris.

Joséphine ouvrit à contrecœur. Iris éclata de rire.

— Mais t’es habillée comment ? On dirait une souillon !

— Ben… Je travaille…

— Je suis venue te rendre une petite visite pour voir où tu en étais de mon livre et comment va notre héroïne.

— Elle s’est rasé la tête, bougonna Joséphine qui aurait bien rasé celle de sa sœur.

— Je veux lire ! Je veux lire !

— Écoute, Iris, je ne sais pas si… Je suis en plein travail.

— Je ne reste pas, je te le promets. Je ne fais que passer.

Elles pénétrèrent dans la cuisine et Iris se pencha sur l’ordinateur. Elle commença à lire. Son portable sonna et elle répondit. « Non, non, tu me déranges pas, je suis chez ma sœur. Oui ! À Courbevoie ! T’imagines ! J’ai pris une boussole. Et mon passeport ! Ah ! ah ! ah ! Non ! C’est vrai ? Raconte… Il a dit ça ! Et elle, qu’est-ce qu’elle a dit ? »

Joséphine sentit son sang bouillir. Non seulement elle me dérange mais, en plus, elle s’arrête en pleine lecture pour babiller au téléphone. Elle arracha l’ordinateur des mains de sa sœur en la foudroyant du regard.

— Oh ! oh ! Je vais être obligée de te quitter, Joséphine me mitraille des yeux ! Je te rappelle.

Iris fit claquer le clapet de son portable.

— Tu es fâchée ?

— Oui. Je suis fâchée. D’abord tu te pointes sans prévenir, tu me déranges en plein boulot, et ensuite tu t’interromps alors que tu lis ma prose, pour parler à une crétine et te moquer de moi ! Si ça ne t’intéresse pas ce que j’écris, ne viens pas me déranger, d’accord ?

La colère de Florine bouillait en elle.

— Je croyais t’aider en venant te donner mon avis.

— Je n’ai pas besoin de ton avis, Iris. Laisse-moi écrire en paix et quand moi, je l’aurai décidé, tu liras.

— D’accord, d’accord. Calme-toi ! Je peux lire un peu tout de même ?

— À condition que tu ne répondes plus au téléphone.

Iris opina et Joséphine lui rendit l’ordinateur. Iris lut en silence. Son téléphone sonna. Elle ne répondit pas. Quand elle releva la tête, elle fixa sa sœur et dit « c’est bien. C’est très bien ».

Joséphine sentit le calme revenir en elle.

Jusqu’à ce qu’Iris sourie et dise :

— C’est une bonne idée qu’elle se rase la tête… Bon gimmick !

Joséphine ne répondit pas. Elle n’avait qu’une hâte : reprendre le cours de son roman.

— Tu veux que je parte maintenant ?

— Tu ne m’en voudras pas ?

— Non… Je me félicite, au contraire, que tu prennes ça au sérieux.

Elle prit son sac, son portable, embrassa sa sœur et partit, laissant derrière elle l’odeur tenace de son parfum.

Joséphine se laissa aller contre la porte d’entrée, souffla et revint dans la cuisine. Elle reprit l’écriture de son histoire mais dut y renoncer : elle n’avait plus une seule idée.

Elle poussa un cri de rage et ouvrit la porte du réfrigérateur.


— Papa, les crocodiles, ils vont me manger ?

Antoine serra la petite main de Zoé dans la sienne et la rassura. Les crocodiles ne la mangeraient pas. Il ne fallait pas qu’elle s’approche de trop près ni qu’elle leur donne à manger. On n’est pas dans un zoo, ici, il n’y a pas de gardiens. Il faut faire attention, c’est tout.

