Ils les ont installés dans des bras de rivières isolées par des filets en acier et se sont mis en quête d’un « deputy general manager »… C’est mon titre, mes petites chéries. Je suis le deputy general manager du Croco Park !


— C’est comme PDG, déclara Hortense après avoir réfléchi. C’est ce que j’avais écrit sur mes fiches de renseignements à la rentrée quand on m’a demandé la profession du père.


… Et je règne sur soixante-dix mille crocodiles ! Vous vous rendez compte ?


— Soixante-dix mille ! fit Zoé. Il a pas intérêt à tomber à l’eau quand il se balade dans sa ferme ! J’aime pas ça du tout.


C’est un ancien client du temps où je travaillais chez Gunman and Co qui m’a trouvé ce travail. J’étais tombé sur lui, à Paris, un soir du mois de juin, alors que je prenais un verre au bar panoramique du Concorde Lafayette, porte Maillot. Vous vous souvenez : je vous y ai emmenées plusieurs fois. Je lui avais dit que je cherchais du travail, que j’avais envie de quitter la France et il a pensé à moi quand il a entendu parler de la ferme aux crocodiles ! Ce qui m’a poussé à tenter l’aventure, c’est l’essor économique incroyable qu’est en train de connaître la Chine. C’est comme le Japon des années quatre-vingt. Tout ce que les Chinois touchent se transforme en or ! Y compris les crocodiles. Enfin, ça, ça va être mon boulot à moi de faire prospérer les crocodiles. Et même, pourquoi pas, de les introduire en Bourse. Ce serait drôle, non ? Les ouvriers chinois qui ont été envoyés ici travaillent de longues heures et s’entassent dans des bungalows en torchis. Ils rient tout le temps. Je me demande même s’ils ne rient pas en dormant. Ils sont si drôles à voir avec leurs petites jambes toutes maigres qui dépassent de leurs shorts trop larges. Le seul problème, c’est qu’ils se font souvent attaquer par les crocodiles et ont de nombreuses balafres aux bras, aux jambes, et même au visage. Et devinez quoi ? Ils se recousent eux-mêmes. Avec du fil et une aiguille. Ils sont impayables ! Il y a bien une infirmière sur place qui est chargée de les recoudre mais elle s’occupe principalement des visiteurs.

Car j’ai oublié de vous dire que le Croco Park est ouvert aux touristes. Aux Européens, aux Américains, aux Australiens qui viennent faire des safaris au Kenya. Notre ferme figure en bonne place sur le catalogue d’excursions qui leur sont proposées. Ils paient un droit d’entrée minime et reçoivent une canne à pêche en bambou et deux carcasses de poulets à attacher au bout de la ficelle. Ils peuvent ainsi s’amuser à laisser traîner les morceaux de poulet dans l’eau des marais et nourrir les crocodiles qui, il faut le reconnaître, sont assez gloutons. Et méchants aussi ! On a beau recommander aux visiteurs d’être prudents, parfois ils s’enhardissent, s’approchent et se font happer, car le crocodile est très rapide et possède des rangées de dents aussi tranchantes qu’une tronçonneuse ! Il arrive aussi qu’ils assomment les gens d’un coup de queue et leur rompent le cou. On essaie de ne pas faire trop de publicité autour de ces incidents. Mais, et je ne peux pas les blâmer, ils n’ont pas très envie de revenir quand ils ont été cruellement mordus une fois !


— C’est normal, reconnut Hortense. Moi quand j’irai, je les regarderai à la jumelle !

Jo écoutait, abasourdie. Une ferme de crocodiles ! Pourquoi pas un élevage de coccinelles ?


Mais je vous rassure tout de suite : je ne risque rien car moi, les crocodiles, je m’en occupe de loin ! Je ne les approche pas. Je laisse ça aux Chinois. L’affaire promet d’être très prospère. D’abord parce que la Chine produit ainsi la matière première dont elle a besoin pour fabriquer tous les modèles français et italiens – sacs, chaussures et accessoires – qu’elle copie. Ensuite, parce que les Chinois sont très friands de viande et d’œufs de crocodile qui sont soigneusement conditionnés et expédiés en Chine par bateaux. Vous voyez, j’ai du pain sur la planche pour organiser tout ce petit commerce et je ne chôme pas ! J’habite ce qu’ils appellent ici la « maison du maître », une grande demeure en bois située au milieu de la ferme avec un étage, plusieurs chambres à coucher, et une piscine soigneusement entourée de barbelés au cas où un crocodile aurait envie de venir y patauger. C’est déjà arrivé ! Le directeur du parc, qui était là avant moi, s’est trouvé un jour nez à nez avec un crocodile et, depuis ce jour-là, la sécurité a été renforcée. À chaque coin de la ferme, il y a des miradors avec des gardes armés qui balaient l’espace de grands coups de projecteur ; parfois, la nuit, des indigènes viennent voler des crocodiles pour en manger la chair qui, le saviez-vous, est délicieuse !

Voilà, mes petites chéries, vous savez tout ou presque sur ma nouvelle vie. Le petit matin se lève et je vais retrouver mon adjoint pour fixer les tâches à effectuer aujourd’hui. Je vous écrirai très vite et très souvent car vous me manquez et je pense beaucoup, beaucoup à vous. J’ai posé vos photos sur mon bureau et je vous présente à tous ceux qui me demandent : « Mais qui sont ces jolies demoiselles ? » Je réponds fièrement : « Ce sont mes filles, les plus jolies filles du monde ! » Écrivez-moi. Dites à maman de vous acheter un ordinateur, comme ça je pourrai vous envoyer des photos de la maison, des crocodiles et des petits Chinois en short ! On trouve des modèles à bas prix maintenant et ce ne devrait pas être un gros investissement. Je vous embrasse fort comme je vous aime, papa.

P-S. Ci-joint une lettre pour votre maman…


Hortense tendit un dernier feuillet à Joséphine qui le plia et le glissa dans la poche de son tablier de cuisine.

— Tu ne lis pas tout de suite ? demanda Hortense.

— Non… Vous voulez qu’on parle de la lettre de papa ?

Les filles la regardaient, sans rien dire. Zoé suçait son pouce. Hortense réfléchissait.

— Les crocodiles, c’est nul ! dit Zoé. Et pourquoi il est pas resté en France ?

— Parce qu’en France on ne cultive pas le crocodile, comme il dit, soupira Hortense. Et il n’arrêtait pas de dire qu’il voulait partir à l’étranger. Chaque fois qu’on l’a vu, il ne parlait que de ça… Je me demande juste si elle est partie avec lui…

— J’espère qu’il est bien payé et qu’il va aimer son travail, ajouta très vite Joséphine pour que les filles ne se mettent pas à parler de Mylène. C’est si important pour lui de refaire surface, d’avoir à nouveau des responsabilités. Un homme qui ne travaille pas ne peut pas se sentir bien dans sa peau… Et puis, il est dans son élément. Il a toujours aimé les grands espaces, les voyages, l’Afrique…

Joséphine essayait de conjurer avec des mots l’appréhension qui l’envahissait. Quelle folie ! se disait-elle. J’espère qu’il n’a pas investi dans cette affaire… Quel argent aurait-il pu investir ? Celui de Mylène ? J’aurais été bien en peine de l’aider, moi. Mais il ne faudrait pas qu’il me demande un jour de le renflouer. Elle se souvint alors qu’ils avaient un compte commun à la banque. Elle se promit d’en parler à monsieur Faugeron, son interlocuteur à la banque.

— Moi, je vais aller voir dans mon livre sur les reptiles ce que fabriquent les crocodiles, déclara Zoé en sautant des genoux de sa mère.

— Si on avait Internet, tu n’aurais pas à consulter un livre.

— Mais on n’a pas Internet, dit Zoé, alors je regarde dans les livres…

— Ça serait bien que tu nous achètes un ordinateur, lâcha Hortense. Toutes mes copines en ont un.

Et s’il a emprunté de l’argent à Mylène, c’est que leur histoire est sérieuse. C’est qu’ils vont peut-être se marier… « Mais non, idiote, il ne peut pas se marier avec elle, il n’est pas divorcé ! » soupira Joséphine tout haut.

— Maman, tu m’écoutes pas !

— Mais si… mais si…

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Qu’il te fallait un ordinateur.

— Et qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Je ne sais pas, chérie, il faut que je réfléchisse.

— Ce n’est pas en réfléchissant que tu vas pouvoir le payer.

Elle doit être si jolie en maîtresse de maison ! Rose, fraîche et mince. Joséphine l’imaginait sous la véranda, attendant Antoine, sautant dans la Jeep pour faire le tour du parc, préparant la cuisine, feuilletant un journal dans un grand rocking-chair… Et le soir, quand il rentre, un boy leur prépare un bon dîner qu’ils dégustent à la lueur des bougies. Il doit avoir l’impression de recommencer sa vie. Une nouvelle femme, une nouvelle maison, un nouveau boulot. On doit lui paraître bien ternes, toutes les trois, dans notre petit appartement de Courbevoie.

Ce matin encore, madame Barthillet, la maman de Max, lui avait demandé : « Alors, madame Cortès, des nouvelles de votre mari ? » Elle avait répondu n’importe quoi. Madame Barthillet avait beaucoup maigri et Joséphine lui avait demandé si elle suivait un régime. « Vous allez rire, madame Cortès, je fais le régime de la pomme de terre ! » Joséphine avait éclaté de rire et madame Barthillet l’avait reprise : « Je suis sérieuse : une pomme de terre chaque soir, trois heures après le dîner, et toutes vos envies de sucré disparaissent ! Il paraît que la pomme de terre, prise avant de s’endormir, libère deux hormones qui neutralisent l’envie de sucres et de glucides dans le cerveau. Vous n’avez plus envie de manger entre les repas. Donc vous maigrissez, c’est scientifique. C’est Max qui m’a trouvé ça sur Internet… Vous avez Internet, non ? Parce que sinon je vous aurais donné le nom du site. C’est étonnant ce régime, mais ça marche, je vous assure. »

— Maman, ce n’est pas un luxe, c’est un outil de travail… Tu pourrais t’en servir pour ton boulot et nous pour nos études.

— Je sais, chérie, je sais.

— Tu dis ça, mais ça t’intéresse pas. Et pourtant, il s’agit de mon avenir…

— Écoute, Hortense, je ferai tout pour vous. Tout ! Quand je te dis que je vais y penser, c’est pour ne pas te faire de promesses impossibles mais il se peut bien que j’y arrive.

— Oh merci, maman, merci ! Je savais que je pouvais compter sur toi.

Hortense se jeta au cou de sa mère et insista pour s’asseoir sur ses genoux comme Zoé.

— Je peux encore, dis, maman, je ne suis pas trop vieille ?

Joséphine éclata de rire et la serra contre elle. Elle se sentit plus émue qu’elle n’aurait dû l’être. La tenir contre elle, sentir sa chaleur, l’odeur sucrée de sa peau, le léger parfum qui montait de ses vêtements lui mettait des larmes aux yeux.

— Oh, ma chérie, je t’aime tellement, si tu savais ! Je suis si malheureuse quand on se dispute toutes les deux.

— On ne se dispute pas, maman, on discute. On ne voit pas les choses de la même manière, c’est tout. Et tu sais, si je m’énerve parfois, c’est que, depuis que papa est parti, j’ai de la peine, beaucoup de peine, alors je la passe en criant contre toi parce que tu es là, toi…

Joséphine eut du mal à retenir ses larmes.

— Tu es la seule personne sur qui je peux compter, tu comprends ça ? Alors je t’en demande beaucoup parce que pour moi, maman chérie, tu peux tout… Tu es si forte, si courageuse, si rassurante.

Jo reprenait courage en écoutant sa fille. Elle n’avait plus peur, elle se sentait capable de tous les sacrifices pour qu’Hortense reste blottie contre elle et lui dispense sa tendresse.

— Je te promets, chérie, que tu l’auras ton ordinateur. Pour Noël… Tu pourras attendre jusqu’à Noël ?

— Oh merci, maman chérie. Tu ne pouvais pas me faire plus plaisir.

Elle jeta les bras autour du cou de Joséphine et l’étreignit si fort que celle-ci cria : « Pitié ! pitié ! tu vas me rompre le cou ! » Puis elle courut rejoindre Zoé dans sa chambre pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Joséphine se sentit légère. La joie de sa fille rayonnait en elle et la délivrait de ses soucis. Depuis qu’elle avait accepté les traductions, elle avait mis Hortense et Zoé à la cantine et le soir, c’était presque toujours le même menu : jambon et purée. Zoé mangeait en grimaçant, Hortense chipotait. Joséphine finissait leurs assiettes pour ne rien jeter. C’est pour cela aussi que je grossis, pensa-t-elle, je mange pour trois. Le repas terminé, elle faisait la vaisselle – le lave-vaisselle était en panne et elle n’avait pas d’argent pour le faire réparer ou le remplacer –, nettoyait la toile cirée de la table de la cuisine, sortait ses livres du placard et se remettait à travailler. Elle laissait les filles allumer la télé… et reprenait sa traduction en cours.

De temps en temps, elle entendait leurs réflexions. « Moi plus tard, je serai styliste, disait Hortense, je monterai ma propre maison de mode… – Et moi je coudrai des habits pour mes poupées alors… », répondait Zoé. Elle levait la tête, souriait, et replongeait le nez dans la vie d’Audrey Hepburn. Elle n’arrêtait que pour s’assurer qu’elles s’étaient bien lavé les dents et allait les embrasser quand elles étaient au lit.

— Max Barthillet, il m’invite plus chez lui, maman… Pourquoi, tu crois ?

— Je ne sais pas, chérie, répondait Joséphine, absente. Les gens ont tous des soucis…

— Maman, si je veux être styliste, assurait Hortense, il faut que je commence à très bien m’habiller… Je ne peux pas porter n’importe quoi.

— Allez, dodo, les filles ! clamait Joséphine, pressée de retourner à son travail. Demain, sept heures, debout.

— Tu crois que les parents de Max Barthillet ils vont divorcer ? demandait Zoé.

— Je ne sais pas, mon amour, dors.

— Tu pourras me donner un peu d’argent que je m’achète un tee-shirt Diesel, dis, maman, suppliait Hortense.

— Dodo ! Je ne veux plus entendre un seul mot.

— ’nuit, m’man…

Elle reprenait sa traduction. Qu’aurait fait Audrey Hepburn dans sa situation ? Elle aurait travaillé, elle serait restée digne, elle aurait pensé au bien-être de ses enfants. Rester digne et penser au bien-être des enfants. C’est ainsi qu’elle avait mené sa vie, digne, aimante, et maigre comme un clou. Ce soir-là, Joséphine décida de commencer le régime de la pomme de terre.


C’était une nuit froide et pluvieuse de novembre. Philippe et Iris Dupin rentraient chez eux. Ils avaient été invités chez l’un des associés de Philippe. Un grand dîner, une vingtaine de convives, un maître d’hôtel qui passait les plats, des bouquets de fleurs somptueux, un feu de cheminée qui crépitait dans le salon, des conversations si convenues qu’Iris aurait pu les réciter d’avance. Luxe, bonne chère et… ennui, résuma-t-elle en se renversant dans le siège avant de la berline confortable qui traversait Paris. Philippe conduisait, silencieux. Elle n’avait pas réussi à accrocher son regard de toute la soirée.

Iris regardait Paris et ne pouvait s’empêcher d’admirer les immeubles, les monuments, les ponts sur la Seine, l’architecture des grandes avenues. Quand elle habitait New York, Paris lui manquait. Les rues de Paris, la pierre blonde des immeubles, les allées plantées d’arbres, les terrasses de café, le cours paisible de la Seine. Il lui arrivait de fermer les yeux et de se passer des photographies de la ville.

C’était la partie de ces soirées qu’elle préférait : le retour en voiture. Enlever ses chaussures, allonger ses longues jambes, renverser sa nuque contre l’appui-tête, fermer les yeux à demi et se laisser envahir par le spectacle de la ville qui tremblotait dans les phares.

Elle s’était ennuyée à mourir à ce dîner, assise entre un jeune avocat enthousiaste qui débutait dans le métier et un des plus gros notaires parisiens qui parlait de la hausse de l’immobilier. L’ennui provoquait chez elle des élans de colère. Elle avait envie de se lever et de renverser la table. Au lieu de cela, elle se dédoublait et laissait « l’autre », la belle madame Dupin, remplir son emploi d’« épouse de ». Elle faisait entendre son rire, le rire d’une femme heureuse, pour effacer sa rage intérieure.

Au début de son mariage, elle s’efforçait de participer aux conversations, s’intéressait à la vie des affaires, à la Bourse, aux bénéfices, aux dividendes, aux alliances des grands groupes, aux stratégies inventées pour battre un rival ou gagner un allié. Elle venait d’un milieu différent : celui de l’université de Columbia, des discussions échevelées autour d’un film, d’un scénario, d’un livre et elle se sentait aussi gauche et hésitante qu’une débutante. Puis, peu à peu, elle avait compris qu’elle était hors jeu. On l’invitait parce qu’elle était jolie, charmante, la femme de Philippe. Ils allaient par deux. Mais il suffisait que son voisin de table lui demande « et vous, madame, que faites-vous ? » et qu’elle réponde « pas grand-chose ! Je me consacre à mon enfant… » pour qu’insensiblement il se détourne d’elle et se tourne vers une autre convive. Elle en avait été peinée, blessée, puis elle s’était habituée. Il arrivait que certains hommes lui fassent des avances discrètes mais, quand les discussions s’animaient, elle restait sur le côté.

Ce soir, il en avait été autrement…

Quand le convive assis en face d’elle, un éditeur séduisant, connu pour sa production et ses succès féminins, lui avait lancé, ironique : « Alors, ma chère Iris, toujours Pénélope à la maison ? Bientôt on te mettra un tchador ! », elle avait été piquée et avait répondu sans y penser : « Tu vas être surpris : j’ai commencé à écrire ! » Elle avait à peine prononcé cette phrase que l’œil de l’éditeur s’allumait. « Un roman ? Et quelle sorte de roman ? – Un roman historique… » Sans réfléchir, elle avait pensé à Joséphine, à ses travaux sur le XIIe siècle. Sa sœur était venue s’intercaler entre cet homme et elle. « Ah ! ça m’intéresse ! Les Français raffolent de l’histoire et de l’histoire romancée… Tu as commencé ? – Oui, avait-elle répliqué avec aplomb, appelant au secours la science de sa sœur. Un roman qui se passe au XIIe siècle… Au temps d’Aliénor d’Aquitaine. On a beaucoup d’idées fausses sur cette époque. C’est une période charnière de l’histoire de France… Une époque qui ressemble étrangement à la nôtre : l’argent remplace le troc et prend une place prépondérante dans la vie des gens, les villages se vident, les villes se développent, la France s’ouvre aux influences étrangères, le commerce se répand dans toute l’Europe, la jeunesse, ne trouvant pas sa place dans la société, se révolte et devient violente. La religion tient une place prépondérante, à la fois force politique, économique et législative. Le clergé a des attitudes d’ayatollah et compte de nombreux fanatiques qui se mêlent de tout. C’est aussi l’époque des grands travaux, des constructions de cathédrales, d’universités, d’hôpitaux, des premiers romans d’amour, des premiers débats d’idées… » Elle improvisait. Tous les arguments de Jo sortaient de sa bouche comme rivières de diamants et l’éditeur, ébloui, sentant le bon filon, ne la quittait plus des yeux.

