Je parle aux filles régulièrement et elles ont l’air d’aller très bien. Je suis très content. J’espère que les Barthillet sont enfin partis et que tu vas cesser de jouer les saint-bernards ! Ces gens-là sont des parasites de la société. Et de très mauvais exemples pour nos filles…
Mais pour qui se prend-il ? Parce que sa copine fait fortune avec des points noirs et des fonds de teint, il me fait la leçon !
Il faudra qu’on discute des vacances de cet été. Je ne sais pas encore comment je vais m’organiser. Je ne pense pas pouvoir m’éloigner des crocodiles. Je devrais avoir mes premières portées. Dis-moi ce que tu as prévu et je m’alignerai. Je t’embrasse fort, Antoine.
P-S : Maintenant que je gagne de l’argent, je vais pouvoir payer mon emprunt. Tu n’as plus de souci à te faire. Je vais appeler Faugeron. Il va falloir qu’il me parle sur un autre ton, celui-là !
P-S : Hier, à la télé, j’ai découvert que je pouvais suivre « Questions pour un champion » ! C’est retransmis avec un jour de décalage ! C’est pas génial ?
Joséphine haussa les épaules. La lecture du mail d’Antoine avait fait naître des sentiments si contradictoires qu’elle demeura bête devant son écran.
Elle regarda l’heure. Iris rentrerait avec les enfants. Madame Barthillet reviendrait de son rendez-vous avec Alberto. Hortense de sa journée de travail chez Chef. Fini la tranquillité ! Demain, elle recommencerait. Elle avait hâte de recommencer.
Elle ferma l’ordinateur et se leva pour préparer le dîner. Le téléphone sonna. C’était Hortense.
— Je vais rentrer un peu tard. Il y a un pot organisé à l’atelier…
— Qu’est-ce que tu appelles « un peu tard » ?
— Je ne sais pas… Ne m’attendez pas pour dîner. Je n’aurai pas faim.
— Hortense, comment vas-tu rentrer ?
— On me raccompagnera.
— C’est qui, « on » ?
— Je ne sais pas. Je trouverai bien quelqu’un ! Ma petite maman chérie, s’il te plaît… Ne me gâche pas ma joie ! Je suis si contente de travailler et tout le monde paraît enchanté de moi. On m’a fait plein de compliments.
Joséphine regarda sa montre. Il était sept heures du soir.
— D’accord, mais tu ne rentres pas après…
Elle hésita. C’était la première fois que sa fille lui demandait l’autorisation de sortir, elle ne savait pas ce qu’il convenait de dire.
— Dix heures ? D’accord, maman chérie, je serai là à dix heures, ne te fais pas de souci… Tu vois, si j’avais un portable, ce serait plus pratique. Tu pourrais me joindre tout le temps et tu serais rassurée. Enfin…
Sa voix était retombée et Joséphine pouvait imaginer la moue qu’elle faisait. Hortense raccrocha. Joséphine resta abasourdie. Téléphoner à Chef pour lui demander de veiller à mettre Hortense dans un taxi ? Hortense serait furieuse qu’elle fasse le gendarme derrière son dos. De plus, elle n’avait plus parlé à Chef depuis la brouille avec sa mère…
Elle demeura près du téléphone en se mordant les doigts. Elle sentait un nouveau danger se profiler : gérer la liberté d’Hortense. Elle esquissa un petit sourire ; deux mots qui n’allaient vraiment pas ensemble, « gérer » et « Hortense ». Elle n’avait jamais su « gérer » Hortense. Elle était toujours étonnée quand sa fille lui obéissait.
Elle entendit une clé tourner dans la serrure de la porte d’entrée, madame Barthillet entra dans la cuisine et se laissa tomber sur une chaise.
— Ça y est !
— Ça y est quoi ?
— Il s’appelle Alberto Modesto et il a un pied bot.
— C’est joli, Alberto Modesto…
— Oui mais un pied bot, c’est pas joli du tout. C’est bien ma chance ! Je tombe sur un infirme.
— Enfin, Christine, ce n’est pas grave !
— C’est pas vous qui serez obligée de marcher dans la rue à côté d’une chaussure géante ! Je vais avoir l’air de quoi, moi ?
Joséphine la considéra, stupéfaite.
— Et encore, je m’en suis aperçue parce que j’ai rusé ! Sinon il m’aurait encore flouée. Quand je suis arrivée au café, il était là, tout bien habillé, tout bien parfumé, assis sur sa chaise, le col de sa chemise ouverte et un petit paquet-cadeau… Tenez !
Elle tendit sa main, exhibant ce qui ressemblait à un petit diamant à son annulaire.
— On s’embrasse, il me fait des compliments sur ma tenue, il commande une menthe à l’eau pour lui et un café pour moi et on parle, et on parle… Il dit qu’il s’attache de plus en plus à moi, qu’il a bien réfléchi, qu’il va me louer cet appartement dont j’ai tant besoin. Alors je l’embrasse comme du bon pain, je me pends à son cou, je gigote, bref, je me rends ridicule ! Lui, il boit du petit-lait et il ne me propose toujours pas d’aller à l’hôtel. Le temps passe, je commence à me dire que c’est pas normal et je prétexte un rendez-vous pour lever le camp. Là, Alberto me baise la main et me dit la prochaine fois, on achète le journal et on fait les petites annonces ensemble. Je me lève et je vais me poster au coin de la rue en attendant qu’il décanille. C’est comme ça que je l’ai vu passer. Avec son pied bot ! On dirait qu’il a le pied pris dans une boîte à outils ! Il boite, madame Joséphine, il boite ! Il est tout de travers !
— Et alors ? Il a le droit de vivre, non ?
Joséphine avait rugi son dégoût.
— Il a le droit d’avoir un pied bot puisque vous avez le droit de l’escroquer.
Christine Barthillet écoutait Joséphine, bouche bée.
— Ben, madame Joséphine… Faut pas vous mettre en colère.
— Vous voulez que je vous dise : vous me dégoûtez ! Si ce n’était pas pour Max, je vous mettrais à la porte ! Vous habitez chez moi, vous ne faites rien, absolument rien, vous passez votre temps à roucouler sur Internet ou à mâcher du chewing-gum devant la télé et vous râlez parce que votre amoureux n’est pas conforme à l’idée que vous vous en faisiez. Vous êtes lamentable… Vous n’avez ni cœur ni dignité.
— Oh ben alors…, grogna Christine Barthillet. Si on peut plus discuter.
— Vous devriez chercher du travail, vous lever le matin, vous habiller, vous occuper de votre fils et me donner un coup de main. Ça ne vous est jamais venu à l’idée, ça ?
— Je croyais que vous aimiez bien vous occuper des gens. Je vous laissais faire…
Joséphine se reprit et, posant les coudes sur la table comme si elle s’installait pour mener des négociations, elle poursuivit :
— Écoutez… Je suis débordée de travail, je n’ai pas que ça à faire. Nous sommes le 10 juin, je veux qu’à la fin du mois vous soyez partie. Avec ou sans Alberto ! Je veux bien, parce que je suis bonne poire, garder Max le temps que vous trouviez une vraie solution mais je ne veux plus jamais, vous m’entendez, plus jamais m’occuper de vous.