Il avait emmené Zoé faire une promenade le long des étangs à crocodiles. Il voulait lui montrer où il travaillait, ce qu’il faisait. Qu’elle se dise qu’il était parti pour une bonne raison. Il se souvenait de la recommandation de Joséphine : « Donne du temps à Zoé, ne te laisse pas accaparer par Hortense. » Shirley, Gary et les filles étaient arrivés la veille, fatigués par le voyage, la chaleur, mais excités à l’idée de découvrir le Croco Park, la mer, la lagune, les récifs de corail. Shirley avait acheté un guide sur le Kenya et le leur avait lu dans l’avion. Ils avaient dîné sous la véranda. Mylène semblait heureuse d’avoir de la compagnie. Elle avait cuisiné toute la journée pour que le repas soit réussi. Et il l’était. Antoine s’était senti, pour la première fois depuis son installation au Kenya, heureux. Heureux d’avoir ses filles. Heureux de reconstituer une vie de famille. Mylène et Hortense semblaient très bien s’entendre. Hortense avait promis à Mylène de l’aider à vendre ses produits de beauté. « Alors je te maquillerai et tu seras une sorte de pub ambulante, mais fais attention à ne pas affoler les Chinois ! » Hortense avait eu une petite moue de dégoût, « ils sont trop petits, trop maigres, trop jaunes, moi j’aime les vrais hommes avec des muscles partout ! ». Antoine avait écouté, stupéfait par l’assurance de sa fille. Gary avait tâté ses biceps. Il en était à cinquante pompes, matin et soir. Encore un effort, le nain, et je te calculerai ! Shirley s’était renfrognée. Elle ne supportait pas qu’on traite son fils de nain.

Ce matin, Zoé était entrée dans leur chambre sans frapper. Il lui avait fait signe de ne pas faire de bruit et ils étaient partis tous les deux en promenade.

Ils marchaient en silence. Antoine montrait à Zoé les installations du parc. Lui apprenait le nom d’un arbre, d’un oiseau. Il avait pris soin de mettre de la crème solaire à Zoé et lui avait donné un grand chapeau pour la protéger du soleil. Elle chassa une mouche de la main et soupira.

— Papa, tu vas rester longtemps ici ?

— Je ne sais pas encore.

— Quand tu auras tué tous les crocodiles, que tu les auras mis en boîte ou que tu en auras fait des sacs, tu pourras partir, non ?

— Il y en aura d’autres. Ils vont faire des petits…

— Et les petits, tu les tueras aussi ?

— Je serai bien obligé…

— Même les bébés ?

— J’attendrai qu’ils grandissent… Ou je n’attendrai pas, si je trouve un autre travail.

— Je préférerais que tu n’attendes pas. C’est grand à quel âge, un crocodile ?

— À douze ans…

— Alors tu n’attends pas ! Hein, papa ?

— À douze ans, il prend un territoire et une femelle.

— C’est un peu comme nous, alors.

— Un peu, c’est vrai. La maman crocodile pond une cinquantaine d’œufs et puis elle reste pendant trois mois à couver ses œufs. Plus la température du nid est haute, plus elle aura des crocodiles mâles. Ça, c’est pas comme nous.

— Alors, elle aura cinquante bébés !

— Non, parce qu’il y en a qui vont mourir dans l’œuf et d’autres qui seront mangés par des prédateurs. Les mangoustes, les serpents, les aigrettes. Ils guettent les absences de la mère et viennent fouiller le nid.

— Et quand ils sont nés ?

— La maman croco les prend dans sa gueule très délicatement et les met à l’eau. Elle va rester avec eux pendant des mois, voire un à deux ans, pour les protéger mais ils se débrouillent tout seuls pour manger.

— Ça lui fait beaucoup d’enfants à s’occuper !

— Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des bébés crocodiles meurent en bas âge. C’est la loi de la nature…

— Et la maman, elle a de la peine ?

— Elle sait que c’est comme ça… elle se bat pour les survivants.

— Elle doit avoir de la peine quand même. Elle a l’air d’être une bonne maman. Elle se donne beaucoup de mal. C’est comme maman, elle se donne beaucoup de mal pour nous. Elle travaille beaucoup…

— Tu as raison, Zoé, ta maman est formidable.

— Alors pourquoi tu es parti ?

Elle s’était arrêtée, avait relevé un bord de son chapeau et le regardait avec sérieux.

— Ça, c’est un problème de grande personne. Quand on est petit, on croit que la vie est simple, logique et quand on grandit, on s’aperçoit que c’est plus compliqué… j’aime infiniment ta maman, mais…

Il ne savait plus quoi dire. Il se posait la même question que Zoé : pourquoi était-il parti ? Après avoir raccompagné les filles, l’autre soir, il serait bien resté avec Joséphine. Il se serait glissé dans le lit, se serait endormi et la vie aurait recommencé, rassurante, douce.