— C’est passionnant, dis-moi. On déjeune quand ?

C’est si bon d’exister et de ne plus être seulement « épouse de » et mère de famille… Elle se sentait pousser des ailes.

— J’irai te voir. Dès que j’aurai quelque chose de consistant à te montrer…

— Tu ne le montres à personne d’autre avant moi, promis ?

— Promis !

— Je compte sur toi… Je te ferai un beau contrat, je ne voudrais pas me mettre Philippe à dos.

Il lui avait donné le numéro de sa ligne directe et, avant de partir, lui avait rappelé sa promesse.

Philippe la déposa devant leur immeuble et alla se garer.

Elle courut se réfugier dans sa chambre et se déshabilla en repensant à son affabulation. Quelle audace ! Que vais-je faire maintenant ? Puis elle se rassura : il oubliera ou je lui dirai que je n’en suis qu’au début, qu’il faut me laisser du temps…

L’horloge en bronze posée sur la cheminée de la chambre sonna les douze coups de minuit. Iris frissonna de plaisir. Cela avait été délicieux de jouer un rôle ! De devenir une autre. De s’inventer une vie. Elle s’était sentie transportée dans le passé, au temps de ses études à Columbia, quand ils étudiaient en groupe une mise en scène, un rôle, la place de la caméra, la forme des dialogues, l’efficacité d’un enchaînement. Elle montrait à des apprentis comédiens comment interpréter leur personnage. Elle jouait l’homme, puis la femme, l’innocente victime et la manipulatrice perverse. La vie ne lui paraissait jamais assez grande pour contenir toutes les facettes de sa personnalité. Gabor l’encourageait. Ensemble, ils développaient des scénarios. Ils formaient une belle équipe.

Gabor… Elle revenait toujours à lui.

Elle secoua la tête et se reprit.

Pour la première fois depuis longtemps, elle s’était sentie vivante. Bien sûr, elle avait menti… mais ce n’était pas un gros mensonge !

Assise au pied du lit, en déshabillé de dentelle crème, elle empoigna ses brosses et brossa ses longs cheveux noirs. C’était un rituel auquel elle ne manquait jamais. Dans les romans qu’elle lisait, enfant, les héroïnes se brossaient les cheveux, matin et soir.

Les brosses crépitaient et, la tête renversée, Iris pensait à sa longue et morne journée. Encore une journée où elle n’avait rien fait. Depuis quelque temps, elle restait enfermée chez elle. Elle avait perdu le goût de se distraire en tourbillonnant dans le vide. Elle avait déjeuné seule, dans la cuisine, écoutant le bavardage de Babette, la femme de ménage qui aidait Carmen le matin. Iris observait Babette comme on scrute une amibe en lamelle, au laboratoire. La vie de Babette était un roman : enfant abandonnée, violée, recueillie par des familles d’accueil, rebelle, délinquante, mariée à dix-sept ans, mère à dix-huit, elle avait multiplié les fuites, les délits sans jamais abandonner sa fille, Marilyn, qu’elle emmenait calée sous son bras, la comblant de tout l’amour qu’elle n’avait pas reçu. À trente-cinq ans, elle avait décidé d’« arrêter les conneries ». Se ranger, travailler à la loyale pour payer les études de sa fille qui venait d’avoir le bac. Elle serait femme de ménage. Elle ne savait rien faire d’autre. Une excellente femme de ménage, la meilleure des femmes de ménage. Elle « taxerait les riches », vingt euros de l’heure. Iris, intriguée par cette petite blonde aux yeux bleus à l’insolence franche, l’avait engagée. Et depuis, elle se régalait à l’écouter ! Le dialogue était souvent étrange entre ces deux femmes que tout séparait et qui, dans la cuisine, se retrouvaient complices.

Ce matin-là, Babette avait mordu trop fort dans une pomme, et sa dent de devant était restée fichée dans le fruit. Stupéfaite, Iris la vit récupérer la dent, la passer sous le robinet, sortir un tube de colle de son sac et la remettre en place.

— Ça t’arrive souvent ?

— Quoi ? Ah, ma dent ? De temps en temps…

— Pourquoi tu ne vas pas chez un dentiste ? Tu vas finir par la perdre.

— Vous savez combien ça coûte, les dentistes ? On voit bien que vous avez des sous, vous.

Babette vivait en concubinage avec Gérard, magasinier dans une boîte d’outillage électrique. Elle ravitaillait la maison en ampoules, prises multiples, toasteur, bouilloire, friteuse, congélateur, lave-vaisselle et tutti quanti. À des prix imbattables : quarante pour cent de réduction. Carmen appréciait. Les amours de Gérard et Babette étaient un feuilleton qu’Iris suivait avidement. Ils n’arrêtaient pas de se disputer, de se séparer, de se réconcilier, de se tromper et… de s’aimer. C’est la vie de Babette que je devrais raconter ! pensa Iris en ralentissant le ballet des brosses.

Ce matin, Iris avait déjeuné dans la cuisine pendant que Babette nettoyait le four. Elle entrait et ressortait du four tel un piston bien huilé.

— Comment tu fais pour être toujours aussi gaie ? avait demandé Iris.

— Je n’ai rien d’exceptionnel, vous savez ! Y en a treize à la douzaine des comme moi.

— Avec tout ce que tu as vécu ?

— J’en ai pas vécu plus qu’une autre.

— Si, quand même…

— Non, c’est vous à qui il n’est rien arrivé.

— Tu n’as pas des soucis, des angoisses ?

— Pas du tout.

— Tu es heureuse ?

Babette s’était extirpée du four et avait regardé Iris comme si elle venait de lui poser une question sur l’existence de Dieu.

— Quelle drôle de question ! Ce soir, on va boire l’apéro chez des potes et je suis contente mais demain est un autre jour.

— Comment tu fais ? avait soupiré Iris, avec envie.

— Vous êtes malheureuse, vous ?

Iris n’avait pas répondu.

— Ben dis donc… Si j’étais à votre place, qu’est-ce que je rigolerais ! Plus de soucis de fin de mois, plein de blé, un bel appartement, un beau mari, un beau garçon… Je me poserais même pas la question.

Iris avait eu un pâle sourire.

— La vie est plus compliquée que ça, Babette.

— Peut-être… Si vous le dites.

Elle avait disparu à nouveau, tête la première, dans le four. Iris l’avait entendue maugréer contre ces fours autonettoyants qui nettoyaient rien du tout. Elle avait cru entendre « huile de coude », suivi de borborygmes et enfin Babette était réapparue pour conclure :

— Peut-être qu’on peut pas tout avoir dans la vie. Moi je me marre et je suis pauvre, vous vous emmerdez et vous êtes riche.

Ce matin-là, après avoir laissé Babette dans le four, Iris s’était sentie très seule.

Si seulement elle avait pu appeler Bérengère… Elle ne la voyait plus et se sentait amputée d’une partie d’elle-même. Pas de la meilleure part, c’était sûr, mais, elle devait le reconnaître, Bérengère lui manquait. Ses ragots, l’odeur d’égouts de ses ragots.

Je la regardais de haut, je me disais que je n’avais rien en commun avec cette femme-là, mais je frétillais à jacasser avec elle. C’est comme une furie en moi, une perversion qui me pousse à désirer ce que je méprise le plus au monde. Je n’y résiste pas. Six mois qu’on ne se voit plus, calcula-t-elle, six mois que je ne sais plus ce qu’il se passe à Paris, qui couche avec qui, qui est ruiné, qui est déchu.

Elle était restée enfermée une grande partie de l’après-midi dans son bureau. Elle avait relu une nouvelle d’Henry James. Était tombée sur une phrase qu’elle avait recopiée sur son carnet : « Quelle est la caractéristique des hommes en général ? N’est-ce point la capacité qu’ils ont de passer indéfiniment leur temps avec des femmes ennuyeuses, de le passer, je ne dirai pas, sans s’ennuyer mais ce qui revient au même, sans prendre garde qu’ils s’ennuient, sans en être incommodés jusqu’à chercher à prendre la tangente. »

— Suis-je une femme ennuyeuse ? murmura Iris à la grande glace qui recouvrait les portes de son placard.

Le miroir resta muet. Iris reprit alors encore plus bas :

— Est-ce que Philippe va prendre la tangente ?

Le miroir n’eut pas le temps de lui répondre. Le téléphone sonna. C’était Joséphine. Elle paraissait tout excitée.

— Iris… Je peux te parler ? T’es seule ? Je sais qu’il est très tard mais il fallait absolument que je te parle.

Iris la rassura : elle ne la dérangeait pas.

— Antoine a écrit aux filles. Il est au Kenya. Il élève des crocodiles.

— Des crocodiles ? Il est devenu fou !

— Ah, tu penses comme moi.

— Je ne savais pas qu’on élevait des crocodiles.

— Il travaille pour des Chinois et…

Joséphine proposa de lui lire la lettre d’Antoine. Iris l’écouta sans l’interrompre.

— Alors, t’en penses quoi ?

— Franchement, Jo : il a perdu la tête.

— Ce n’est pas tout.

— Il est tombé amoureux d’une Chinoise en short et elle est unijambiste ?

— Non, tu n’y es pas du tout.

Joséphine éclata de rire. Iris approuva. Elle préférait entendre Joséphine rire de ce nouvel épisode de sa vie conjugale.

— Il a écrit un feuillet rien que pour moi, à la fin de sa lettre aux filles… et tu ne devineras jamais…

— Quoi ? Jo… vas-y !

— Eh bien, je l’avais mis dans la poche de mon tablier, tu sais, le grand tablier blanc que je mets quand je fais la cuisine… Quand je me suis couchée, je me suis aperçue que je l’avais laissé dans la poche de tablier… Je l’avais oublié… Ce n’est pas formidable, ça ?

— Développe, Jo, développe… Parfois tu es dure à suivre.

— Écoute, Iris : j’ai oublié de lire la lettre d’Antoine. Je ne me suis pas précipitée pour la lire. Ça veut dire que je suis en train de guérir, non ?

— C’est vrai, tu as raison. Et qu’y avait-il dans cette lettre ?

— Attends, je te la lis…

Iris entendit un bruit de papier qu’on défroissait puis la voix claire de sa sœur s’éleva :

— « Joséphine… Je sais, je suis lâche, j’ai pris la fuite sans rien te dire mais je n’ai pas eu le courage de t’affronter. Je me sentais trop mal. Ici, je vais recommencer ma vie de zéro. J’espère que ça va marcher, que je vais gagner de l’argent et que je pourrai te rembourser au centuple ce que tu fais pour les enfants. J’ai une chance de réussir, de gagner beaucoup d’argent. En France, je me sentais écrasé. Ne me demande pas pourquoi… Joséphine, tu es une femme bonne, intelligente, douce et généreuse. Tu as été une très bonne épouse. Je ne l’oublierai jamais. J’ai été maladroit avec toi et je voudrais me rattraper. Adoucir ta vie. Je vous donnerai de mes nouvelles régulièrement. Je te joins au bas de la lettre le numéro de téléphone qui est le mien, celui où tu peux me joindre s’il arrive quoi que ce soit. Je t’embrasse, avec tous les bons souvenirs de notre vie commune, Antoine. » Et il y a deux post-scriptum. Le premier dit : « Ici, on m’appelle Tonio… au cas où tu me téléphones et tombes sur un boy », et le second : « C’est drôle, je ne transpire plus jamais et pourtant, il fait chaud. » Voilà… Tu en penses quoi ?

La première réaction d’Iris fut de penser : Pauvre garçon ! C’est pathétique ! mais elle ne savait pas encore si Joséphine avait atteint ce degré de détachement sentimental, aussi préféra-t-elle user de diplomatie.

— L’important, c’est ce que tu penses, toi.

— Tu étais plus brutale, avant.

— Avant, il faisait partie de la famille. On pouvait le malmener…

— Ah ! C’est comme ça que tu conçois la famille ?

— Tu ne t’es pas gênée, il y a six mois, avec notre mère. Tu as été si violente qu’elle ne veut plus entendre parler de toi.

— Et tu ne peux pas savoir à quel point je me sens mieux depuis !

Iris réfléchit un instant puis demanda :

— Après la lecture de la lettre adressée aux filles, tu t’es sentie comment ?

— Pas bien… Mais quand même : je ne me suis pas précipitée pour lire ma lettre, c’est un signe que ça va mieux, non ? Qu’il ne m’obsède plus.

Joséphine marqua une pause puis ajouta :

— C’est vrai qu’avec le travail que j’ai, j’ai pas beaucoup le temps de penser.

— Tu t’en sors ? Tu as besoin d’argent ?

— Non, non… ça va. J’accepte tous les boulots qui passent. Tous !

Puis, changeant brusquement de sujet, elle demanda :

— Comment va Alexandre ? A-t-il fait des progrès en dictée ?

Alexandre avait été soumis à de longues dictées, tout l’été, pendant que ses cousines partaient à la plage ou à la pêche.

— J’ai oublié de le lui demander. Il est si réservé, si silencieux. C’est étrange, il m’intimide. Je ne sais pas comment parler à un garçon. Je veux dire : sans le séduire ! Parfois je t’envie d’avoir deux filles. Ce doit être bien plus facile…

Iris se sentit soudain incroyablement découragée. L’amour maternel lui paraissait une montagne qu’elle ne gravirait jamais. C’est incroyable, pensa-t-elle, je ne travaille pas, je n’ai rien à faire dans la maison si ce n’est choisir des fleurs et des bougies parfumées, j’ai un seul enfant et je m’en occupe à peine ! Alexandre ne connaît de moi que le bruit des paquets que je dépose dans l’entrée ou celui du froufrou de ma robe quand je me penche le soir pour lui dire bonsoir avant de sortir ! C’est un enfant élevé à l’oreille.

— Je vais devoir te quitter, ma chérie, j’entends les pas de mon mari. Je t’embrasse et n’oublie pas : Cric et Croc croquèrent le grand Cruc qui croyait les croquer !

Iris raccrocha et leva les yeux sur Philippe qui l’observait sur le pas de la chambre. Celui-là non plus, je ne le comprends pas, soupira-t-elle en reprenant le ballet de ses brosses. J’ai l’impression qu’il m’espionne, qu’il glisse ses pas dans les miens, que ses yeux se collent à mon dos. Me ferait-il suivre, par hasard ? Cherche-t-il à me prendre en défaut pour négocier un divorce ? Le silence s’était installé entre eux comme une évidence, un mur de Jéricho que nulle trompette ne ferait jamais tomber puisqu’ils ne criaient pas, ne claquaient pas les portes, ne haussaient jamais la voix. Heureux les couples qui se font des scènes, songea Iris, tout est plus facile après une bonne dispute. On s’époumone, on s’épuise, on se jette dans les bras de l’autre. Un temps de répit où les armes tombent, où les baisers adoucissent les rancœurs, effacent les reproches, signant un bref armistice. Philippe et elle ne connaissaient que le silence, la froideur, l’ironie blessante qui creusaient un peu plus chaque jour le fossé d’une séparation certaine. Iris ne voulait pas y penser. Elle se consolait en se disant qu’ils n’étaient pas le seul couple à dériver ainsi dans une indifférence polie. Tous ne divorçaient pas. C’était un sale moment à passer, un moment qui pouvait durer, certes, mais qui parfois évoluait doucement vers une vieillesse pacifiée.

Philippe se laissa tomber sur le lit et enleva ses chaussures. La droite d’abord, puis la gauche. Puis la chaussette droite et la chaussette gauche. À chaque geste correspondait un bruit, ploc, ploc, pfft, pfft.

— Tu as une grosse journée demain ?

— Des rendez-vous, un déjeuner, la routine.

— Tu devrais travailler moins… Les cimetières sont pleins de gens indispensables.

— Peut-être… Mais je ne vois pas comment je pourrais changer de vie.

Ils avaient déjà eu cette discussion maintes fois. Comme un chemin obligé avant de se coucher. Elle se terminait toujours de la même manière : un point d’interrogation en l’air.

Et maintenant il va aller dans la salle de bains, se laver les dents, enfiler son long tee-shirt pour la nuit et venir se coucher en soupirant « je crois que je ne vais pas tarder à m’endormir… ». Elle dira… Elle ne dira rien. Il posera un baiser sur son épaule, ajoutera : « Bonne nuit, ma chérie. » Il prendra son masque pour dormir, l’ajustera, se retournera de son côté du lit. Elle rangera ses brosses, allumera la lampe sur sa table de chevet, prendra un livre et lira jusqu’à ce que ses yeux se ferment.

Et puis, elle inventera une histoire.

Une histoire d’amour ou une autre. Certains soirs, elle s’enroule dans les draps, serre son oreiller contre sa poitrine, creuse un trou dans la plume légère et retrouve Gabor. Ils sont au festival de Cannes. Ils marchent sur le sable, en bord de mer. Il est seul, il tient un scénario sous le bras. Elle est seule, elle offre son visage au soleil. Ils se croisent. Elle laisse tomber ses lunettes. Il se baisse pour les ramasser, se relève et… « Iris ! – Gabor ! » Ils s’étreignent, ils s’embrassent, il dit « comme tu m’as manquée ! Je n’ai pas cessé de penser à toi ! ». Elle murmure « moi aussi ! ». Ils courent dans les rues et les hôtels de Cannes. Il est venu présenter son film, elle l’accompagne partout, ils montent les marches ensemble, main dans la main, elle demande le divorce…

D’autres soirs, elle choisit une histoire différente. Elle vient d’écrire un livre, c’est un grand succès, elle donne des interviews à la presse internationale rassemblée dans le hall du palace où elle est descendue. Le roman a été traduit en vingt-sept langues, les droits achetés par la MGM, Tom Cruise et Sean Penn se disputent le rôle masculin. Les dollars s’alignent en petites montagnes vertes à perte de vue. Les commentaires vont bon train, on photographie son bureau, sa cuisine, on lui demande son avis sur tout.