— Je crois que j’ai compris…, murmura Christine Barthillet en poussant un soupir d’incomprise.
— Eh bien, c’est tant mieux parce que je n’étais pas prête à vous faire un dessin ! La gentillesse a ses limites et là, franchement, je crois que j’ai atteint les miennes…
Josiane vit arriver la petite Cortès. Ponctuelle comme chaque matin. Elle entrait dans l’entreprise de sa démarche balancée, une hanche à droite, une hanche à gauche, se déplaçant avec l’élégance et l’allure d’une gravure de mode. Chaque geste était juste mais étudié. Elle disait bonjour à chaque employé, souriait, prenait un air attentif et se souvenait de tous leurs noms. Chaque jour, un détail vestimentaire changeait mais, chaque jour, on ne pouvait qu’admirer ses longues jambes, sa taille fine, ses seins haut placés comme si elle avait appris à mettre chaque partie de son corps en valeur sans qu’on puisse l’accuser de le faire exprès. Pour travailler, elle attachait ses longs cheveux auburn et les lâchait d’un geste théâtral quand la journée était finie, plaçant des mèches derrière ses oreilles pour qu’on remarque l’ovale gracieux de son visage, l’éclat nacré de sa peau et la délicatesse de ses traits. Mais elle travaillait ! On peut pas dire qu’elle vole son pain, celle-là, c’est sûr. Ginette l’avait prise sous son aile et lui avait montré la gestion des stocks. La petite savait se servir d’un ordinateur et elle avait vite compris. Elle avait envie de passer à autre chose et tournait autour de Josiane.
— Qui s’occupe des achats ici ? lui demanda-t-elle avec un grand sourire que démentait l’éclat métallique de son regard.
— Chaval, répondit Josiane en s’éventant.
Il faisait une chaleur étouffante et Marcel n’avait pas encore fait installer de climatiseur dans les bureaux. Ça va me bloquer l’ovulation, cette chaleur !
— Je crois que je vais aller travailler avec lui… Les stocks, j’ai compris, c’est pas passionnant, j’aimerais bien apprendre autre chose.
Et toujours ce sourire artificiel qui me prend pour une bernique ! râla Josiane. Même Ginette et René n’y voient que du feu. Quant aux manutentionnaires, leurs langues raclent le béton de convoitise.
— T’as qu’à lui demander… Je suis sûre qu’il sera enchanté d’avoir une stagiaire comme toi.
— Parce que moi, ce qui m’intéresse, c’est de connaître les goûts des gens, et de les façonner. On peut vendre pas cher et vendre du beau !
— Parce que c’est moche ce qu’on vend ici ? ne put s’empêcher de demander Josiane, irritée par la condescendance de la gamine.
— Oh mais non, Josiane… j’ai pas dit ça.
— Non, mais tu l’as laissé entendre ! Va voir Chaval… Il te prendra sûrement mais dépêche-toi, il part à la fin du mois. Son bureau est à l’étage du dessus.
Hortense la remercia en lui décochant un nouveau sourire tout aussi fabriqué qui laissa Josiane de glace. Ça va être intéressant le choc entre ces deux-là ! pensa-t-elle. Je me demande qui va manger l’autre.
Elle regarda par la fenêtre pour voir si la voiture de Chaval était dans la cour. Elle y était. Garée comme un mercredi, en plein milieu ! Les autres n’avaient qu’à se débrouiller pour se trouver une place.
Le voyant du téléphone s’alluma et elle décrocha. C’était Henriette Grobz qui cherchait son mari.
— Il n’est pas encore arrivé, répondit Josiane. Il avait un rendez-vous aux Batignolles et devrait être là vers dix heures…
En fait, il faisait son jogging comme tous les matins. Il arrivait trempé de sueur au bureau, prenait une douche chez René, avalait ses vitamines, se changeait et attaquait la journée avec l’énergie d’un jeune homme.
Henriette Grobz grommela qu’il la rappelle dès qu’il serait arrivé. Josiane promit de lui faire la commission. Henriette raccrocha sans dire au revoir ni merci et Josiane eut un pincement au cœur. Elle aurait dû être habituée après toutes ces années mais elle ne s’y faisait pas. Il y a des petites humiliations qui vous marquent plus sûrement qu’une grande baffe dans la gueule et elle, elle me fait des pinçons depuis trop longtemps. Ah ! tout ça va changer bientôt et alors… Alors, rien du tout, se reprit-elle, je m’en fous du Cure-dents, elle aura fait son malheur toute seule.
Pendant qu’Hortense faisait ses armes dans l’entreprise de Chef, Zoé, Alexandre et Max traînaient dans les salles du musée d’Orsay. Iris les y avait emmenés, de bon matin, espérant que les chefs-d’œuvre impressionnistes auraient raison de la turbulence des enfants. Elle ne supportait plus le Jardin d’Acclimatation, les queues devant les attractions, les cris, la poussière, les peluches minables qu’il fallait trimbaler parce qu’ils les avaient gagnées et les exhibaient comme des trophées. Il est temps que Jo termine et que je retrouve ma vie d’avant. Je n’en peux plus de ces ados en chaleur ! Alexandre, passe encore, mais les deux autres ! Qu’est-ce qu’ils sont mal élevés ! La petite Zoé, autrefois charmante, est devenue un monstre. Ce doit être l’influence de Max. Après la visite du musée, elle les emmènerait déjeuner au café Marly et les interrogerait sur ce qu’ils avaient vu. Elle leur avait demandé de choisir chacun trois tableaux et d’en parler. Celui qui s’exprimerait le mieux aurait droit à un cadeau. Comme ça, je pourrai, moi aussi, faire un peu de shopping. Ça me détendra. C’est Philippe qui avait eu l’idée du musée. Hier soir, en se couchant, il lui avait dit : « Pourquoi tu ne les emmènes pas à Orsay, j’y suis allé avec Alexandre et il a beaucoup apprécié. » Un peu plus tard, avant d’éteindre, il avait ajouté : « Et ton livre à toi, il avance ?
— À pas de géant.
— Tu me le feras lire ?
— Promis, dès que j’aurai fini.
— Eh bien ! Finis-le vite comme ça j’aurai de la lecture, cet été. »
Elle avait cru déceler une pointe d’ironie dans la voix de Philippe.
En attendant, ils déambulaient dans les salles du musée d’Orsay. Alexandre regardait les tableaux, avançant, reculant, pour se faire une idée, Max traînait les pieds en raclant la pointe de ses baskets sur le parquet et Zoé hésitait entre imiter son copain ou son cousin.
— Depuis que Max habite chez vous, tu me parles plus, se plaignit Alexandre à Zoé qui était venue se placer à ses côtés alors qu’il regardait une toile de Manet.