— Ce doit être compliqué si même toi tu sais pas… Moi, je voudrais jamais devenir une grande personne ! C’est que des embêtements. Peut-être que je peux grandir et pas devenir une grande personne…

— Tout le problème est là, chérie : apprendre à devenir une grande et bonne personne. On met des années à apprendre et, parfois, on n’apprend pas… Ou on comprend trop tard qu’on a fait une bêtise.

— Quand tu dors avec Mylène, tu dors tout habillé ?

Antoine sursauta. Il ne s’attendait pas à cette question. Il reprit la main de sa fille, mais elle se dégagea et répéta sa question.

— Pourquoi tu me demandes ça ? C’est important ?

— Tu fais l’amour avec Mylène ?

Il bredouilla :

— Enfin, Zoé, ça ne te regarde pas !

— Si ! Si tu fais l’amour avec elle, tu vas avoir plein de petits bébés et moi, je veux pas…

Il s’accroupit, la prit dans ses bras et lui murmura tout doucement :

— Je ne veux pas d’autres enfants qu’Hortense et toi.

— Tu me le promets ?

— Je te le promets… Vous êtes mes deux amours de filles et vous remplissez tout mon cœur.

— Alors tu dors tout habillé !

Il ne se résolut pas à mentir ; il décida de changer de sujet de conversation.

— Tu n’as pas faim ? Tu n’as pas envie d’un bon gros déjeuner avec des œufs, du jambon, des tartines et de la confiture ?

Elle ne répondit pas.

— On va rentrer… D’accord ?

Elle hocha la tête. Prit un air soucieux. Sembla réfléchir un instant. Antoine l’observa, craignant une autre question déroutante.

— C’est Mylène qui fait le pain, ici. Il est délicieux, parfois un peu trop cuit mais…

— Alexandre, lui aussi, il se fait du souci pour ses parents. À un moment, ils dormaient plus ensemble et Alexandre m’a dit qu’ils faisaient plus du tout l’amour !

— Et comment il le savait ?

Elle gloussa et lança un coup d’œil à son père qui signifiait tu me prends pour un bébé ou quoi ?

— Parce qu’il n’entendait plus de bruit dans leur chambre ! C’est comme ça qu’on sait.

Antoine se fit la réflexion qu’il allait devoir faire attention pendant que les filles étaient là.

— Et ça l’inquiétait ?

— Oui parce que après les parents, ils divorcent…

— Pas toujours, Zoé. Pas toujours… Maman et moi, on n’est pas encore divorcés.

Il s’arrêta net. Il valait mieux changer de sujet pour éviter d’autres questions embarrassantes.

— Oui, mais ça revient au même… Vous dormez plus ensemble.

— Tu la trouves jolie, ta chambre, ici ?

Elle fit la moue et répondit « oui, ça va, ça peut aller ».

Ils revinrent vers la maison en silence. Antoine reprit la main de Zoé dans la sienne et elle le laissa faire.

Ils passèrent l’après-midi à la plage. Sans Mylène qui ouvrait sa boutique à seize heures. Antoine eut un choc quand Hortense laissa tomber son tee-shirt et son paréo : elle avait un corps de femme. De longues jambes, une taille cambrée, des belles fesses rondes, un petit ventre doux, musclé, deux seins bien pleins que le maillot de bain avait du mal à contenir. Un corps et un port de femme. La manière dont elle releva ses longs cheveux et les attacha, dont elle enduisit ses cuisses, ses épaules, son cou de crème le troubla. Il détourna les yeux et chercha sur la plage s’il y avait des hommes qui la reluquaient. Il fut soulagé de s’apercevoir qu’ils étaient presque seuls, à part quelques enfants qui jouaient dans les vagues. Shirley s’aperçut de son trouble et constata :

— Stupéfiant, non ? Elle va rendre les hommes fous ! Dès qu’il la voit, mon fils se prend les pieds dans ses lacets.

— Quand je suis parti, c’était encore un bébé.

— Va falloir t’y faire ! Et ça ne fait que commencer.

Les enfants s’étaient précipités dans la mer. Le sable blanc collait sous leurs pieds et ils se jetèrent en criant dans les vagues. Antoine et Shirley, assis côte à côte, les regardaient.

— Elle a un petit ami ? demanda Antoine.

— Je ne sais pas. Elle est très secrète.

Antoine soupira.