— Maman, je peux dormir avec vous ?

Philippe se retourna d’un seul coup et la réponse fut cinglante :

— Non, Alexandre ! On a déjà eu cette discussion mille fois ! À dix ans, un garçon ne dort plus avec ses parents.

— Maman, dis oui… s’il te plaît !

Iris décela une lueur d’angoisse dans les yeux de son fils et, se penchant vers lui, le prit dans ses bras.

— Qu’est-ce qu’il y a, chéri ?

— J’ai peur, maman… Vraiment peur. J’ai fait un cauchemar.

Alexandre s’était rapproché et tentait de se faufiler sous les draps.

— Tu vas dans ta chambre ! rugit Philippe en relevant le masque bleu.

Iris lut la panique dans les yeux de son fils. Elle se leva, le prit par la main et déclara :

— Je vais aller le coucher.

— Ce n’est pas une manière d’élever cet enfant. Qu’est-ce que tu vas en faire ? Un fils à maman ? Un homme qui aura peur de son ombre ?

— Je vais simplement le mettre dans son lit… Ce n’est pas la peine d’en faire un drame. Allez, viens, mon chéri.

— C’est consternant ! Consternant ! répéta Philippe en se tournant dans le lit. Cet enfant ne grandira jamais.

Iris prit Alexandre par la main et l’emmena dans sa chambre. Elle alluma la veilleuse fixée à la tête du lit, ouvrit les draps et fit signe à Alexandre de se coucher. Il se glissa sous les couvertures. Elle posa sa main sur son front et demanda :

— Tu as peur de quoi, Alexandre ?

— J’ai peur…

— Alexandre, tu es encore un petit garçon mais bientôt tu seras un homme. Tu vivras dans un monde de brutes, il faut t’endurcir. Ce n’est pas en venant pleurer au pied du lit de tes parents…

— Je ne pleurais pas !

— Tu as reculé devant ta peur. Elle a été plus forte que toi. Ce n’est pas bien. Tu dois la terrasser sinon tu resteras toujours un bébé.

— Je ne suis pas un bébé.

— Si… Tu veux dormir avec nous comme lorsque tu étais bébé.

— Non, je ne suis pas un bébé.

Il grimaça de colère et de chagrin. Il était à la fois furieux contre sa mère qui ne le comprenait pas et certain d’avoir peur.

— Et toi, tu es méchante !

Iris ne sut que répondre. Elle le contempla, la bouche ouverte, prête à répliquer, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Elle ne savait pas comment parler à son enfant. Elle restait sur une rive, Alexandre sur l’autre. Ils s’observaient en silence. Cela avait commencé dès la naissance. À la clinique. Quand on avait posé Alexandre dans le berceau transparent à côté de son lit, Iris s’était dit : Tiens ! Une nouvelle personne dans ma vie ! Jamais, elle n’avait prononcé le mot « bébé ».

Le silence et l’embarras d’Iris rendirent Alexandre encore plus anxieux. Il doit y avoir quelque chose de grave pour que maman ne puisse pas me parler. Pour qu’elle me regarde sans rien dire.

Iris déposa un baiser sur le front de son fils et se redressa.

— Maman, tu peux rester jusqu’à ce que je m’endorme ?

— Ton père va être furieux…

— Maman, maman, maman…

— Je sais, mon chéri, je sais. Je vais rester, mais la prochaine fois, promets-moi que tu seras fort et que tu resteras dans ton lit.

Il ne répondit pas. Elle lui prit la main.

Il soupira, ferma les yeux et elle posa la main sur son épaule, le caressant doucement. Son long corps fluet, ses cils bruns, ses cheveux noirs et ondulés… Il avait la grâce fragile d’un enfant inquiet, un enfant aux aguets. Même au repos, un creux se formait entre ses sourcils et sa poitrine se soulevait comme écrasée sous un poids trop grand. Il laissait échapper des soupirs de peur et de soulagement, des soupirs qui lui coupaient le souffle.

Il est venu dans notre chambre parce qu’il a senti que j’avais besoin de lui. La prescience des enfants. Elle se revit, petite, riant très fort aux plaisanteries de son père, faisant le pitre pour chasser le lourd nuage noir entre ses deux parents. Il ne se passait jamais rien de terrible entre eux et, pourtant, j’avais peur… Papa tout rond, tout bon, tout doux. Maman toute sèche, toute dure, toute maigre. Deux étrangers qui dormaient dans le même lit. Elle avait continué à faire le pitre. Il lui semblait que c’était plus facile de faire rire que d’exprimer ce qu’elle ressentait. La première fois qu’on avait murmuré devant elle : « Que cette petite fille est jolie ! Que ses yeux sont beaux ! Jamais vu des yeux pareils ! », elle avait troqué son costume de clown contre la panoplie de fille jolie. Un jeu de rôles !

Je vais mal, en ce moment. Cette apparence dégagée et aisée que j’ai entretenue si longtemps se craquelle, et il en émerge un bric-à-brac de contradictions. Il va bien falloir que je finisse par choisir. Aller dans une direction mais laquelle ? Seul l’homme qui s’est trouvé, l’homme qui coïncide avec lui-même, avec sa vérité intérieure, est un homme libre. Il sait qui il est, il trouve plaisir à exploiter ce qu’il est, il ne s’ennuie jamais. Le bonheur qu’il éprouve à vivre en bonne compagnie avec lui-même le rend presque euphorique. Il vit véritablement alors que les autres laissent couler leur vie entre les doigts… sans jamais les refermer.

La vie coule entre mes doigts. Je n’ai pas réussi à en trouver le sens. Je ne vis pas, j’aveuglette. Mal avec les autres, mal avec moi-même. J’en veux aux gens de me renvoyer cette image de moi que je n’aime pas et je m’en veux de ne pas être capable de leur en imposer une autre. Je tourne en rond sans avoir le courage de changer. Il suffit d’accepter une seule fois d’obéir aux lois des autres, de vivre en conformité avec ce qu’ils pensent pour que notre âme se débine et se délite. On se résume à une apparence. Mais, et soudain cette pensée la terrifia, n’est-il pas trop tard ? Ne suis-je pas déjà devenue cette femme dont je vois le reflet dans les yeux de Bérengère ? À cette pensée, elle frissonna. Elle saisit la main d’Alexandre, la serra fort et, dans son sommeil, il lui rendit sa pression en marmonnant « maman, maman ». Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s’allongea contre son fils, posa la tête sur l’oreiller et ferma les yeux.


— Josiane, vous vous êtes occupée de mes billets pour la Chine ?

Marcel Grobz, planté devant sa secrétaire, lui parlait comme à un poteau indicateur. À un mètre au-dessus de la tête. Josiane ressentit une violente contraction dans la poitrine et se raidit sur sa chaise.

— Oui… Tout est sur le bureau.

Elle ne savait plus comment s’adresser à lui. Il la vouvoyait. Elle bégayait, cherchait ses mots, ses tournures de phrases. Elle avait supprimé tous les pronoms personnels de leur conversation et parlait en infinitifs ou indéfinis.

Il s’abîmait dans le travail, multipliait les déplacements, les rendez-vous, les repas d’affaires. Chaque soir, Henriette Grobz venait le chercher. Elle passait devant le bureau de Josiane, sans la voir. Un morceau de bois qui se déplace, coiffé d’un chapeau rond. Josiane les regardait partir, lui, voûté, elle, dressée sur ses ergots.

Depuis qu’il les avait surpris, Chaval et elle, devant la machine à café, il la fuyait. Il passait devant elle, s’enfermait dans son bureau pour n’en ressortir que le soir, en coup de vent, criant « À demain ! » et détournant la tête. Tout juste si elle avait le temps de le voir passer…

Et moi, je vais rester sur le pavé. Retour à la case Départ. Bientôt il me vire, me paie mes vacances, mon ancienneté, mes RTT, m’établit un certificat de conformité, me souhaite bonne chance en m’en serrant cinq et hop ! salut, poulette ! Va voir là-bas si j’y suis ! Elle renifla et ravala ses larmes. Quel con, ce Chaval ! Et quelle conne, ma pomme ! Pouvais pas me tenir tranquille ! Pouvais pas faire attention ! Jamais dans l’entreprise, je lui avais dit, pas un geste déplacé ni un souffle de baiser. Anonymat total. Boulot, boulot. Et il a fallu qu’il vienne planter sa tente sous le nez de Marcel. Plus fort que lui. Un coup de testostérone ! S’est senti obligé de jouer les Tarzan ! Pour me larguer ensuite en plein vol de la liane.

Parce que le beau Chaval l’avait renvoyée dans son foyer ! Après lui avoir vomi un poids lourd d’injures. Une telle ribambelle qu’elle en était restée coite. Certaines, même, qu’elle n’avait jamais entendues de sa vie !

Et pourtant, dans ce domaine, j’ai la science infuse.

Depuis, elle pleurait des baignoires.

Depuis, c’était morne purée tous les soirs. Je dois ressembler à une catastrophe aérienne. Éjectée en plein vol ! Alors que j’avais tout dans mes menottes : mon gros pépère d’amour, un amant jeune et fringant, et le roi Biffeton à mes bottes. Plus qu’à tirer les ficelles et le nœud était fait ! La belle vie à un jet de salive ! J’arrive même plus à penser droit : j’ai de la pâte à modeler dans la tête. Aux obsèques de la vieille, j’avais mis des lunettes noires et tout le monde a cru que je suffoquais de chagrin. Ça m’a bien arrangée !

Les obsèques de sa mère…

Josiane était arrivée en train, changement à Culmont-Chalindrey, avait pris un taxi (trente-cinq euros plus le pourboire), franchi à pied et sous la pluie la porte du cimetière pour retrouver, collés comme des berlingots sous leurs parapluies, tous ceux qu’elle avait abandonnés en leur faisant un pied de nez, vingt ans auparavant. Salut, les mecs ! Je m’en vais rouler carrosse à Paname ! Je reviendrai le cul jaune ou les pieds devant ! Pas sûr que ce soit une bonne idée de revenir ainsi à l’économie, sans pompe ni trompette, ni tralala pour leur clouer le bec ! « T’es venue en train ? T’as pas de voiture ? » La voiture, dans sa famille, c’était la classe internationale, le signe qu’on était « arrivé ». Qu’on dormait à l’Élysée. Que la réussite vous harcelait. « Non, j’ai pas de voiture parce qu’à Paris, c’est chic de rouler à pied. – Ah bon… » ils avaient dit et ils avaient plongé leur pif dans leur col noir pour ricaner « pas de voiture, pas de voiture ! La grosse nulle qu’elle est ! ».

Elle avait déboîté d’un coup sec et s’était approchée du trou où on avait placé la petite boîte de cendres. À fond les pin-pon. Et là ! Tout s’était mélangé et la baignoire avait débordé : Marcel, Maman, Chaval, plus personne, je suis seule, abandonnée, sans fric, sans perspectives, ratiboisée. J’ai huit ans et je guette la gifle qui va s’abattre. J’ai huit ans et j’ai les fesses qui font bravo tellement je tremble de peur. J’ai huit ans et j’ai le grand-père qui pénètre dans ma chambre en douce quand tout le monde dort. Ou fait semblant de dormir parce que ça les arrange.

Ce n’était pas sur sa mère qu’elle pleurait mais sur elle. Elle avait dû être conçue un soir de beuverie, avait toujours dû se démerder seule et n’avait jamais eu d’enfance. À cause de celle qui refroidissait dix pieds sur terre et s’en tamponnait le coquillard qu’elle soit violée, exploitée ou tout simplement malheureuse. La belle affaire ! Quand j’aurai le roi Biffeton dans la poche, j’irai m’allonger sur le divan d’un charlatan et je lui causerai de mes vieux ! On verra bien ce qu’il en dira.

De retour du cimetière, ils avaient fait bombance. Le vin rouge coulait à flots, saucisses et rillettes, pizzas et pâtés, Caprice des Dieux et farandoles de chips. Ils venaient tous la reluquer, la scruter, lui palper le pouls. « Ça va ? C’est comment la vie à Paris ? – Nickel chrome », elle disait, en leur pointant sous le nez le diamant planté de rubis que lui avait offert Marcel. En étirant le cou pour qu’ils lorgnent le collier de trente et une perles de culture des mers du Sud avec fermoir en diams et monture en platine. Elle s’étirait, s’étirait, devenait girafe pour leur faire baisser le rideau. « Et tu fais quoi comme travail ? Et t’es bien payée ? Et il te traite bien ton patron ? – Mieux serait insupportable », répondait-elle en serrant les dents pour empêcher la baignoire de déborder. Chacun venait, à son tour, et c’était les mêmes questions, les mêmes réponses, les mêmes bouches arrondies qui soulignaient l’ampleur de son succès. Ils en bavaient de stupéfaction et se resservaient un verre. Putain ! qu’ils disaient, ici, même pour être vendeuse au supermarché faut être pistonnée ! Ici, y a rien de rien à travailler ! Ici, on se demande où elle est passée la vie… Les vieux disaient : « De mon temps on commençait à treize ans, n’importe où, n’importe quoi mais y avait du travail, aujourd’hui y a plus rien. » Et ils se resservaient à boire. Bientôt ils seraient ronds comme des petits pois et entameraient les chansons cochonnes. Elle décida de partir avant les rengaines avinées. On n’était plus sûr de rien quand ils se mettaient à tanguer. Ils se disputaient, ils se débraillaient, ils se mélangeaient, ils réglaient des comptes de famille vieux de plusieurs années, ils cassaient les cols des bouteilles pour s’assassiner.

Au bout d’un moment, elle commença à avoir la tête qui tournait et demanda à ce qu’on ouvre la fenêtre. « Pourquoi, t’as des vapeurs ? T’es en cloque ? Tu connais le père ? » Les rires graveleux fusèrent, une chorale de rires repris en canon, ça partait dans tous les sens, montait et descendait les gammes et ils se poussaient du coude comme s’ils allaient entamer la danse des canards. « Ma parole, on dirait que je suis votre seul sujet de conversation, leur balança-t-elle avant de reprendre son souffle, vous avez rien d’autre à causer… Heureusement que je suis venue sinon vous auriez tous pourri sur pied ! »

Ils se turent, vexés. « Ah ! T’as pas changé ! lui dit le cousin Paul, toujours aussi agressive. Pas étonnant que personne t’a mise en cloque ! Il est pas né celui qui va s’y risquer ! Vingt ans de travaux forcés avec la pimbêche en harnais ! Faudrait être halluciné ou totalement chtarbé ! »

Un enfant ! Un enfant de Marcel ! Pourquoi n’y avait-elle jamais pensé ? Il en rêvait, en plus. Il n’arrêtait pas de parler du Cure-dents qui lui avait refusé ce plaisir légitime. Il avait les yeux tout mouillés quand il apercevait un de ces petits angelots qui crapahutent dans les publicités, barbouillés de bouillie ou de Pampers qui puent.

Le temps s’arrêta et devint majuscule.

Tous les participants au banquet rillettes se figèrent comme si elle avait appuyé sur la touche Pause de la télécommande et les mots prirent chair. Un bé-bé. Un petit bé-bé. Un enfant Jésus. Un petit Grobz joufflu. Avec une cuillère en or dans la bouche. Qu’est-ce que je dis, une cuillère ? Un service tout entier, oui. De quoi le suffoquer, le petit bébé ! Dieu, qu’elle était basse du béret ! C’est sûr, c’est ce qu’il lui fallait : récupérer Chef, se faire engrosser et après, indéboulonnable elle serait ! Un sourire angélique descendit sur son visage, son menton tomba en béatitude et sa poitrine se répandit en vagues tremblotantes dans ses balconnets 105 C.

Elle promena un regard attendri sur ses cousins et ses cousines, ses frères et ses oncles, ses tantes et ses nièces. Comme elle les aimait de lui avoir donné cette idée lumineuse ! Comme elle chérissait leur mesquinerie, leur médiocrité, leur tronche avinée ! Elle avait vécu trop longtemps à Paris. Elle avait pris des habitudes de ripolinée. Elle avait perdu la main. Oublié la lutte des classes, des sexes et du porte-monnaie. Je devrais venir ici plus souvent, suivre une formation continue. Retour à la bonne vieille réalité : comment garder un homme ? Avec un polichinelle dans le tiroir. Comment avait-elle pu oublier cette vieille recette millénaire qui engendrait les dynasties et remplissait les coffres-forts ?

Elle faillit leur sauter au cou mais se retint, prit un air de pucelle offensée, « non, non, je n’y ai jamais pensé », s’excusa de s’être emportée, « c’est le souvenir de maman qui m’a toute chamboulée ! J’ai les nerfs à vif », et comme le cousin Georges repartait sur Culmont-Chalindrey en voiture, elle lui demanda de l’y déposer, ça lui épargnerait un changement.

« Tu pars déjà ? On t’a à peine vue ? Reste dormir ici ! » Elle remercia d’un onctueux sourire, embrassa les uns et les autres, glissa un billet à ses neveux et nièces et s’éclipsa dans la vieille Simca du cousin Georges en vérifiant que personne n’avait eu la tentation de lui chaparder les bijoux de son amant pendant qu’elle rejouait la scène de l’Annonciation.

Le plus dur restait à faire, cependant : reconquérir Chef, le convaincre que son aventure avec Chaval avait été furtive, si furtive qu’elle ne s’en souvenait pas, un moment d’abandon, d’étourderie, de faiblesse féminine, inventer un bobard qu’elle ficellerait de vraisemblance – il l’avait forcée ? menacée ? tabassée ? droguée ? hypnotisée ? envoûtée ? –, reprendre sa place de favorite et happer un petit spermatozoïde grobzien pour se le mettre bien au chaud dans le tiroir.

En montant, à Culmont-Chalindrey, dans le compartiment de première classe du train pour Paris, Josiane réfléchit et se dit qu’il allait falloir la jouer finasse, avancer de profil et sur la pointe des arpions. Tout était à refaire : trimbaler patiemment chaque pierre sans renâcler, sans s’énerver, sans se trahir. Jusqu’à ce que la pyramide se dresse, irréfutable.

Ce serait dur, c’est sûr, mais l’adversité ne lui faisait pas peur. Elle était sortie victorieuse d’autres naufrages.

Elle se cala confortablement dans le fauteuil, éprouva dans son séant les premières secousses du train qui quittait la gare et eut une pensée émue pour sa mère, grâce à laquelle elle repartait fringante et à nouveau guerrière.


