— Qu’est-ce que vous faites que les autres ne font pas ?

— Je tète encore ma mère.

— Que manque-t-il à votre bonheur ?

— Un habit de carmélite.

— D’où venez-vous ?

— Je suis tombée du ciel.

— Êtes-vous heureuse ?

— Oui… pour quelqu’un qui veut se suicider tous les jours.

— À quoi avez-vous renoncé ?

— À être blonde.

— Que faites-vous de votre argent ?

— Je le donne. L’argent porte malheur.

— Quels sont vos plaisirs favoris ?

— Souffrir.

— Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?

— Une bombe atomique.

— Citez trois contemporains que vous détestez ?

— Moi, moi et moi.

— Que défendez-vous ?

— Le droit de me détruire.

— Qu’êtes-vous capable de refuser ?

— Tout ce qu’on veut m’imposer par la force.

— Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?

— Tout. Quand on est amoureux, quatre-vingt-dix-huit pour cent du cerveau ne fonctionne pas.

— À quoi vous sert l’art ?

— À attendre que la nuit tombe.

— Que préférez-vous en vous ?

— Mes longs cheveux noirs.

— Seriez-vous capable de les sacrifier pour une cause ?

— Oui.

— Laquelle ?

— Toutes les causes défendues avec sincérité sont bonnes.

— Si je vous demandais de les sacrifier maintenant, le feriez-vous ?

— Oui.

— Qu’on m’apporte des ciseaux !

Iris ne broncha pas. Ses grands yeux bleus regardaient la caméra de télévision et son visage ne trahissait aucune appréhension. Vingt et une heures. Une grande chaîne publique. Toute la France regardait. Elle avait bien répondu, n’avait oublié aucun effet. Une assistante apporta sur un plateau argenté une grande paire de ciseaux. L’animateur les prit et, s’approchant d’Iris, lui demanda :

— Vous savez ce que je vais faire ?

— Vos mains tremblent.

— Vous acceptez et vous ne porterez pas plainte ? Dites oui, je le jure.

Iris étendit la main et prononça les mots « oui, je le jure » d’un ton égal comme s’il ne s’agissait pas d’elle. L’animateur s’empara des ciseaux, les montra à la caméra. L’assistance retenait son souffle. L’homme eut un léger mouvement de recul et se dressa à nouveau face à la caméra en brandissant les ciseaux. On aurait dit qu’il agissait au ralenti. Qu’il faisait durer cet insoutenable suspense, attendant qu’Iris se reprenne et proteste. Ah ! si on pouvait couper et mettre de la pub ! La minute coûterait cher. À ma prochaine émission, les écrans publicitaires vont exploser. Puis il s’approcha, caressa les lourds cheveux d’Iris, les soupesa, les étala sur ses épaules et donna le premier coup de ciseau. Cela fit un bruit sourd, un crissement de limaille et de soie. L’homme recula, laissant se détacher une masse de cheveux noirs qu’il saisit. Il se retourna vers le public, brandit son trophée. On entendit un murmure de stupéfaction horrifiée. Iris ne bougeait pas. Elle restait droite, indifférente, les yeux grands ouverts. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, suggérant une extase. L’homme souleva d’autres mèches de cheveux épais, noirs, étincelants. Les lissa et approcha les ciseaux. Les mèches de cheveux tombaient sur la longue table ovale. Les autres invités s’écartaient comme s’ils ne voulaient pas être complices de cette mise à mort audiovisuelle.

Le silence était total. En régie, on choisissait des plans de spectateurs stupéfaits qu’on intercalait entre chaque coup de ciseau.

On n’entendait plus que ça : les mâchoires des ciseaux dans la masse soyeuse des cheveux. Cela faisait un grincement régulier, terrifiant. Pas une voix ne s’éleva pour protester. Pas un cri. Mais une stupeur générale qui filtrait des lèvres closes des spectateurs en un sourd murmure.

L’animateur taillait maintenant franchement dans la masse comme un jardinier armé d’un sécateur égalise une haie. Le cliquetis des ciseaux s’était fait plus doux, moins brutal. Les lames argentées dansaient au-dessus de la tête d’Iris en un ballet métallique. Des touffes de cheveux persistaient et l’homme s’acharnait avec une régularité d’ouvrier zélé. L’Audimat allait exploser. Il allait passer à tous les zappings de la semaine. On n’allait parler que de son émission. Il imaginait les titres, les commentaires, la jalousie de ses confrères.

Il laissa enfin tomber les lourds ciseaux et proclama, triomphant :

— Mesdames, messieurs, Iris Dupin vient de prouver que fiction et réalité ne font qu’un, car…

Il s’arrêta devant la salve d’applaudissements qui montait vers lui, libérant l’angoisse de tous ceux qui avaient assisté, médusés, à la scène.

— Car, dans son livre, Iris Dupin met en scène une jeune femme, Florine qui, pour échapper au mariage, se rase la tête ! C’est aux éditions Serrurier, le livre s’appelle Une si humble reine et c’est l’histoire de… Je fais le pitch ou vous le faites ?

Iris s’inclina en disant :

— Vous le ferez très bien, vous avez si bien compris mon héroïne…

Elle passa la main dans ses cheveux et sourit. Lumineuse et sereine. Que lui importaient quelques centimètres de cheveux en moins ! Demain le livre s’arracherait, demain tous les libraires de France allaient supplier l’éditeur de leur livrer en priorité des milliers et des milliers d’Une si humble reine, il faudra juste que je souligne que ce n’est pas l’histoire d’une reine de France mais d’une reine de cœur. L’éditeur lui avait bien recommandé, surtout, de ne pas oublier ce détail. Qu’ils ne s’imaginent pas que c’est un simple récit historique, dites-leur bien que c’est à l’image d’une tapisserie, plusieurs fils de plusieurs histoires qui rejoignent la grande Histoire et nous entraînent au XIIe siècle, au temps obscur des châteaux forts, et là, vous rajoutez du détail, des expressions, un peu de chair, de l’émotion… Vous rosissez, vous avez une larme à l’œil, vous parlez de Dieu, très bon de parler de Dieu en ce moment, du Dieu de nos aïeux, de la bonne terre de France, de la loi de Dieu, de la loi des hommes, enfin, je vous fais confiance, vous serez magistrale ! Il n’avait pas prévu qu’elle se ferait faire une coupe en direct. Iris savourait son triomphe, la mine humble, les yeux baissés, concentrée sur l’histoire que dévidait l’animateur.

Puisque c’est un cirque, puisque je suis dans l’arène, autant être la reine du cirque, pensa-t-elle encore en écoutant distraitement l’animateur. Un dernier rappel du titre du livre, du nom de l’éditeur, une dernière fois son nom ovationné par l’assemblée qui se dressa comme les Romains aux jeux du Colisée. Iris s’inclina pour remercier et, la mine grave, la démarche légère, descendit de la chaise où elle était perchée et regagna les coulisses de l’émission.

L’attachée de presse, au téléphone, leva le pouce, rayonnante. Gagné !

— C’est gagné, ma chérie ! Tu as été magnifique, héroïque, divine ! ajouta-t-elle en plaquant la main sur son portable, ils appellent tous, les journaux, les radios, les autres télés, ils te veulent, ils délirent, c’est gagné !


Dans le salon de Shirley, groupés autour de la télévision, Joséphine, Hortense, Zoé et Gary regardaient l’émission.

— Tu es bien sûre que c’est Iris ? demanda Zoé d’une petite voix inquiète.

— Ben oui…

— Pourquoi elle a fait ça ?

— Pour vendre, répliqua Hortense. Et elle va vendre ! On ne va parler que d’elle ! Quel beau coup ! Tu crois que c’était prémédité ? Qu’ils avaient tout organisé avec le journaliste ? demanda-t-elle à Shirley.

— Je la crois capable de tout, ta tante. Mais là… je dois avouer qu’elle me dégringole !

She knocks me down too ! balbutia Gary. C’est la première fois que je vois ça à la télé. Je veux dire pas dans un film parce que le coup de Jeanne d’Arc, je l’ai déjà vu mais bon, c’était une actrice et elle avait une perruque.

— Tu veux dire qu’elle a plus de cheveux pour de bon ? s’écria Zoé, au bord des larmes.

— À mon avis, non !

Zoé regarda sa mère qui n’avait rien dit.

— Mais c’est horrible, maman, c’est horrible. J’écrirai jamais de livre, moi, et j’irai jamais à la télé !

— Tu as raison, c’est horrible…, parvint à dire Joséphine avant de se précipiter dans les toilettes de Shirley pour vomir.

— Fin du film et suite au prochain numéro ! lança Shirley en éteignant la télé. Car, à mon avis, ça ne fait que commencer.

Ils entendirent la chasse d’eau se déclencher dans les toilettes et Joséphine revint, livide, en s’essuyant la bouche du revers de la main.

— Pourquoi elle est malade, maman ? chuchota Zoé à Shirley.

— C’est de voir ta tante se conduire comme ça ! Allez, vous mettez la table et je sors mon poulet de grain qui doit être en train de rissoler au four. Encore heureux qu’elle soit passée la première sinon il aurait été carbonisé.

Gary se leva le premier et ce fut un mètre quatre-vingt-douze qui se déplia d’un seul coup. Joséphine n’arrivait pas à s’habituer. Elle ne l’avait pas reconnu quand il était revenu en septembre. Elle l’avait aperçu de dos dans le hall de l’immeuble et avait pensé que c’était un nouveau locataire. Il avait encore grandi et dépassait sa mère d’une tête et demie. Il avait forci aussi. Ses épaules semblaient à l’étroit dans sa chemise à carreaux ouverte sur un tee-shirt noir où on pouvait lire « Fuck Bush ». Il n’avait plus rien de l’adolescent qu’elle avait quitté début juillet. Ses cheveux noirs mi-longs encadraient son visage et soulignaient le vert de ses yeux, ses dents blanches et bien alignées. Une barbe légère marquait son menton. Sa voix avait mué. Presque dix-sept ans ! Il était devenu un homme mais conservait encore, par moments, la grâce maladroite de l’adolescent qui surgissait dans un sourire, une manière d’enfoncer les mains dans ses poches ou de se dandiner d’un pied sur l’autre. Encore quelques mois, et il passera définitivement du côté des adultes, avait-elle pensé en le regardant évoluer. Il a une classe naturelle, se déplace avec élégance, il est, peut-être, vraiment « royal », après tout !

— Je ne sais pas si je vais pouvoir avaler quoi que ce soit, dit Joséphine, en se mettant à table.

Shirley se pencha à l’oreille de Jo et chuchota « reprends-toi, ils vont se demander pourquoi tu te mets dans cet état ! ».

Shirley avait parlé à Gary du secret de Joséphine. « Mais tu le dis à personne ! – Promis juré ! » avait-il répondu. Elle pouvait lui faire confiance : il savait tenir un secret.

Ils avaient passé un été magnifique, ensemble. Deux semaines à Londres et quatre semaines en Écosse, dans un manoir qu’un ami leur avait prêté. Ils avaient chassé, pêché, fait de grandes balades dans les collines vertes. Gary passait toutes ses soirées avec Emma, une jeune fille qui travaillait dans la journée au pub du village. Un soir, il était rentré et avait dit à sa mère « I did it » avec un sourire de fauve rassasié. Ils avaient trinqué à la nouvelle vie de Gary. « La première fois, avait dit Shirley, ce n’est jamais terrible mais après, tu vas voir, ça va devenir de mieux en mieux ! – C’était pas mal ! Depuis le temps que j’en mourais d’envie ! Tu sais, c’est drôle mais j’ai l’impression que je suis à égalité avec mon père maintenant. » Il avait failli ajouter : Parle-moi de lui, mais elle avait vu la question mourir sur ses lèvres. Tous les soirs il partait retrouver Emma qui habitait une petite chambre au-dessus de la taverne. Shirley allumait un feu dans la grande salle des armures et, recroquevillée sur le canapé placé face au feu, elle prenait un livre. Parfois, elle rejoignait l’homme. Il était venu passer deux ou trois week-ends avec elle. Ils se retrouvaient dans l’aile ouest du château, quand il faisait nuit. Il n’avait jamais croisé Gary.

Elle regarda Gary qui finissait de mettre la table. Elle surprit un regard d’Hortense sur lui et jubila. Ah ! il ne va plus être le jeune chien haletant qu’il était autrefois. Well done, my son !

Quelque chose a changé en Gary, se disait Hortense. Bien sûr, il a grandi, s’est développé, mais il y a autre chose. Comme s’il avait gagné une autonomie nouvelle. Comme s’il n’était plus à sa merci. Je n’aime pas que mes soupirants m’ignorent, pensa-t-elle en tripotant son portable enfoncé dans la poche de son jean.

Elle aussi elle a changé, pensa Shirley en la regardant. Elle était jolie, elle est devenue dangereuse. Elle diffuse une sensualité trouble. Il n’y a que Jo pour ne pas s’en apercevoir et la traiter encore en petite fille. Elle arrosa le poulet avec le jus du plat, constata qu’il était bien cuit, bien doré, et le déposa sur la table. Elle demanda qui voulait du blanc, qui voulait les cuisses. Les filles et Gary levèrent la main en réclamant du blanc.

— On se garde les cuisses pour nous ? dit Shirley à Jo qui considérait le poulet d’un air dégoûté.

— Je te donne ma part, dit Jo, repoussant son assiette.

— Maman, il faut que tu manges…, ordonna Zoé. Tu as beaucoup trop maigri, c’est pas joli, tu sais, tu n’as plus tes fossettes.

— T’as fait le régime de madame Barthillet ? demanda Shirley en servant les morceaux de blanc.

— J’ai travaillé en août et j’ai pas beaucoup mangé. Il a fait si chaud…

Et j’ai passé mon temps à guetter Luca à la bibliothèque, à me consumer d’attente, je ne pouvais plus rien avaler.

— Il est pas sorti un peu vite, ce livre ? demanda Shirley.

— L’éditeur a préféré tenter le coup pour la rentrée.

— C’est qu’il devait être bien sûr de lui.

— Ou d’elle ! Et la preuve : il a eu raison…, grommela Jo.

— Tu as des nouvelles des Barthillet ? demanda Shirley, soucieuse de changer de sujet de conversation.

— Aucune et je m’en porte très bien.

— Max n’est pas revenu au collège, soupira Zoé.

— C’est très bien. Il avait une très mauvaise influence sur toi.

— C’est pas un mauvais type, Jo, intervint Gary. Il est juste paumé… Faut dire qu’avec les parents qu’il se trimbale, il est pas gâté ! Maintenant, il s’occupe des brebis de son père. Il doit pas se marrer tous les jours. J’ai un pote qui le connaît bien et qui a eu des nouvelles. Il a arrêté l’école et s’est reconverti dans le fromage ! Good luck !