— Oh là là ! Et je ne serai pas là pour la surveiller.

Shirley eut un sourire ironique.

— Elle te mène par le bout du nez ! Elle enjôle tous les hommes… Va falloir te préparer au pire, c’est plus simple.

Antoine porta son regard dans la mer où les trois enfants sautaient dans les vagues. Gary attrapa Zoé et la jeta dans une vague. Attention ! faillit crier Antoine puis il se rappela qu’il n’y avait pas beaucoup de fond et que Zoé avait pied. Son regard revint sur Hortense qui s’était écartée et faisait la planche sur le ventre, les bras le long du corps, les jambes jointes en une longue queue de sirène, ne laissant dépasser que ses yeux mi-clos qui affleuraient sur l’eau.

Un frisson le parcourut. Il se leva et proposa à Shirley :

— On les rejoint ? Tu vas voir, l’eau est délicieuse.

C’est en pénétrant dans l’eau qu’Antoine se rappela soudain qu’il n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis l’arrivée des filles.


Henriette Grobz était sur le sentier de la guerre.

Devant son miroir, elle finissait de poser son chapeau et enfonçait vigoureusement une longue épingle de part et d’autre de la structure en feutre afin qu’il tienne bien droit sur la tête et ne s’envole pas au premier coup de vent. Puis elle se barra les lèvres d’un trait de rouge vermillon, les joues de deux coups de blush foncé, clippa deux boucles d’oreilles sur ses lobes secs et fripés, et se dressa, prête à faire son enquête.

Ce matin-là, on était un 1er mai, et le 1er mai, personne ne travaille.

Personne, excepté Marcel Grobz.

Il lui avait annoncé au petit-déjeuner qu’il partait au bureau et ne rentrerait que le soir tard, qu’elle ne l’attende pas pour dîner.

Au bureau ? avait répété en silence Henriette Grobz en penchant sa tête aux cheveux plaqués sur le crâne par d’abondantes giclées de laque. Son chignon était si tiré qu’elle n’avait pas besoin de lifting. Elle prenait dix ans quand elle le défaisait : ses chairs affaissées et molles tombaient faute d’épingles pour les maintenir. Au bureau, un 1er mai ? Il y avait anguille sous roche. C’était bien la confirmation de ce qu’elle pressentait depuis la veille.

Une deuxième bombe que lâchait le débonnaire Marcel en décapitant le haut de son œuf à la coque et en y trempant sa mouillette de baguette beurrée. Elle contempla cet homme boudiné et gras qui avait du jaune d’œuf qui coulait sur le menton et eut un haut-le-cœur.

La première bombe avait éclaté, la veille. Ils dînaient en tête-à-tête, à chaque bout de la longue table de la salle à manger pendant que Gladys, leur bonne mauricienne, faisait le service quand Marcel avait demandé « tu as passé une bonne journée ? » comme il le faisait chaque soir quand ils dînaient ensemble. Mais hier soir, il avait ajouté deux petits mots qui avaient crépité comme un tir de mitraillette. Marcel n’avait pas seulement demandé « tu as passé une bonne journée », il avait ajouté « ma chérie » à la fin de sa question !

« Tu as passé une bonne journée, ma chérie ? »

Et il avait replongé le nez dans son bœuf-carottes sans prêter attention à la tempête qu’il venait de déchaîner.

Cela faisait vingt ans ou davantage que Marcel Grobz n’appelait plus Henriette « ma chérie ». D’abord parce qu’elle lui avait interdit de l’apostropher ainsi en public, ensuite parce qu’elle trouvait ces deux petits mots « grotesques ». « Grotesques », c’était son interprétation à elle de cette marque de tendresse entre époux. À force de s’entendre rabrouer chaque fois qu’il se laissait aller, Marcel ne s’adressait plus à elle qu’en employant des termes plus neutres comme « ma chère » ou tout simplement « Henriette ».

Mais hier soir, il l’avait appelée « ma chérie ».

Ce fut comme un nerf de bœuf qui lui cingla le visage.

Ce « ma chérie » ne lui était évidemment pas destiné.

Elle avait passé la nuit à se tourner et se retourner dans le grand lit autrefois conjugal et, quand elle s’était levée à trois heures du matin pour aller prendre un petit verre de vin rouge qui, l’espérait-elle, l’aiderait à s’endormir, elle avait poussé tout doucement la porte de la chambre de Chef pour constater que le lit n’était pas défait.