— C’est pas vrai… Je t’aime tout pareil.
— Non. T’as changé… J’aime pas ce vert que tu mets sur tes yeux… Je trouve ça vulgaire. Ça te vieillit. C’est consternant !
— Tu choisis quoi comme toiles ?
— Je sais pas encore…
— Moi, j’aimerais bien gagner. Je sais ce que je demanderai comme cadeau à ta mère !
— Tu demanderas quoi ?
— Tout un attirail pour me faire belle. Comme Hortense.
— Mais t’es belle déjà !
— Non, pas comme Hortense…
— T’as pas de personnalité ! Tu veux tout faire comme Hortense.
— Et toi, t’as pas de personnalité, tu fais tout comme ton père ! Tu crois que j’ai pas remarqué ?
Ils se séparèrent, vexés, et Zoé alla retrouver Max qui était tombé en arrêt devant une femme nue de Renoir.
— La meuf à oilpé ! Savais pas qu’ils avaient des trucs comme ça dans les musées.
Zoé gloussa et le poussa du coude.
— Dis pas ça à ma tante, elle va tourner de l’œil.
— Je m’en fous. J’ai marqué trois tableaux déjà !
— T’as marqué où ?
— Là…
Il lui montra la paume de sa main où il avait noté trois tableaux de Renoir.
— Tu peux pas choisir trois fois le même peintre, tu triches.
— Moi, j’aime bien ses gonzesses à ce mec-là. Elles sont confortables et elles ont l’air gentilles et heureuses de vivre.
Pendant le déjeuner, Iris eut beaucoup de mal à faire parler Max.
— Tu n’as vraiment pas beaucoup de vocabulaire, mon chéri, ne put-elle s’empêcher de dire. Ce n’est pas de ta faute, note, c’est une histoire d’éducation !
— Ouais… mais je sais des choses que vous savez pas, moi ! Des choses où on n’a pas besoin de vocabulaire. Ça sert à quoi le vocabulaire ?
— Ça sert à t’aider dans ta pensée. À mettre des mots sur des émotions, des sensations… Tu clarifies ta tête en sachant mettre le bon mot sur la bonne chose. Et en te clarifiant la tête, tu te fais une personnalité, tu apprends à penser, tu deviens quelqu’un.
— Mais j’ai pas peur, moi ! On me respecte, moi ! On me marche pas sur les pieds, moi !
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…, commença Iris qui décida d’abandonner la conversation.
Il y avait un fossé entre ce garçon et elle et elle n’était pas sûre de vouloir le combler. Pour ne pas faire de jaloux, elle décida d’accorder aux trois gamins le choix d’un cadeau et ils partirent dans le Marais regarder les boutiques. Vivement que cette corvée finisse, que Jo termine le livre, que je le porte à Serrurier et qu’on se retrouve, en famille, à Deauville. On attendra ensemble qu’il l’ait lu et qu’il donne son avis. Là-bas, il y aura Carmen ou Babette et je n’aurai pas à supporter l’humeur de ces gamins tous les jours. Elle avait réussi à convaincre Joséphine de passer le mois de juillet avec eux. « S’il y a des modifications à faire, tu seras sur place, ce sera plus pratique. » Joséphine avait accepté, de mauvaise grâce. « Tu n’aimes pas notre maison ?
— Si, si, avait répondu Joséphine, c’est juste que j’aimerais bien ne pas passer toutes mes vacances avec vous. J’ai l’impression d’être une enfant attardée. »
En déambulant dans les rues du Marais, Zoé, prise de remords, se rapprocha à nouveau d’Alexandre et glissa sa main dans la sienne.
— Qu’est-ce que tu veux ? bougonna Alexandre.
— Je vais te dire un secret…
— Je m’en fiche, de tes secrets !
— Non mais celui-là, c’est un énorme secret.
Alexandre faiblit. Il était triste de devoir partager sa cousine avec ce Max Barthillet qu’on lui imposait à chaque sortie. Je peux pas le saquer, celui-là, en plus il fait comme si j’existais pas ! Tout ça parce qu’il vit en banlieue et moi, à Paris. Il me prend pour un petit bourge et il me méprise. C’était bien mieux quand j’avais Zoé pour moi tout seul.
— C’est quoi ton secret ?
— Ah, tu vois que ça t’intéresse ! Mais tu le dis à personne, promis, juré ?
— D’accord…
— Alors voilà… Gary, le fils de Shirley, c’est un « royal ».
Zoé raconta tout : la soirée devant la télé, les photos sur Internet, William, Harry, Diana, le prince Charles. Alexandre haussa les épaules en disant que c’était du bidon.
— Pas du bidon, du vrai, Alex, je te jure ! D’ailleurs, rien que pour te prouver que c’est la vérité : Hortense y croit. Elle est devenue toute gentille avec Gary maintenant. Elle lui parle plus de haut, elle le considère… Avant, elle le photographiait même pas !
— Tu parles aussi mal que lui, maintenant…
— C’est pas beau d’être jaloux.
— C’est pas beau de raconter des mensonges.
— Mais c’est pas des mensonges, hurla Zoé, c’est la vérité…
Elle alla chercher Max et lui demanda de témoigner. Max assura à Alexandre que tout était vrai.
— Mais lui, Gary, qu’est-ce qu’il dit ? demanda Alexandre.
— Il dit rien… Il dit qu’on s’est trompés. Il dit comme sa mère, qu’il a un sosie, mais nous, on y croit pas au coup du sosie, hein, Max ?
Max opina, sérieux.
— Et toi, tu crois que c’est vrai ? demanda Alexandre à Max.
— Ben oui… puisque je les ai vus. À la télé et sur Internet. J’ai peut-être pas de vocabulaire mais j’ai des yeux !
Alexandre sourit.
— Elle t’a vexé, ma mère ?
— Ben oui, grave… C’est pas parce qu’elle pète dans le blé qu’il faut tacler ceux qui n’en ont pas !
— Ça, c’est sûr. C’est pas de ta faute.
— C’est pas la faute de ma mère, non plus. Elle me gave avec ses discours de bourgeoise ! Bouffonne !
— Hé ! T’arrêtes, parce que c’est ma mère…
— Oh ! Vous allez pas vous disputer… Allez, faites la paix !
Alexandre et Max se donnèrent une bourrade. Ils marchèrent un moment tous les trois. Iris les héla en leur demandant de l’attendre, elle avait vu un chemisier en vitrine. Ils s’arrêtèrent et Max demanda à Alexandre :
— T’as quoi comme portable, toi ?
Alexandre sortit son portable et Max poussa un cri.
— Le même que moi, mec ! Le même ! Et comme sonnerie ?
— J’en ai plusieurs. Ça dépend qui m’appelle…
— Tu me les fais écouter ? On pourrait s’en échanger…
Les deux garçons se mirent à faire sonner leurs portables, laissant Zoé de côté.