— On les retrouve à l’intérieur, t’es sûre ? Je ne louperais ça pour rien au monde. Un après-midi à la piscine du Ritz, le comble du luxe ! soupira Hortense en s’étirant dans la voiture. Je ne sais pas pourquoi, dès que je quitte Courbevoie, dès que je passe le pont, je me sens revivre. Je hais la banlieue. Dis, maman, pourquoi on est venus vivre en banlieue ?

Joséphine, au volant de sa voiture, ne répondit pas. Elle cherchait une place pour se garer. Ce samedi après-midi, Iris leur avait donné rendez-vous dans son club, au bord de la piscine. Ça te fera du bien, tu m’as l’air sous pression, ma pauvre Jo… et depuis trente minutes elle tournait, tournait en rond. Trouver une place dans ce quartier n’était pas chose aisée. La plupart des voitures attendaient en double file, faute de places de stationnement. C’était l’époque des courses de Noël ; les trottoirs étaient encombrés de personnes portant de lourds paquets. Elles se frayaient un chemin en les tendant comme des boucliers, puis soudain, sans crier gare, débordaient sur la chaussée. Il fallait klaxonner pour ne pas les écraser. Joséphine tournait, ouvrait grands les yeux, guettant une place pendant que les filles s’impatientaient. « Là, maman, là ! – Non ! c’est interdit et je ne tiens pas à avoir une contravention ! – Oh maman ! T’es rabat-joy ! » C’était leur nouvelle expression : rabat-joy ! Elles l’employaient à tout bout de champ.

— J’ai encore des traces de mon bronzage de cet été. Je ne vais pas avoir l’air d’une endive, poursuivait Hortense en examinant ses bras.

Tandis que moi, pensa Jo, je vais être la reine des endives. Une voiture déboîta sous son nez, elle freina et mit son clignotant. Les filles se mirent à trépigner.

— Vas-y, maman, vas-y… Fais-nous un créneau parfait.

Jo s’appliqua et réussit à se glisser sans encombre dans la place laissée vacante. Les filles applaudirent. Jo, en nage, s’essuya le front.

Pénétrer dans l’hôtel, affronter le regard du personnel qui la jaugerait et se demanderait sûrement ce qu’elle venait faire là lui donna à nouveau des sueurs froides, mais elle se retrouva à suivre Hortense qui, parfaitement à l’aise, lui montrait le chemin en accordant des regards hautains aux livrées chamarrées du personnel de l’hôtel.

— Tu es déjà venue ici ? chuchota Jo à Hortense.

— Non, mais j’imagine que la piscine doit être par là… au sous-sol. Et puis si on se trompe, c’est pas grave. On fera demi-tour. Après tout, ce ne sont que des larbins. Ils sont payés pour nous renseigner.

Joséphine, confuse, lui emboîta le pas, remorquant Zoé qui détaillait les vitrines où s’étalaient bijoux, sacs, montres et accessoires de luxe.

— Ouaou, maman, qu’est-ce que c’est beau ! Qu’est-ce que ça doit coûter cher ! Si Max Barthillet voyait ça, il viendrait tout piquer. Il dit que quand on est pauvre, on peut voler les riches, ils ne s’en aperçoivent même pas. Et ça équilibre !

— Ben voyons, protesta Joséphine, je vais finir par croire qu’Hortense a raison et que Max est une très mauvaise fréquentation.

— Maman, maman, regarde un œuf en diamants. Tu crois que c’est une poule en diamants qui l’a pondu ?

À l’entrée du club, une jeune femme exquise leur demanda leurs noms, consulta un grand cahier et leur confirma qu’elles étaient attendues par madame Dupin au bord de la piscine. Sur le bureau brûlait une bougie parfumée. Des haut-parleurs diffusaient un air de musique classique. Joséphine regarda ses pieds et eut honte de ses chaussures bon marché. La jeune femme leur montra le chemin des cabines en leur souhaitant un bon après-midi et elles s’engouffrèrent chacune dans la sienne.

Joséphine se déshabilla. Frottant les marques de son soutien-gorge, le pliant soigneusement, enlevant ses collants, les roulant, rangeant son tee-shirt, son pull-over, son pantalon dans le placard qui lui était réservé. Puis elle sortit son maillot de bain de l’étui en plastique où elle l’avait rangé en août dernier et une angoisse terrible l’étreignit. Elle avait grossi depuis l’été, elle n’était pas sûre qu’il lui aille encore. Il faut absolument que je maigrisse, se sermonna-t-elle, je ne me supporte plus ! Elle n’osait pas regarder son ventre, ses cuisses, ses seins. Elle enfila son maillot à l’aveuglette, fixant un spot dissimulé dans le plafond en bois de la cabine. Tira sur les bretelles pour remonter ses seins, défit les plis du maillot sur les hanches, frotta, frotta pour effacer ce trop-plein de gras qui l’alourdissait. Enfin elle abaissa les yeux et aperçut un peignoir blanc suspendu à une patère. Sauvée !

Elle prit les mules en éponge blanche qu’elle trouva posées près du peignoir, referma la porte de la cabine et chercha ses filles des yeux. Elles étaient déjà parties rejoindre Alexandre et Iris.

Sur une chaise longue en bois, somptueuse dans son peignoir blanc, ses longs cheveux noirs tirés en arrière, Iris reposait, un livre posé sur les genoux. Elle était en grande conversation avec une jeune fille que Jo aperçut de dos. Une mince jeune fille en deux-pièces minuscule. Un maillot rouge incrusté de pierreries qui brillaient telles des poussières de Voie lactée. De belles fesses rebondies, un slip si étroit que Joséphine se fit la réflexion qu’il était presque superflu. Dieu, que cette femme était belle ! La taille étroite, les jambes immenses, le port parfait et droit, les cheveux relevés en un chignon improvisé… Tout en elle respirait la grâce et la beauté, tout en elle était en parfaite harmonie avec le décor raffiné de la piscine dont l’eau bleutée dessinait des reflets changeants sur les murs. Tous ses complexes resurgirent et Joséphine resserra le nœud de la ceinture de son peignoir. Promis ! À partir de tout de suite, j’arrête de manger et je fais des abdominaux tous les matins. J’ai été une longue et mince jeune fille autrefois.

Elle aperçut Alexandre et Zoé dans l’eau et leur fit signe de la main. Alexandre voulut sortir pour lui dire bonjour, mais Jo l’en dissuada et il replongea en attrapant les jambes de Zoé qui poussa un cri d’effroi.

La jeune fille en maillot rouge se retourna et Jo reconnut Hortense.

— Hortense, qu’est-ce que c’est que cette tenue ?

— Enfin, maman… C’est un maillot de bain. Et ne crie pas si fort ! On n’est pas à la piscine de Courbevoie, ici.

— Bonjour, Joséphine, articula Iris, se redressant pour s’interposer entre la mère et la fille.

— Bonjour, éructa Joséphine qui revint aussitôt à sa fille. Hortense, explique-moi d’où vient ce maillot.

— C’est moi qui le lui ai acheté cet été et il n’y a pas de quoi te mettre dans cet état. Hortense est ravissante…

— Hortense est indécente ! Et jusqu’à nouvelle information, Hortense est ma fille et pas la tienne !

— Oh là là ! Maman… ça y est ! Les grands mots.

— Hortense, tu vas aller te changer immédiatement.

— Il n’en est pas question ! Ce n’est pas parce que tu te caches dans un sac que je dois me déguiser en thon.

Hortense affrontait sans ciller le regard ivre de colère de sa mère. Des mèches cuivrées s’échappaient de la barrette qui retenait ses cheveux et ses joues s’étaient empourprées, lui donnant un air enfantin que contredisait sa tenue de femme fatale. Joséphine ne put s’empêcher d’être touchée par la pique de sa fille et perdit toute contenance. Elle balbutia une réponse qui n’en fut pas une, tellement elle était inaudible.

— Voyons, les filles, du calme, dit Iris, souriant pour détendre l’atmosphère. Ta fille a grandi, Joséphine, ce n’est plus un bébé. Je comprends que ça te fasse un choc mais tu n’y peux rien ! À moins de la coincer entre deux dictionnaires.

— Je peux l’empêcher de s’exhiber comme elle le fait.

— Elle est comme la plupart des filles de son âge… ravissante.

Joséphine chancela et dut s’asseoir sur la chaise longue proche d’Iris. Affronter sa sœur et sa fille en même temps était au-dessus de ses forces. Elle détourna la tête pour ravaler les larmes de rage et d’impuissance qu’elle sentait monter en elle. Cela finissait toujours de la même façon quand elle s’opposait à Hortense : elle perdait la face. Elle avait peur d’elle, de son orgueil, du mépris qu’elle affichait à son endroit mais, en plus, elle devait le reconnaître, Hortense voyait souvent juste. Si elle était sortie de la cabine, fière de sa ligne, épanouie dans son maillot de bain, elle n’aurait sûrement pas réagi aussi violemment.

Elle resta un moment, défaite, tremblante. Fixant les reflets de l’eau de la piscine, détaillant sans les voir les plantes vertes, les colonnes de marbre blanc, les mosaïques bleues. Puis elle se redressa, respira un grand coup pour bloquer ses larmes, il ne manquerait plus que je sois ridicule et me donne en spectacle, et se retourna, prête à affronter sa fille.

Hortense était partie. Des marches de la piscine, elle tâtait l’eau du bout des pieds et s’apprêtait à se laisser glisser dans l’eau.

— Tu ne devrais pas te mettre dans ces états-là devant elle, tu perds toute autorité, susurra Iris en se retournant sur le ventre.

— Je voudrais t’y voir ! Elle se conduit de manière détestable avec moi.

— C’est l’adolescence. Elle est en plein âge ingrat.

— Il a bon dos, l’âge ingrat. Elle me traite comme si j’étais son inférieure !

— Peut-être parce que tu t’es toujours laissé faire.

— Comment ça, je me suis toujours laissé faire ?

— Tu as toujours laissé les gens te traiter n’importe comment ! Tu n’as aucun respect pour toi, alors comment veux-tu que les autres te respectent ?

Joséphine, ébahie, écoutait sa sœur parler.

— Mais si, rappelle-toi… Quand on était petites… je te faisais agenouiller devant moi, tu devais poser sur la tête ce que tu avais de plus cher au monde et me l’offrir en t’inclinant sans le faire tomber… Sinon t’étais punie ! Tu te rappelles ?

— C’était un jeu !

— Pas si innocent que ça ! Je te testais. Je voulais savoir jusqu’où je pouvais aller et j’aurais pu tout te demander. Tu ne m’as jamais dit non !

— Parce que je t’aimais !

Joséphine protestait de toutes ses forces.

— C’était de l’amour, Iris. Du pur amour. Je te vénérais !

— Ben… t’aurais pas dû. T’aurais dû te défendre, m’insulter ! Tu ne l’as jamais fait. Étonne-toi maintenant que ta fille te traite comme ça.

— Arrête ! Bientôt tu vas dire que c’est de ma faute.

— Bien sûr que c’est de ta faute !

C’en était trop pour Joséphine. Elle laissa les lourdes larmes qu’elle retenait couler sur ses joues et pleura, pleura en silence pendant qu’Iris, allongée sur le ventre, la tête enfouie dans ses bras, continuait à évoquer leur enfance, les jeux qu’elle inventait pour maintenir sa sœur en esclavage. Me voilà renvoyée à mon cher Moyen Âge, songeait Joséphine à travers ses larmes. Quand le pauvre serf était contraint de verser un impôt au seigneur du château. On appelait ça le chevage, quatre deniers que le serf posait sur sa tête inclinée et qu’il offrait au seigneur en gage de soumission. Quatre deniers qu’il n’avait pas les moyens de donner mais qu’il trouvait quand même, sans quoi il était battu, enfermé, privé de terres à cultiver, de soupe… On a beau avoir inventé le moteur à piston, l’électricité, le téléphone, la télévision, les rapports des hommes entre eux n’ont pas changé. J’ai été, je suis et je serai toujours l’humble serve de ma sœur. Et des autres ! Aujourd’hui, c’est Hortense, demain, ce sera quelqu’un d’autre.

Estimant que le chapitre était clos, Iris avait repris sa position sur le dos et continuait la conversation comme si rien ne s’était passé.

— Qu’est-ce que tu fais pour Noël ?

— Je ne sais pas…, déglutit Jo en ravalant ses larmes. Pas eu le temps d’y penser ! Shirley m’a proposé de partir avec elle en Écosse…

— Chez ses parents ?

— Non… elle ne veut pas y retourner, je ne sais pas pourquoi. Chez des amis, mais Hortense fait la tronche. Elle trouve ça « nul à chier », l’Écosse…

— On pourrait passer Noël ensemble dans le chalet…

— C’est sûr qu’elle préférerait. Elle est heureuse chez vous !

— Et moi je serais heureuse de vous avoir…

— Tu n’as pas envie de rester en famille ? Je vous colle tout le temps… Philippe va en avoir marre.

— Oh, tu sais, on n’est plus un jeune couple !

— Il faut que je réfléchisse. Le premier Noël sans leur père ! Elle soupira. Puis une idée, cinglante et désagréable, lui traversa l’esprit et elle demanda : « Est-ce que Madame mère sera là ? »

— Non… Sinon je ne te l’aurais pas proposé. J’ai bien compris qu’il ne fallait plus vous mettre en présence l’une de l’autre à moins d’appeler les pompiers.

— Très drôle ! Je vais réfléchir…

Puis, se ravisant, elle demanda :

— Tu en as parlé à Hortense ?

— Pas encore. Je lui ai simplement demandé, comme je l’ai fait avec Zoé, ce qu’elle voulait comme cadeau pour Noël…

— Et elle t’a dit ce qu’elle voulait ?

— Un ordinateur… mais elle a ajouté que tu t’étais proposée pour le lui acheter, et qu’elle ne voulait pas te faire de peine. Tu vois qu’elle peut être délicate et attentive aux autres…

— On peut dire ça comme ça. En fait, elle m’a pratiquement soutiré la promesse de lui en acheter un. Et comme d’habitude, j’ai cédé…

— Si tu veux, on l’offre à deux. Ça coûte cher, un ordinateur.

— Ne m’en parle pas ! Et si je fais un cadeau aussi cher à Hortense, qu’est-ce que j’offre à Zoé ? Je déteste les injustices…

— Là aussi, je peux t’aider… (Puis se reprenant :) Je peux participer… Tu sais, ce n’est pas grand-chose pour moi !

— Et après ça va être un portable, un iPod, un lecteur de DVD, une caméra… Tu veux que je te dise ? Je suis dépassée ! Je suis fatiguée, Iris, si fatiguée…

— Justement, laisse-moi t’aider. Si tu veux, je ne dirai rien aux filles. Je leur ferai un petit cadeau à côté et te laisserai assumer toute la gloire.

— C’est très généreux de ta part, mais non ! Ça me gênerait trop.

— Allez, Joséphine, laisse-toi aller… T’es trop rigide.

— Non, je te dis ! Et cette fois-ci, je ne m’inclinerai pas.

Iris sourit et capitula.

— Je n’insiste pas… Mais je te rappelle que Noël est dans trois semaines et que tu n’as plus beaucoup de temps devant toi pour gagner des millions… À moins de jouer au Loto.

Je le sais, ragea Joséphine en silence. Je ne sais que ça. J’aurais dû rendre ma traduction depuis une semaine déjà, mais la conférence à Lyon m’a pris tout mon temps. Je n’ai plus le temps de travailler sur mon dossier d’habilitation à diriger des recherches, je manque une réunion de travail sur deux ! Je mens à ma sœur en lui cachant que je travaille pour son mari, je mens à mon directeur de thèse en prétendant que je n’ai pas la tête à travailler depuis qu’Antoine est parti ! Ma vie autrefois réglée comme une partition de musique ressemble à un horrible brouhaha.

Pendant que, assise sur le bout d’une chaise longue, Joséphine poursuivait son monologue intérieur, Alexandre Dupin attendait impatiemment que sa petite cousine ait fini de s’ébattre dans l’eau et soit revenue à des activités plus calmes pour lui poser les questions qui bourdonnaient dans sa tête. Zoé était la seule qui pouvait lui répondre. Il ne pouvait se confier ni à Carmen, ni à sa mère, ni à Hortense qui le traitait toujours en bébé. Aussi, quand Zoé consentit à s’accouder sur le bord de la piscine et à se reposer, Alexandre vint se placer à côté d’elle et commença à lui parler.

— Zoé ! Écoute-moi… C’est important.

— Vas-y. J’écoute.

— Tu crois que les grandes personnes quand elles dorment ensemble, c’est qu’elles sont amoureuses ?

— Maman, elle a déjà dormi avec Shirley et elles ne sont pas des amoureuses…

— Oui, mais un homme et une femme… Tu crois que quand ils dorment ensemble, ils sont amoureux ?

— Non, pas toujours.

— Mais quand ils font l’amour ? Ils sont amoureux quand même ?

— Ça dépend ce que tu appelles être amoureux.

— Tu crois que les grandes personnes, quand elles ne font plus l’amour c’est qu’elles ne s’aiment plus ?

— … Je sais pas. Pourquoi ?

— Parce que papa et maman ils ne dorment plus ensemble… Depuis quinze jours.

— Alors c’est qu’ils vont divorcer.

— Tu en es sûre ?

— Pratiquement… Max Barthillet, son papa il est parti.

— Il est divorcé, lui aussi ?

— Oui. Eh bien, il m’a raconté que juste avant que son papa parte, il ne dormait plus avec sa mère. Il ne dormait plus du tout à la maison, il dormait ailleurs, il ne sait pas très bien où mais…

— Ben moi, il dort dans son bureau. Dans un lit tout petit…

— Oh là là ! Alors là, c’est sûr, ils vont divorcer tes parents ! Et si ça se trouve, on t’enverra voir un pschi… C’est un monsieur qui ouvre ta tête pour comprendre ce qu’il se passe dedans.

— Moi, je sais ce qui se passe dans ma tête. J’ai tout le temps peur… Juste avant qu’il parte dormir dans son bureau, je me levais la nuit pour aller écouter derrière la porte de leur chambre et y avait que du silence et ça me faisait peur, ce silence ! Avant, parfois, ils faisaient l’amour, ça faisait du bruit mais ça me rassurait…

— Ils font plus du tout l’amour ?

Alexandre secoua la tête.

— Et ils dorment plus du tout ensemble ?

— Plus du tout… depuis quinze jours.

— Alors tu vas te retrouver comme moi : divorcé !

— T’es sûre ?