— Au moins, il bosse, dit Hortense. Ça devient rare aujourd’hui. Je me suis inscrite à l’option théâtre, moi ! Ça va m’aider pour me poser dans la vie…

— Comme si tu manquais d’assurance, pouffa Shirley. Moi, j’aurais plutôt pris des cours d’humilité.

— Très drôle, Shirley ! Tu me fais tordre de rire.

— Je te taquine, chérie…

— D’ailleurs, maman, il faudrait que je m’abonne à quelques journaux, que je sois au courant des dernières tendances. Hier, avec un ami, nous sommes allés chez Colette et c’était trop bien !

— Pas de problème, ma chérie. Je t’abonnerai… C’est quoi, « Colette » ?

— Un magasin hyper-branché ! J’ai vu une petite veste Prada trop mignonne. Un peu chère mais très belle… Évidemment, ici, je me ferais un peu remarquer mais quand nous habiterons Paris, ce sera parfait.

Shirley lâcha son os de poulet et se tourna vers Jo.

— Vous allez déménager ?

— Hortense en a très envie et…

— Moi je veux pas aller à Paris, grogna Zoé, mais moi on me demande pas mon avis !

— Tu partirais d’ici ? demanda Shirley.

— Ce n’est pas fait, Shirley. Faudrait que je gagne beaucoup d’argent…

— Ça risque d’arriver plus vite que tu ne crois, dit Shirley en jetant un coup d’œil à la télévision éteinte.

— Shirley ! protesta Joséphine pour la faire taire.

— Excuse-moi… C’est l’émotion. Tu es toute ma famille… Vous êtes toute ma famille. Si vous déménagez, je vous suis.

Zoé battit des mains.

— Ça serait super ! On prendrait un grand appartement…

— On n’en est pas là, conclut Joséphine. Mangez, les filles, ça va être froid.

Ils savourèrent le poulet en silence. Shirley fit remarquer que c’était bon signe : il était à leur goût. Elle se lança dans une longue explication sur l’achat d’un bon poulet élevé au grain, à quel label il fallait se fier, ce qu’il signifiait, la taille des cages, la qualité de l’alimentation, et fut interrompue par une sonnerie de portable.

Comme personne ne faisait mine de répondre, Joséphine demanda :

— C’est le tien, Gary ?

— Non, je l’ai laissé dans ma chambre.

— C’est le tien, Shirley ?

— Non, c’est pas ma sonnerie…

Joséphine se tourna alors vers Hortense qui finit de manger ce qu’elle avait dans la bouche, s’essuya la bouche d’un coin de serviette et répondit d’un ton égal :

— C’est le mien, maman.

— Et depuis quand tu as un portable ?

— C’est un ami qui m’a prêté le sien. Il en a deux…

— Un ami qui paie tes communications ?

— Ses parents. Ils sont blindés.

— C’est hors de question. Tu vas le lui rendre et je t’en achèterai un…

— À moi aussi ? implora Zoé.

— Non. Toi, tu attendras d’avoir treize ans…

— J’en ai marre d’être petite ! J’en ai marre !

— Tu es très gentille, maman, intervint Hortense, mais tant que j’ai celui-là, je préfère le garder… On verra après.

— Hortense, tu vas le rendre immédiatement !

Hortense fit la moue et laissa tomber « si tu y tiens… ».

Puis elle se demanda ce qui permettait à sa mère d’être si généreuse. Elle avait entrepris une nouvelle traduction, peut-être… Il allait falloir qu’elle lui demande d’augmenter son argent de poche. Ce n’était pas urgent. Pour le moment, il lui payait tout ce qu’elle voulait mais, le jour où elle le jetterait, elle serait bien contente d’avoir un peu d’argent de côté.


Ce 1er octobre, Josiane allait s’en souvenir toute sa vie.

Le bruit de ses talons sur les pavés inégaux de la cour résonnerait longtemps dans sa mémoire. Quelle journée ! Elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer.

Elle était arrivée la première au bureau, s’était réfugiée dans les toilettes et avait fait le test de grossesse qu’elle avait acheté en passant devant la pharmacie de l’avenue Niel, à l’angle de la rue Rennequin. Elle avait du retard : dix jours qu’elle aurait dû avoir ses règles ! Chaque matin, elle se levait avec appréhension, relevait sa chemise de nuit, écartait les jambes lentement et considérait le petit morceau de coton blanc de sa culotte. Rien ! Elle joignait les mains et priait pour que ce soit « ça » : le petit Grobz en chaussons bleus ou roses qui emménageait. Si c’est toi, mon amour, tu vas voir, je vais te faire une belle maison !

Ce matin-là, dans les toilettes du premier étage, elle attendit dix minutes, assise sur le trône, récitant toutes les prières qu’elle connaissait, priant Dieu et tous ses saints, les yeux levés au plafond comme si le ciel allait s’ouvrir, puis elle regarda la bandelette du test : Bingo, Josiane, cette fois-ci, ça y est, le divin enfant a posé son baluchon chez toi !

Ce fut une explosion de joie. Une boule éclata dans sa poitrine et la souleva de bonheur. Elle poussa un cri de triomphe, se dressa d’un bond et leva les bras au ciel. De grosses larmes se mirent à rouler sur ses joues, elle se rassit, secouée par l’émotion. Maman, je vais être maman, répétait-elle, enroulée sur elle-même, les bras serrés autour de ses épaules comme si elle se donnait l’accolade. Maman, moi, maman… Les petits chaussons roses et bleus dansaient sous ses yeux en une pluie de larmes.

Elle courut frapper à la porte de Ginette et René. Ils finissaient de prendre leur petit-déjeuner quand ils la virent débarquer telle une tornade. Elle eut du mal à attendre que René se lève pour rejoindre l’entrepôt puis, une fois qu’il fut parti, elle tira Ginette par la manche et lui confia :

— Ça y est ! Le petit, il est là…

Elle montra du doigt son ventre plat.

— T’es sûre ? demanda Ginette, les yeux écarquillés.

— Je viens de faire le test : po-si-tif !

— Tu sais qu’il faut en faire un autre chez le médecin parce que, parfois, il est positif mais tu n’es pas enceinte pour autant…

— Ah bon ! dit Josiane, déçue.

— C’est une fois sur mille… Quand même, il vaut mieux être sûre.

— Moi, je le sens déjà. Il a pas besoin de me téléphoner, je sais qu’il est là. Regarde mes seins : ils sont pas plus gros ?

Ginette sourit.

— Tu vas le dire à Marcel ?

— Tu crois que je devrais attendre d’être sûre ?

— Je ne sais pas…

— D’accord, j’attendrai. Ça va être dur. Je vais avoir du mal à cacher ma joie.

Un bébé, un petit Jésus, un chérubin à dorloter ! Ah ! Il ne brodera pas des pierres, celui-là ! Je vais l’aimer comme mes petits boyaux ! Toute sa vie il sera aux pommes et grâce à qui ? À moi ! À l’idée de tenir bientôt son bébé dans les bras, elle se remit à pleurer à gros bouillons et Ginette dut la prendre dans ses bras pour la calmer.

— Allez, ma belle, détends-toi ! C’est une bonne nouvelle, non ?

— Ça m’émotionne, t’as pas idée ! Je suis toute secouée. J’ai cru que j’arriverais jamais jusqu’à chez toi. Et pourtant, c’est pas loin. J’avais plus mes jambes, elles s’étaient fait la malle ! Qu’est-ce que tu veux : depuis le temps qu’on l’attendait, j’y croyais plus.

Soudain elle eut une angoisse et se cramponna à la table.

— Pourvu qu’il décanille pas ! On dit que jusqu’à trois mois, il peut se décrocher ! Tu imagines le chagrin de Marcel si je cassais son œuf ?

— Te mets pas à repeindre du rose en noir. T’es enceinte, c’est une bonne nouvelle !

Ginette souleva la cafetière et lui servit un café.

— Tu veux une tartine ? Il va te falloir manger pour deux maintenant !

— Oh ! Je suis prête à manger pour quatre pour qu’il soit bien rondelet ! À bientôt quarante ans ! Tu te rends compte ? C’est pas un miracle, ça ?

Elle porta la main à sa poitrine pour calmer son cœur qui battait la chamade.

— Ben… Va falloir te reprendre parce que tu as encore huit mois à attendre et, si tu continues à pleurer comme ça, t’auras les yeux bordés d’anchois.

— T’as raison. Mais c’est si bon de pleurer de joie, ça ne m’est pas arrivé souvent, je te le jure.

Ginette eut un petit sourire ému et lui caressa le bras.

— Je sais, ma Josiane, je sais… c’est le meilleur de ta vie qui va commencer maintenant ; tu vas voir comme il va te choyer, ton Marcel.

— Ça, pour sûr, qu’il va être content ! Il va même falloir que je sois précautionneuse dans l’annonce parce qu’il peut avoir le cœur qui explose…

— Avec tout le sport qu’il fait, il est costaud son cœur maintenant, allez. Va bosser et essaie de tenir ta langue quelques jours…

— Va falloir que je fasse un nœud au bout.

Elle regagna son bureau, se poudra le nez et venait de ranger son poudrier lorsqu’elle entendit le bruit des pas d’Henriette Grobz dans l’escalier. Celle-là, elle a une manière de marcher ! Elle bat le briquet. Elle doit avoir les genoux usés à force de les frotter l’un contre l’autre.

— Bonjour, Josiane, lâcha Henriette en regardant la secrétaire de son mari d’un air plus aimable que d’habitude. Vous allez bien ?

— Bonjour, madame, répondit Josiane.

Qu’est-ce qu’elle vient faire au bureau à l’aube, la chapeautée ? Et cette voix de velours côtelé, ça cache quoi ? Elle a un service à me demander, c’est sûr.

— Ma petite Josiane, commença Henriette d’une voix hésitante, je voulais vous demander quelque chose, mais je voudrais que ça reste strictement entre nous, que mon mari ne l’apprenne pas. Il pourrait se vexer que je passe ainsi par-dessus lui pour une affaire touchant son business…

Henriette Grobz aimait saupoudrer ses phrases de mots anglais. Elle trouvait que cela sonnait chic.

— Vous savez, les hommes n’aiment pas qu’on soit plus clairvoyantes qu’eux et, là, il me semble bien que mon mari se soit fourvoyé et…

Elle cherchait ses mots. Ce ne doit pas être très clair dans sa tête, se dit Josiane, sinon elle ne ferait pas la gentille. Elle a un service à me demander et elle tourne autour du pot comme une poule aveugle.

— Vous gênez pas, dit Josiane en repérant la qualité du sac d’Henriette.

Sûr que c’est pas du plastique, ça. Elle n’achète que du croco, cette vieille bique ! Ça lui va bien, elle boufferait sa propre fille, s’il le fallait.

Henriette sortit une photo de son sac et la présenta à Josiane.

— Connaissez-vous cette femme ? L’avez-vous déjà vue au bureau ?

Josiane jeta un œil sur la belle jeune femme brune à la poitrine avantageuse qu’Henriette Grobz venait de lui mettre sous le nez et secoua la tête négativement.

— A priori, non… Jamais vue ici.

— Vous êtes sûre ? demanda Henriette. Regardez-la de plus près.

Josiane prit la photo entre ses mains et eut un choc. En effet, elle avait été un peu vite en besogne. À côté de la belle brune, un peu caché, se tenait Marcel, épanoui et béat, le bras passé autour de la taille de l’inconnue. Pas de doute ! C’était bien lui. Elle reconnut la chevalière de Marcel, cette bague qu’il s’était offerte pour fêter son premier milliard. Un monument de mauvais goût : énorme, avec un rubis planté au milieu d’un entrelacs doré qui dessinait ses initiales. Il en était très fier. Il la tripotait tout le temps, la faisait tourner. Il disait que ça l’aidait à réfléchir.

Henriette s’aperçut du changement d’attitude de Josiane et demanda :

— Ah ! Vous l’avez reconnue, n’est-ce pas.

— C’est que… Vous permettez que je fasse une photocopie ?

— Faites donc, ma petite… Mais ne la laissez pas traîner. Je sais que monsieur Grobz est à Shanghai, mais je ne voudrais pas qu’il tombe dessus à son retour.

Josiane se leva et alla poser la photo sous le couvercle de la photocopieuse. Profitant de ce qu’Henriette lui tournait le dos, elle retourna la photo et découvrit un cœur bien dessiné et, de l’écriture de Marcel, les mots « Natacha, Natacha, Natacha ». C’était bien lui. Elle n’avait pas la berlue. Elle bloqua sa salive et réfléchit rapidement. Il ne fallait pas qu’Henriette Grobz s’aperçoive de son trouble.

— Je vais aller voir dans le fichier parce que je crois avoir vu cette femme, une fois, dans ce bureau… Avec votre mari…

Henriette Grobz l’encourageait à parler avec des petits signes de la tête. Elle scandait chaque mot de Josiane en inclinant son chapeau.

— Son nom… Son nom… Je ne me souviens plus très bien… Il l’appelait Tacha, tacha quelque chose…

— Natacha ? Ce pourrait être ça ?

— Absolument ! Natacha…

— Son nom de famille, je ne l’ai pas. Mais j’ai bien peur que ce soit une espionne de la concurrence envoyée à monsieur Grobz pour le troubler et lui voler quelques secrets de fabrication. Il est si ballot, il se ferait avoir comme un gosse ! Une belle femme et il perd la tête !

C’est cela, pensa Josiane, maîtrisant sa colère, tu crèves de trouille qu’il te quitte avec cette pétasse et tu m’inventes une histoire d’espionne venue de l’Est ! Une rouleuse qui viendrait du froid !

— Écoutez, madame Grobz, je vais vérifier dans mon fichier et si je trouve un renseignement qui peut vous intéresser, je vous préviens…

— Merci, ma petite Josiane, vous êtes très aimable.

— C’est normal, madame, après tout je suis à votre service.

Josiane lui sourit de la manière la plus obséquieuse qui fût, et la raccompagna jusqu’à la porte.

— Dites-moi, ma petite Josiane, vous ne lui direz rien, c’est bien sûr ?

— Ne craignez rien… Je sais garder les secrets.

— Vous êtes très aimable.

Eh bien, je vais l’être un peu moins avec lui quand il reviendra, se promit Josiane en revenant s’asseoir. Il peut se pointer, la gueule enfarinée, tout frétillant, frais rincé de son jogging, il ne va pas être déçu, le roi de l’embrouille.

Elle planta la plume de son stylo sur le visage de la belle Natacha et lui creva les yeux.


— Arrête-toi là, ordonna Hortense en pointant du doigt l’angle de la rue.

— Si je veux…

— Tu veux qu’on continue à se voir ou pas ?

— T’es bête, je plaisantais…

— Si ma mère ou Zoé me voyait avec toi, ce serait la fin des petits pois.