Encore un indice !

Il lui arrivait de ne pas dormir chez lui, quand il était en déplacement, mais il ne s’agissait pas de déplacement puisqu’il avait dîné avec elle et s’était retiré dans sa chambre ensuite comme chaque soir. Elle avait pénétré dans la chambre de Chef, avait allumé la lumière : pas de doute, l’oiseau s’était envolé, les draps n’étaient même pas défaits ! Elle avait regardé avec étonnement cette petite chambre où elle n’entrait jamais, le lit étroit, une table de nuit bancale, le tapis bon marché, une lampe à l’abat-jour déchiré, des chaussettes qui traînaient. Elle avait inspecté la salle de bains : rasoir, after-shave, peigne, brosse, shampooing, dentifrice et… et toute une ligne de produits de beauté pour hommes, Bonne gueule de la marque Nickel. Crème de jour, crème pour teint brouillé, crème gommante, crème adoucissante, crème hydratante, crème contour des yeux, crème raffermissante, crème poignées d’amour. La panoplie de beauté de Chef étalée sur les rebords du lavabo la narguait.

Elle poussa un cri : Chef avait une maîtresse ! Chef roucoulait ! Chef faisait des frais ! Chef faisait le mur !

Elle partit à la cuisine finir la bouteille de bordeaux grand cru qu’elle avait commencée lors du dîner.

Elle ne ferma pas l’œil de la nuit.

L’histoire du 1er mai, au petit-déjeuner, confirma ses doutes.

Il allait falloir qu’elle se livre à une enquête. En premier lieu, courir au bureau de Chef pour savoir s’il y était vraiment. Fouiller dans son courrier, son agenda de bureau, consulter ses rendez-vous, étudier ses talons de chéquier, ses relevés de carte bleue. Il faudrait pour cela qu’elle passe sur le corps de cette petite vermine de Josiane mais n’était-on pas le 1er mai ? Les bureaux seront vides et je pourrai fouiller en toute liberté ! Je n’aurai qu’à éviter ce ballot de René et sa cocotte de femme, deux grands nigauds entretenus grassement par ce benêt de Marcel Grobz. Quel nom infâme ! Et dire que je le porte, maugréa-t-elle, en vérifiant que son épingle à chapeau tenait bien.

Que ne faut-il pas faire pour élever ses enfants ! On se sacrifie sur l’autel de la maternité. Iris savait être reconnaissante, agréable, plaisante, mais Joséphine ! Une honte ! Et rebelle avec ça ! Elle fait sa crise d’adolescence à quarante ans, n’est-ce pas ridicule ? Enfin, on ne se voit plus et ça vaut bien mieux. Je ne la supportais pas ! Je ne supporte pas la vie médiocre qu’elle s’est choisie : un ballot de mari, un appartement dans une tour en banlieue et un salaire minable de petite prof. Parlez-moi d’une réussite ! C’est risible. Il n’y avait guère que la petite Hortense qui mettait un peu de baume sur ses blessures. Une vraie jeune fille, celle-là, un beau maintien, de l’allure, et d’autres ambitions que sa pauvre mère !

Elle tira sur son cou pour en effacer les rides et, s’efforçant de garder la bouche pincée, elle sortit de chez elle et appela l’ascenseur.

En passant devant la loge de la concierge, elle inclina la tête et fit un grand sourire. La concierge lui rendait de nombreux services ; elle tenait à conserver son amitié.

Henriette Grobz était comme beaucoup de gens : détestable avec ses proches, aimable avec le premier venu. Comme elle pensait qu’elle n’avait plus rien à gagner auprès des personnes avec lesquelles elle vivait et qu’elle ignorait tout ce qui était don, amour et générosité, elle ne faisait plus d’efforts et exerçait sur ses proches une tyrannie brutale, impitoyable, afin de les maintenir sous son joug. Mais, remplie d’orgueil, il lui manquait ces douces flatteries chères à son cœur, flatteries qu’elle ne pouvait récolter qu’auprès de parfaits inconnus, qui, ignorant le tréfonds de son âme, trouvaient cette femme charmante, admirable et la paraient de toutes les qualités. Qualités dont elle se vaporisait et qu’elle répétait à l’envi, mentionnant tous ces gens qui l’aimaient tant et tant, qui se feraient couper en mille morceaux pour elle, qui la jugeaient si distinguée, si méritante, si éblouissante… Aussi faisait-elle de louables efforts pour se gagner l’estime de ces gens-là, alors qu’elle soupçonnait ses proches, sa fille Joséphine en particulier, d’avoir sondé le vide de son cœur. Elle espérait ainsi gagner l’estime de ceux qui lui étaient étrangers et agrandir le cercle au centre duquel elle se plaçait. En rendant service à de parfaits inconnus, elle en recueillait un gain d’amour-propre qui la confortait dans la haute opinion qu’elle avait d’elle-même.