— Moi, je sais ce que je veux, marmonna Zoé. Je veux un portable. J’irai au marché aux voleurs à Colombes et j’en volerai un !
Joséphine se réveilla la première et descendit préparer son petit-déjeuner. Elle appréciait ces matins où elle était seule dans la grande cuisine dont la baie vitrée donnait sur la plage. Elle glissait les tartines dans le toasteur, faisait chauffer l’eau du thé, sortait le beurre salé et les confitures. Parfois elle se faisait cuire un œuf sur le plat avec une saucisse ou du bacon. Elle déjeunait en regardant la mer.
Ses personnages lui manquaient. Florine, Guillaume, Thibaut, Baudouin, Guibert, Tancrède, Isabeau et les autres. J’ai été injuste avec ce pauvre Baudouin. À peine était-il entré en scène que je l’ai exécuté. Tout ça parce que j’étais en colère contre Shirley. Guibert la faisait frissonner. Elle était comme Florine : subjuguée. Parfois, la nuit, elle rêvait qu’il venait l’embrasser, elle sentait son odeur, ses lèvres chaudes et douces sur les siennes, elle répondait à son baiser et il posait un poignard sur sa gorge. Elle se réveillait en frissonnant. Les hommes étaient si violents à l’époque ! Elle se souvenait d’une scène qu’elle avait lue dans un manuscrit ancien. Un mari qui assiste à l’accouchement de sa femme. « Plus de cent kilos de chair, de sang et d’irascibilité. Dans une main un long et gros tisonnier, dans l’autre une cafetière énorme plein de liquide bouillant. Le bébé était un garçon et le père se décrispa, il se mit à pleurer, à prier et à rire. » Les femmes n’étaient bonnes qu’à enfanter. Isabeau chante une comptine qui en dit long : « Ma mère prétend qu’elle m’a donnée à un homme de cœur. Quel cœur est-ce donc là ? Il m’enfonce son dard dans le ventre et me bat comme sa mule. » Elle avait rendu son manuscrit à Iris qui l’avait porté à Serrurier. Chaque fois que le téléphone sonnait, les deux sœurs sursautaient.
Ce matin-là, Philippe la rejoignit dans la cuisine. Lui aussi se levait tôt. Il allait acheter le journal et les croissants, prenait un premier café dehors et revenait finir son petit-déjeuner à la maison. Il ne venait que le week-end. Arrivait le vendredi soir et repartait le dimanche. Il prenait ses vacances au mois d’août. Il emmenait les enfants à la pêche. Sauf Hortense qui préférait rester sur la plage avec ses amis. Il faudrait que je fasse leur connaissance, pensa Jo. Elle n’osait pas lui demander de les lui présenter. Hortense sortait souvent le soir. Elle disait : « Oh ! maman ! je suis en vacances, j’ai travaillé toute l’année, je ne suis plus un bébé, je peux sortir… – Mais tu fais comme Cendrillon, tu rentres à minuit », avait décrété Joséphine, sur un ton de plaisanterie qui cachait mal son anxiété. Elle craignait qu’Hortense ne se rebiffe. Hortense avait acquiescé. Joséphine, soulagée, n’avait plus abordé le sujet et Hortense rentrait, ponctuelle, à minuit. Après le dîner, on entendait un coup de klaxon bref, Hortense finissait d’avaler son dessert et quittait la table. Les premières fois, Joséphine avait veillé jusqu’à minuit, guettant le bruit des pas de sa fille dans l’escalier. Puis, rassurée par l’exactitude d’Hortense, elle céda au sommeil. C’était le seul moyen d’avoir la paix ! Je n’ai pas le courage de l’affronter tous les soirs. Si son père était là, on se répartirait les rôles, mais toute seule, je ne me sens pas de taille à livrer bataille et elle le sait.
Au mois d’août, les filles partaient retrouver leur père au Kenya et ce serait à Antoine de faire le gendarme. Pour le moment, Joséphine désirait plus que tout ne pas s’épuiser en interminables disputes avec sa fille.
— Tu veux un croissant chaud ? demanda Philippe en posant les journaux et le sachet de la boulangerie sur la table.
— Oui. Avec plaisir…
— Tu pensais à quoi quand je suis rentré ?
— À Hortense et à ses sorties nocturnes…
— Elle est dure ta fille. Elle aurait besoin d’un père à poigne de fer…
Joséphine soupira.
— C’est vrai… En même temps, elle est si dure que je ne me fais pas de souci pour elle. Je ne crois pas qu’elle se laissera embarquer dans de sales histoires. Elle sait exactement ce qu’elle veut.
— Tu étais comme elle à son âge ?
Joséphine manqua de s’étouffer en avalant son thé.
— Tu plaisantes, j’espère ? Tu vois comme je suis aujourd’hui ? Eh bien, j’étais la même, en encore plus gourde.
Elle s’arrêta, regrettant d’avoir dit ces mots ; elle avait l’impression de quémander de la pitié.
— Tu as manqué de quoi, enfant ?
Elle réfléchit un instant et lui fut reconnaissante de lui poser cette question. Elle ne se l’était jamais posée et pourtant, depuis qu’elle écrivait, il y avait des morceaux de son enfance qui revenaient et lui mettaient les larmes aux yeux. Comme cette scène dans les bras de son père criant à sa mère « tu es une criminelle ! ». Une fin de journée avec un ciel lourd, des nuages noirs et le bruit fracassant des vagues. Je deviens d’une sensibilité un peu niaise, il faut que je me reprenne. Elle essaya de faire un constat sans sensiblerie.
— Je n’ai manqué de rien. J’ai reçu une bonne éducation, j’avais un toit sur la tête, un père et une mère, un équilibre certain. J’ai même perçu plusieurs fois l’amour de mon père pour moi. Mais j’ai manqué de… C’était comme si je n’existais pas. On ne me considérait pas. On ne m’écoutait pas, on ne me disait pas que j’étais jolie, intelligente, drôle. Ça ne se faisait pas, à l’époque.
— Mais on le disait à Iris…
— Iris était tellement plus belle que moi. Je me suis vite effacée derrière elle. Maman la citait toujours en exemple. Je sentais bien qu’elle était fière d’elle et pas de moi…
— Et ça dure encore, n’est-ce pas ?
Elle rougit, mordit dans son croissant, attendit qu’il ait fondu dans sa bouche.
— On n’a pas suivi le même chemin. Mais c’est vrai qu’elle est plus…
— Mais aujourd’hui, Jo ? l’interrompit Philippe. Aujourd’hui…
— Mes filles me donnent un sens, un but dans la vie mais elles ne me font pas exister, c’est vrai. Écrire me donne un début d’existence. Quand je suis en train d’écrire, parce que quand je me relis… non ! Je pourrais tout jeter !
— Écrire pour ton dossier d’habilitation à diriger des recherches ?