— Ouais… C’est pas gai. Ta maman, elle sera tout le temps énervée. Maman, elle est triste et fatiguée depuis qu’elle est divorcée. Elle crie, elle s’énerve, c’est pas drôle, tu sais… Eh ben, tes parents, ça va être pareil !

Hortense, qui s’entraînait à faire toute la longueur de la piscine en gardant la tête sous l’eau, surgit à leur côté au moment même où Alexandre répétait « papa et maman ! divorcés ! ». Elle décida de faire celle qui n’écoutait pas pour mieux entendre. Alexandre et Zoé se méfiaient et ils se turent dès qu’ils la virent faire la planche devant eux. S’ils se taisent, c’est que c’est sérieux, pensa Hortense. Divorcés, Iris et Philippe ? Si Philippe quitte Iris, Iris aura beaucoup moins d’argent et elle ne pourra plus me gâter comme elle le fait. Ce maillot de bain rouge, il a suffi que je le regarde, cet été, pour qu’aussitôt Iris me l’offre. Elle songea à l’ordinateur. Elle avait été stupide de refuser celui qu’Iris se proposait de lui acheter : il aurait été dix fois plus beau que celui que sa mère choisirait. Elle parlait tout le temps d’économies. Qu’est-ce qu’elle est rabat-joy avec ses économies ! Comme si papa était parti sans lui laisser d’argent ! Impensable. Il n’aurait jamais fait ça. Papa est un homme responsable. Un homme responsable paie. Il paie en faisant croire qu’il ne paie pas. Il ne parle pas d’argent. C’est ça la classe ! La vie est vraiment nulle à chier, songea-t-elle en reprenant son parcours sous l’eau. Y a que Henriette qui sache se débrouiller. Chef ne partira jamais. Elle refit surface et observa les gens autour d’elle. Les femmes étaient élégantes, et leurs maris, absents : occupés à travailler, à gagner de l’argent pour que leurs femmes ravissantes puissent se prélasser au bord de la piscine dans le dernier maillot Eres, sur une sortie de bain Hermès. C’était son rêve d’avoir une de ces femmes comme mère ! Je prendrais n’importe laquelle ici, songea-t-elle. N’importe laquelle sauf ma mère. J’ai dû être échangée à la maternité. Elle était vite sortie de sa cabine pour venir embrasser sa tante et se coller contre elle. Pour faire croire à toutes ces femmes magnifiques qu’Iris était sa mère. Elle avait honte de sa mère. Toujours maladroite, mal habillée. Toujours à faire des comptes. À s’essuyer les ailes du nez avec le pouce et l’index quand elle était fatiguée. Elle détestait ce geste. Son père, lui, était chic, élégant, il fréquentait des gens importants. Il connaissait toutes les marques de whisky, parlait anglais, jouait au tennis et au bridge, savait s’habiller… Son regard revint sur Iris. Elle n’avait pas l’air triste. Peut-être qu’Alexandre se trompait… Il est si ballot, celui-là ! Comme sa mère qui restait assise sans bouger, boudinée dans son peignoir. Elle ne se baignera pas, songea Hortense, je lui ai mis la honte !

— Tu ne te baignes pas ? demanda Iris à Joséphine.

— Non… je me suis aperçue dans la cabine que j’avais… que ce n’était pas la bonne période du mois.

— Qu’est-ce que tu es pudibonde ! Tu as tes règles ?

Joséphine hocha la tête.

— Eh bien, on va aller prendre un thé.

— Mais… les enfants ?

— Ils nous rejoindront quand ils en auront marre de tremper dans l’eau. Alexandre connaît le chemin…

Iris referma son peignoir, ramassa son sac, glissa ses pieds fins dans des mules délicates et se dirigea vers le salon de thé dissimulé derrière une haie de plantes vertes. Joséphine la suivit en indiquant du doigt à Zoé où elle allait.

— Un thé avec un gâteau ou une tarte ? demanda Iris en s’asseyant. Leurs tartes aux pommes sont délicieuses !

— Juste un thé ! J’ai commencé un régime en entrant ici et je me sens déjà plus mince.

Iris commanda deux thés et une tarte aux pommes. La serveuse s’éloigna, et deux femmes s’avancèrent en souriant vers leur table. Iris se raidit. Joséphine fut surprise de l’embarras évident de sa sœur.

— Bonjour ! s’exclamèrent les deux femmes en chœur. Quelle surprise !

— Bonjour, répondit Iris. Ma sœur Joséphine… Bérengère et Nadia, des amies.

Les deux femmes adressèrent un sourire rapide à Joséphine puis, l’ignorant, elles se tournèrent vers Iris.

— Alors ? Qu’est-ce que vient de m’apprendre Nadia ? Il paraît que tu te lances dans la littérature ? demanda Bérengère, le visage crispé par l’attention et une certaine convoitise.

— C’est mon mari qui m’en a parlé après ce dîner de l’autre soir où je n’ai pas pu venir, ma fille avait quarante de fièvre ! Il était tout émoustillé ! dit Nadia Serrurier. Mon mari est éditeur, précisa-t-elle en se tournant vers Joséphine qui fit semblant d’être au courant.

— Tu écris en cachette ! C’est pour ça qu’on ne te voit plus, reprit Bérengère. Je me demandais aussi… je n’avais plus de tes nouvelles. Je t’ai appelée plusieurs fois. Carmen ne t’a pas dit ? Maintenant, je comprends ! Bravo, ma chérie ! C’est formidable ! Depuis le temps que tu en parlais ! Au moins, toi, tu l’as fait… et on pourra lire quand ?

— Pour le moment, je joue avec l’idée… Je n’écris pas vraiment, dit Iris en triturant la ceinture de son peignoir blanc.

— Ne dites pas ça ! s’exclama celle qui s’appelait Nadia. Mon mari attend votre manuscrit… Vous l’avez alléché avec vos histoires de Moyen Âge ! Il ne me parle plus que de ça. C’est une brillante idée de rapprocher ces temps lointains avec ce qu’il se passe aujourd’hui ! Brillante idée ! Quand on voit le succès des romans historiques, une belle histoire avec le Moyen Âge en toile de fond, c’est sûr que ce serait un succès.

Joséphine eut un hoquet de surprise et Iris lui balança un coup de pied sous la table.

— Et puis, Iris, tu es tellement photogénique ! Rien qu’avec la photo de tes grands yeux bleus sur la couverture, on ferait un best-seller ! N’est-ce pas, Nadia ?

— Jusqu’à nouvel ordre, on n’écrit pas avec les yeux, riposta Iris.

— Je plaisantais mais à peine…

— Bérengère n’a pas tort. Mon mari dit toujours qu’un livre aujourd’hui, il ne suffit pas de l’écrire, il faut le vendre. Et c’est là que vos yeux feront un malheur ! Vos yeux, vos relations, vous êtes promise au succès, ma chère Iris…

— Reste plus qu’à l’écrire, ma chérie ! lança Bérengère en tapant des mains pour montrer à quel point cette histoire l’excitait.

Iris ne répondit pas. Bérengère regarda sa montre et s’écria :

— Oh mais il faut que je me dépêche, je suis en retard ! On s’appelle…

Elles la saluèrent et se retirèrent en faisant des petits signes amicaux. Iris haussa les épaules et soupira. Joséphine se taisait. La serveuse apporta les deux thés et une part de tarte aux pommes, ruisselante de crème et de caramel. Iris demanda à ce que l’addition fût mise sur son compte et signa le ticket de caisse. Joséphine attendit que la serveuse soit partie et qu’Iris lui donne des explications.

— Et voilà ! Maintenant, tout Paris va savoir que j’écris un livre.

— Un livre sur le Moyen Âge ! C’est une plaisanterie ? demanda Joséphine en précipitant le ton.

— Pas la peine d’en faire toute une histoire, Jo, calme-toi.

— Avoue que c’est surprenant !

Iris soupira encore et, rejetant ses lourds cheveux en arrière, elle se mit à expliquer à Joséphine ce qu’il s’était passé.

— L’autre soir, à un dîner, je m’ennuyais tellement que j’ai dit n’importe quoi. J’ai prétendu que j’écrivais et quand on m’a demandé quoi, j’ai parlé du XIIe siècle… Ne me demande pas pourquoi. C’est venu tout seul.

— Mais tu m’as toujours dit que c’était ringard…

— Je sais… Mais j’ai été prise de court. Et ça a fait mouche ! Tu aurais dû voir la tête de Serrurier, l’éditeur. Il était tout émoustillé ! Alors j’ai continué, je me suis enflammée comme toi quand tu en parles, c’est drôle, non ? J’ai dû répéter tes propos au mot près.

— Vous vous êtes tellement moquées de moi, toi et maman, pendant des années.

— J’ai ressorti tous tes arguments, d’un trait… Comme si tu étais dans ma tête et que tu parlais… et il a pris ça au sérieux. Il était prêt à me signer un contrat… Et apparemment, le bruit circule vite. Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant, va falloir que j’entretienne le suspense…

— Tu n’as plus qu’à lire mes travaux… Je peux te filer mes notes si tu veux. Moi j’en ai plein, d’idées de romans ! Le XIIe siècle regorge d’histoires romanesques…

— Ne ris pas. Je suis incapable d’écrire un roman… J’en meurs d’envie mais je n’arrive pas à aligner plus de cinq lignes.

— Tu as vraiment essayé ?

— Oui. Depuis trois, quatre mois et résultat : trois, quatre lignes. Je suis loin du compte ! Elle eut un petit rire sarcastique. Non ! Ce qu’il faut, c’est que je fasse illusion… le temps qu’on oublie cette histoire. Que je fasse comme si, que je prétende que je travaille dur, puis qu’un jour j’affirme que j’ai tout jeté, que c’était trop mauvais.

Joséphine regardait sa sœur et ne comprenait pas. Iris la belle, l’intelligente, la magnifique avait menti pour se trouver une légitimité ! Elle l’observa un long moment, stupéfaite, comme si elle découvrait une autre femme derrière le personnage fier et déterminé qu’elle connaissait. Iris avait baissé la tête et découpait sa tarte aux pommes en petits morceaux réguliers qu’elle repoussait ensuite sur le bord de l’assiette. Pas étonnant qu’elle ne grossisse pas si elle mange comme ça, pensa Jo.

— Tu me trouves ridicule ? fit Iris. Vas-y, dis-le. Tu auras raison.

— Mais non… Je suis étonnée. Conviens que c’est surprenant de ta part…

— Eh oui ! C’est surprenant, mais on ne va pas en faire toute une histoire. Je vais me débrouiller. Je raconterai n’importe quoi. Ce ne sera pas la première fois !

Joséphine eut un mouvement de recul.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Pas la première fois que… tu mens ?

Iris ricana.

— Que je mens ? Quel grand mot ! Elle a raison, Hortense. Qu’est-ce que tu peux être nunuche. Tu connais rien à la vie, ma pauvre Jo. Ou ta vie est si simple que c’en est alarmant… Avec toi, il y a le bien et le mal, le blanc et le noir, les bons et les méchants, le vice et la vertu. Ah ! c’est plus simple comme ça ! On sait tout de suite à qui on a affaire.

Joséphine baissa les yeux, blessée. Elle ne trouva pas les mots pour se rattraper. Elle n’en eut pas besoin, car Iris enchaîna d’une voix mauvaise :

— Pas la première fois que je suis dans la merde, pauvre niaise !

Il y avait une raillerie méchante dans sa voix. Du mépris, de l’énervement aussi. Joséphine n’avait jamais entendu ces intonations malveillantes dans la bouche de sa sœur. Mais ce qui l’alerta davantage, c’est la pointe de jalousie qu’elle crut percevoir. Imperceptible, presque indécelable, une note qui déraille et se reprend… mais présente tout de même. Iris jalouse d’elle ? Impossible, se dit Joséphine. Impossible ! Elle s’en voulut d’avoir pensé ça… et tenta de se rattraper.

— Je vais t’aider ! Je vais te trouver une histoire à raconter… La prochaine fois que tu verras ton éditeur, tu vas l’éblouir de culture médiévale.

— Ah oui ? Et comment je ferai d’après toi ? ricana Iris en écrasant sa part de tarte sous la fourchette à gâteau.

Elle n’en a pas mangé une miette, se dit Jo. Elle l’a découpée en petits morceaux qu’elle a éparpillés autour de son assiette. Elle ne mange pas, elle assassine la nourriture.

— Comment pourrais-je éblouir un homme cultivé avec toute mon ignorance ?

— Écoute-moi ! Tu connais l’histoire de Rollon, le chef des Normands, qui était si grand que lorsqu’il était à cheval, ses pieds traînaient par terre ?

— Jamais entendu parler.

— C’était un marcheur infatigable et un grand navigateur. Il venait de Norvège et semait la terreur. Il proclamait qu’il n’y avait de paradis que pour le guerrier mort en combattant. Ça ne te rappelle rien ? Tu peux broder à partir d’un personnage comme lui. C’est lui qui a fait la Normandie !

Iris haussa les épaules et soupira.

— J’irais pas loin. Je connais rien à cette époque.

— Ou alors tu pourrais lui dire que le titre du roman Gone with the wind, tu sais, le livre de Margaret Mitchell, vient d’un poème de François Villon…

— Ah bon ?

Autant en emporte le vent… c’est un vers tiré d’un sonnet de François Villon.

Joséphine aurait fait n’importe quoi pour ramener un sourire sur le visage hostile et fermé de sa sœur. Elle aurait fait des galipettes, se serait renversé l’assiette de tarte aux pommes sur la tête afin qu’Iris retrouve son sourire, et que ses yeux se remplissent de bleu sans le noir encre qui les salissait. Elle se mit à réciter, en étendant la manche de son peignoir blanc à la façon d’un tribun romain haranguant la foule :

Princes à mort sont destinés

Et tous autres qui sont vivants

S’ils en sont chagrins ou courroucés

Autant en emporte le vent.

Iris sourit faiblement et la regarda avec curiosité.

Joséphine était transfigurée. Il émanait d’elle une lumière douce qui l’auréolait d’un charme indéfinissable. Soudain elle était devenue une autre, savante et assurée, douce et confiante, si différente de la Joséphine qu’elle connaissait ! Iris la regarda avec envie. Une lueur rapide qui s’évanouit aussi vite qu’elle était venue mais que Jo eut le temps d’apercevoir.

— Reviens sur terre, Jo. Ils s’en fichent pas mal de François Villon !

Joséphine se tut et soupira :

— Je voulais juste t’aider.

— Je sais, c’est gentil de ta part… T’es gentille, Jo. Complètement à côté de la plaque mais gentille !

Retour à la case Départ, songea Joséphine. Je suis à nouveau la godiche… Je voulais juste l’aider. Tant pis.

Tant pis pour elle.

Et pourtant, il y avait ce dépit, cette trace de jalousie dans la voix d’Iris qu’elle était sûre d’avoir entendue. Deux fois en quelques secondes ! Je ne suis pas si nulle que ça si elle m’envie, pensa-t-elle en se redressant, pas si nulle… Et puis je n’ai pas pris de tarte aux pommes. J’ai déjà perdu cent grammes, au moins.

Elle jeta un regard triomphant autour d’elle. Elle m’envie, elle m’envie ! Je possède quelque chose qu’elle n’a pas et qu’elle aimerait bien avoir ! Cela s’était joué en un millième de seconde dans un éclat de regard, un dérapage de voix. Et tout ce luxe, tous ces palmiers en pots, tous ces murs en marbre blanc, tous ces reflets bleutés qui courent sur les baies vitrées, ces femmes en peignoir blanc qui s’étirent en faisant tinter leurs bracelets, je m’en fiche complètement. Je n’échangerais ma vie contre aucune autre au monde. Renvoyez-moi aux Xe, XIe et XIIe siècles ! Je revis, je prends des couleurs, je me redresse, je saute à cru derrière Rollon le géant et je m’enfuis avec lui en lui tenant les flancs… Je guerroie à ses côtés le long des côtes normandes, j’agrandis son domaine jusqu’à la baie du Mont-Saint-Michel, j’adopte son bâtard, je l’élève et il devient Guillaume le Conquérant !

Elle entendit sonner les trompettes du sacre de Guillaume et s’empourpra.

Ou alors…

Je m’appelle Arlette, la mère de Guillaume… Je foule le linge à la fontaine de Falaise lorsque Rollon, Rollon le géant, me voit, m’enlève, me marie et m’engrosse ! De simple lavandière je deviens presque reine.

Ou alors…

Elle souleva le bord de son peignoir comme on retrousse un jupon. Je m’appelle Mathilde, fille de Baudouin, comte de Flandre, qui épousa Guillaume. J’aime bien l’histoire de Mathilde, elle est plus romanesque. Mathilde aima Guillaume jusqu’au jour de sa mort ! C’était rare à l’époque. Et il l’aima aussi. Ils firent construire deux grandes abbayes, l’abbaye aux Hommes et l’abbaye aux Femmes, aux portes de Caen, pour rendre grâces à Dieu de leur amour.

J’en aurais des histoires à raconter si un éditeur venait me le demander. Des dizaines et des milliers ! Je saurais rendre le cuivre des trompettes, le galop des chevaux, la sueur des batailles, la lèvre qui tremble avant le premier baiser… « La douceur des baisers qui sont les appâts de l’amour. »

Joséphine frissonna. Elle eut envie d’ouvrir ses cahiers, de fouiller dans ses notes, de retrouver la belle histoire de ces siècles qui la charmaient.

Elle regarda sa montre et décida qu’il était temps de rentrer chez elle. « J’ai du travail qui m’attend… », dit-elle en prenant congé. Iris releva la tête et lâcha un morne Ah !

— Je prends les filles en passant… ne te dérange pas. Et merci pour tout !

Elle avait hâte de partir. Quitter cet endroit où tout, soudain, lui semblait faux et vain.

— Allez, les filles ! On rentre ! Et pas de protestations !

Hortense et Zoé obéirent aussitôt, sortirent de l’eau et la rejoignirent dans les vestiaires. Joséphine se sentit grandir de dix centimètres. Elle avançait en dansant sur la pointe des pieds, foulant en souveraine l’épaisse moquette blanche immaculée, balayant du regard les miroirs qui lui renvoyaient son image. Pffft ! Quelques kilos en moins et je serai somptueuse ! Pffft ! Iris m’a emprunté mon savoir pour briller dans un dîner parisien ! Pffft ! Si on me demandait à moi, ce sont des volumes de mille pages que j’écrirais ! Elle passa devant la jeune femme exquise de l’entrée et lui adressa un large sourire victorieux. Heureuse ! Je suis si heureuse. Si elle savait ce qu’il vient de se passer. Elle aussi ne pourrait s’empêcher de me regarder autrement.