— Mais elle me connaît pas, elle m’a jamais vu.

— Elle me connaît, moi. Elle aura vite fait le rapprochement. Elle est retardée mais elle sait additionner un et un.

Chaval se gara et coupa le contact. Il passa un bras autour des épaules d’Hortense et l’attira à lui.

— Embrasse-moi.

Elle lui donna un rapide baiser et chercha à ouvrir la portière.

— Mieux que ça !

— Qu’est-ce que t’es relou !

— Dis donc… Tu disais pas ça tout à l’heure quand tu faisais marcher ma carte bleue.

— C’était tout à l’heure.

Il glissa une main sous son tee-shirt, chercha à attraper un sein.

— Arrête, Chaval, arrête.

— J’ai un prénom, je te rappelle. Je déteste quand tu m’appelles Chaval.

— C’est ton nom… Tu l’aimes pas ?

— J’aimerais que tu sois un peu plus douce, un peu plus tendre…

— Désolée, mec, c’est pas mon truc.

— C’est quoi ton truc, Hortense ? Tu donnes rien, pas un gramme de ta petite personne…

— Si t’es pas content, on arrête. Je t’ai rien demandé, moi, c’est toi qui es venu me chercher ! Toi qui me suis partout comme un toutou !

Il enfouit son visage dans ses longs cheveux, respira l’odeur de sa peau, de son parfum, et murmura :

— Tu me rends fou ! C’est pas de ma faute. S’il te plaît, ne sois pas méchante… J’ai tellement envie de toi. Je te paierai tout ce que tu voudras.

Hortense leva les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’il était pénible ! Il allait même arriver à la dégoûter du shopping !

— Il est sept heures et demie, il faut que je rentre.

— On se voit quand ?

— Sais pas. Je vais essayer de monter un bateau pour samedi soir, mais c’est pas dit que ça marche…

— J’ai deux invitations pour une soirée Galiano, vendredi soir… Ça te dit ?

— John Galiano ?

Hortense écarquillait des yeux grands comme des soucoupes de Martiens.

Himself ! Si tu veux, je t’emmène.

— D’accord. J’inventerai un truc !

— Mais il faut que tu sois très très gentille avec moi…

Hortense soupira et s’étirant dans un mouvement de chatte lassée :

— Toujours des conditions ! Si tu crois que ça donne envie…

— Hortense, ça fait trois mois que tu me mènes en bateau. La patience a ses limites…

— Moi, je n’ai aucune limite, figure-toi ! C’est ce qui fait mon charme et c’est pour ça que tu t’intéresses à moi.

Chaval posa les mains sur le volant de son coupé Alfa Romeo et grogna :

— J’en ai marre que tu joue les vierges effarouchées.

— Je coucherai avec toi quand je l’aurai décidé et, pour le moment, il n’en est pas question. C’est clair ?

— Ça a le mérite d’être direct, au moins.

Elle ouvrit la portière, exhiba une longue jambe nerveuse et fine qu’elle posa délicatement sur le macadam et, retroussant sa jupe jusqu’à l’aine, décocha son plus beau sourire et lui dit au revoir.

— On s’appelle ?

— On s’appelle.

Elle prit le grand sac blanc marqué Colette sur le siège arrière et sortit. Elle avançait en se promenant comme un mannequin sur le podium et il la regarda s’éloigner en poussant un juron. La salope ! Elle le rendait fou ! Rien que de sentir ses lèvres douces et élastiques sous les siennes lui faisait tourner le sang. Et sa petite langue qui dansait dans ses baisers… Il ferma les yeux et renversa la tête en arrière. Elle le faisait bander comme un âne et lanterner comme un ver luisant. Je n’en peux plus, il va falloir qu’elle passe à la casserole !

Ça durait depuis le mois de juin, leur petite histoire. Et depuis le mois de juin, elle lui brandissait un lampion : passer une nuit entière avec lui, le laisser la déshabiller tout doucement, la caresser… Il avait passé chaque week-end du mois de juillet à Deauville, à cause d’elle. Il avait payé tous ses caprices, payé pour tous ses copains et le jeu du chat et de la souris avait repris à Paris. Quand il croyait la tenir, elle s’échappait en lui faisant un pied-de-nez. Il s’invectiva, connard, grand chef des connards, elle te promène en gondole, oui ! En te jouant de la mandoline quand il s’agit de passer à la caisse ! Qu’as-tu obtenu d’elle ? Que dalle ! À part des baisers sur la bouche et deux ou trois tripotages. Dès que ma main descend trop bas, c’est un tollé de taliban ! Elle veut bien s’afficher avec moi dans les restos à la mode, dévaliser les magasins, manger des glaces, se répandre dans les fauteuils de cinéma, mais pour le reste, c’est porte blindée ! C’est chichounet, comme récompense. Si j’additionne les fringues qu’elle me fait acheter, les portables qu’elle prend un malin plaisir à semer, les gadgets dont elle se lasse et qu’elle balance à la poubelle parce qu’elle n’a pas le courage de lire le mode d’emploi, j’investis à fonds perdus ! Aucune fille ne m’a jamais traité comme ça. Aucune ! D’habitude, elles lèchent la semelle de mes bottes. Elle, elle s’essuie les pompes sur le bas de mes pantalons, colle du gloss sur les coussins de ma voiture, écrase son chewing-gum dans la boîte à gants et file des coups de sac Dior sur le capot quand elle n’est pas contente ! Il se regarda dans le rétroviseur et se demanda ce qu’il avait fait pour mériter ça. T’es pas le fils de Frankenstein, tu sens pas le moisi, t’as de la moelle dans les os et elle te photographie même pas ! Il soupira et remit le contact.

Comme si elle avait suivi le déroulement de ses pensées, Hortense se retourna et, avant de disparaître au coin de la rue, lui envoya un baiser en balançant une lourde mèche de cheveux. Il lui répondit par un appel de phares et disparut en imprimant sa fureur dans la gomme de ses pneus.

Qu’est-ce que c’est facile de faire marcher les mecs ! L’imbécillité du désir érotique ! La tyrannie du sentiment ! Ils s’y engouffrent tous comme dans des cavernes menaçantes et ils s’en vantent ! Même les vieux comme Chaval ! Il mendie son plaisir, il tremble, il quémande. Trente-cinq ans, pourtant ! songea Hortense. Il devrait avoir de l’expérience. Eh bien, non ! Il se répand en flaque molle. Il suffisait qu’elle lui promette un vague délice ou remonte un peu sa jupe sur ses cuisses pour qu’il ronronne comme un vieux matou sans dents. Est ce que je vais coucher avec lui ou pas ? J’en ai pas vraiment envie mais il risque de se lasser. Et la kermesse sera fermée. J’aimerais mieux faire ça avec un peu d’entrain au cœur. Surtout, la première fois. Avec Chaval, ça risque d’être purement mercantile. Et puis, il est si collant, c’est pas sexy, la glue !

Il allait falloir qu’elle se change avant de rentrer chez elle. Dans le cagibi où étaient entreposés les produits d’entretien pour les escaliers de l’immeuble. Elle ôta sa minijupe, enfila son jean, un gros pull pour cacher le tee-shirt qui découvrait son nombril, se frotta le visage pour faire disparaître le maquillage et redevint la petite fille à sa maman. Quelle idiote, celle-là, elle se doute de rien ! Elle déplaça un bidon d’encaustique pour cacher ses fringues et aperçut un journal déplié où s’affichait à la une le visage de sa tante. « Avant, après : la naissance d’une star », disait le titre. Juste en dessous, une photo d’Iris avec ses cheveux longs et une autre, avec sa coupe de Jeanne d’Arc et ces mots : « Je n’ai fait que suivre les conseils d’André Gide à un jeune écrivain… » La bouche d’Hortense s’arrondit et laissa échapper un sifflement d’admiration.

Elle allait remonter chez elle quand elle s’aperçut qu’elle tenait le grand sac blanc de Colette à la main. La veste Prada !

Elle réfléchit un instant, décida d’arracher l’étiquette et de prétendre qu’elle l’avait achetée aux puces de Colombes le week-end précédent.


Antoine observait le crocodile qui se prélassait au soleil devant eux. Ils s’étaient arrêtés à l’ombre d’un grand acacia et son regard contemplait l’animal qui se chauffait au soleil, les yeux en fermeture éclair. Énorme, répugnant, luisant. Tu es quoi, toi ? ruminait-il, agacé. Un souvenir de dinosaure ? Un tronc avec deux fentes jaunes ? Un futur sac à main ? Pourquoi tu me nargues de tes yeux mi-clos ? Ça te suffit pas de me faire chier tous les jours que Dieu fait ?

— Oh ! Regarde comme il est mignon, s’écria Mylène à côté de lui. Il dore au soleil, il a l’air si tranquille. J’ai envie de le prendre dans mes bras !

— Et il te déchiquetterait avec ses quatre-vingts crocs !

— Mais non… Il nous observe, lui aussi. Il est curieux de nous. J’ai appris à les aimer, tu sais ! Je n’ai plus peur…

Et moi, je les hais ! songea Antoine en tirant un coup de fusil en l’air pour le faire déguerpir. L’animal ne bougea pas et sembla, en effet, lui sourire. Depuis la rébellion des crocodiles et le décès des deux Chinois, Antoine ne circulait plus qu’armé. Il portait son fusil sous le bras et plaçait les cartouches dans les poches de son bermuda. Ça lui rappelait le bon vieux temps de Gunman and Co, quand tout tournait rond, que les bêtes sauvages n’étaient que des cibles alléchantes pour milliardaires oisifs.

Mister Wei le payait régulièrement. Chaque fin de mois, il recevait son virement. Un vrai coucou suisse, ricanait Antoine en dépliant l’enveloppe où sa paie était détaillée. Il a cru m’entuber mais j’ai été plus coriace que lui. Je sais montrer les dents, moi aussi.

Les problèmes d’Antoine s’amplifiaient pourtant. Il avait dû accueillir une équipe de scientifiques venus faire des recherches sur le sang des crocodiles en vue de la fabrication de nouveaux antibiotiques. Ces sales bêtes résistent à tout. Quand ils se blessent, au lieu de développer des infections ou une septicémie, ils cicatrisent et repartent plus fringants que jamais. Une molécule dans le sang qui les immunise. Il avait fallu loger et nourrir les scientifiques, mettre des locaux à leur service. Des soucis en plus pour Antoine. Du profit en plus pour mister Wei ! J’en ai marre que ça aille toujours dans le même sens, râla Antoine en tirant une nouvelle salve.

— Arrête ! protesta Mylène, elles t’ont rien fait, ces pauvres bêtes…

Parce qu’il faisait feu de tout bois, le Chinois ! Il avait appelé Mylène quand il avait appris la nature de son activité. Il lui avait proposé de s’associer avec lui et de lancer une ligne de produits de beauté, « Belles de Paris ». Il voulait faire fabriquer les emballages en France pour avoir le label « Made in France » gravé sur les boîtes. Cela assurerait le succès des cosmétiques sur le marché chinois. En plus, il a du bol, ragea Antoine en rechargeant son fusil. Dès qu’il touche à un truc, il se transforme en or !

Ce n’était pas son cas.

Ses rêves de milliardaire en sacs et en terrines prenaient l’eau. Les crocodiles se révélaient une matière première aléatoire : obèses, impuissants, exigeants. Ils ne voulaient manger que du poulet ou de la chair humaine. Ils laissaient pourrir au soleil ce qui n’était pas à leur goût ! C’est à croire qu’ils ont été élevés dans un cinq étoiles, pestait Antoine en faisant déverser des tombereaux de riz agrémentés d’un mélange spécial d’huîtres et d’algues qu’il faisait venir de Sao Paulo. Ils n’y touchaient pas. Ni au canard ni aux fricassées de poisson. Ils exigeaient du poulet. Quand on leur présentait leur pâtée, ils détournaient la tête.

— Non, mais je rêve ! grinça Antoine. Ils sont si gras qu’ils n’arrivent même plus à chevaucher les femelles, t’as vu ça ? Elles ont beau les abreuver de caresses, c’est à peine s’ils soulèvent une paupière.

— Ils se marrent à te regarder t’énerver tout seul. Ils savent bien que ce sont eux les gagnants…

— Ils vont pas gagner longtemps s’ils continuent à grossir comme ça.

— Pfft ! Tu seras mort depuis longtemps qu’ils seront encore là, bien plantés sur leurs pattes. Ça peut vivre cent ans, ces bêtes-là !

— Sauf si je les zigouille tous !

— Parce que tu crois que ce serait une solution ?

— Y a pas de solution, Mylène, je me suis fait avoir comme un bleu ! Wei, il s’en fout, il s’en sortira toujours, mais moi… J’ai investi dans un parc d’ovipares obèses et impuissants.

En outre, Antoine s’était aperçu que les femelles livrées par les Thaïlandais étaient presque toutes ménopausées. Il avait appelé le directeur de l’élevage, celui-là même qui avait rempli le Boeing des soixante-dix crocodiles, et s’était plaint. Le Thaïlandais avait assuré : « Forty eggs a day ! Forty eggs a day !Zero egg a day », avait hurlé Antoine dans le récepteur. – Ah, avait conclu le Thaïlandais, they must be grand mothers then ! You are not lucky, we put the wrong ones in the plane, we didn’t know… »

Des crocodiles ménopausées ! Et avec ça, il fallait qu’il fasse exploser la natalité ! L’usine avait ralenti sa fabrication de maroquinerie et le taux de remplissage des conserves avait été divisé par deux. Si ça se trouve, ce qui va marcher, c’est l’industrialisation des antibiotiques, mais là, je n’ai pas de contrat. Je suis marron ! Saloperies de reptiles !

Il tira une nouvelle fois en l’air. Le crocodile leva une paupière.

Mylène haussa les épaules et décida de regagner son bureau. Elle avait des mails à relire avant de les envoyer à Paris en vue de nouvelles commandes. Le maquillage se vendait beaucoup mieux que les produits de soins, plus coûteux et plus difficiles à conserver par grande chaleur. Tant mieux ! Les maquillages, je les achète en gros passage de l’Industrie à Paris et je fais quatre fois la culbute. Elles y voient que du feu, mes clientes. Jamais elles ne discutent le prix ! Elles vénèrent le bâton de rouge ou le fard à paupières et se saignent les veines pour s’enluminer la face. Le produit-vedette : mon fond de teint blanc. Elles adorent ! Elles se transforment en petites poupées rondes et blafardes. À peine posée sur les étagères, la marchandise disparaît, happée par leurs petites mains avides. Mister Wei m’a proposé une association. Cinquante-cinquante. J’apporte le savoir-faire, la philosophie, l’esprit, le bon goût français, il s’occupe, lui, de fabriquer et de vendre. Il dit que ça ne coûtera rien à produire. Il faut que j’en parle à Antoine. Il a tellement de soucis que j’ai peur de l’encombrer avec mes projets.