— Oui…, balbutia-t-elle, comprenant qu’elle venait, une nouvelle fois, de faire une gaffe. Tu sais, je suis de ces êtres qui se développent lentement. Je me demande si je ne vais pas m’éveiller trop tard, si je ne vais pas laisser passer ma chance et, en même temps, je ne sais pas ce que peut être cette chance que j’appelle de toutes mes forces…
Philippe éprouva le désir de la rassurer, de lui dire qu’elle prenait les choses trop à cœur, qu’elle se faisait des reproches sans raison. Son attitude rigide, ses yeux fixes exprimaient quelque chose de trop intense et il ajouta comme s’il lisait dans ses pensées :
— Ainsi, tu crois que tu as laissé passer ta chance ? Que ta vie est finie…
Elle le regarda avec beaucoup de sérieux puis sourit pour s’excuser d’avoir été si sérieuse.
— En un sens, oui… Mais, tu sais, ce ne sera pas grave. Ce ne sera pas un renoncement déchirant, juste un tout petit glissement vers le plus rien du tout. Le désir de vie s’effrite et, un jour, on s’aperçoit qu’il se réduit à presque rien. Tu ne connais pas ça, toi. Tu as toujours pris ta vie en main. Tu n’as jamais laissé personne te dicter sa loi.
— Personne n’est vraiment libre, Joséphine. Et moi, pas plus qu’un autre ! Et peut-être, en un sens, es-tu plus libre que moi… Mais tu l’ignores, c’est tout. Un jour, tu pourras toucher du doigt ta liberté et, ce jour-là, tu auras de la pitié pour moi…
— Comme tu en as pour moi en ce moment…
Il sourit et ne voulut pas mentir.
— C’est vrai… j’ai éprouvé de la pitié pour toi, et même de l’agacement parfois ! Mais tu as changé. Tu es en train de changer. Tu t’en apercevras quand la métamorphose aura eu lieu. On est toujours les derniers à réaliser le chemin parcouru. Mais je suis sûr qu’un jour, tu auras le genre de vie qui te plaît et, cette vie-là, tu te la seras faite toute seule !
— Tu le crois vraiment ?
Elle eut un sourire bref et triste.
— Tu es ta plus terrible ennemie, Jo.
Philippe prit le journal, sa tasse de café et demanda :
— Ça ne t’ennuie pas si je vais lire sur la terrasse ?
— Pas du tout. Je vais pouvoir reprendre ma rêverie. Sans Sherlock Holmes à mes côtés !
Il ouvrit le Herald Tribune en pensant à la veille. C’est si facile de parler avec Jo. De parler vraiment. Avec Iris, je suis fermé comme une huître. Elle lui avait proposé d’aller boire un verre au bar du Royal. Il n’avait pas voulu la contrarier et avait dit oui. En fait, il n’avait qu’une envie : retrouver Alexandre. Il avait fini par écrire sa lettre. La joie d’Alexandre quand il l’avait reçue ! C’est Babette qui lui avait raconté. Fallait le voir ! Il avait l’œil en lampion et la binette écarlate. Il s’est précipité dans la cuisine et m’a annoncé j’ai reçu une lettre de mon papa ! Une lettre où il dit qu’il m’aime et qu’il va me consacrer tout son temps ! Tu te rends compte, Babette ! C’est pas génial, ça ? Il agitait sa lettre dans l’air et m’a donné le tournis. Depuis, Philippe avait tenu parole. Il avait promis à Alexandre de le faire conduire et tous les samedis et dimanches matin, il l’emmenait sur des petites routes, l’asseyait sur ses genoux et lui apprenait à tenir le volant.
Iris avait commandé deux coupes de champagne. Une jeune femme en robe longue jouait de la harpe de ses longs doigts effilés.
— Qu’as-tu fait cette semaine à Paris ?
— J’ai bossé…
— Raconte-moi.
— Oh ! Iris, ce n’est pas intéressant et puis, quand je suis ici, je n’ai pas envie de parler de mes affaires.
Ils s’étaient installés au bord de la terrasse. Philippe observait un oiseau : il essayait de transporter un morceau de pain de mie qui avait dû tomber de l’assiette que le serveur avait déposée en apportant les coupes de champagne.
— Comment va le beau maître Bleuet ?
— Toujours aussi efficace.
Et de plus en plus imbu de lui-même ! L’autre jour, dans l’avion qui l’emmenait à New York en première classe, mécontent de la cuisson de son steak, il avait rédigé un message de récrimination qu’il avait placé dans l’enveloppe Air France, prévue pour les commentaires sur le voyage. Avant de refermer l’enveloppe, il avait joint sa carte de visite et… le steak ! Air France lui avait doublé ses miles.
— Ça t’ennuie si j’enlève ma veste et desserre ma cravate ?
Elle lui avait souri et lui avait donné une petite caresse de la main sur la joue. Une caresse qui dénotait une certaine habitude conjugale. De l’affection, de la tendresse certes, mais aussi une manière de le ravaler au rang d’enfant impatient. Il ne supportait pas qu’elle le traite en enfant. Oui, je sais, pensa-t-il, tu es belle, tu es magnifique, tu as les yeux les plus profondément bleus du monde, des yeux à exemplaire unique, un port de sultane anorexique, ta beauté n’est altérée par aucun souci, tu règnes, souveraine et sereine, sur mon amour et vérifies d’une petite tape de la main sur ma joue que je suis toujours ton obligé. Tout cela, autrefois, m’a ému, envoûté, je prenais ta condescendance affectueuse pour un gage d’amour mais, vois-tu, Iris, je m’ennuie maintenant avec toi, je m’ennuie parce que toute cette beauté repose sur des mensonges. Je t’ai connue à cause d’un mensonge et tu n’as cessé de me mentir depuis. J’ai cru, au début, que j’allais te changer mais tu ne changeras jamais car tu es satisfaite de ce que tu es.
Il eut un petit sourire en se mordant la lèvre et Iris se méprit.
— Tu ne me dis jamais rien…
— Que veux-tu que je te dise ? demanda-t-il en suivant le déhanchement de l’oiseau qui s’était emparé du morceau de pain et essayait de le placer dans son bec.
Iris lança un noyau d’olive sur l’oiseau qui tenta de s’envoler, tout en emportant son butin. Ses efforts pour décoller étaient risibles.
— Tu es méchante ! C’est peut-être le dîner de toute sa famille.
— C’est toi qui es méchant ! Tu ne me parles plus.
Elle se renfrogna, fit l’enfant, bouda mais il se détourna et ses yeux revinrent sur l’oiseau qui, constatant qu’il n’était plus assailli, avait déposé son fardeau et tâchait de le couper en deux en donnant des petits coups de bec. Philippe sourit, se détendit et étira les bras en poussant un soupir de soulagement.
— Ah ! Enfin loin de Paris !