C’est alors que son peignoir s’ouvrit et que la jeune femme la regarda avec douceur et bienveillance.

— Oh ! Je n’avais pas vu…

— Vous n’aviez pas vu quoi ?

— Que vous alliez avoir un petit bébé. Je vous envie tellement ! Mon mari et moi, nous essayons d’en avoir un depuis trois ans et…

Joséphine la regarda, interdite. Puis ses yeux retombèrent sur sa taille épaisse et elle rougit. N’osa détromper la jeune femme exquise qui la couvait d’un regard si doux et regagna sa cabine en traînant les pieds comme deux boulets.

Rollon et Guillaume le Conquérant passèrent sans la regarder. Arlette la lavandière lui éclata de rire au nez en faisant gicler l’eau du lavoir…

Dans la cabine voisine, Zoé réfléchissait aux propos d’Alexandre.

Il ne fallait pas qu’Iris et Philippe se séparent ! C’était tout ce qu’il lui restait comme famille : un oncle et une tante. Elle n’avait jamais connu la famille de son père. Je n’ai pas de famille, chuchotait son père en lui mangeant le cou, ma seule famille, c’est vous ! Depuis six mois, elle ne voyait plus Henriette. Ta maman et elle ont eu un petit différend, expliquait Iris quand elle lui demandait pourquoi. Elle était triste de ne plus voir Chef ; elle aimait s’asseoir sur ses genoux et écouter ses histoires, quand il était pauvre et petit garçon dans les rues de Paris, qu’il ramonait des cheminées pour quelques sous ou massicotait des vitres cassées.

Il fallait qu’elle trouve une idée géniale pour qu’Iris et Philippe restent ensemble ; elle en parlerait à Max Barthillet. Un large sourire éclaira son visage. Max Barthillet ! Ils formaient une fameuse équipe, Max et elle ! Il lui apprenait des tas de choses. Grâce à lui, elle n’était plus une poule mouillée. Elle entendit la voix de sa mère, impatiente et précipitée, qui l’appelait et elle cria « oui, maman, j’arrive, j’arrive… ».


Antoine Cortès fut réveillé par un hurlement. Mylène se cramponnait à lui et, agitée de tremblements, montrait du doigt quelque chose sur le sol.

— Antoine ! Regarde, là ! Là !

Elle se collait contre lui, la bouche crispée, les yeux agrandis par la terreur.

— Antoine, aaaah ! Antoine, fais quelque chose !

Antoine eut du mal à se réveiller. Il avait beau vivre au Croco Park depuis plus de trois mois, chaque matin, dans le demi-sommeil qui suivait la sonnerie du réveil, il cherchait les rideaux de sa chambre à Courbevoie et regardait Mylène, étonné de ne pas voir Joséphine dans sa chemise de nuit à myosotis bleus, étonné de ne pas entendre les filles bondir sur le lit en scandant « debout, papa ! debout ! ». Chaque matin, il devait faire le même effort de mémoire. Je suis à Croco Park, sur la côte orientale du Kenya, entre Malindi et Mombasa, et j’élève des crocodiles pour une grosse firme chinoise ! J’ai quitté ma femme, mes deux petites filles. Il était obligé de se répéter ces mots. Quitté ma femme, mes deux petites filles. Avant… Avant, quand il partait, il revenait toujours. Ses absences relevaient de courtes vacances. Aujourd’hui, se forçait à répéter Antoine, aujourd’hui j’élève des crocodiles et je vais devenir riche, riche, riche. Quand j’aurai doublé le chiffre d’affaires, j’aurai doublé mon investissement. On viendra me proposer de nouvelles aventures et je choisirai, en fumant un gros cigare, celle qui me permettra de devenir encore plus riche ! Ensuite, je repartirai en France. Je rembourserai Joséphine au centuple, j’habillerai les filles en petites princesses russes, je leur achèterai à chacune un bel appartement et vogue la galère ! nous serons une famille heureuse et prospère.

Quand je serai riche…

Ce matin-là, il n’eut pas le temps de finir son rêve. Mylène battait des jambes, envoyant toute la literie à terre. Ses yeux cherchèrent le réveil pour y lire l’heure : cinq heures et demie !

Le réveil sonnait à six heures chaque matin et, à sept heures précises, résonnait le sifflet de mister Lee qui faisait aligner l’équipe d’ouvriers qui allait travailler jusqu’à 15 heures. Sans interruption. La plantation Croco Park fonctionnait sans arrêt ; les cent douze ouvriers étaient divisés en trois équipes, selon les bons vieux principes de Taylor. Chaque fois qu’Antoine demandait à miser Lee d’aménager des pauses dans les horaires des ouvriers, il s’entendait répondre : « But, sir, mister Taylor said… » et il savait qu’il était inutile de discuter. Malgré la chaleur, l’humidité, le dur travail à effectuer, les ouvriers ne ralentiraient pas le rythme. La moitié d’entre eux étaient mariés. Ils vivaient dans des cases en torchis. Quinze jours de vacances par an, pas un de plus, aucun syndicat pour les défendre, soixante-dix heures de travail par semaine, et cent euros de salaire mensuel, logés, nourris. « Good salary, mister Cortès, good salary. People are happy here ! Very happy ! They come from all China to work here ! You don’t change the organization, very bad idea ! »

Antoine s’était tu.

Chaque matin donc, il se levait, prenait sa douche, se rasait, s’habillait et descendait prendre le petit-déjeuner préparé par Pong, son boy, qui, pour lui faire plaisir, avait appris quelques mots de français et le saluait par un « Bien domi, mister Tonio, bien domi ? Breakfast is ready ! » Mylène se rendormait sous la moustiquaire. À sept heures, Antoine était aux côtés de mister Lee, face aux ouvriers qui, au garde à vous, recevaient leur feuille de travail pour la journée. Droits comme des bâtons d’encens, leur short flottant sur leurs cuisses allumettes, un éternel sourire aux lèvres et une seule réponse : « Yes, sir », le menton levé vers le ciel.

Ce matin-là, il était dit que les choses ne se passeraient pas comme d’habitude. Antoine fit un effort et se réveilla tout à fait.

— Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Tu as fait un cauchemar ?

— Antoine… Là, regarde… Je ne rêve pas ! Il m’a léché la main.

Il n’y avait ni chien ni chat dans la plantation : les Chinois ne les aimant pas, ils finissaient jetés en pâture aux crocodiles. Mylène avait recueilli un petit chat sur la plage de Malindi, un ravissant chaton blanc avec deux petites oreilles pointues et noires. Elle l’avait appelé Milou et lui avait acheté un collier en coquillages blancs. On retrouva le collier flottant sur l’eau d’une rivière à crocodiles. Mylène avait sangloté de terreur. « Antoine, le petit chat est mort ! Ils l’ont mangé. »

— Rendors-toi, chérie, on a encore un peu de temps…

Mylène enfonça ses ongles dans le cou d’Antoine et le força à se réveiller. Il fit un effort, se frotta les yeux et, se penchant par-dessus l’épaule de Mylène, il aperçut, sur le parquet, un long crocodile luisant et gras qui le fixait de ses yeux jaunes.

— Ah, déglutit-il, en effet… Nous avons un problème. Ne bouge pas, Mylène, surtout ne bouge pas ! Le crocodile attaque si tu bouges. Si tu restes immobile, il ne te fait rien !

— Mais regarde : il nous fixe !

— Pour le moment, si nous ne bougeons pas, nous sommes ses amis.

Antoine observa l’animal qui le tenait en mire de ses minces fentes jaunâtres. Il frissonna. Mylène le sentit et le secoua.

— Antoine, il va nous dévorer !

— Mais non…, dit Antoine pour la calmer. Mais non…

— T’as vu ses crocs ? hurla Mylène.

Le crocodile les regardait en bâillant, découvrant des dents acérées et puissantes, et se rapprocha du lit en se dandinant.

— Pong ! cria Antoine. Pong, où es-tu ?

L’animal renifla le bout de drap blanc qui traînait sur le sol et, le saisissant entre ses mâchoires, se mit à tirer, tirer sur le drap, entraînant Antoine et Mylène qui se raccrochèrent aux barreaux du lit.

— Pong ! hurla Antoine qui perdait son sang-froid. Pong !

Mylène criait, criait tant que le crocodile se mit à vagir et à faire vibrer ses flancs.

— Mylène, tais-toi ! Il pousse son cri de mâle ! Tu es en train de l’exciter sexuellement, il va nous sauter dessus.

Mylène devint livide et se mordit les lèvres.

— Oh, Antoine ! On va mourir…

— Pong ! cria Antoine, en prenant bien soin de ne pas bouger et de ne pas laisser la peur l’envahir. Pong !

Le crocodile regardait Mylène et émettait un drôle de couinement qui semblait venir de son thorax. Antoine ne put s’empêcher de piquer un fou rire.

— Mylène… je crois qu’il est en train de te faire la cour.

Mylène, furieuse, lui décocha un coup de pied dans la cuisse.

— Antoine, je croyais que tu avais toujours une carabine sous l’oreiller…

— Je l’avais au début mais…

Il fut interrompu par des pas précipités qui montaient les escaliers. Puis on frappa à la porte. C’était Pong. Antoine lui demanda de neutraliser l’animal et tira le drap sur la poitrine de Mylène que Pong détaillait en faisant semblant de baisser les yeux.

— Bambi ! Bambi ! couina Pong, parlant soudain comme une vieille Chinoise édentée. Come here, my beautiful Bambi… Those people are friends !

Le crocodile tourna lentement sa tête de gyrophare à yeux jaunes vers Pong, hésita un instant puis, poussant un soupir, fit pivoter son corps et rampa jusqu’à mister Lee qui le flatta de la main et le caressa entre les yeux.

Good boy, Bambi, good boy

Puis il sortit une cuisse de poulet de la poche de son short et la tendit à l’animal qui l’attrapa d’un coup sec et brutal.

C’en fut trop pour Mylène.

Pong, take the Bambi away ! Out ! Out ! dit-elle dans son anglais approximatif.

Yes, mâme, yesCome on, Bambi.

Et le crocodile, en se dandinant, disparut à la suite de Pong.

Mylène, livide et tremblante, interrogea Antoine d’un long regard qui signifiait « je ne veux plus jamais voir cet animal dans la maison, tu as compris, j’espère ? ». Antoine acquiesça et, attrapant son short et un tee-shirt, partit à la recherche de Pong et de Bambi.

Il les trouva dans la cuisine avec Ming, la femme de Pong. Pong et Ming gardaient les yeux baissés pendant que Bambi mordillait le pied de la table où Pong avait attaché une carcasse de poulet frit. Antoine avait appris qu’il ne fallait jamais affronter un Chinois de front. Le Chinois est très sensible, susceptible même, et chaque avertissement peut être interprété comme une humiliation qu’il remâchera longtemps. Il demanda donc avec douceur à Pong d’où venait cet animal charmant, certes, mais menaçant et qui, en tous les cas, n’avait pas sa place à la maison. Pong raconta l’histoire de Bambi dont la mère avait été découverte morte dans le Boeing qui les amenait de Thaïlande. Il n’était pas plus grand qu’un gros têtard, assura Pong, et si mignon, mister Tonio, si mignon… Pong et Ming s’étaient attachés au petit Bambi et l’avaient apprivoisé. Ils l’avaient nourri avec des biberons de soupe de poissons et de la bouillie de riz. Bambi avait grandi et ne les avait jamais agressés. Un peu mordillés parfois, mais c’était normal. D’habitude, il vivait dans une mare, entourée d’un enclos, et n’en sortait jamais. Ce matin, il s’était échappé. « Il voulait certainement faire votre connaissance… Cela ne se reproduira plus. Il ne vous fera pas de mal, promit Pong, ne le rejetez pas dans les marais avec les autres, ils le mangeraient, c’est devenu un petit d’homme ! »

Comme si je n’avais pas assez de problèmes comme ça, soupira Antoine en s’épongeant. Il n’était que six heures et demie du matin et déjà la sueur perlait à son front. Il fit promettre à Pong d’enfermer Bambi à double tour et d’avoir l’œil sur lui. Je ne veux plus jamais que cela se reproduise, Pong, plus jamais ! Pong sourit et s’inclina en remerciant Antoine de sa compréhension. « Nevermore, mister Tonio, nevermore ! » croassa-t-il en multipliant les courbettes de soumission.

La plantation comprenait plusieurs départements. Il y avait l’élevage des poulets qui servaient à nourrir les crocodiles et les employés, l’élevage de crocodiles qui partait des barrières de corail et s’étendait sur plusieurs centaines d’hectares à l’intérieur des terres dans des rivières aménagées, la conserverie qui recueillait la viande des crocodiles et la mettait en boîtes, et l’usine de transformation où les peaux des crocodiles étaient découpées, tannées, préparées, assemblées afin de partir en Chine pour être transformées en malles de voyage, valises, sacs, porte-cartes, porte-monnaie siglés au nom des grands maroquiniers français, italiens ou américains. Cette partie de son commerce inquiétait Antoine qui craignait des représailles internationales si on venait à découvrir que le trafic commençait dans sa plantation. Quand il avait été embauché par le propriétaire chinois qui était venu de Pékin pour le rencontrer à Paris, cette partie de son activité lui avait été cachée. Yang Wei avait surtout insisté sur l’élevage, la production de viande et d’œufs qu’il faudrait organiser dans les meilleures conditions financières et sanitaires. Il lui avait parlé d’activités « annexes » sans les détailler, lui promettant qu’il toucherait un pourcentage sur tout ce qui sortait « vivant ou mort » de la plantation. « Dead or alive, mister Cortès ! Dead or alive. » Il souriait d’un large sourire cannibale qui avait fait entrevoir des profits mirifiques à Antoine. C’est une fois sur place qu’il s’était rendu compte qu’il était aussi responsable de l’usine de transformation de peaux.

Il était trop tard pour protester : il s’était engagé dans l’aventure. Moralement et financièrement.

Car Antoine Cortès avait vu grand. Échaudé par son échec précédent chez Gunman and Co, il avait investi dans le Croco Park. Il s’était promis de ne plus jamais être un simple rouage mais de devenir un homme avec lequel il fallait compter. Il avait racheté dix pour cent de l’affaire. Pour cela, il avait fait un emprunt à sa banque. Il était allé voir monsieur Faugeron, au Crédit commercial, lui avait montré les plans d’exploitation du Croco Park, le profil des profits sur un an, deux ans, cinq ans et avait emprunté deux cent mille euros. Monsieur Faugeron avait hésité, mais il connaissait Antoine et Joséphine, présumait que, derrière cet emprunt, se cachaient la fortune de Marcel Grobz et le prestige de Philippe Dupin. Il avait accepté de prêter cette somme à Antoine. Le premier remboursement aurait dû avoir lieu le 15 octobre dernier. Antoine n’avait pu y faire face, sa paie n’étant pas encore arrivée. Problèmes d’intendance, avait expliqué Yang Wei qu’il avait pu finalement joindre au téléphone après plusieurs essais infructueux, ça ne saurait tarder et puis, n’oubliez pas que si les résultats du premier trimestre sont bons vous aurez, à Noël, une grosse prime pour vos premiers trois mois de dur labeur ! « You will be Superman ! Car, vous, les Français avoir beaucoup d’idées et nous les Chinois beaucoup de moyens pour les réaliser ! » Mister Wei avait éclaté d’un rire sonore. « Je rembourserai les trois mensualités en un seul paiement, avait promis Antoine à monsieur Faugeron, le 15 décembre au plus tard ! » Il avait senti à la voix du banquier que ce dernier s’inquiétait et avait employé son ton le plus enthousiaste pour le rassurer. « Ne vous en faites pas, monsieur Faugeron, on est dans du gros buisiness, ici ! La Chine bouge et prospère. C’est le pays avec lequel il faut faire des affaires. Je signe des traites qui feraient rougir vos employés ! Des millions de dollars me passent entre les mains, chaque jour ! »

— J’espère pour vous que c’est de l’argent propre, monsieur Cortès, avait répondu Faugeron.

Antoine avait failli lui raccrocher au nez.

Il n’empêche que, chaque matin, il se réveillait avec la même angoisse et la phrase de Faugeron résonnait à ses oreilles : « J’espère pour vous que c’est de l’argent propre, monsieur Cortès. » Chaque matin aussi, il regardait dans le courrier si sa paie n’était pas arrivée…

Il n’avait pas menti aux filles : il veillait sur soixante-dix mille crocodiles ! Les plus grands prédateurs de la terre. Des reptiles qui règnent sur la chaîne alimentaire depuis vingt millions d’années. Qui descendent de la préhistoire, sont apparentés aux dinosaures. Chaque matin, une fois les tâches distribuées et l’ordre du jour fixé, il partait avec mister Lee vérifier que tout marchait selon les plans et les prévisions. Pour le moment, il dévorait des ouvrages sur le comportement des crocodiles afin d’améliorer le rendement et la reproduction.

— Tu sais, expliquait-il à Mylène qui regardait les reptiles avec méfiance, ils ne sont pas agressifs pour le plaisir. C’est un comportement purement instinctif : ils éliminent les plus faibles et, en bons éboueurs, ils nettoient scrupuleusement la nature. Ce sont de véritables aspirateurs de saletés dans les rivières.

— Oui, mais lorsqu’ils t’attrapent, ils peuvent te dévorer en un clin d’œil. C’est l’animal le plus dangereux du monde !

— Il est très prévisible. On sait pourquoi et comment il attaque : quand on fait des remous, le crocodile croit qu’il a affaire à un animal en détresse et il fonce droit sur lui. Mais si on glisse lentement dans l’eau, il ne bouge pas. Tu ne veux pas essayer ?

Elle avait sursauté et Antoine avait éclaté de rire.

— Pong m’a montré : l’autre jour, il s’est glissé à côté d’un crocodile, sans bouger, sans faire de remous, et le crocodile ne lui a rien fait.

— Je te crois pas.

— Si, je t’assure ! Je l’ai vu, de mes yeux vu.

— La nuit, tu sais, Antoine… Parfois, je me lève pour les regarder et j’aperçois leurs yeux dans le noir… Ça fait comme des lampes de poche sur l’eau. Des petites lucioles jaunes qui flottent… Ils ne dorment jamais ?