Le soir même, pendant que Pong les servait en silence, Mylène annonça qu’elle avait envoyé un projet de contrat à mister Wei et qu’elle songeait à s’associer avec lui.

— Tu as signé ?

— Non, pas encore mais c’est quasiment fait…

— Tu m’en as pas parlé !

— Si, mon chéri, je t’en ai parlé, mais tu m’as pas écoutée… Tu pensais que c’était un amusement de petite fille ! Il y a beaucoup d’argent à la clé, tu sais.

— Tu as pris conseil auprès de quelqu’un avant de signer ?

— J’ai fait établir un contrat très simple, avec le montant des investissements, celui des pourcentages, un dépôt de licence à mon nom, payé par Wei… Un truc très clair que je peux comprendre.

Elle eut un petit rire étouffé pour montrer à Antoine qu’elle n’était pas dupe de son inexpérience.

— Tu as entrepris des études de droit ? demanda Antoine d’un ton narquois. Passe-moi le sel, veux-tu… C’est un ragoût de quoi, ça ? Ça n’a aucun goût !

— De l’antilope…

— Ben, c’est dégueulasse.

— J’ai pas vraiment le temps de faire la cuisine maintenant…

— Ben, je préférais quand t’avais le temps ! T’aurais mieux fait d’ouvrir un restaurant…

— Tu vois : on ne peut pas parler sérieusement.

— Vas-y, je t’écoute.

— Voilà : à mon dernier voyage à Paris, je suis allée consulter un avocat spécialisé. Sur les Champs-Élysées…

— Et tu as eu son nom par qui ?

— J’ai appelé la secrétaire de ton beau-père. Josiane, elle s’appelle. Très gentille. On a sympathisé. J’ai dit que j’appelais de ta part, que t’avais besoin d’un renseignement, du nom d’un bon avocat, un bien rusé habitué à discuter avec les plus gros requins de la planète…

— Et…

— Ça n’a pas fait un pli : elle m’a donné un nom, un téléphone, et j’ai appelé. Comme je venais de la part de Marcel Grobz, il a été très gentil et a accepté de s’occuper de mon affaire. Il m’a même invitée à dîner ; on est allés dans un cabaret russe tout près de son bureau.

— Tu as fait ça ? Tu t’es servie des relations de Chef alors que tu ne le connais pas ? Alors que si ça se trouve, il te déteste.

— Pourquoi il me détesterait ? Je lui ai rien fait…

— Je te rappelle que, à cause de toi, j’ai planté là ma femme et mes deux filles ! Tu sembles l’oublier…

— C’est pas moi qui t’ai demandé de partir. C’est toi qui es parti tout seul… Toi qui m’as embarquée dans cette aventure !

— Parce que tu le regrettes maintenant ?

— Non. Je ne regrette rien. Ça ne sert à rien de regretter. J’essaie de m’en sortir, c’est tout. Et tu n’as pas à m’en vouloir pour ça…

Ils se disputaient à voix basse pour ne pas éveiller les soupçons de Pong. Ils se disputaient en souriant, mais chaque mot chuchoté était une flèche empoisonnée. Comment ça a commencé ? se demanda Antoine en reprenant du vin. Je rumine trop. Je devrais faire comme tout le monde, et ne pas penser. Gagner de l’argent mais surtout ne pas penser. C’est en Afrique que j’ai été le plus heureux et j’ai cru qu’en y revenant, je serais heureux à nouveau. Tout recommencer ici. J’ai emmené cette adorable petite garce qui disait qu’elle allait veiller sur moi. Foutaises ! Il n’y a que moi qui peux veiller sur moi et je me sabote avec méthode et acharnement. Pourquoi le lui reprocher ? Ce n’est pas de sa faute. J’ai enfilé des habits trop grands pour moi. Jo a raison. Elles ont toutes raisons. Il eut un sourire ironique, un sourire qui se moquait de lui, mais Mylène se méprit.

— Oh ! Ne sois pas fâché ! Je t’aime tellement. J’ai tout quitté pour te suivre. Je serais allée n’importe où… Je veux juste m’occuper. Je ne suis pas habituée à ne rien faire. J’ai toujours travaillé, depuis que je suis toute petite…

Elle arrondissait la bouche telle une petite fille prise en train de faire un gros mensonge et qui proteste de son innocence. Ses grands yeux bleus le regardaient avec une candeur qui l’énerva.

— Et il a pas essayé de te sauter après le cabaret ?

— Tu vois le mal partout.

— Tu es redoutable, Mylène ! Redoutable… Et tout ça sans rien me dire.

— Je voulais te faire la surprise… Et puis, chaque fois que j’ai essayé de te parler, tu changeais de sujet. Alors j’ai renoncé. Mais faut pas te fâcher, mon chéri, c’est juste pour m’amuser, tu sais… Si ça se trouve, mister Wei va perdre sa mise et moi, j’aurai rien investi du tout ! Et si ça marche, je me remplis les poches et tu deviens directeur commercial de ma petite entreprise…

Antoine la dévisagea, stupéfait. Elle envisageait de l’engager. Elle devait être en train de calculer son salaire et le montant de sa prime de fin d’année ! Une rigole de sueur coula dans son dos, puis ce furent ses tempes, ses bras, son torse… Non pas ça ! Pas ça ! Il serra les dents.

— Mon chéri, qu’est-ce que tu as ? Tu es tout mouillé ! On dirait que tu sors de la douche. T’es malade ?

— J’ai dû avaler une saloperie. C’est ce ragoût d’antilope qui ne passe pas.

Il jeta sa serviette sur la table et se leva pour aller se changer.

— Tu sais, mon amour, il ne faut pas te fâcher… C’est un pari. Si ça se trouve, ça ne marchera pas. Et si ça se trouve aussi, ça marchera. Et alors je serai riche, riche, riche ! Ce serait drôle, non ?

Antoine s’arrêta sur le seuil de la maison. Elle n’avait pas dit « nous », elle avait dit « je ». Il ôta sa chemise trempée et disparut à l’intérieur.


Philippe Dupin se laissa tomber dans le fauteuil du bureau de sa femme et soupira. Si on lui avait dit qu’un jour, il fouillerait dans les affaires d’Iris comme un mari jaloux ! Quand il voyait, au cinéma, un homme faire ça, il le plaignait. Il ouvrit un classeur rose posé sur le bureau, sur lequel Iris avait inscrit en grosses lettres : roman. En dessous, au feutre vert : Une si humble reine. Elle compte peut-être en écrire d’autres, pensa-t-il en ouvrant le classeur. Ou en faire écrire d’autres. C’était plus fort que lui, il avait besoin de savoir. L’affronter aurait été plus noble. Mais on n’affrontait pas Iris. Elle se défilait toujours. Quand elle était revenue de l’émission de télévision qu’il avait regardée avec Alexandre et Carmen en dînant sur la table basse face au poste, elle s’était plantée devant eux et avait lancé, triomphante : « J’ai été comment ? Superbe, non ? » Ils n’avaient pas eu le cœur à répondre. Elle avait attendu puis, devant le silence qui se prolongeait, avait soupiré : « Vous n’y connaissez rien ! Ça s’appelle du marketing et si on ne fait pas ça, le livre ne se vend pas. Je suis totalement inconnue, c’est un premier roman, il faut le mettre sur orbite ! Et puis, ça va repousser ! » avait-elle ajouté en passant ses doigts dans ses cheveux. Fin des discussions. Le lendemain, elle avait couru chez son coiffeur pour qu’il lui refasse une coupe, une vraie à cent soixante-cinq euros. Les cheveux courts soulignaient l’immensité et le trouble de ses grands yeux bleus ; la ligne de son long cou, l’ovale parfait de son visage, ses épaules dorées éclataient comme les chiffres d’un blason sur une tapisserie. Elle avait l’air d’un page innocent. « Maman, maman, on dirait que t’as quatorze ans ! » s’était exclamé Alexandre. Philippe avait été troublé et, n’eût été le sourd dégoût qu’il éprouvait pour toute cette affaire, il aurait été ému.

Il ouvrit le classeur. Il était rempli de coupures de journaux. Des quotidiens. Les mensuels ne sont pas encore sortis. Ils vont se remplir d’elle, de ses mensonges, de ses allégations. Il parcourut des yeux les premiers articles. Certains étaient signés par des journalistes qu’il connaissait. Ils parlaient tous d’Iris et de son audace. « A star is born » titrait l’un d’eux. « La surprise du chef », titrait un autre. Un journaliste plus sérieux se demandait où s’arrêtait le spectacle et où commençait la littérature mais reconnaissait que le livre était bien écrit bien qu’« un peu universitaire » et très bien documenté. « On sent qu’Iris Dupin connaît son XIIe siècle sur le bout des doigts et nous le fait revivre avec maestria. Tout est juste. Tout est intriguant. On se prend à suivre la règle de saint Benoît comme si on suivait l’intrigue d’un film d’Hitchcock. » Il les parcourut des yeux. Suivaient des réflexions d’Iris sur l’écriture, la difficulté d’un premier roman, les mots qui se dérobent, l’angoisse de la page blanche. Elle en parlait très bien, rappelait ses années d’études à Columbia, ses débuts de scénariste, citait les conseils de Gide à un jeune écrivain : « Pour ne pas être tenté de sortir, rasez-vous la tête ! » « Ce que je n’avais pas osé faire, par coquetterie, m’a été imposé. On ne peut pas tricher avec l’écriture. Elle vous rattrape toujours. Je ne le regrette pas, je ne vis que pour la littérature. » Ou encore : « J’ai vécu neuf mois en ne buvant que de l’eau bouillie et en mangeant des pommes de terre à peau rouge, il n’y avait que comme ça que je trouvais l’inspiration. » Sur les photos, elle portait un jean à taille basse, un tee-shirt qui s’arrêtait au-dessus du nombril, et, avec sa nouvelle coupe de garçonnet, affichait un air de teen-ager rebelle. Sur une autre, on lui avait inscrit « love » et « money » au rouge à lèvres sur la nuque et elle s’était laissé photographier la tête inclinée afin que les deux mots se détachent bien. La légende disait : « Elle porte sur sa nuque l’histoire de son roman et le destin du monde. » Rien que ça ! soupira Philippe, le destin du monde sur la nuque de ma femme ! Un autre ajoutait : « Les ados vont en être fous, les hommes en raffoler, les femmes trouveront en elle leur porte-parole. Ce livre est la réconciliation des Anciens et des Modernes. » Plus loin, il apprit qu’un milliardaire russe avait mis à la disposition d’Iris son avion privé afin qu’elle aille faire son shopping à Londres ou à Milan, et qu’une marque de parfum voulait acheter le titre du livre pour lancer une nouvelle fragrance. À toutes ces propositions, Iris répondait, modeste, qu’elle était flattée, mais que tout ça était « bien loin de la littérature. Je ne veux pas devenir un phénomène de foire. Quoi qu’il arrive, que le livre soit un succès ou un échec, je continuerai à écrire, il n’y a que ça qui m’intéresse. »

J’ai nourri un monstre, songea Philippe. Cette constatation n’était pas douloureuse. C’est à cela qu’on reconnaît que l’amour s’est détaché de vous : il ne fait plus mal. On regarde l’objet autrefois aimé avec un regard froid, on constate il est comme ci, il est comme ça, je ne le changerai pas. C’est moi qui ai changé. Alors, c’est fini. Bien fini. Tout ce qu’il ressentait maintenant, c’était du dégoût mêlé d’une vague colère. Pendant des années il avait été obsédé par elle, il n’avait eu qu’un souci : lui plaire, l’épater, devenir le meilleur avocat de la place parisienne, puis le meilleur avocat de France, puis un avocat international. Il s’était mis à collectionner les œuvres d’art, à acheter des manuscrits, à financer des ballets, des opéras, il avait créé un fonds de mécénat… Pour qu’elle soit fière de lui. Fière de s’appeler madame Philippe Dupin. Il savait qu’elle ne respectait pas l’argent : Chef lui avait donné tout l’argent qu’elle voulait. Elle voulait être une créatrice. Écrire, dessiner, diriger, qu’importe ! Pourvu qu’on lui reconnaisse un talent. Il lui avait offert une palette de talents. Il avait cru, naïf, qu’il lui suffirait d’être à ses côtés quand il choisissait des tableaux ou finançait la création d’un spectacle pour qu’elle soit heureuse. Il aurait rêvé qu’elle l’accompagne dans les foires internationales d’art moderne, qu’elle assiste aux réunions où étaient lus des manuscrits de pièces de théâtre, qu’elle l’aide à choisir, qu’elle suive les répétitions. Elle avait été présente, au début, puis s’était vite désintéressée. Ce n’était pas elle qu’on honorait mais l’argent, le nom, le goût de son mari.

Ses yeux firent le tour de la pièce et reconnurent chaque œuvre d’art. C’est l’histoire de notre amour. De mon amour, corrigea-t-il, car elle ne m’a pas aimé. Elle m’a bien aimé. Elle m’a apprécié. Ses mensonges ont réussi là où mon amour a échoué. Je ne l’aime plus et ne pourrai plus longtemps prétendre le contraire. Pour la survie d’un couple, il vaut mieux deux beaux mensonges que deux vilaines vérités. C’était la fin. Il lui restait encore une chose à régler et il s’en irait. De manière grandiose. Un peu ridicule, certes, mais grandiose. Organiser une fin avec panache. Ce sera mon œuvre d’art à moi !

Ses yeux retombèrent sur la dernière coupure de journal. Un article qui ne parlait pas d’elle, mais du festival du film de New York. Elle avait souligné un nom au Stabilo jaune : Gabor Minar. Il était l’invité d’honneur ; on y présenterait son dernier film, Gypsies, primé au festival de Cannes. Nous y voilà, songea Philippe, Gabor Minar… L’éternel Gabor Minar, figé dans sa pose de metteur en scène baroque et flamboyant. Avec son physique de rebelle insouciant, ses films au rythme époustouflant. On disait de lui qu’il avait réveillé le septième art figé dans ses effets spéciaux. Qu’il avait su redonner au cinéma du sens et de la richesse. Sur la photo, il souriait, des mèches de cheveux dans les yeux, le col de son polo ouvert. Il referma le dossier d’un geste sec, regarda l’heure, il était trop tard pour appeler Johnny Goodfellow. Il l’appellerait demain.

Quand Iris rentra le soir, elle brandissait un numéro de L’Express.