Il l’observa du coin de l’œil : elle boudait toujours. Il connaissait cette attitude qui criait occupe-toi de moi, regarde-moi, je suis le centre de la Terre. Elle n’est plus le centre de la Terre. Je me suis lassé. Je me lasse de tout : de mes affaires, de mes collaborateurs, du mariage. Maître Bleuet m’a apporté une affaire formidable et je l’ai à peine écouté. Je n’aime plus le couple que nous formons. Ces derniers mois ont été particulièrement creux et vides. Est-ce moi qui ai changé ou bien est-ce elle ? Est-ce moi qui ne me contente plus des restes qu’elle veut bien m’accorder ? En tous les cas, force est de constater qu’il ne se passe plus rien. Et pourtant, ça dure. Nous passons l’été ensemble, en famille. Serons-nous encore ensemble l’été prochain ? Ou aurai-je tourné la page ? Je n’ai rien à lui reprocher, pourtant. Beaucoup d’hommes doivent m’envier. Certains mariages sécrètent un ennui si doux qu’il en devient anesthésiant. On reste parce qu’on n’a pas la force ni l’énergie de partir. Il y a quelques mois, je ne sais pas pourquoi, je me suis réveillé. À cause de ma rencontre avec John Goodfellow ? Ou l’ai-je rencontré parce que justement je m’étais réveillé ?
L’oiseau avait réussi à scinder son repas en deux et s’envola si vite que bientôt il disparut dans le bleu du ciel. Philippe regarda la moitié laissée à terre : il reviendra, il reviendra, on revient toujours vers son butin.
— Papa ! Papa ! Tu me feras conduire aujourd’hui ? hurla Alexandre en apercevant son père sur la terrasse.
— Promis, mon fils ! On y va quand tu veux…
— Et on emmène Zoé ! Elle veut pas croire que je sais conduire…
— Demande à Jo si elle est d’accord.
Alexandre retourna dans la cuisine et demanda l’autorisation à Joséphine qui la donna avec joie. Depuis qu’elle n’était plus en permanence avec Max, Zoé était redevenue la petite fille d’avant. Elle était retombée dans son âge, ne parlait plus de maquillage ni de garçons. Elle avait repris ses anciennes habitudes avec Alexandre ; ils avaient mis au point un langage secret qui n’était secret que pour eux. The dog is barking signifiait attention danger, the dog is sleeping, tout va bien, the dog is running away, et si on allait se promener ? Les parents faisaient semblant de ne pas comprendre et les enfants prenaient un air mystérieux.
Joséphine avait reçu une carte postale de madame Barthillet. Alberto lui avait trouvé un meublé rue des Martyrs, non loin de son entreprise. Elle lui donnait sa nouvelle adresse. « Tout va bien. Il fait beau. Max passe l’été chez son père qui fait du fromage de chèvre dans le Massif central avec sa copine. Il aime beaucoup travailler avec les bêtes et son père parle de le garder ce qui m’arrangerait bien. Je vous souhaite le meilleur, Christine Barthillet. »
— On est quel jour aujourd’hui ? demanda Joséphine à Babette qui entrait dans la cuisine.
— Le 11 juillet… C’est pas encore le jour de faire péter les pétards !
« Il est un peu tôt pour faire péter les pétards. » Dans deux jours, ce serait l’anniversaire de la mort de son père. Elle n’oubliait jamais cette date.
— Qu’est-ce qu’on fait pour le déjeuner ? Vous avez une idée ? demanda Babette.
— Aucune… Vous voulez que j’aille au marché ?
— Non. Je vais y aller, je suis habituée… C’était juste pour savoir s’il y avait un truc qui vous ferait plaisir.
Carmen prenait ses vacances en juillet. À Paris. Elle s’occupait de sa vieille mère, une duègne irascible qui souffrait d’emphysème mais avait toute sa tête. Elle avait réduit sa fille en esclavage, l’avait empêchée de faire sa vie. Joséphine était plus à l’aise avec Babette. Carmen l’intimidait. Ses manières de gouvernante stylée la paralysaient. Elle avait toujours l’impression d’avoir le dos rond ou un doigt dans le nez, en sa présence.
— Vous êtes gentille, Babette… Comment va votre fille ?
— Marilyn ? Ça va. Elle finit un diplôme pour être secrétaire de direction. Elle a du plomb dans la cervelle, elle. C’est pas comme moi !
— Vous êtes fière d’elle…
— J’en reviens pas d’avoir une gosse intelligente ! Et gentille ! J’ai tiré le bon numéro. On sait jamais avant de les avoir, hein ?
Elle avait ouvert le frigidaire et faisait le point sur ce qu’il manquait. Elle revint s’asseoir pour faire une liste des courses, chercha un crayon, tâtonna parmi les objets posés sur la table, se souvint soudain qu’elle en avait un pour tenir ses cheveux et le prit en éclatant de rire.
— Ce que je peux être gourde ! J’oublie tout. Tiens, ça me fait penser : j’ai trouvé ça dans la poche de jean de votre fille. Il a failli passer à la machine !
Elle exhibait un téléphone portable qu’elle déposa sur la table.
— Y devraient pas appeler ça des portables mais des perdables. J’en ai déjà balancé deux à la flotte en faisant les chiottes.
— Vous devez vous tromper, Babette, mes filles n’ont pas de portable.
— Sans vouloir vous contredire, il appartient bien à Hortense, celui-là. Il était dans la poche de son jean.
Joséphine considéra le téléphone, étonnée.
— Faites-moi plaisir, Babette, ne dites rien. On va voir comment elle réagit.
Elle prit le téléphone et l’empocha. Babette la regarda avec un sourire complice.
— Vous savez pas d’où il vient, c’est ça ?
— Oui. Et comme je n’ai pas envie d’ouvrir le feu la première, je vais attendre qu’elle se démasque…
Le 13 juillet, en fin de matinée, Joséphine revenait d’avoir couru dans les bois. Un souffle de vent venu de la mer soulevait ses cheveux qui retombaient en maigres queues sur le bout de son nez et son tee-shirt orange lui collait à la peau, dessinant des plaques disgracieuses de transpiration. La sueur lui brouillait la vue et lui piquait les yeux.