Il riait de son innocence, de sa curiosité de petite fille et la serrait contre lui. C’était une bonne compagnie, Mylène. Elle ne s’était pas encore complètement habituée à la vie dans la plantation, mais elle était pleine de bonne volonté. « Je pourrais peut-être leur apprendre le français… ou à lire et à écrire », disait-elle à Antoine quand il l’emmenait faire le tour des cases des employés. Elle disait quelques mots aux femmes, les félicitait sur la propreté de leur intérieur, prenait dans ses bras les premiers bébés nés à Croco Park et les berçait. « J’aimerais bien me rendre utile, tu sais… Comme Meryl Streep dans Out of Africa, tu te souviens de ce film ? Elle était si belle… Je pourrais faire comme elle : ouvrir une infirmerie. J’ai passé mon brevet de secouriste quand j’étais à l’école… j’apprendrais à désinfecter les blessures, à les recoudre. Au moins, je m’occuperais… Ou servir de guide aux touristes qui viennent visiter… »

— Ils ne viennent plus, il y a eu trop d’accidents ! Les voyagistes ne veulent plus prendre ce risque…

— C’est dommage… J’aurais pu ouvrir une petite boutique de souvenirs. Ç’aurait fait des sous…

Elle avait essayé de travailler à l’infirmerie. Ça n’avait pas été un franc succès. Elle s’était présentée, vêtue d’un jean blanc et d’un calicot en dentelle blanche, transparente, et les ouvriers s’étaient précipités pour lui montrer un petit bobo qu’ils s’étaient fait exprès afin qu’elle les palpe, les soigne, les ausculte.

Elle avait dû abandonner.

Antoine l’emmenait parfois avec lui, dans la Jeep. Un jour, alors qu’ils parcouraient tous les deux la plantation, ils avaient aperçu un crocodile qui déchiquetait un gnou d’au moins deux cents kilos. Le crocodile roulait et tournait sur lui-même, entraînant sa proie dans ce que les employés appelaient « le rouleau de la mort ». Mylène avait hurlé de terreur et, depuis, elle préférait rester à la maison à l’attendre. Antoine lui avait expliqué qu’elle n’avait plus rien à craindre de ce crocodile-là : après un tel repas, il se passerait de nourriture pendant plusieurs mois.

C’était le plus gros problème auquel Antoine était confronté : nourrir les crocodiles en captivité. Les rivières aménagées pour garder les crocodiles s’enfonçaient certes dans le territoire où vivait un riche gibier mais les animaux sauvages, méfiants, ne s’approchaient plus de l’eau et remontaient leur cours, plus haut, pour se désaltérer. Les crocodiles dépendaient de plus en plus de la nourriture fournie par les employés de la plantation. Mister Lee avait été obligé d’organiser une « ronde alimentaire » qui consistait à faire marcher des ouvriers le long des rivières en traînant derrière eux des chapelets de carcasses de poulets immergées. Parfois, quand ils croyaient qu’on ne les voyait pas, les employés tiraient d’un coup sec sur la ficelle, happaient une carcasse et la dévoraient. Ils la nettoyaient proprement, aspirant la chair, recrachant les os, puis reprenaient leur ronde.

Il fallait donc élever de plus en plus de poulets.

Il faut absolument que je me débrouille pour faire revenir les animaux sauvages à proximité des rivières, sinon je vais avoir un grave problème sur les bras. Ces crocodiles ne peuvent pas se nourrir exclusivement de ce qui vient de la main de l’homme, ils vont finir par ne plus chasser, ne plus se déplacer et perdre leur vitalité. Ils vont devenir si fainéants qu’ils ne voudront même plus se reproduire.

De plus, il était inquiet quant à la proportion de crocodiles mâles et femelles. Il s’était aperçu qu’il risquait fort d’y avoir trop de mâles pour trop peu de femelles. Difficile de repérer à l’œil nu le sexe de cet animal. Il aurait fallu les endormir et les marquer dès leur arrivée, mais cela n’avait pas été fait. Peut-être faudrait-il, un jour, entreprendre un grand tri sexuel ?

Il y avait d’autres parcs à crocodiles à l’intérieur des terres. Les propriétaires n’étaient pas confrontés à ces problèmes. Leurs réserves étaient restées à l’état sauvage et les crocodiles se nourrissaient eux-mêmes, broyant le gibier qui s’aventurait trop près de l’eau. Ils se rencontraient entre éleveurs, quand il allait à Mombasa, la ville la plus proche de Croco Park. Dans un café, le Crocodile Café. Ils échangeaient les dernières nouvelles, le cours de la viande, la dernière cote des peaux. Antoine écoutait les conversations de ces vieux éleveurs, tannés par l’Afrique, l’expérience et le soleil. « Ce sont des animaux très intelligents, tu sais, Tonio, d’une intelligence terrifiante malgré leur petit cerveau. Comme un sous-marin sophistiqué. Faut pas les sous-estimer. Ils nous survivront, c’est sûr ! Ils communiquent entre eux : un discret mais large répertoire de mimiques et de sons. Quand ils redressent la tête dans l’eau, c’est qu’ils laissent le rôle du plus fort à un autre. Quand ils arquent la queue, ça veut dire je suis de mauvais poil, déguerpis. Ils s’envoient sans cesse des signaux pour montrer qui est le chef. Très important chez eux : qui est le plus fort. C’est comme les hommes, non ? Tu te débrouilles comment avec ton propriétaire ? Il respecte ses engagements ? Il te paie rubis sur l’ongle ou il te fait lanterner en te racontant des bobards. Ils essaient toujours de nous baiser. Tape sur la table, Tonio, tape sur la table ! Ne te laisse ni intimider ni endormir par des promesses. Apprends à te faire respecter ! » Ils regardaient Antoine en riant. Antoine apercevait alors leurs mâchoires s’ouvrir et se fermer. Une sueur froide coulait sur sa nuque.

Il prenait une grosse voix pour commander une tournée générale et portait une bière glacée à ses lèvres gercées par le soleil. « À la vôtre, les gars ! Et aux crocodiles ! » Tout le monde levait le coude et roulait des cigarettes. « Y a de la bonne came ici, Tonio, tu devrais t’y mettre, ça adoucit les poisseuses soirées quand t’as pas fait ton chiffre et que tu balises ! » Antoine refusait. Il n’osait pas leur demander ce qu’ils savaient de mister Wei, comment était le précédent responsable de la plantation, pourquoi il était parti.

— En tous les cas, tu ne mourras pas de faim, disaient en riant les éleveurs. Tu pourras toujours bouffer des œufs de crocodile sur le plat, des œufs de crocodile en omelette, des œufs de crocodile mimosa ! Qu’est-ce qu’elles pondent, ces sales bêtes !

Ils le fixaient de leurs yeux jaunes en fentes de… crocodiles.

Le plus difficile, c’était de cacher son angoisse à Mylène, le soir, quand il rentrait de ces expéditions à Mombasa. Elle lui posait des questions sur ce qu’il avait vu, ce qu’il avait appris. Il sentait bien qu’elle cherchait à être rassurée. Elle lui avait donné toutes ses économies pour payer le voyage et leur installation. Ils étaient allés ensemble acheter ce qu’elle avait appelé « les premières commodités ». Il n’y avait rien dans la maison, le précédent propriétaire avait tout emporté, allant jusqu’à décrocher les rideaux des chambres et du salon. Gazinière, frigidaire, table et chaises, chaîne hi-fi, lit et tapis, casseroles et assiettes, ils avaient dû tout acheter. « Je suis si heureuse de participer à cette aventure », soupirait-elle en lui tendant sa carte de crédit. Elle ne reculait devant aucune dépense pour leur « petit nid d’amour » ; grâce à elle, la maison avait pris jolie tournure. Elle s’était acheté une machine à coudre, une vieille Singer trouvée sur le marché, et elle piquait des rideaux, des dessus-de-lit, des nappes et des serviettes toute la journée. Les employées chinoises avaient pris l’habitude de lui apporter du travail et Mylène le faisait de bonne grâce. Quand il arrivait par surprise et voulait l’embrasser, elle avait la bouche pleine d’épingles ! Le week-end, ils allaient sur les plages blanches de Malindi ; ils pratiquaient la plongée sous-marine.

Trois mois avaient passé, Mylène ne soupirait plus de bonheur. Chaque jour, elle attendait, inquiète, l’arrivée du courrier. Antoine lisait dans ses yeux sa propre angoisse.

Le 15 décembre, il n’y avait rien au courrier.

Ce fut une journée morne, une journée silencieuse. Pong les servit sans rien dire. Antoine ne toucha pas à son petit-déjeuner. Il ne supportait plus de manger des œufs. Dans dix jours c’est Noël, et je n’ai rien pu envoyer à Joséphine et aux filles. Dans dix jours c’est Noël, et je vais me retrouver, avec Mylène, à siroter une coupe de champagne aussi glacée que l’espoir dans nos veines.

Ce soir, j’appellerai mister Wei et je hausserai le ton…

Ce soir, ce soir, ce soir…

Le soir, la réalité était moins crue, les yeux jaunes des crocodiles dans les bassins scintillaient de mille promesses. Le soir, avec le décalage horaire, il était sûr de trouver mister Wei chez lui.

Le soir, le vent se levait et l’étouffante chaleur retombait sur l’herbe sèche et sur les marais. Une vapeur légère s’élevait. On respirait mieux. Tout devenait flou et rassurant.

Le soir, il se disait que les débuts étaient toujours difficiles, que travailler avec des Chinois c’était comme prendre des claques dans la gueule mais que le cuir finirait par se tanner. On ne devenait pas riche sans prendre de risques, mister Wei n’avait pas investi tout cet argent sur soixante-dix mille têtes de crocodiles sans en espérer un rondelet bénéfice. Tu te décourages trop vite, Tonio ! Allez, reprends-toi ! Tu es en Afrique, plus en France. Ici, il faut se battre. Le courrier, les transactions prennent davantage de temps. Ton chèque est entre les mains d’un douanier qui le tourne et le retourne, en vérifie l’origine avant de te l’envoyer. Il arrivera demain, après-demain au plus tard… Patiente un jour ou deux. La prime ajoutée est si énorme que les vérifications sont plus longues ! Ma prime de Noël…

Il sourit à Mylène, qui, soulagée de le voir se détendre, lui rendit son sourire.


Huit mille douze euros ! Un chèque de huit mille douze euros. Quatre fois mon salaire mensuel au CNRS. Huit mille douze euros ! J’ai gagné huit mille douze euros en traduisant la vie de la délicieuse Audrey Hepburn. Huit mille douze euros ! C’est écrit sur le chèque. Je n’ai rien dit quand le comptable me l’a tendu, je n’ai pas cherché à en connaître le montant, je l’ai empoché comme si de rien n’était. Je transpirais de peur. Ce n’est qu’après, dans l’ascenseur, que j’ai entrouvert l’enveloppe, tout doucement, en décollant un bord, en l’agrandissant, j’avais le temps, je redescendais du quatorzième étage, j’ai détaché le chèque de la lettre à laquelle il était agrafé et j’ai regardé… Et là, j’ai vu ! J’ai ouvert les yeux et j’ai aperçu le montant : huit mille douze euros ! Il a fallu que je m’appuie contre la paroi de l’ascenseur. Tout tournait. Une tempête de billets m’étourdissait. Soulevait ma jupe, s’engouffrait dans mes yeux, mes narines, ma bouche. Huit mille douze papillons voletaient autour de moi ! Quand l’ascenseur s’est arrêté, je suis allée m’asseoir dans le grand hall vitré. Je contemplais mon sac. Il y avait là-dedans huit mille douze euros… Impossible ! J’avais mal lu ! Je m’étais trompée ! J’ai ouvert le sac, repéré l’enveloppe, l’ai tâtée, tâtée, elle bruissait d’un doux bruit de soie et me rassurait, je l’ai approchée de mes yeux sans que personne ne se doute de ce que j’étais en train de faire et ai détaillé une nouvelle fois le montant : huit mille douze euros à l’ordre de madame Joséphine Cortès.

Joséphine Cortès, c’est moi. C’est bien moi. Joséphine Cortès a gagné huit mille douze euros.

J’ai coincé le sac sous mon bras et j’ai décidé d’aller déposer le chèque à ma banque. Tout de suite. Bonjour, monsieur Faugeron, devinez quel bon vent m’amène ? Huit mille douze euros ! Alors, monsieur Faugeron, fini les coups de fil en point d’interrogation, comment comptez-vous vous en sortir, madame Cortès ? Comme ça, monsieur Faugeron ! En travaillant avec la délicieuse, l’exquise, la ravissante, la magnifique, la troublante Audrey Hepburn ! Et demain, à ce tarif-là, je veux bien faire un petit tour dans la vie de Liz Taylor, Katharine Hepburn, Gene Tierney et pourquoi pas Gary Cooper ou Cary Grant ? Ce sont mes copains. Ils me murmurent des confidences à l’oreille. Voulez-vous que je vous imite l’accent plouc de Gary Cooper ? Non… Bon… Et ce chèque, monsieur Faugeron, il tombe pile quand il faut ! Juste avant Noël.

Jo exultait. Elle marchait dans la rue et poursuivait son dialogue avec monsieur Faugeron. Elle avançait en dansant puis se figea soudain en statue de sel et porta la main à son cœur. L’enveloppe ! Et si elle l’avait perdue ? Elle s’arrêta, entrouvrit son sac et contempla l’enveloppe blanche qui reposait, gonflée, joufflue, prospère, entre le trousseau de clés, le poudrier, les Hollywood chewing-gums, et les gants en peau de pécari qu’elle ne mettait jamais. Huit mille douze euros ! Tiens, se dit-elle, je vais prendre un taxi. Je vais me rendre à la banque en taxi. J’aurais trop peur de me faire braquer dans le métro…

Braquer dans le métro !

Son cœur battait mille coups, sa gorge criait mille soifs, des gouttelettes de sueur perlaient à son front. Ses doigts repartaient à la recherche de l’enveloppe, la repéraient, la palpaient encore ; elle poussait un soupir, calmait les battements de son cœur, caressait l’enveloppe.

Elle arrêta un taxi, lui donna l’adresse de sa banque à Courbevoie. Mettre les huit mille douze euros à l’abri et après, après… gâter les filles ! Noël, Noël ! Djingle bells ! Djingle bells ! Djingle all the way… Merci, mon Dieu, merci, mon Dieu ! Qui que vous soyez, où que vous soyez, vous qui veillez sur moi, vous qui m’avez donné le courage et la force de travailler, merci, merci.

À la banque, elle remplit le formulaire de dépôt et, quand elle écrivit en beaux chiffres arrondis, huit mille douze euros, elle ne put s’empêcher de sourire de fierté. Arrivée devant le caissier, elle demanda si monsieur Faugeron était là. Non, lui répondit-on, il est en visite de clientèle, mais il sera là vers dix-sept heures trente. Dites-lui de m’appeler, je suis madame Cortès, demanda Joséphine en faisant claquer le fermoir de son sac.

Et clac ! Madame Joséphine Cortès convoquait monsieur Faugeron.

Et clac ! Madame Joséphine Cortès n’avait plus peur de monsieur Faugeron.

Et clac ! Madame Joséphine Cortès n’avait plus peur de rien.

Et clac ! Madame Joséphine Cortès, c’était quelqu’un.

L’éditeur à qui elle avait remis sa traduction avait eu l’air enchanté. Il avait ouvert le manuscrit, s’était frotté les mains et avait dit « voyons… voyons ». Il avait humecté son index, tourné une page puis deux, il avait lu, et avait hoché la tête de satisfaction. « Vous écrivez très bien, c’est fluide, c’est élégant, c’est simple comme une robe de Yves Saint Laurent ! – C’est Audrey, elle m’a inspirée », avait rougi Joséphine qui ne savait comment répondre à tant de compliments.

— Ne soyez pas modeste, madame Cortès. Vous avez un vrai talent… Accepteriez-vous d’autres travaux similaires ?

— Oui… bien sûr !

— Eh bien, il n’est pas impossible que je vous contacte bientôt… Vous pouvez passer à la comptabilité, à l’étage au-dessus, on vous remettra votre chèque.

Il lui avait tendu une main qu’elle avait serrée comme une naufragée agrippe un canot de sauvetage en pleine tempête.

— Au revoir, madame Cortès…

— Au revoir, monsieur…

Elle avait oublié son nom. Elle s’était dirigée vers l’ascenseur. Vers la comptabilité. Et c’est alors que…

Elle n’en revenait pas.

Et maintenant, se dit-elle en sortant de la banque, direction le centre commercial de la Défense, et une averse de cadeaux pour les filles. Mes petites chéries ne manqueront de rien pour Noël et mieux : elles seront à égalité avec leur cousin Alexandre !

Huit mille douze euros ! Huit mille douze euros…

Devant les vitrines des boutiques, elle écarquilla les yeux, en serrant son porte-monnaie où reposait sa carte de crédit. Gâter Zoé, gâter Hortense, les éblouir de cadeaux, graver un sourire définitif sur leurs visages de gamines sans papa à Noël. D’un coup de carte magique, moi, Joséphine, je serai tout à la fois : papa, maman, le Père Noël. Je leur rendrai confiance dans la vie. Je ne veux pas qu’elles aient les mêmes angoisses que moi. Je veux qu’elles s’endorment le soir, en pensant maman est là, maman est forte, maman veille sur nous, il ne peut rien nous arriver… Mon Dieu, merci de me donner cette force-là ! Joséphine parlait de plus en plus souvent à Dieu. Je vous aime, mon Dieu, veillez sur moi, ne m’oubliez pas, moi qui vous oublie si souvent. Et parfois il lui semblait qu’il posait la main sur sa tête et la caressait.

En arpentant les galeries marchandes, habillées de guirlandes, d’arbres de Noël, sillonnées par de gros bonshommes en houppelande rouge et barbe blanche, elle remerciait Dieu, les étoiles, le Ciel et hésitait à pousser la porte d’un magasin. Il faut que j’épargne pour les impôts !

Joséphine n’était pas femme à perdre la tête.

Et pourtant… En une heure, elle avait dépensé le tiers de son chèque ; elle en avait le vertige. Comme c’est tentant de tout prendre : les options, le service après-vente, un accessoire en promotion. Les vendeurs bourdonnent autour de vous et vous bercent de douces mélopées, telles les sirènes qui enchantèrent Ulysse. Elle n’était pas habituée, elle n’osait pas dire non, elle rougissait, osait une question vite balayée par le vendeur qui avait repéré la proie facile et la ficelait au mât de la tentation.