— Numéro quatre dans le classement des livres ! En quinze jours. J’ai appelé Serrurier, ils en sortent quatre mille cinq cents exemplaires par jour. En plus de la mise en place initiale. Tu te rends compte ? Chaque jour quatre mille cinq cents personnes achètent le livre d’Iris Dupin ! Je m’installe en tête. La semaine prochaine, je parie que je suis à la première place ! Et tu me demandais si me faire tondre en public était nécessaire ?

Elle éclata de rire et embrassa le journal.

— Il faut vivre avec son temps, mon chéri. On n’est plus au temps des troubadours, c’est sûr ! Carmen, vite, vite, à table, j’ai une faim de loup.

Ses yeux brillaient d’une petite flamme dorée et dure qui brûlait le journal qu’elle tenait entre ses mains. Elle l’abaissa, se tourna vers lui, étonnée par son silence, lui adressa un grand sourire et pencha la tête, attendant qu’il la félicite. Il s’inclina poliment et la félicita.


Joséphine se frotta les yeux et se dit qu’elle ne rêvait pas : la femme, assise en face d’elle dans l’autobus 163, lisait son roman. Elle le lisait en affamée, repliée sur le livre, tournant chaque page avec soin, épluchant chaque ligne comme si elle ne voulait pas en perdre une miette. Autour d’elle, les gens se déplaçaient, téléphonaient, toussaient, s’interpellaient, elle ne bougeait pas. Elle lisait.

Joséphine la dévisagea, ébahie. Une si humble reine dans le 163 !

Ainsi, c’était vrai ce qu’on écrivait dans les journaux : son livre se vendait. Comme des petits pains. Au début, elle n’y croyait pas. Elle s’était même dit que ce devait être Philippe qui les achetait tous. Mais voir Une si humble reine dans le 163 lui prouvait que le succès était réel.

À chaque fois qu’elle lisait une bonne critique, elle avait envie de pousser des cris de victoire, de rire aux larmes, de faire des sauts de kangourou. Elle courait chez Shirley. C’était le seul endroit où elle pouvait laisser libre cours à sa joie. « Il marche, Shirley, il marche, j’ai écrit un best-seller ! Tu te rends compte, moi, la petite chercheuse obscure, au salaire de misère, aux conférences poussiéreuses, la petite oie blanche qui ne comprend rien à la vie ! Pour mon premier coup d’essai, je m’offre un coup de maître ! » Shirley criait Olé et elles dansaient un flamenco endiablé. Gary les avait surprises, une fois ; elles s’étaient interrompues, rouges et essoufflées.

Puis, le temps passant, elle avait été envahie par un grand sentiment de vide. La sensation d’avoir été volée, cambriolée, utilisée. Salie. Iris s’étalait partout. Iris souriait partout. Les yeux bleus d’Iris la surprenaient à chaque kiosque à journaux. Iris parlait des affres de l’écriture, de la solitude, du XIIe siècle, de saint Benoît. Comment avait-elle eu l’idée de son histoire ? En entrant au Sacré-Cœur, un soir de mélancolie. En regardant la statue d’une sainte si belle, au visage si doux qu’elle lui avait cousu une histoire sur mesure. L’idée de l’appeler Florine ? Je faisais un gâteau avec mon fils et j’ai versé de la farine Francine dans le moule. Francine-Florine-Francine-Florine ! Joséphine écoutait, médusée : mais où trouvait-elle tout ça ? Un jour, elle l’entendit même évoquer Dieu et l’inspiration divine pour expliquer la fluidité de son écriture, « ce n’est pas moi qui écris, on me dicte ». Joséphine était tombée d’un coup sur le tabouret près de l’évier. « Alors ça, répétait-elle, quel culot ! »

Elle avait ouvert la porte vitrée qui donnait sur le balcon et regardé les étoiles. C’est trop, je n’en peux plus ! C’est déjà dur de la voir prendre la pose, s’approprier Florine mais si, en plus, elle vous confisque, vous aussi ! Il me reste quoi à moi ? Bayer aux corneilles ? C’est laid, les corneilles ! Et comment elle sait que je vous parle ? Je ne lui ai jamais dit ou si, peut-être une fois… Elle se sert de tout ! C’est un vampire.

Ce soir-là, après avoir surpris une lectrice dans l’autobus, elle sonna à la porte de Shirley. Il n’y avait personne. Elle retourna chez elle, trouva un mot de Zoé qui disait : « Maman, je vais dormir chez Alexandre, Carmen vient me chercher. Hortense m’a dit de te dire qu’elle sortait ce soir, qu’elle rentrerait tard, ne te fais pas de souci, je t’aime, Zoé. »

Elle était seule. Elle fit réchauffer un reste de quiche lorraine, ajouta deux feuilles de salade, regarda la nuit tomber. Triste, si triste.

Quand il fit nuit, elle poussa la porte vitrée qui donnait sur le balcon et regarda les étoiles.

— Papa, risqua-t-elle, papa ? Tu m’entends ?

Elle ajouta d’une petite voix d’enfant :

— C’est pas juste… Pourquoi c’est toujours elle au premier rang, dis ? Une fois de plus, on m’a effacée. Quand on était petites et qu’on nous prenait en photo, maman insistait toujours pour qu’on voie bien Iris. Les yeux d’Iris, la coiffure d’Iris, pousse-toi un peu, Jo, je n’ai pas le bas de la robe d’Iris.

« Criminelle, tu es une criminelle », elle entendait la voix de son père. Ses bras autour d’elle, le goût de sa peau salée ou de ses larmes, ses grandes enjambées. Il l’emportait comme s’il la sauvait. On était sur la plage, c’était l’été, je sortais de l’eau, je crachais de l’eau, les yeux me piquaient, je pleurais, je pleurais… Après, je me souviens, il n’a plus jamais dormi dans la même chambre que maman. Après, il s’est réfugié dans ses mots croisés, ses mauvais jeux de mots, sa pipe en bois. Et puis il est mort. Il a cassé sa pipe… Elle eut un petit rire à l’adresse de son père. Tu l’aurais appréciée, celle-là ! Papa, mon papa, chantonna-t-elle dans le noir, sous les étoiles. Un jour, je trouverai le morceau du puzzle qui me manque… Un jour, je comprendrai. En attendant, petit papa, merci de ce succès-là. Il m’a donné un certain confort. Et puis, je n’ai plus peur. C’est important, ça. Je ne me sens plus menacée. Je ne suis toujours pas très sûre de moi mais je n’ai plus peur. Tu dois être fier de moi, toi qui sais que c’est moi qui ai écrit le livre.

Elle soupira, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre, c’est sûr. On croit avoir gagné quand on a remporté une victoire, mais il y en a toujours une autre à livrer. Ma vie était si simple, avant. Plus j’avance dans la vie, plus je la trouve compliquée. Peut-être qu’avant je ne vivais pas…

Elle releva la tête. Sa colère était partie.

Elle étendit les bras vers le ciel et envoya tout son amour, toute sa joie vers les étoiles. Elle n’enviait pas Iris. Iris sait que le livre, c’est moi qui l’ai écrit. Elle le sait. Sa belle gloire repose sur un mensonge.

Une douceur paisible l’envahit. Il lui restait son dossier d’habilitation à diriger des recherches. Il fallait qu’elle y travaille. Je vais retourner en bibliothèque, retrouver les vieux grimoires, les livres d’histoire.

Et puis, un jour, j’écrirai un autre livre.

Un livre qui sera à moi, rien qu’à moi.

Vous en dites quoi, les étoiles ?


Marcel Grobz sortit de l’aéroport et monta dans la voiture à côté de son chauffeur, après avoir jeté ses valises dans le coffre.

— Je suis épuisé, mon petit Gilles ! Je suis trop âgé pour ces longs voyages en avion.

— C’est sûr, patron. Un mois de tournée avec tous les changements d’hôtels et les décalages horaires, ça vous arrange pas !

— On se pèle, ici ! Fin octobre et voilà les glaciers qui s’annoncent. Là-bas, au moins, les cerisiers souriaient… J’ai pas l’air trop déglingué ?

Gilles lança un rapide regard vers Marcel Grobz et conclut que non, le patron avait l’air d’une canne à pêche bien droite.

— T’es sympa ! Elle a quelques bourrelets mal placés, la canne à pêche. J’ai beau courir comme un dératé, ils restent bien accrochés. Sinon quoi de neuf ? Tu m’as acheté les journaux ?

— Ils sont sur la banquette arrière. Votre belle-fille, madame Dupin, elle fait un malheur avec son livre…

— Parce qu’elle a écrit un bouquin ?

— Même ma mère elle l’a acheté, et elle s’est régalée !

— Putain, je vais en entendre parler ! Et sinon…

— Sinon, rien. J’ai fait faire la révision de la voiture comme vous me l’aviez demandé. Tout baigne. On va où ?

— Au bureau.

— Vous passez pas par chez vous d’abord ?

— Au bureau, je t’ai dit…

Retrouver Josiane. Chaque fois qu’il l’avait eue au téléphone, elle avait été froide. À peine audible, à peine aimable. Oui, non, sais pas, j’vais voir, on en parlera à ton retour. Si ça se trouve, elle a revu ce grand échalas de Chaval ! Il a le vice au corps, celui-là.

— T’as des nouvelles de Chaval ?

Son chauffeur, Gilles Larmoyer, était un copain de Chaval. Gilles et Chaval faisaient souvent des virées ensemble dans les boîtes de nuit. Gilles lui racontait leurs nuits agitées, les boîtes à partouzes, « un cul à droite, un cul à gauche, avec Chaval, on se régale », les petits matins où ils remettaient leur cravate, Chaval pour venir travailler, Gilles pour conduire la voiture. Gilles n’avait aucune ambition. Marcel avait essayé de lui mettre le pied à l’étrier mais Gilles n’aimait qu’une chose : les voitures. Pour lui faire plaisir, Marcel en changeait tous les deux ans.

— Ah ! Vous ne savez pas ?

Marcel s’examinait dans le miroir du pare-soleil. Ce n’est pas des valises que j’ai sous les yeux mais des malles avec soufflets et poignées !

— Savoir quoi ?

— Chaval. Il est tombé raide siphonné de votre nièce…

— La petite Hortense ?

— Celle-là même ! Et il en bave ! Je vous dis pas… À quatre pattes, elle le fait ramper ! Il mangerait son chapeau s’il en avait un. Ça doit faire six mois qu’il essaie de la culbuter et que dalle ! Il finit le travail chez lui à la main tous les soirs. Elle le rend fou.

Marcel éclata de rire, soulagé. Donc ce n’était pas Chaval qui embrouillait Josiane. Il sortit son portable et appela le bureau.

— Choupette, c’est moi. Je suis dans la voiture, j’arrive… Ça va ?

— Ça va…

— T’es pas contente de me voir ?

— Je danse de joie !

Elle raccrocha.

— Un problème, patron ?

— C’est Josiane. Elle me bat froid. Elle m’a envoyé à la balançoire.

— Oh ! Les bonnes femmes… Suffit qu’elles aient leurs ragnagnas et elles font la poire sans qu’on sache pourquoi.

— Ben alors, elle les a depuis un mois ses ragnagnas. Et c’est un poirier qu’elle va me livrer !

Il se carra dans le siège de la voiture et décida de piquer un somme.

— Réveille-moi avant d’arriver, que j’aie le temps de me dégourdir !

Quand elle le vit entrer, Josiane ne se dérida pas. Elle ne leva même pas la tête de son bureau. Il ouvrit les bras pour l’étreindre, elle le repoussa.

— Ton courrier t’attend sur le bureau. La liste des appels aussi. J’ai tout trié.

Il ouvrit la porte de son bureau, s’y installa et découvrit sur le tas de lettres une photo posée bien à plat : la fille du Lido avec les deux yeux crevés. Il s’en saisit et ressortit, hilare.

— C’est à cause de ça, Choupette, que tu me fais la tête depuis des lunes ?

— J’vois pas ce qu’il y a de drôle. Enfin, moi, ça me fait pas rire !

— Mais tu y es pas du tout. Pas du tout ! C’était pour entourlouper, l’Henriette ! J’avais appris par René qu’elle était venue traîner ici un jour, un jour qu’y avait personne et pour cause, c’était le 1er mai ! Je me suis dit que c’était du gros louche, j’ai bien vérifié mes papiers et je me suis aperçu qu’une enveloppe avait été ouverte et sûrement photocopiée : celle des frais de l’Ukrainien. La pauvre méchante ! Elle a cru mettre la main sur l’existence d’une poule avec abus de bien social, en plus. Elle croit me tenir ! J’ai décidé de lui donner la réplique. J’ai laissé traîner dans ma chambre cette photo prise un soir au Lido avec un gros client, y a belle lurette, un soir où tu n’avais pas voulu m’accompagner. J’ai inventé un nom, et hop ! va chercher, Henriette, va chercher ! Et ça a marché. Et toi, tu as mouliné pendant un mois à cause de ça ?

Josiane le contemplait, méfiante.

— Et tu crois que je vais gober ça ?

— Pourquoi je te mentirais, Choupette ? Je la connais pas, cette fille. J’ai pris la pose pour la photo, pour rigoler, mais c’est tout… Rappelle-toi, c’est un soir où t’avais pas voulu sortir, il y a au moins un an et demi, t’étais fatiguée…

Un soir où je voyais Chaval, se rappela Josiane. Pauvre gros vieux ! Il a raison. Elle avait prétexté une migraine et l’avait laissé aller tout seul faire ses libations avec ses clients.

Il se rapprocha du bureau de Josiane et buta dans un sac de voyage.

— C’est quoi ce sac ?

— J’avais l’intention de me faire la malle. J’attendais qu’on s’explique et je mettais les voiles…

— Mais t’es folle ! T’as le cerveau qui ballonne !

— Je suis fragile, nuance.

— Tu me fais vraiment pas confiance.

— C’est pas un article que j’ai souvent eu en magasin, la confiance…

— Ben, va falloir t’habituer. Parce que je suis là et bien là ! Et rien que pour toi, ma petite poulette ! Tu es toute ma vie.

Il l’avait prise dans ses bras et la berçait en marmonnant « mais qu’elle est bête ! mais qu’elle est bête ! et moi qui me mets la rate au court-bouillon pendant un mois à cause de tes silences au téléphone ! ».

Elle se laissait aller contre lui, attendant qu’il ait fini de ronronner pour lui annoncer la bonne nouvelle, confirmée par la mort d’une lapine foudroyée en laboratoire. Une émotion à la fois, se disait-elle, je le laisse redescendre sur terre et à peine a-t-il posé la pointe des pieds que je le renvois direct au ciel en annonçant l’arrivée du petit Grobz.

— Surtout que, Choupette, avec la photo je faisais coup double. Je la roulais dans le nanan et en plus, j’écartais de toi les soupçons. Tu comprends au cas où t’aies le gros ventre… Elle n’y voyait que du feu ! Elle pensait à la Natacha et pas à toi. Tu grossissais tranquille sous ses yeux pendant qu’elle reniflait la mauvaise piste.