La concierge faisait partie de sa cour. Henriette lui donnait ses vieilles frusques en lui assurant qu’elles provenaient des plus grands couturiers, un billet à son fils qui lui montait ses paquets quand elle était trop chargée et permettait au concierge de garer gratuitement sa voiture dans le parking vacant qu’ils possédaient dans l’immeuble. Par ces fausses générosités, elle s’assurait une gratitude qui la rehaussait dans l’idée qu’elle avait d’elle-même et lui permettait de continuer à terroriser son entourage. Ce réseau d’amitiés lointaines la rassurait. Elle pouvait s’épancher auprès d’elles, raconter sans fin les mille tourments que lui faisait subir sa fille cadette et, autrefois, Joséphine était souvent étonnée de l’air revêche qu’arborait la concierge quand elle rendait visite sa mère.

Ce matin-là, Henriette Grobz n’eut aucun mal à supputer le pire chez son époux. Elle voyait le mal partout puisqu’elle le portait en elle.

Elle fut d’abord surprise de ne pas trouver la voiture et le chauffeur au garde-à-vous devant sa porte, puis se souvint qu’il ne travaillait pas le 1er Mai, maudit ces fêtes et ces jours fériés qui entretenaient la paresse des Français et ralentissaient l’activité du pays, et consentit à tendre le bras pour arrêter un taxi.

— Avenue Niel, aboya-t-elle au chauffeur d’une Opel grise qui s’arrêta en la frôlant de très près.

Comme elle s’y attendait, les bureaux étaient vides.

Nulle trace de Chef ni de sa secrétaire. Ni des deux crétins de l’entrepôt. Elle eut un rire mauvais et monta les escaliers du bureau dont elle possédait les clés.

Elle s’installa confortablement, commença à inspecter les papiers en attente, ouvrit un classeur puis un autre, releva les rendez-vous sur l’agenda. Aucun nom de femme, aucune initiale suspecte. Elle ne se découragea pas, entreprit de vider les tiroirs à la recherche de chéquiers et de relevés de carte bleue. Les talons de chèque ne lui apprirent rien. Ni les doubles de carte bleue. Elle commençait à désespérer lorsqu’elle mit la main sur une grosse enveloppe coincée au fond d’un des tiroirs sur lesquels était inscrit « Frais divers ». Elle ouvrit l’enveloppe et une vague chaude de joie revancharde la submergea. Elle le tenait ! Une facture d’hôtel, quatre nuits au Plazza pour deux personnes, avec petits déjeuners, tiens, tiens, ricana-t-elle, du caviar et du champagne au petit-déjeuner, il ne s’ennuie pas quand il est avec sa poule ! une facture salée établie au nom d’un bijoutier de la place Vendôme, et d’autres encore, de champagne, de parfums, de vêtements provenant de boutiques griffées ! Fichtre ! il s’en donne du mal pour ses conquêtes, rien n’est trop beau pour elles ! Quand on est vieux, on paie ! Et on paie cher !

Elle se leva, passa dans le bureau de Josiane pour photocopier son butin. Pendant que la machine tournait, elle se demanda pourquoi Chef avait gardé ces factures. Les avait-il payées avec le chéquier de l’entreprise ? Si c’était le cas, il tombait sous le coup de l’abus de bien social et elle le coinçait doublement !