Lasse de penser, il y a trente ans papa mourait, il y a trente ans papa mourait, il y a trente ans papa mourait, elle avait chaussé ses baskets et était partie courir. Quarante-cinq minutes ! Elle avait tenu quarante-cinq minutes ! Elle regarda sa montre et se félicita. Courir l’aidait à penser. Elle déroulait sa pensée au fur et à mesure que ses foulées s’amplifiaient. Il avait plu pendant la nuit. Elle sentait l’odeur de la terre mouillée, l’odeur qui fait remonter toutes les odeurs, qui exhale la fougère, le chèvrefeuille, la mousse des bois, les champignons, les feuilles mortes en un bouquet de saveurs et, par-dessus tout, comme une brume vaporisée dans l’air, l’odeur salée de la mer qui venait se déposer sur son visage et qu’elle léchait à petits coups de langue. Elle courait en écoutant l’oiseau qui criait « pffiit, pffiit, pfiit », elle entendait « vite, vite, vite » et accélérait le pas. Ou celui qui disait « mais oui, mais oui, mais oui… » et elle parlait à son père. Papa, petit papa, si tu es là, fais-moi un signe… « mais oui, mais oui, mais oui », il va répondre bientôt l’éditeur ? Qu’est-ce qu’il fabrique ? Près de quinze jours qu’il l’a reçu ! Mais oui, mais oui… répondait l’oiseau. Ce serait bien qu’il donne sa réponse aujourd’hui, cela voudrait dire que tu veilles sur le manuscrit ! Hier, sa mère avait appelé et longuement parlé avec Iris. « Maman pense que Chef a une maîtresse, avait chuchoté Iris à Jo. Tu imagines Chef au lit ? » Elle avait mis le doigt sur la bouche pour ne pas parler devant les enfants et elles s’étaient retrouvées toutes les deux dans la cuisine, quand tout le monde était couché. « Elle le trouve changé, émoustillé, rajeuni. Il paraît qu’il met des crèmes de beauté, se teint les cheveux, a perdu du ventre et découche ! Maman flaire la rivale. Elle a trouvé une photo de Chef enlaçant une femme, en fouillant dans ses affaires. Une brune voluptueuse au décolleté avantageux avec de longs cheveux noirs. Une jeunette. Derrière la photo, il avait gribouillé un prénom : Natacha, et un cœur. La photo provenait d’un dîner au Lido. Il paraît qu’il se ruine pour elle et fait passer les notes en frais professionnels. À son âge ! Tu te rends compte ! – Qu’est-ce qu’elle va faire ? » avait demandé Joséphine, se souvenant de la scène entrevue sur le quai de la gare.
Josiane était blonde, potelée et avait passé l’âge d’être appelée jeunette. Ainsi il a plusieurs maîtresses, pensa-t-elle, presque admirative. Quelle nature !
« Elle prétend qu’elle a un Scud contre lui ! Elle s’en fiche qu’il la trompe mais s’il veut divorcer, elle lui balance son Scud ! – Un Scud ? avait demandé Joséphine. Qu’est-ce que ça peut bien être ? – Une histoire d’abus de bien social. Elle est tombée sur un dossier très compromettant ! C’est vrai que ça peut faire mal ce genre de choses. Il a intérêt à se tenir à carreau s’il ne veut pas se retrouver ruiné et à la une des journaux. »
Pauvre Chef ! pensait Joséphine en regardant le poteau rouge qui marquait l’entrée de la propriété des Dupin, il a le droit de tomber amoureux, il n’a pas dû toujours rigoler avec notre mère ! Dans le ciel flottaient des nuages blancs qui découpaient des lettres blanches et rondes sur l’azur.
Iris l’attendait, triomphante, sur les marches de la maison, vêtue du dernier modèle de chemise Lacoste et d’un pantacourt blanc. Ses immenses yeux bleus paraissaient encore plus grands quand elle était hâlée. Elle lança un regard apitoyé sur l’accoutrement de Joséphine et annonça, fièrement :
— Cric et Croc croquèrent le grand Cruc qui croyait les croquer !
Joséphine se laissa tomber sur les marches et, s’épongeant le front avec son tee-shirt, elle demanda :
— Tu as enfin réussi à faire un soufflé ?
— Tu n’y es pas du tout.
— Alexandre a conduit pour la première fois tout seul autour de la maison ?
— Encore moins…
— Tu attends un bébé ?
— À mon âge ? T’es folle !
Soudain, elle leva la tête vers sa sœur et comprit.
— Serrurier a téléphoné.
— Bingo ! et il adore !
Joséphine roula à terre et resta allongée, les bras en croix, à regarder les nuages écrire dans le ciel. Elle dessina les lettres « et il adore ! ». Elle avait réussi ! Florine allait naître une deuxième fois ! Et Guillaume, et Thibaut, et Baudouin, et Guibert et Tancrède ! Ils étaient jusqu’à maintenant des figurines allongées dans une boîte, enveloppées de papier de soie, attendant le coup de baguette magique… Ils allaient pouvoir s’animer et reposer sur les rayons des librairies et des bibliothèques !
Iris vint se planter devant elle, solidement campée sur ses pieds. Ses longues jambes bronzées et fines dessinaient un V inversé, le V de la victoire.
— Il adore. Aucune correction. Tout parfait. Sortie en octobre. Gros tirage. Succès pour les fêtes. Grosse campagne de publicité. Spots radio. Spots télé. Spots journaux. Affiches Abribus. Pub partout !
Elle leva les bras en l’air et, se laissant tomber à côté de Jo, roula à terre.
— Tu as réussi, Jo ! Tu as réussi ! Il était cul par-dessus tête ! Époustouflé ! Merci ! Merci ! Tu es magnifique, tu es merveilleuse, tu es incroyable !
— Il y a trente ans pile, papa mourait. « Les pétards du 14 juillet… » C’est à lui qu’il faut dire merci.
— Ah ? Ça fait trente ans ?
— Aujourd’hui.
— Oui, mais c’est toi qui as écrit le livre ! Ce soir, on fait la fête. On va au restaurant. On boit du champagne, on mange du caviar à la louche, des écrevisses à la nage, des profiteroles au chocolat !
— J’ai couru en pensant à lui, je lui ai demandé de donner un coup de pouce au livre et…
— Arrête ! C’est toi qui as écrit le livre, pas lui ! lança-t-elle avec une pointe d’agacement dans la voix.
Pauvre Jo. Triste Jo. Accro aux sentiments et aux illusions de pacotille. Jo et son insatiable besoin d’aimer, de s’en remettre à un autre qu’elle. Jo qui ne se reconnaît jamais aucun mérite. Iris haussa les épaules et son esprit revint au livre. C’était à elle de jouer, maintenant. À elle de reprendre le flambeau.
Elle s’appuya sur les coudes et déclara :
— À partir de maintenant, je suis un écrivain ! Il va falloir que je pense en écrivain, que je mange en écrivain, que je dorme en écrivain, que je me coiffe en écrivain, que je m’habille en écrivain…
— Que tu fasses pipi comme un écrivain !
Iris n’entendit pas. Perdue dans ses pensées, elle échafaudait des plans de carrière. Elle s’arrêta brusquement et réfléchit.
— Comment je vais faire tout ça ?
— Aucune idée. On a dit qu’on se répartissait les rôles. À ton tour !
Elle tentait de parler de manière désinvolte mais le cœur n’y était pas.
Le soir même, Philippe, Iris et Jo allèrent dîner au Cirro’s. Philippe gara sa grosse berline entre deux voitures sur le front de mer. Iris et Joséphine se tortillèrent pour en sortir. Iris effleura de la main la carrosserie d’une voiture rouge décapotable. Un homme brun, en veste de daim beige, à la fine moustache, rugit : « Faites attention ! C’est ma voiture ! »
Iris le toisa et ne répondit pas.