Josiane se dégagea doucement. Elle n’aimait pas beaucoup ce qu’elle venait d’entendre.

— Parce que tu ne comptes pas le lui dire, le jour où je suis enceinte ? Tu comptes laisser flotter le doute ?

Marcel rougit violemment, pris en flagrant délit de lâcheté.

— Mais non, Choupette, mais non… C’est juste qu’il me faudra le temps de m’organiser ! Je suis pieds et poings liés, avec elle.

— Dis donc, depuis le temps qu’on en parle de ce petit, tu t’es toujours pas organisé, comme tu dis ?

— Je vais pas te mentir, Choupette, j’ai les foies. Je ne sais pas comment m’y prendre, comment la dégager en touche sans qu’elle se venge et me fasse les pires sournoiseries.

— T’as pas vu ton notaire ?

— J’ose pas lui dire, de peur qu’il la prévienne. Ils sont très proches, tu sais, elle va le voir souvent.

— Alors t’as rien fait ? Rien du tout ? Tu me joues du violon à longueur de journée en parlant du chérubin et tu restes le cul dans ta chaise longue.

— Mais je le ferai, Choupette, je le ferai le jour où il le faudra. Je te promets, je serai à la hauteur !

— À la hauteur de ta petitesse ? Ne te tracasse pas, tu y es déjà. Tu rases la moquette !

Josiane se leva, défroissa sa robe, ajusta son haut, attrapa son sac à main et, montrant son bureau et la pièce d’un geste théâtral, elle déclara :

— Regarde-moi bien, Marcel Grobz, parce que tu ne me verras plus. Je jette l’éponge, je joue les filles de l’air, je m’évanouis dans l’atmosphère. Pas la peine de me filer le train, je décanille à tout jamais ! Dire que tu me lasses serait trop doux, tu me dégoûtes de lâcheté.

— Choupette, je te promets…

— Depuis le temps que j’en mange, des promesses ! Depuis que je te connais, je ne fais que ça. Elles me squattent l’œsophage. J’ai envie de vomir. Je ne te crois plus, Marcel…

Elle se baissa pour empoigner son sac de voyage et, faisant claquer ses talons d’un air bien décidé, elle quitta l’entreprise de Marcel Grobz le 22 octobre à onze heures cinquante-huit précises.

Elle ne s’arrêta pas pour saluer René.

Elle ne s’arrêta pas pour embrasser Ginette.

Elle ne soupira pas devant la glycine.

Elle ne se retourna pas après avoir franchi la grille.

Si elle ralentissait le pas, songeait-elle en regardant droit devant elle, elle ne partirait jamais.


Ce soir-là, après avoir dîné, Alexandre emmena Zoé dans sa cachette secrète.

Dans une armoire normande, toute menue, que son père avait achetée chez un brocanteur. À Saint-Valéry-en-Caux. Ils y étaient partis tous les trois, en famille. Son père devait voir un client anglais dans le petit port normand. L’Anglais lui avait donné rendez-vous sur son bateau. Après avoir passé quelques heures à bord, ils étaient allés se promener le long du port. Ils s’étaient arrêtés chez un brocanteur. Alexandre avait feuilleté de vieilles bandes dessinées pendant que ses parents partaient fouiller dans l’arrière-boutique, à la recherche d’une toile oubliée. Ils n’avaient pas trouvé de tableau mais son père avait eu le coup de foudre pour cette armoire. Sa mère avait protesté en disant qu’elle n’allait pas avec leur mobilier, qu’elle allait paraître désuète, déplacée, ringarde même… « Plus personne n’achète d’armoire normande, Philippe ! » Mais son père avait insisté : « Il n’en existe pas de cette taille-là, en tous les cas, je n’en ai jamais vu, je la mettrai dans mon bureau, elle ne te dérangera pas et fera ressortir le mobilier plus moderne, j’aime bien mélanger les styles, tu le sais bien, et puis, elle apportera un peu de chaleur, des souvenirs de famille bourgeoise, c’est bien ce que nous sommes, non, une famille bourgeoise ? »

Alexandre n’avait pas compris la fin de la phrase mais il avait compris que son père allait acheter l’armoire.

Il l’avait fait transporter dans son bureau et Alexandre avait pris l’habitude de s’y cacher. Elle sentait l’encaustique et la lavande et, en se concentrant, il pouvait entendre le bruit de la mer et le cliquetis des mâts des bateaux. Elle était tapissée d’une cretonne verte et jaune. Il refermait les portes sur lui, mettait son walkman sur les oreilles, posait la tête contre une paroi, et, replié en boule, il partait dans son MISS. Son Monde Imaginaire Super Secret. Dans son MISS, il voyageait dans un pays où tout le monde vivait selon les paroles de John Lennon dans sa chanson Imagine. Autre accessoire indispensable au MISS : une paire de lunettes rondes qui permettait de voir l’invisible. Souvent il emmenait Zoé avec lui. « Tu vois, racontait-il, dans le MISS les paysages sont en gâteau, les gens habillés en blanc, on ne se lave pas, on est toujours propre et tout le monde fait ce qu’il veut. Il n’y a pas de maître, pas d’argent, pas d’école, pas de notes, pas d’embouteillages, pas de parents divorcés, tout le monde s’aime, la seule règle est de ne pas embêter les autres habitants du MISS. »

Et de parler anglais.

Il y tenait beaucoup. Au début, Zoé avait eu du mal. Alexandre parlait anglais couramment, ses parents l’envoyant chaque été dans un collège anglais. Elle avait appris à se laisser guider par son cousin et, quand elle ne comprenait pas, il traduisait. Elle aimait bien aussi quand il ne traduisait pas : ça lui donnait des frissons d’entendre parler Alexandre sans rien comprendre. Elle avait peur, elle lui prenait la main et attendait la suite des aventures qu’il inventait. Il jouait tous les rôles, même celui du vent et de la tempête !

Ce soir-là, Carmen les avait fait dîner tôt. Iris était partie à une fête du livre et Philippe à un dîner d’affaires. Alexandre et Zoé filèrent se réfugier dans le bureau de Philippe et entrèrent, avec des airs de conspirateurs, dans l’armoire magique. Alexandre avait institué tout un rituel. Il fallait d’abord chausser les petites lunettes rondes et dire trois fois « Hello, John, Hello John, Hello John ». Puis ils s’asseyaient en boule, fermaient les yeux et chantaient les paroles de la chanson de Lennon « imagine no possession, it’s not hard to do, no reason to kill or die for, and no religion too ». Enfin, ils se prenaient par la main et attendaient qu’un émissaire du MISS vienne les chercher.

— Elle ne va pas nous trouver, Carmen ?

— Elle regarde son feuilleton dans la cuisine…

— Et ton père ?

— Il rentrera tard. Arrête de penser à ça ! Concentre-toi et appelons d’abord le Grand Lapin Blanc…

Zoé ferma les yeux et Alexandre prononça les mots magiques :

Hello White Rabbit, where are you, White Rabbit ?

Here I am, little children… Where do you want to go today ? répondit Alexandre en prenant une voix grave.

Alexandre jeta un coup d’œil à Zoé et répondit :

Central Park… New York… The Imagine garden…

Okay, children, fasten your seat belts !

Ils firent semblant d’attacher leur ceinture.

— Je ne suis jamais allée à Central Park, moi, chuchota Zoé.

— Moi si. Tais-toi. Suivons-le… Tu vas voir comme c’est beau. Imagine… Il y a des calèches tirées par des chevaux, des lacs avec des canards et une sculpture qui représente Alice au pays des merveilles… Là-bas, à Central Park, le Grand Lapin Blanc, il a sa statue !

Ils étaient sur le point de partir pour Central Park quand la porte du bureau s’ouvrit et qu’ils entendirent des pas.

— Ton père ?

— Chut ! Attends… On va bien voir.

— On ne peut pas voir, on est enfermés.

— T’es bête ! Attends… C’est peut-être le Grand Lapin Blanc.

C’était Philippe. Ils entendirent sa voix. Il parlait au téléphone. En anglais.

— Tu crois qu’il joue avec nous ? Il connaît le MISS ?

— Chut !

Il posa la main sur la bouche de Zoé et tous deux écoutèrent, en retenant leur souffle.

She didn’t write the book, John, her sister wrote it for her. I am sure of it…

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Attends !

Yes, she’s done it before ! She’s such a liar. She made her sister write the book and she is taking advantage of it ! It’s a big hit here in France… no ! really ! I’m not kidding !

— Qu’est-ce qu’il dit ? Je comprends rien !

— T’es chiante, Zoé ! Attends. Je te traduirai après. Tu vas me faire perdre des phrases.

So let’s do it. In New York… At the film festival. I know for sure he’s going to be there. Can you manage everything ? OK… We talk soon. Let me know…

Il raccrocha.

Les deux enfants restèrent pétrifiés dans l’armoire. Ils n’osaient pas bouger, à peine chuchoter. Philippe alluma alors sa chaîne hi-fi et une musique classique s’éleva, leur permettant de parler.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il a dit ? insista Zoé en enlevant ses lunettes rondes.

— Il dit que ma mère n’a pas écrit le livre. Que c’est ta mère qui l’a écrit. Il dit que ma mère a déjà fait ça, que c’est une grosse menteuse.

— Tu le crois ?

— S’il le dit, c’est que c’est vrai… Il ment pas, lui, j’en suis sûr.

— C’est sûr que le XIIe siècle, c’est plutôt maman. Alors elle aurait écrit le livre et c’est ta mère… Mais pourquoi, Alex, pourquoi ?

— J’en sais rien…

— On pourrait demander au Grand Lapin Blanc ?

Alexandre la considéra sérieusement.

— Non, on va rester encore un peu ; peut-être qu’il va téléphoner encore !

Ils entendaient Philippe marcher dans le bureau. Il s’arrêta. Ils comprirent qu’il était en train d’allumer un cigare et sentirent bientôt l’odeur de tabac envahir la pièce.

— Ça pue ! protesta Zoé. Faut sortir. Ça me pique le nez…

— Attends qu’il s’en aille d’abord. Faut pas qu’on se fasse voir… Y aurait plus de MISS après. Un endroit secret, s’il est découvert il existe plus… Retiens-toi et attends.

Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Philippe quitta son bureau pour demander à Carmen où étaient les enfants.

Ils sortirent de l’armoire sans faire de bruit et allèrent dans la chambre d’Alexandre où Philippe les trouva, assis par terre, en train de lire des BD.

— Ça va, les enfants ?

Ils se regardèrent, gênés.

— Je vous fais peur ? Vous voulez qu’on regarde un film ensemble ? Y a pas école demain, vous pouvez vous coucher tard.

Ils approuvèrent, soulagés, et se disputèrent sur le choix du film. Alexandre ayant choisi Matrix et Zoé, La Belle au bois dormant, Philippe les réconcilia en proposant de revoir L’assassin habite au 21.

— Comme ça, Zoé, tu seras contente. Tu vas avoir un peu peur, mais tu sais que ça finira bien.

Ils s’installèrent devant la télévision et, pendant que Philippe mettait le film, les deux enfants se lancèrent un regard lourd de connivence.


C’est Luca qui lui en avait parlé, six mois auparavant : « En octobre prochain, il y aura un colloque sur le sacré au Moyen Âge, à Montpellier, j’y participe, vous devriez venir et intervenir. Une publication de plus, ce serait bien pour vous. » Elle partait le retrouver à Montpellier. Il parlait le vendredi. Elle avait été inscrite pour le samedi après-midi.

Il était revenu après avoir disparu tout l’été. Sans explication. Un beau jour, elle l’avait croisé à la bibliothèque. Elle n’avait pas osé poser de questions. Il avait demandé : « Vous avez passé un bel été ? Vous avez bonne mine, vous avez maigri, ça vous va bien… Je me suis acheté un portable, je déteste l’idée d’en avoir un mais je dois reconnaître que c’est pratique. Je ne savais pas où vous joindre cet été, je n’avais pas votre numéro. Nous sommes vraiment démodés tous les deux. »

Elle lui avait souri, émue de l’entendre dire « tous les deux », émue qu’il se compare à elle. Puis elle s’était reprise et avait vanté les charmes de l’été, Deauville, Paris au mois d’août, la bibliothèque presque vide, la circulation facile, les berges de la Seine, Paris Plage.

Il vint la chercher à la gare. Dans son éternel duffle-coat, le sourire aux lèvres, une barbe de trois jours qui ombrait ses joues creuses. Il avait l’air heureux qu’elle soit venue. Il s’empara de son sac et la conduisit vers la sortie en posant une main légère sur son épaule. Elle marchait en regardant à droite et à gauche si les gens l’apercevaient, flanquée d’un si bel homme. Elle remontait dans sa propre estime.

— Je me suis acheté un téléphone portable, moi aussi.

— Ah ! C’est bien… Vous me donnerez votre numéro.

Ils passèrent devant un kiosque : Une si humble reine s’étalait en vitrine sur toute une longueur de présentoir. Joséphine eut un sursaut.

— Vous avez vu ? dit Luca. Quel succès ! Je l’ai acheté suite au tapage qu’on en faisait et c’est pas mal du tout. Je ne lis jamais de romans récents mais celui-là, à cause de l’époque où il se passe, j’ai eu envie de le lire. Je l’ai dévoré. Très bien fait. Vous l’avez lu ?

Joséphine bredouilla oui et, changeant de sujet de conversation, lui demanda comment se passaient les conférences. Oui, les conférenciers étaient intéressants, oui, son intervention s’était bien passée, oui, il y aurait une publication.

— Et ce soir, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous invite à dîner. J’ai réservé une table dans un restaurant, au bord de mer. On m’en a dit le plus grand bien…

L’après-midi passa vite. Elle parla vingt minutes d’une voix claire et sûre dans un amphithéâtre, devant une trentaine de personnes. Se tint droite et fut surprise de sa nouvelle assurance. Certains collègues vinrent la féliciter. L’un d’eux fit allusion au succès d’Une si humble reine en se félicitant que le XIIe siècle soit enfin remis à l’honneur et débarrassé de ses clichés. « Bel ouvrage, beau travail », conclut-il en la quittant. Joséphine se demanda s’il parlait de son exposé ou du roman, puis se reprit en se disant que c’était la même personne qui les avait écrits. Je vais finir par l’oublier ! se dit-elle en rangeant ses papiers.

Elle retrouva Luca à l’hôtel. Ils prirent un taxi pour se rendre au restaurant sur la plage de Carnon et s’installèrent à une table près de la mer.

— Vous n’avez pas froid ? demanda-t-il en dépliant le menu.

— Non. Avec le chauffage extérieur qui me grille les épaules, ça va aller, répondit-elle en riant, montrant du menton le brasero qui servait de chauffage d’appoint.