Elle revint s’asseoir au bureau, continua à fouiller. Il y avait peut-être d’autres enveloppes suspectes. Son pied heurta un carton, sous le bureau. Elle se pencha, l’extirpa, l’ouvrit et regarda, médusée, son contenu : des dizaines de grenouillères roses, bleues, blanches, en velours de coton, en nid-d’abeille, en soie mélangée, des bavoirs, des moufles pour bébé afin qu’il ne s’égratigne pas le visage, des chaussettes en laine de toutes les couleurs, des châles luxueux provenant de La Châtelaine, et des catalogues suisses, anglais, français de berceaux, de landaus, de mobiles à accrocher au-dessus de la couche du chérubin. Elle inspecta le carton et réfléchit. Il allait lancer une ligne pour bébés ! Copier les plus grands noms, la faire fabriquer à bas prix en Chine ou ailleurs. Elle eut une grimace de dégoût. Le vieux Grobz attaquait un nouveau marché. Celui des bébés. Pitoyable ! Elle referma le carton et le repoussa sous le bureau de la pointe de son escarpin. C’est comme ça qu’il se console de ne jamais avoir eu d’enfant ! La vieillesse est un âge pathétique quand on perd le sens des convenances, il faut savoir renoncer. Dieu sait qu’il l’avait tannée avec son envie d’enfant… Mais elle avait tenu bon ! Sa poigne d’acier ne s’était pas relâchée. C’était déjà assez pénible de subir ses assauts, de sentir ses petits doigts boudinés lui pétrir les seins et… Elle eut une grimace de dégoût et se reprit. Allez ! Ce temps était passé, elle y avait vite mis le holà.

Elle redescendit par l’escalier. Elle avait peur de prendre l’ascenseur toute seule. Il lui était arrivé une fois d’y rester coincée et elle avait cru mourir. Elle étouffait, happait l’air en battant de la tête, suffoquait, râlait. Il avait fallu qu’elle ôte son chapeau, dégrafe son chemisier, qu’elle défasse une à une les épingles de son chignon pour reprendre son souffle et c’est une vieille femme, affolée et agonisante, qu’avaient récupérée les pompiers appelés à la rescousse. L’épisode avait duré une bonne heure, mais elle n’oublierait jamais les regards interdits du personnel lorsqu’elle était sortie, titubante. Elle n’avait pas osé remettre les pieds dans l’entreprise pendant longtemps.

Dans la cour, elle entendit une musique de sauvages provenant du logement de Ginette et René, et un homme, ivre probablement, passa la tête pour l’apostropher :

— Hé, la vieille ! Tu viens twister avec nous ! Hé, les mecs ! Venez voir, y a une vieille avec un bibi sur la tête qui s’enfuit !

— Ta gueule, Régis ! gueula un homme qui semblait être René. C’est la mère Grobz.

Elle haussa les épaules et accéléra le pas, serrant l’enveloppe diffamante sous son bras. Vous pouvez vous moquer, je vous tiens tous et vous ne vous en tirerez pas comme ça, pesta-t-elle en priant le ciel de trouver un taxi tout de suite afin de mettre son butin à l’abri dans le coffre de sa chambre.


— C’est pour ça qu’on ne te voit plus nulle part ? Tu t’enfermes et tu écris ?

Iris prit un air mystérieux et acquiesça. Elle se transporta en pensée dans la cuisine de Joséphine et décrivit les affres de la création à une Bérengère médusée par la métamorphose de son amie.

— C’est épuisant, tu sais. Tu me verrais ! Je ne sors presque pas de mon bureau. Carmen m’apporte des plateaux-repas. Elle me force parce que j’oublie complètement de manger !

— C’est vrai : tu as maigri…

— Tous ces personnages dans ma tête ! Ils m’habitent. Ils sont plus réels que toi, Alexandre ou Philippe ! C’est pas dur : tu me vois là, mais je ne suis pas là ! Je suis avec Florine, c’est le nom de mon héroïne.

Bérengère écoutait, bouche béante.

— Je n’en dors plus. Je me relève la nuit pour prendre des notes. J’y pense tout le temps. Et puis, il faut trouver à chacun son langage, son évolution intérieure qui va faire avancer l’action sans que ça ait l’air plaqué. Tout doit couler, tout doit avoir l’air d’être écrit sans effort pour que le lecteur puisse s’engouffrer et faire son miel. Laisser des trous, faire des ellipses…

Bérengère n’était pas sûre de comprendre le sens du mot « ellipse » mais n’osa demander à Iris de le lui expliquer.

— Et comment fais-tu pour les histoires du Moyen Âge ?

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