Pour quelques euros de plus, on lui installerait les programmes nécessaires sur l’ordinateur, pour quelques euros de plus on lui dézonerait le DVD, pour quelques euros de plus on lui livrerait la marchandise à la maison, pour quelques euros de plus on étendrait la garantie à cinq ans, pour quelques euros de plus… Joséphine, grisée, disait oui bien sûr, oui volontiers, oui vous avez raison, oui vous pouvez livrer dans la journée, je suis toujours là, vous comprenez, je travaille à la maison. Aux heures d’école de préférence pour que mes filles ne soient pas présentes, que ce soit une surprise pour Noël. Pas de problème, madame, aux heures d’école si vous y tenez…

Elle était repartie, un peu étourdie, un peu inquiète, puis avait aperçu, dans la foule, une petite fille qui ressemblait à Zoé et qui contemplait, les yeux brillants, une vitrine de jouets. Son cœur s’était emballé. C’est cette mine-là qu’auront mes filles quand elles ouvriront leurs cadeaux, cette mine-là qui fera de moi la plus heureuse des femmes…

Elle était rentrée à pied, affrontant le vent qui sifflait dans les grandes avenues de la Défense. On était en hiver, la nuit tombait vite. À quatre heures et demie, il faisait sombre et les lampadaires blafards s’allumaient un à un le long de son chemin. Elle releva le col de son manteau, tiens ! j’aurais pu m’acheter un manteau plus chaud, et baissa la tête pour se protéger du vent glacial. Il a parlé d’une autre traduction, alors je m’achèterai un manteau. Celui-là, Antoine me l’a offert il y a dix ans déjà ! On venait de s’installer à Courbevoie…

Il ne rentrera pas pour Noël. Le premier Noël sans lui…

L’autre jour, à la bibliothèque, elle avait consulté un livre sur le Kenya. Elle avait regardé où se trouvaient Mombasa et Malindi, les plages blanches, les vieilles maisons de Malindi, les petites boutiques artisanales, et les gens si amicaux, disait le guide. Et Mylène ? Elle est amicale, Mylène ? avait-elle grogné en refermant le livre d’un coup sec.

L’homme en duffle-coat ne venait plus. Il avait sans doute fini ses recherches. Il traversait les rues de Paris en laissant une jolie blonde glisser la main dans sa poche…

Quand elle arrivait à la bibliothèque, elle posait ses livres sur la table, et le cherchait des yeux. Puis elle se mettait à travailler. Relevait la tête, le guettait, en se disant il est arrivé, il me regarde en cachette…

Il ne venait plus.

En bas de l’immeuble, elle croisa madame Barthillet qui la heurta sans la voir. Joséphine eut un mouvement de recul en l’apercevant. Une lueur de bête traquée brillait dans ses yeux. Elle baissa le regard quand elle vit Joséphine et avança en biais, en regardant ses pieds. Elles se croisèrent en silence. Joséphine n’osa pas lui demander des nouvelles de sa famille. Elle avait appris que monsieur Barthillet était parti.

Sa belle humeur du début de l’après-midi s’était enfuie. C’est d’un geste las qu’elle décrocha le téléphone qui sonnait quand elle ouvrit la porte de son appartement.

C’était monsieur Faugeron. Il la félicitait pour le chèque qu’elle avait déposé à la banque puis lui dit quelque chose qu’elle ne comprit pas tout de suite. Elle lui demanda de patienter un instant, le temps d’enlever son manteau et de poser son sac, puis reprit le téléphone.

— Ce chèque tombe à point nommé, madame Cortès. Vous êtes à découvert depuis trois mois…

Joséphine, la bouche sèche, les doigts crispés autour du téléphone, ne pouvait pas parler. À découvert ! Depuis trois mois ! Pourtant elle avait fait ses comptes : son solde était positif.

— Votre mari a ouvert un compte à son nom avant de partir pour le Kenya. Il a fait un gros emprunt et n’a honoré aucun des remboursements prévus à partir du 15 octobre…

— Un emprunt, Antoine ? Mais…

— Sur son propre compte, madame Cortès, mais vous êtes responsable. Il avait promis de rembourser et… Vous avez dû signer des papiers, madame Cortès ! Souvenez-vous…

Joséphine fit un effort et se rappela, en effet, qu’Antoine lui avait fait signer de nombreux formulaires de banque avant de partir. Il avait parlé de plan, d’investissement, d’assurance pour l’avenir, de pari à prendre. C’était au début du mois de septembre. Elle lui avait fait confiance. Elle signait toujours les yeux fermés.

Elle écouta, comme dans un mauvais rêve, les explications du banquier. Grelottant dans la lumière blafarde de l’entrée. Il faudrait que je pousse le chauffage, il fait trop froid. Les dents serrées, recroquevillée sur la chaise près du petit meuble où se trouvait le téléphone, les yeux fixés sur la trame usée de la moquette.

— Vous êtes responsable en son nom, madame Cortès. J’ai le regret de vous le dire… Maintenant, si vous voulez passer à la banque, nous pouvons aménager votre dette… Vous pourriez aussi demander à votre beau-père de vous aider…

— Jamais, monsieur Faugeron, jamais !

— Pourtant, madame Cortès, il va bien falloir…

— Je me débrouillerai, monsieur Faugeron, je me débrouillerai…

— En attendant, ce chèque de huit mille douze euros comblera le trou laissé par votre mari… Les échéances sont de mille cinq cents euros par mois, donc faites le calcul vous-même…

— J’ai fait des achats cet après-midi, parvint à articuler Joséphine. Pour les filles, pour le Noël des filles… J’ai acheté un ordinateur et… Attendez, j’ai les tickets de carte bleue…

Elle fouilla dans son sac, arracha son porte-monnaie, l’ouvrit en toute hâte et en extirpa les relevés de carte bleue. Additionna lentement les sommes dépensées et les annonça au banquier.

— Ce sera juste, madame Cortès… Surtout s’il n’honore pas la traite du 15 janvier… Je ne voudrais pas vous affoler en cette période de Noël mais ce sera juste.

Joséphine ne savait plus que dire. Son regard tomba sur la table de la cuisine où trônait sa machine à écrire, une vieille IBM à boule que lui avait donnée Chef.

— Je ferai face, monsieur Faugeron. Laissez-moi le temps de me retourner. On m’a promis, ce matin, un autre travail bien rémunéré. C’est une question de jours…

Elle disait n’importe quoi. Elle était en train de se noyer.

— Il n’y a pas urgence, madame Cortès. On se revoit début janvier, si vous voulez, vous aurez peut-être des nouvelles…

— Merci, monsieur Faugeron, merci.

— Allez, madame Cortès… ne vous tourmentez pas, vous vous en sortirez ! En attendant, essayez de passer de bonnes fêtes de Noël. Vous avez des projets ?

— Je vais chez ma sœur à Megève, répondit Joséphine tel un boxeur sonné que l’arbitre est en train de compter.

— C’est bien de ne pas être seule, d’avoir une famille… Allez, madame Cortès, bonnes fêtes de Noël.

Joséphine raccrocha et tituba jusqu’au balcon. Elle avait pris l’habitude de s’y réfugier. Du balcon, elle contemplait les étoiles. Elle interprétait un scintillement, un passage d’étoile filante comme un signe qu’elle était écoutée, que le ciel veillait sur elle. Ce soir-là, elle s’agenouilla sur le béton, joignit les mains et, levant les yeux au ciel, elle récita une prière :

« Étoiles, s’il vous plaît, faites que je ne sois plus seule, faites que je ne sois plus pauvre, faites que je ne sois plus harcelée. Je suis lasse, si lasse… Étoiles, on ne fait rien de bien toute seule et je suis si seule. Donnez-moi la paix et la force intérieure, donnez-moi aussi celui que j’attends en secret. Qu’il soit grand ou petit, riche ou pauvre, beau ou laid, jeune ou vieux, ça m’est égal. Donnez-moi un homme qui m’aimera et que j’aimerai. S’il est triste, je le ferai rire, s’il doute, je le rassurerai, s’il se bat, je serai à ses côtés. Je ne vous demande pas l’impossible, je vous demande un homme tout simplement, parce que, voyez-vous, étoiles, l’amour, c’est la plus grande des richesses… L’amour qu’on donne et qu’on reçoit. Et de cette richesse-là, je ne peux pas me passer… »

Elle inclina la tête vers le sol en béton et se laissa aller en une infinie prière.


C’est au 75 de l’avenue Niel que Marcel Grobz avait établi ses bureaux. Pas très loin de la place de l’Étoile, pas très loin non plus du boulevard périphérique. « Un côté fric, un côté chic », s’esclaffait-il quand il faisait visiter son domaine ou « ça entre à un centime, ça ressort à dix euros ! » quand il était seul avec René.

Il avait acheté, il y avait des années, un immeuble de deux étages, dans une cour pavée, où courait une glycine dessinant des ronds et des festons. Elle lui avait tapé dans l’œil. Le jeune Marcel Grobz cherchait un endroit frais et bourgeois pour y loger son entreprise. « Bon Dieu ! s’était-il exclamé en voyant le lot qu’on lui proposait pour une bouchée de pain, voilà qui fera bel effet ! » et il bichait comme un pou sur la tête d’un teigneux. « On se croirait dans un couvent de carmélites ! Ici, on me parlera avec respect, et on attendra si je suis en retard d’une traite ! Cet endroit respire la bonhomie, la douceur provinciale, l’affaire honnête et prospère. »

Il avait tout acheté : l’immeuble et l’atelier, la cour et la glycine, et d’anciennes écuries aux fenêtres cassées qu’il avait aménagées pour en faire des locaux supplémentaires.

C’est là au 75 de l’avenue Niel que son entreprise avait pris son envol.

C’est là aussi qu’un beau jour d’octobre 1970, il avait vu arriver René Lemarié, un jeune gars, de dix ans son cadet, dont la taille étranglée de jeune fille s’évasait jusqu’à des épaules de cariatide ; le crâne rasé, le nez cassé, le teint rouge brique, un sacré gaillard ! s’était dit Marcel en écoutant les arguments de René qui cherchait une place. « C’est pas pour me vanter, mais je sais tout faire. Et je lanterne pas. J’ai pas un nom qui se dévisse, je sors pas de Polytechnique, mais je vous rendrai service ! Prenez-moi à l’essai et vous me supplierez de rester. »

René était jeune marié. Ginette, sa femme, une petite blonde, qui riait tout le temps, fut embauchée à l’atelier. Elle travaillait sous les ordres de son mari. Elle conduisait les vans, tapait à la machine, comptait et recomptait les conteneurs, en vérifiait le contenu. Elle aurait aimé être chanteuse, mais la vie en avait décidé autrement. Quand elle avait rencontré René, elle était choriste dans les spectacles de Patricia Carli et avait dû choisir : René ou le micro. Elle avait choisi René, mais continuait à hurler, quand l’envie lui prenait, « arrête, arrête ! Ne me touche pas ! Je t’en supplie, aie pitié de moi ! Je ne peux plus, plus suporrrrter avec une autre te parrrtager… D’ailleurs, demain tu te marrries, elle a de l’archent, elle est cholie ! Elle a tou-ou-tes les qualités, mon seul défaut, c’est de t’aimer ! ! ! » sous les grandes verrières de l’atelier. Elle vocalisait et imaginait un parterre de spectateurs hurlant à ses pieds. Elle avait également été choriste pour Rocky Volcano, Dick Rivers et Sylvie Vartan. Tous les samedis soir, chez René et Ginette, il y avait karaoké. Ginette n’avait pas dépassé les années soixante, portait des ballerines et des corsaires en vichy et se coiffait comme Sylvie à l’époque de sa petite robe bleue Real et de la marguerite coincée derrière l’oreille. Elle possédait toute la collection de Salut les copains et de Mademoiselle Âge tendre et la feuilletait, quand elle se sentait d’humeur nostalgique.

Marcel prêtait à René et Ginette un local au-dessus des écuries, qu’ils avaient transformé en logement. Ils y avaient élevé leurs trois enfants, Eddy, Johnny et Sylvie.

Quand Marcel avait embauché René, il avait remis à plus tard la définition de son poste. « Je commence, vous commencerez avec moi ! » Depuis, les deux hommes étaient unis comme les branches noueuses de la glycine.

Certes, ils se voyaient rarement en dehors du bureau, mais il n’y avait pas un jour sans que Marcel ne passe soulever la casquette de René, qui, en salopette, la clope aux lèvres, bougonnait : « Comment ça va, le Vieux ? »

René tenait un compte exact de toutes les marchandises, notait les entrées et les sorties, les promotions et les produits qui ne partaient pas et dont il était urgent de se débarrasser : « Ce machin-là, tu me le fous en promo du mois. Tu le refiles aux gogos, bobos et autres clampins qui traînent dans tes magasins, je veux plus le voir ! Et si t’as commencé la production en chaîne à Tsing-Tsing ou Pétaouchnock, tu bloques les freins. Ou tu vas te retrouver en slip à faire des claquettes dans le métro. Sais pas ce qui t’a pris le jour où t’en as commandé trente palettes, mais tu devais avoir un raisin sec dans la tête ! »

Marcel clignait de l’œil, écoutait, et suivait presque toujours les conseils de René.

En plus de la gestion de l’entrepôt de l’avenue Niel, René était chargé de répartir les marchandises entre les magasins de Paris et de province, de gérer les stocks, de commander les articles manquants ou qui allaient manquer. Chaque soir, avant de quitter le bureau, Marcel descendait à l’entrepôt pour y boire un coup de rouge en compagnie de René. René sortait un saucisson, un camembert, une baguette, du beurre salé, et les deux hommes bavardaient en contemplant la glycine à travers les vitres de l’atelier. Ils l’avaient connue menue, timide, hésitante et, près de trente après, elle se tortillait d’aise, bouclait, rebondissait sous leurs yeux enchantés.

Depuis un mois, Marcel ne venait plus voir René.

Ou, quand il venait, c’est qu’il y avait un problème, qu’un des magasins avait appelé pour se plaindre ; il arrivait, maussade, aboyait une question, crachait un ordre et repartait, en évitant de croiser le regard de René.

D’abord René fut piqué. Il ignora Marcel. Lui fit répondre par Ginette. Quand Marcel déboulait en râlant, René montait sur un chariot et partait au fond de l’entrepôt compter ses caisses. Cette petite comédie dura trois semaines. Trois semaines sans rondelles de saucisson ni coups de rouge. Sans confidences devant les vrilles de la glycine. Puis René comprit qu’il faisait le jeu de son ami et que Marcel ne viendrait pas le relancer.

Un jour, il ravala sa fierté et monta interroger Josiane. Que se passait-il avec le Vieux ? À sa grande surprise, Josiane le rembarra.

— Demande-lui toi-même, on se cause plus ! Il me bat froid comme plâtre.

Elle ressemblait à un jeune malheur. Amaigrie, pâle, avec un peu de rose posé sur les pommettes en une réclame menteuse. Du rose de camelote ! se dit René. Pas le rose du bonheur, le rose qui vient du cœur.

— Il est dans son bureau ?

Josiane acquiesça d’un geste sec du menton.

— Seul ?

— Seul… Profites-en, le Cure-dents tape l’incruste en ce moment. L’est là tout le temps !

René poussa la porte du bureau de Marcel et le surprit, tassé sur son fauteuil, le visage baissé, en train de renifler un chiffon.

— Tu testes un nouveau produit ? demanda-t-il en faisant le tour du bureau avant d’arracher la chose des mains de son copain. Puis, étonné, il demanda : C’est quoi ?

— Un collant…

— Tu te lances dans le collant ?

— Non…

— Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu fous à sniffer du nylon ?

Marcel lui lança un regard malheureux et furieux. René s’assit sur le bureau face à lui et, le regardant droit dans les yeux, attendit.

Sorti de ses bureaux, de sa réussite financière, Marcel redevenait le gamin rustre et grossier qu’il avait été dans les rues de Paris quand il traînait, le soir, avant de rentrer chez lui où personne ne l’attendait. Il n’avait su maîtriser ses passions que pour s’élever : devenir riche et puissant. Une fois le but atteint, l’intelligence de la vie l’avait déserté. Il continuait à jongler avec les chiffres, les usines, les continents, comme une vieille cuisinière monte ses œufs en neige sans même y faire attention, mais pour le reste, il avait perdu la main. Plus il prospérait, plus il devenait vulnérable. Il perdait son bon sens paysan. Il n’avait plus de repères. Était-il ébloui par l’argent, le pouvoir que lui donnait sa fortune ou au contraire étourdi, ne comprenant pas comment il avait fait pour en arriver là ? Avait-il perdu la science et l’intuition que lui donnait sa rage de débutant pour se perdre dans le luxe et la facilité ? René ne comprenait pas comment l’homme qui tenait tête aux capitalistes chinois ou russes pouvait se faire rouler dans la farine par Henriette Grobz.

René avait vu d’un très mauvais œil le mariage de Marcel avec Henriette. Le contrat qu’elle lui avait fait signer, la veille du mariage, était, d’après lui, une prise en otage. Marcel était fait aux pattes. Une communauté universelle, avec séparation de biens pour qu’elle ne soit pas responsable en cas de faillite, mais une donation au dernier vivant afin qu’elle hérite en cas de bénéfices. Et, cerise sur le gâteau, le titre de présidente du conseil d’administration de l’entreprise. Il ne pouvait plus rien décider sans elle. Ligoté, saucissonné, le Marcel ! « Je ne veux pas avoir l’air de t’épouser pour ton argent, avait-elle prétexté, je veux travailler avec toi. Faire partie de l’entreprise. J’ai tellement d’idées ! » Marcel avait tout gobé. « Folie en barre ! avait hurlé René quand il avait appris les termes du contrat. Une escroquerie ! Un braquage en bonne et due forme ! C’est pas une femme, c’est un gangster. Et tu prétends qu’elle t’aime, pauvre imbécile ? Elle te cisaille les couilles avec des ciseaux à ongles. Ma parole, t’as l’intelligence au ras de la moquette ? » Marcel avait haussé les épaules : « Elle va me faire un petit et alors tout reviendra au petit ! – Elle va te faire un petit ? Tu hallucines ou quoi ? »

Marcel, vexé, avait claqué la porte de l’entrepôt.

Ils étaient restés plus d’un mois sans se parler, cette fois-là. Et quand ils s’étaient retrouvés, ils avaient décidé d’un commun accord de ne plus aborder le sujet.

Et maintenant c’était Josiane qui le rendait maboul au point de renifler un vieux collant.

— Tu vas rester longtemps comme ça ? Tu veux que je te dise, t’as l’air d’un vieux crapaud sur une boîte d’allumettes.

— J’ai plus d’envies…, répondit Marcel avec, dans la voix, le désenchantement de l’homme à qui la vie a tout pris et qui s’installe, docile, dans sa misère.

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