— Vous allez finir en grillade ! Et on vous inscrira sur le menu.

Il rit et cela le changea beaucoup. Il avait l’air plus jeune et plus léger, débarrassé des ombres qui l’entouraient d’habitude.

Elle se sentait d’humeur gaie, désinvolte. Jeta un œil sur le menu et décida de prendre la même chose que lui. Il commanda le vin d’un air sérieux. C’est la première fois que je le vois aussi détendu, peut-être après tout est-il heureux d’être en ma compagnie.

Il lui posa des questions sur ses filles, lui demanda si elle avait toujours eu envie d’avoir des enfants ou si Hortense et Zoé avaient été les fruits d’un hasard conjugal. Elle le regarda, étonnée. Elle ne s’était jamais posé la question.

— En fait, vous savez, je ne réfléchissais pas beaucoup avant. C’est depuis ma séparation d’avec Antoine que la vie est devenue plus compliquée. Plus intéressante aussi… Avant, je me laissais vivre, je suivais mon petit bonhomme de chemin : je me suis mariée, j’ai eu des enfants et je me serais bien vue vieillir avec mon mari, puis devenir grand-mère. Une petite vie sans histoire. C’est la séparation qui m’a réveillée…

— Et le réveil a été dur ?

— Assez dur, oui.

— Vous vous rappelez quand nous sommes allés au cinéma, la première fois, vous m’aviez dit que vous écriviez un livre et puis vous vous êtes reprise, je voulais savoir si c’était une erreur de langage ou…

— J’avais dit ça ? demanda Joséphine pour gagner du temps.

— Oui. Vous devriez écrire, vous avez une manière très vivante de parler de l’histoire ancienne. Je vous ai écoutée, cet après-midi.

— Et vous ? Pourquoi n’écrivez-vous pas ?

— Parce que pour écrire, il faut se mettre à son compte. Avoir un point de vue. Savoir qui on est… Et ça, je ne le sais pas encore.

— Pourtant, vous donnez l’impression inverse…

— Ah oui ?

Il avait levé un sourcil douloureux et jouait avec son verre de vin.

— Alors on va dire que les apparences sont trompeuses… D’ailleurs, les apparences sont presque toujours trompeuses. Vous savez, nous avons quelque chose en commun, tous les deux, nous sommes des solitaires… Je vous observe à la bibliothèque, vous ne parlez à personne, je suis très flatté que vous vous soyez intéressée à moi.

Elle rougit et balbutia :

— Vous vous moquez de moi !

— Non, je suis sérieux. Vous travaillez, les yeux rivés à vos bouquins, et repartez comme une petite souris. Sauf quand vous renversez des livres !

Joséphine se mit à rire.

Il régnait un air d’irréalité autour de ce dîner. Elle n’arrivait pas à croire que c’était elle, assise en face de lui, sur cette terrasse au bord de la mer. Sa timidité la quittait, elle avait envie de se confier, de parler. Le restaurant s’était rempli et un brouhaha sonore avait remplacé le calme du début de soirée. Ils étaient obligés de se pencher l’un vers l’autre pour parler, cela renforçait leur intimité.

— Luca, je voudrais vous poser une question très personnelle…

Elle mit son audace sur le compte du vin, de l’air marin, de cette fin d’été qui traînait sur les nappes blanches, des jupes courtes des femmes. Elle se sentait bien. Tout ce qui l’entourait semblait pénétré du même bien-être. La buée de la nuit dessinait des festons sur le parquet en bois et elle y lisait un message d’encouragement. Elle avait l’impression, inhabituelle pour elle, d’être en accord avec le décor. Elle sentait le bonheur à portée de main et ne voulait pas le laisser passer.

— Vous ne vous êtes jamais marié ? Vous n’avez jamais eu envie d’avoir des enfants ?

Il ne répondit pas. Il se rembrunit, ses yeux glissèrent au loin et ses lèvres se pincèrent en deux traits fermés, amers.

— Je préférerais ne pas répondre, Joséphine…

Elle eut de nouveau cette sensation pénible d’avoir commis un impair.

— Je suis désolée, je ne voulais pas vous blesser.

— Vous ne m’avez pas blessé. Après tout, c’est moi qui ai commencé à vous poser des questions personnelles…

Mais si on ne parle que de généralités ou du Moyen Âge, on ne saura jamais rien l’un de l’autre, protesta-t-elle sans mot dire. Cet été encore, en feuilletant les journaux, elle l’avait repéré dans des publicités, dont une pour un parfum masculin ; il tenait dans ses bras une longue femme brune aux cheveux longs qui renversait la tête en riant, laissant apercevoir une taille fine et musclée. Elle s’était arrêtée longuement sur cette publicité : il y avait dans les yeux de Luca une intensité qu’elle ne lui avait encore jamais vue. Un désir grave et impérieux. Les hommes vont avoir envie d’acheter cette eau de toilette pour lui ressembler. Elle s’était demandé si elle n’allait pas se laisser pousser les cheveux comme la fille brune.

— Je vous ai vu cet été dans une campagne pour une eau de toilette, je crois, lança-t-elle, désirant changer de sujet.

— Ne parlons pas de ça, voulez-vous ?

Son regard était redevenu secret, impénétrable. Il tourna la tête vers l’intérieur du restaurant comme s’il attendait quelqu’un. L’homme aimable, enjoué, qui lui parlait quelques minutes avant était parti et il ne restait qu’un étranger.

— Il fait froid, vous ne voulez pas rentrer ?

Dans le taxi qui les ramenait à l’hôtel, Joséphine l’observait. Il se tenait dans un coin et regardait par la fenêtre.

— Je suis désolée, je n’aurais pas dû vous poser ces questions. On était si bien, juste avant que je parle, je me suis laissée aller…

Il la regarda avec infiniment de douceur, de lassitude et, l’attirant vers lui, passa son bras autour de sa taille.

— Vous êtes délicieuse, Joséphine. Vous ne savez pas à quel point vous me touchez. Ne changez pas, s’il vous plaît, ne changez pas !

Il avait prononcé ces derniers mots comme une supplique. Joséphine fut surprise de l’intensité qu’il y avait dans sa voix.

Il lui releva la tête, plaça un doigt sous son menton et, la forçant à le regarder dans les yeux, ajouta :

— C’est moi qui suis impossible. Je vais mieux quand vous êtes là. Vous m’apaisez, j’aime parler avec vous…

Elle posa la tête sur son épaule et se laissa aller. Elle respirait son odeur, cherchant à identifier la verveine et le citron, le bois de santal et l’écorce d’oranger, se demandant si c’était le même parfum que celui de la publicité. Les réverbères des avenues défilaient par la fenêtre ; elle souhaitait que la promenade dans la nuit ne se termine jamais. Le bras de Luca autour de sa taille, le silence de la nuit, le bercement régulier de la voiture et les arbres maigres qui se dressaient, blafards dans les phares. Elle s’abandonna sans plus réfléchir quand il l’embrassa. Un long baiser doux, tendre qui ne s’interrompit que parce que le taxi s’était arrêté devant l’hôtel.

Ils prirent leur clé en silence, montèrent au troisième étage où se trouvaient leurs chambres et quand Luca, sur le seuil de sa chambre, étendit le bras pour entrer, elle le laissa faire.

Elle le laissa faire quand il posa ses mains sur ses épaules et reprit son baiser.

Elle le laissa faire quand il souleva son pull pour la caresser.

Elle le laissa faire…

Mais, alors qu’elle était sur le point de s’oublier contre lui, l’image de la femme brune de la publicité revint s’imposer entre Luca et elle. Elle vit sa taille fine, son ventre bronzé, musclé, ses bras délicats rejetés en arrière ; elle serra les dents, rentra son ventre, l’aspira de toutes ses forces pour qu’il ne sente pas les bourrelets de sa taille, je suis grosse, je suis moche, il va me déshabiller, il va s’en apercevoir… Elle s’imagina nue contre lui : une mère de famille avec des cheveux fins et plats, des petits boutons dans le dos, une taille épaisse, une grosse culotte de coton blanc…

Elle le repoussa et murmura « non, non, non, s’il vous plaît, non ».

Il se redressa, étonné. Se reprit. S’excusa et, prenant un ton léger, déclara :

— Je ne vous importunerai pas. N’en parlons plus. On se retrouve demain au petit-déjeuner ?

Elle hocha la tête, la bouche pleine de larmes, et le regarda disparaître.


— Nulle, Shirley ! J’ai été nulle. Il était là contre moi, il m’embrassait, c’était si bon, si bon et moi, je n’ai pensé qu’à mes bourrelets, à ma culotte en coton blanc… Il est parti et j’ai pleuré, pleuré… Le lendemain, au petit-déjeuner, on a repris comme si de rien n’était. Lui très poli, très doux, me passant la panière de croissants, me demandant si j’avais bien dormi, à quelle heure était mon train. Et moi, refusant de manger un seul croissant par haine du bourrelet envahissant. C’est le rêve de ma vie, cet homme, et je le repousse ! Je suis folle, je crois que je suis folle… C’est fini, il ne m’arrivera plus rien. Ma vie est finie.

Shirley la laissa terminer sa tirade puis, étalant avec un rouleau à pâtisserie la pâte à tarte blanche et molle sur la table, elle déclara :

— Ta vie n’est pas finie, elle commence à peine. Le seul problème, c’est que tu ne le sais pas. Tu viens d’écrire un livre qui triomphe…

— C’est pas grâce à moi.

— C’est pas toi qui l’as écrit, ce livre ?

— Si mais…

— Toi et personne d’autre, répliqua Shirley, pointant le rouleau à pâtisserie d’un geste menaçant vers Joséphine.

— Oui mais…

— Mais tu ne savais pas que tu pouvais écrire. Donc soyons positives, ta sœur t’a rendu service… Tu ne l’aurais pas écrit si elle ne te l’avait pas demandé, et en plus, tu vas gagner plein de sous.

— C’est sûr.

— Grâce à elle, tu sais que tu peux le faire. Un bon point pour toi. Maintenant, fais-moi plaisir et oublie ce livre. Oublie ce livre et continue ton petit bonhomme de chemin… Écris. Écris pour toi ! Mets-toi à ton compte. Tu as envie d’un homme et tu le repousses, tu as envie d’écrire et tu hésites, merde, Jo, fonce un peu, tu es exaspérante avec tes hésitations et tes doutes. Et surtout, surtout, arrête de te trouver moche et grosse ! Tu ne l’es pas.

— Alors pourquoi je me vois comme ça, tu peux me l’expliquer ?

— Audrey Hepburn était persuadée qu’elle était moche, souviens-toi. On se trouve toutes moches !

— Pas toi !

— Disons que moi, j’ai reçu plus d’amour que toi au départ. J’ai reçu l’amour fou d’une mère qui devait se cacher pour m’aimer mais qui m’aimait à la folie. Et mon père aussi !

— Elle était comment, ta mère ?

Shirley hésita un instant, fit des trous avec une fourchette dans sa pâte étalée, puis :

— Elle ne disait rien, ne montrait pas grand-chose mais il suffisait que j’entre dans la pièce où elle se trouvait pour que son visage s’éclaire, que son front se déplisse, que tous ses soucis disparaissent. Elle ne me tendait pas les bras, elle ne m’embrassait pas, mais elle me jetait un tel regard d’amour que je le recevais en fermant les yeux de bonheur. Je le sentais si fort que, parfois, je faisais exprès de revenir dans la pièce où elle se trouvait rien que pour lire à nouveau la joie sur son visage ! Elle m’a construite sans un mot, sans un geste ; elle m’a donné une base si solide que je n’ai pas les mêmes doutes que toi…

— Et ton père ? demanda Joséphine, surprise que Shirley se mette à parler de son enfance et entendant bien en profiter.

— Mon père aussi. Tout aussi silencieux et discret que ma mère. Jamais un geste en public, jamais un baiser ni une caresse. Il ne pouvait pas. Mais il était là, toujours. Tous les deux. Ils ont toujours été là et je peux t’assurer que ce n’était pas facile pour eux… Toi, tu n’as pas eu ça ; tu as grandi toute seule, mal assurée sur tes pieds. Tu trébuches encore aujourd’hui mais tu y arriveras, Jo, tu y arriveras !

— Tu crois ? Après ce qu’il s’est passé la nuit dernière avec Luca, je n’ai pas beaucoup d’espoir…

— C’était une péripétie. Mais ce n’est pas fini. Et si ce n’est pas avec lui, ce sera avec un autre…

Joséphine soupira et compta les tranches de pomme que Shirley étalait maintenant sur la pâte.

— Pourquoi tu les coupes si fines ?

— Parce que c’est meilleur… Plus croquant.

— Où as-tu appris à faire la cuisine ?

— Dans des cuisines…

— Très drôle !

— Fin des confidences pour aujourd’hui, ma belle. Je t’ai beaucoup parlé… Tu sais que tu deviens rusée ?

Shirley enfourna la tarte aux pommes, déclencha le minuteur et proposa à Joséphine d’ouvrir une bonne bouteille de vin pour fêter sa nouvelle vie.

— Ma nouvelle vie ou mon dernier échec ?

Your new life, stupid !

Elles étaient en train de trinquer à l’audace nouvelle de Joséphine lorsque Gary entra dans la cuisine, suivi d’Hortense. Il tenait un casque de moto sous le bras, avait les cheveux dressés sur la tête et posa un baiser sur le crâne de sa mère.

— Tu as fini tes tartes, mummy chérie ? Si tu veux, je peux aller te les livrer. J’ai le scooter d’un pote…

— Je ne veux pas que tu fasses du scooter. C’est trop dangereux ! s’écria Shirley en frappant la table du plat de la main. Je te l’ai dit cent fois !

— Mais je serai avec lui et je le surveillerai, dit Hortense.

— C’est ça ! Il conduira la tête dévissée vers toi et vous aurez un accident. Non ! Je me débrouillerai toute seule ou Jo m’accompagnera.

Jo hocha la tête. Les deux adolescents se regardèrent en soupirant.

— Il reste pas un morceau de tarte, je meurs de faim ? marmonna Gary.

— Articule quand tu parles, je comprends rien. Tu peux manger ce bout-là, il a trop cuit… Tu en veux aussi, Hortense ?

Hortense attrapa des miettes de pâte en humectant le bout de ses doigts.

— Ça fait grossir, la tarte…

— Tu risques rien, toi, dit Joséphine en lui souriant.

— Maman, si tu veux rester mince, il faut faire attention tout le temps.

— Tiens, au fait, j’ai eu des nouvelles de Max, poursuivit Gary, la bouche pleine. Il est revenu à Paris et habite chez sa mère… Il en pouvait plus des biquettes !

— Il a repris l’école ?