— Quel imbécile ! murmura-t-elle en s’éloignant. Pour un peu, il aurait fallu faire un constat. Ce que les hommes sont chatouilleux avec leur voiture ! Je te parie qu’il va dîner sur son capot pour que personne ne l’approche.
Elle s’éloigna en faisant claquer ses mules Prada et Joséphine la suivit en courbant le dos. Luca prenait le bus. Luca portait une vieille parka. Luca se rasait un jour sur trois. Luca ne rugissait pas. Il était revenu à la bibliothèque fin juin et ils avaient repris leurs longues pauses à la cafétéria.
« Que faites-vous cet été ? avait-il demandé en plongeant ses yeux tristes dans les siens. – Je vais chez ma sœur au mois de juillet, à Deauville. Au mois d’août, je ne sais pas. Les filles seront chez leur père… – Je vous attendrai alors. Je reste ici tout l’été. Je vais pouvoir travailler en paix. J’aime l’été à Paris. On se croirait dans une ville étrangère. Et puis, la bibliothèque est vide, on n’attend plus pour avoir les livres… »
Ils s’étaient donné rendez-vous début août et Joséphine était repartie, heureuse à l’idée de le revoir.
Iris commanda du champagne et leva le verre à la santé du livre.
— Ce soir, je me sens comme la marraine d’un bateau qui va s’élancer dans les flots, lâcha-t-elle, pompeuse. Je souhaite au livre longue vie et prospérité…
Philippe et Joséphine trinquèrent avec elle. Ils goûtèrent en silence leurs coupes de champagne rosé. Une légère buée glaçait le bord des verres, l’ourlant d’une couleur irisée. Le téléphone de Philippe sonna. Il regarda le numéro du perturbateur et déclara « je suis obligé de le prendre ». Il se leva et alla discuter sur les planches. Iris plongea alors la main dans son sac et en sortit une belle enveloppe blanche cartonnée.
— Pour toi, Jo. Pour que, pour toi aussi, ce soir soit une fête !
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Joséphine, étonnée.
— Un petit cadeau… qui te rendra la vie plus légère !
Joséphine prit l’enveloppe, l’ouvrit, en sortit une carte gansée de rose où était écrit en lettres dorées de la grande écriture d’Iris : « Happy you ! Happy book ! Happy life ! » Un chèque était plié à l’intérieur de la carte. Vingt-cinq mille euros. Joséphine rougit et remit le tout dans l’enveloppe, mortifiée. Le prix de mon silence. Elle se mordit les lèvres pour ne pas pleurer.
Elle n’eut pas le cœur à balbutier un remerciement. Elle aperçut Philippe qui l’observait de loin ; il avait terminé sa conversation et revenait vers elles. Elle se força à sourire.
Iris s’était levée et faisait de grands gestes en direction d’une jeune fille qui se dirigeait vers une table au bord de la plage.
— Eh ! Mais c’est Hortense ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Hortense ? se reprit Joséphine.
— Mais oui… regarde.
Elle cria en direction d’Hortense. Hortense s’arrêta et vint vers eux.
— Qu’est-ce que tu fais là, ma chérie ? demanda Iris.
— J’étais venue vous faire un petit coucou ! Babette m’a dit que vous dîniez ici et je ne voulais pas rester seule avec les deux petits…
— Assieds-toi avec nous, dit Iris en lui montrant un fauteuil.
— Non, merci… Je vais aller retrouver mes copains qui sont au bar à côté.
Elle fit le tour de la table, embrassa sa tante, sa mère, son oncle et demanda à Joséphine :
— Tu me donnes la permission, maman chérie ? Tu es très en beauté, ce soir !
— Tu trouves ? dit Joséphine. Pourtant je n’ai rien de spécial. Si, j’ai couru ce matin, c’est peut-être ça…
— Ce doit être ça ! Allez… À tout à l’heure ! Amusez-vous bien.
Joséphine la regarda disparaître, intriguée. Elle me cache quelque chose. Ce n’est pas normal qu’Hortense me fasse un compliment.
— Allez, dit Philippe. À la santé du livre !
Ils reprirent leurs coupes. Le garçon apporta les cartes pour qu’ils commandent.
— Nous vous recommandons les écrevisses, ce soir, elles sont délicieuses…
— Au fait, demanda Philippe, il s’appelle comment ce livre ?
Joséphine et Iris se regardèrent, abasourdies. Elles n’avaient pas pensé au titre.
— Zut ! dit Jo. C’est vrai, ça, je n’ai pas pensé au titre !
— Pourtant, je t’ai consultée souvent ! la coupa Iris. Tu m’as toujours dit que tu étais très bonne pour les titres et tu ne m’en as pas trouvé un !
Elle tenta d’effacer la gaffe de Joséphine. Insista, dit :
— Depuis le temps que je t’ai passé le manuscrit en te suppliant de me faire des suggestions, et rien ! rien de rien ! Tu m’avais promis, Jo, ce n’est pas sympa !
Joséphine, le nez plongé dans la carte, n’osait regarder Philippe. Il la dévisageait sans rien dire, le regard lourd de colère. Cette scène lui rappelait une autre scène, il y a quinze ans. L’ambition est une passion dévastatrice, pensa-t-il. L’avare se repaît de son or, le débauché se repaît de chair, l’orgueilleux se bouffit de vanité, mais l’ambitieux qui n’a pas réussi, de quoi se nourrit-il si ce n’est de lui-même ? Il se ronge, il se détruit lentement, rien ne peut apaiser sa soif de briller, de réussir. Il est prêt à se vendre ou à s’emparer de l’âme et du talent des autres pour se hisser jusqu’au succès. Pour qu’enfin on l’applaudisse. Ce qu’elle ne parvenait pas à faire elle-même, Iris le faisait faire par les autres et endossait une gloire obtenue par procuration. Cela avait failli marcher une fois. Elle récidivait et, cette fois-ci, la victime était consentante. Son regard tomba sur Joséphine qui se dissimulait derrière la carte.
— Tu as la mauvaise carte, Jo. C’est celle des vins…
Elle bafouilla, murmura « je suis désolée, je me suis trompée ».
Philippe vint à son secours.
— Ce n’est pas grave ! On ne va pas gâcher ta fête, n’est-ce pas, ma chérie ? dit-il en se retournant vers Iris.
Il avait légèrement appuyé sur le « ta » puis sa voix était remontée en une douce ironie pour finir dans ce « ma chérie » suave et mordant.
— Allez, Jo, poursuivit-il, souris ! On le trouvera, ce titre.
Ils trinquèrent à nouveau pendant que le garçon revenait se placer à leurs côtés pour prendre la commande. Un léger vent s’était levé, les franges des parasols tremblaient, le sable se déplaçait en frissonnant. On respirait l’odeur de la mer que dissimulaient des bosquets de verdure plantés dans de grandes jardinières en bois blanc. Une fraîcheur subite descendit sur les épaules des dîneurs. Iris trembla et resserra son châle sur les épaules.
— On est venus pour faire la fête, non ? Alors au succès du livre et à notre succès à tous les trois !