— Non. Il a plus de seize ans, il n’est plus obligé d’y aller…

— Mais qu’est-ce qu’il fait alors ? demanda Joséphine, inquiète.

— Il traîne… Il est passé au lycée.

— Il va mal finir, pronostiqua Hortense. Il deale du shit et joue au poker avec sa mère sur Internet…

— Et madame Barthillet ? demanda Joséphine.

— Il paraît qu’elle se fait entretenir par un pied-bot. C’est comme ça que Max l’appelle… Le pied-bot !

— Il aurait pu être si mignon, Max, soupira Joséphine. J’aurais peut-être dû le garder avec moi…

— Max à la maison, moi je me cassais ! protesta Hortense. Tu viens, Gary, on va essayer le scooter… Je te promets, Shirley, on fait pas de folies.

— Vous allez où ?

— Iris nous a proposé de passer la voir au studio Pin-up. Elle fait une série de photos pour Elle. Ça commence dans une petite heure. Gary m’y conduit et on reste un peu. Iris veut que je lui donne mon avis sur ses tenues. Elle m’a demandé de lui faire un look. On va aller faire des courses ensemble la semaine prochaine…

— J’aime pas ça, j’aime pas ça, grommela Shirley. Tu fais bien attention, Gary, promis ? Et tu mets ton casque ! Et vous rentrez pour dîner !

Gary déposa un baiser sur le front de sa mère, Hortense fit un geste de la main vers Joséphine et ils sortirent en se bousculant.

— J’aime pas qu’il fasse du scooter, j’aime pas… Et puis, j’aime pas non plus qu’Hortense lui tourne autour. Cet été, en Écosse, il l’avait oubliée. Je ne voudrais pas que ça recommence, son obsession pour elle…

— Moi, j’ai jeté l’éponge, avec Hortense. Qu’est-ce que tu veux : elle va avoir seize ans, elle est première de sa classe, les profs chantent ses louanges. Je n’ai rien à lui reprocher… Et de toute façon, je n’ai pas les moyens de m’opposer à elle. Elle est de plus en plus indépendante. C’est drôle quand on y pense : il y a deux ans encore, c’était une petite fille…

— Hortense n’a jamais été une petite fille, Jo. Je suis désolée de te faire de la peine : ta fille a toujours été une garce.

— Changeons de sujet ou on va se disputer. Tu ne l’as jamais aimée.

— Si. Il y a très longtemps. Mais je n’aime pas comment elle traite les gens. Elle manipule les uns, elle exploite les autres, elle n’a pas un gramme de cœur.

— Toi, dès qu’on touche à ton fils…

— Drapeau blanc ! On arrête. Tu viens avec moi livrer mes gâteaux ?


Marcel Grobz, emmitouflé dans un pardessus en tweed et une écharpe jaune écossaise, était assis sur un banc, sous la glycine de la cour, et regardait d’un œil morne les sarments noueux et secs où perlaient des gouttes de pluie. Josiane était partie. Elle avait disparu depuis quinze jours. Elle s’était baissée, avait empoigné son sac de voyage et clic, clac, de ses petits talons pointus, elle avait pris la porte. Clic, clac sur les pavés de la cour, clic, clac en poussant la grille. Il n’avait pas eu la force de lui courir après. Écrasé de chagrin, il avait suivi le bruit des talons et s’était laissé tomber sur la chaise devant le bureau de Josiane. Depuis, il s’asseyait partout où il pouvait, dès qu’il avait un moment de répit, et entendait le bruit sec et résolu des talons de Josiane. Ça lui tordait le cœur.

Une feuille morte se détacha d’un arbre et tomba en tourbillonnant à ses pieds. Il se pencha, la ramassa, la froissa entre ses doigts. Sans Josiane, il n’avait plus envie de se battre. Et Dieu sait qu’il avait besoin de toutes ses forces, en ce moment. Il livrait la bataille la plus dure de sa carrière. Pour elle, pour eux, pour ce bébé dont ils n’arrêtaient pas de parler et qui se faisait désirer.

Ginette l’aperçut par la fenêtre de l’atelier, gara son chariot élévateur et vint le retrouver sur le banc. Elle s’essuya les mains sur sa salopette et, lui donnant une bourrade dans le dos, s’assit à côté de lui.

— Ça va pas fort, hein, mon pauvre vieux ?

— Non. Sans elle, j’arque plus…

— Fallait pas la laisser partir. Tu pousses, Marcel, tu pousses ! Je la comprends… Elle en peut plus d’attendre, la pauvre môme !

— Et tu crois que ça me fait plaisir de la faire attendre ?

— Il ne tient qu’à toi que les choses se règlent. Depuis que tu en parles et que tu ne fais rien ! Forcément, elle pense qu’il y a une couille dans le pâté. T’as qu’à demander le divorce et tout s’arrangera.

— Je peux pas demander le divorce en ce moment, je suis sur un énorme coup ! Tu n’en parles à personne, Ginette, promis ? Même pas à René…

— Promis. Tu me connais, je suis aussi bavarde qu’une pierre tombale !

— Je suis sur le point de racheter le plus gros fabricant asiatique de meubles et d’articles de maison. C’est énorme, énorme ! J’ai hypothéqué tous mes biens, je suis à poil et je ne peux pas me payer le luxe d’une séparation avec Henriette ; elle me demanderait immédiatement ce à quoi elle a droit : la moitié de ma fortune ! Ça fait un an et demi que l’affaire est dans les tuyaux. Personne ne le sait. Je dois agir dans le plus grand secret. Ça traîne, ça traîne, j’ai engagé un bataillon d’avocats et j’ai beau essayer de précipiter le mouvement, je n’y arrive pas. Pourquoi crois-tu que je viens de passer un mois plein en Chine ? Pour mon plaisir ?

— Pourquoi tu lui as pas dit ?

Marcel grimaça et se renfonça dans son manteau.

— Depuis l’histoire avec Chaval, j’ai moins confiance. C’est pas que je l’aime moins, non, mais je me méfie. Je suis vieux, elle est jeune, elle peut retomber dans les bras de Chaval, friande de chair fraîche. Un vieil instinct qui me vient de l’enfance. J’ai appris à redouter le pire, à guetter la trahison. Alors je préfère qu’elle me prenne pour un badouille…

— C’est sûr qu’elle pense que tu pètes de trouille et que tu la quitteras jamais, la Chapeautée !

— Après quand tout sera signé, j’aurai les coudées franches. Je me suis débrouillé pour qu’elle n’ait rien à voir dans la nouvelle organisation, pas la moindre participation dans le chiffre d’affaires ni dans la gestion, je lui ferai une rente confortable jusqu’à la fin de ses jours, je lui laisserai l’appartement, elle ne manquera de rien, je ne serai pas chien, je t’assure…

— Je le sais, Marcel. T’es un brave gars…

— Mais si Josiane est pas là, à quoi ça sert tout ça ? À rien…

Il ramassa une autre feuille morte, joua un moment en la faisant tourner entre ses doigts puis la balança à terre.

— J’attendais tellement cet enfant. J’attendais tellement de vivre avec elle ! C’était mon petit moteur à moi. Qu’on boulotte tous les deux, tranquilles, peinards avec le petit dans les jambes. Toute ma vie, j’ai rêvé d’avoir un enfant et là, je croyais toucher au but…

Ginette enfonça ses mains dans les poches de sa salopette et respira un bon coup.

— Bon, Marcel. J’ai deux nouvelles pour toi : une bonne et une mauvaise. Tu commences par laquelle ?

— La mauvaise. Au point où j’en suis… J’arrête pas d’amortir !

— La mauvaise, c’est que je ne sais pas où elle est. Aucune idée. Elle m’a rien dit, pas téléphoné, pas le moindre souffle de vie de sa part…

— Ah ! laissa échapper Marcel dans un soupir déçu. Je pensais que tu savais, que tu me disais rien parce qu’elle te l’avait demandé. Je comptais même te cuisiner, tu vois…

— Elle m’a pas appelée… Elle doit vraiment être en pétard. Elle me met dans le même sac que toi.

Il laissa tomber sa tête entre ses jambes et attendit un moment. Puis il se redressa, et le regard vide, demanda :

— Et la bonne ?

— La bonne ? C’est qu’elle est enceinte. De trois mois. Elle allait sûrement te le dire quand vous vous êtes embrouillés…

La bouche de Marcel s’arrondit en un oh ! de surprise émerveillée et son regard eut l’innocence de celui d’un enfant. Il bégaya, balança la tête, les épaules. Son corps se mit à vibrer comme si le bébé reposait en lui et dansait dans son ventre. Il saisit la main de Ginette, la serra à lui briser les os.

— Tu peux répéter, dis, tu peux répéter…

— Elle est enceinte, Marcel. Et folle de joie… Elle l’a appris peu de temps après ton départ en Chine et, s’il n’y avait pas eu la visite de la Chapeautée avec la photo de la Russe, elle te l’aurait claironné au téléphone que tu en aurais eu les tympans percés…

— Elle est enceinte ! Elle est enceinte ! Merci, mon Dieu, merci !

Il regardait le ciel en joignant les mains et les phalanges de ses doigts blanchissaient tellement il les serrait fort. Il balança encore la tête entre les jambes comme pour verser à terre le trop-plein d’attente et d’angoisse de ces derniers mois. On dirait un grand singe, pensa Ginette avec affection. Soudain il se raidit, son regard se durcit et, se tournant vers Ginette, il demanda :

— Elle va le garder ?

— Elle avait les guibolles qui tricotaient de joie quand elle me l’a appris. Et les jours qui ont suivi, elle marchait sur le bord lisse des pavés pour ne pas incommoder le bébé ! Alors, tu penses…

— Je vais être papa, mon Dieu ! Ginette, tu te rends compte…

Il l’avait prise dans ses bras et lui frictionnait la tête.

— Du calme, Marcel. Du calme. J’ai pas envie de devenir chauve, moi !

— Mais ça change tout ! J’étais en train de me laisser aller, j’avais arrêté l’entraînement et les vitamines, je reprends tout à partir d’aujourd’hui. Si elle est enceinte, elle va revenir… Elle va pas rester toute seule avec son petit baigneur dans le tiroir. J’ai toute la layette dans mon bureau, j’ai le berceau, la poussette, le tire-lait, les talkies-walkies, j’ai même le train électrique ! Elle le sait, elle va revenir… Elle ne va pas se garder sa joie pour elle toute seule. C’est pas une radichonne ! Elle sait combien j’y tiens, à ce mouflet.

Ginette le regarda en souriant. La joie de Marcel la bouleversait, mais elle était moins sûre du retour de Josiane. Ce n’est pas une poule mouillée, la Josiane. Élever un gamin toute seule, ça ne lui fait pas peur. Elle a dû mettre de l’argent de côté et, avec le pécule que lui a constitué Marcel au fil des années, elle est à l’abri pour un moment.

Elle ne dit rien, se leva et, avant de retourner dans l’atelier, lui fit jurer de ne rien dire à Josiane au cas où elle déciderait de sortir de sa retraite.

— Motus et bouche cousue, Marcel ?

Marcel fit une large croix sur sa bouche réjouie et croisa les doigts.

— Promets-moi, si elle t’appelle, de me le dire tout de suite.

— Tu charries ! C’est ma copine, je vais pas la trahir.

— Tu me dis pas où elle est. Tu me dis juste « tiens, elle a appelé, elle va bien, elle a pris trois kilos, elle a mal aux reins, elle met des coussins dans le dos pour se soutenir, elle est folle des marrons glacés… ». Et n’oublie pas de lui demander si le ventre pointe en avant, c’est signe de garçon, ou s’il ballonne sur le côté, ce serait une fille… Dis-lui aussi de bien se nourrir, de ne pas lésiner sur la viande rouge, de se coucher tôt, de bien dormir sur le dos pour ne pas l’écraser…

— Oh, Marcel ! T’exagères pas un peu, là ?

— Dis-lui surtout, et ce sera tout, que son compte en banque va éclater tellement il rigole ! Surtout qu’elle manque de rien, ma Choupette, qu’elle manque de rien ! Et qu’elle se ménage !

— Écoute, Marcel, j’en ai fait trois. J’ai survécu. Calme-toi !

— On n’est jamais assez prudent. Elle est pas habituée à se rouler les pouces ! Elle pourrait se faire mal.

— Je retourne au turbin. Tu me paies pas pour attendre près du téléphone, hein ?

Marcel se dressa d’un coup, enlaça une branche de glycine et l’embrassa. Les gouttes de pluie ruisselèrent sur ses joues. On aurait dit qu’il pleurait de bonheur.


Iris jeta le magazine sur la table basse en faisant la grimace. Elle s’était fait piéger. Elle avait reçu la journaliste chez elle, avait fait servir le thé par Carmen sur un grand plateau sombre en bois ciselé de chez Brown and Birdy, l’avait régalée d’une tarte au citron meringuée et avait répondu aux questions avec sérénité et détachement. Tout était parfait, j’aurais pu dire Moteur et la caméra aurait tourné ! Scène 14. Bureau de l’écrivain dont on parle, fin d’une journée d’automne : elle reçoit une journaliste dans son bureau. Elle a répandu des livres à terre, froissé des papiers, ouvert un carnet sur lequel est posé un stylo et mis en sourdine une musique de jazz, la voix cassée de Billie Holiday qui souligne sa langueur désespérée. Tout avait été parfaitement réglé, du moins le croyait-elle…

Sa nonchalance avait été perçue comme de l’arrogance. Tout juste si elle ne me traite pas de bourge endimanchée et frimeuse ! fulmina Iris. Elle relut l’article. Toujours les mêmes questions : en quoi le rapport hommes-femmes au XIIe siècle était-il différent d’aujourd’hui ? De quoi souffraient les femmes, alors ? Sont-elles vraiment plus heureuses au XXIe siècle qu’au XIIe ? Qu’est-ce qui a vraiment changé ? La modernité et la parité ne compromettent-elles pas in fine la passion ? « Les femmes n’ont pas davantage de sécurité affective que par le passé, avait répondu Iris, elles s’en accommodent mieux, c’est tout. La seule sécurité possible serait de se détourner des hommes, de ne plus avoir besoin d’eux, mais ce serait mourir un peu – du moins pour moi. » C’est pas mal, ça, pourtant. Et ce n’est pas arrogant. « Il n’y a pas d’homme idéal. L’homme idéal est celui qu’on aime. Il peut avoir dix-huit ou quatre-vingt-dix ans, il n’y a pas de loi. Pourvu qu’on l’aime ! Je ne connais pas d’homme idéal, je connais des hommes, certains que j’aime, d’autres que je n’aime pas. – Vous pourriez aimer un garçon de dix-huit ans ? – Pourquoi pas ? Quand on aime, on ne compte pas. – Vous avez quel âge ? – L’âge que l’homme que j’aime veut bien me donner. »

Elle sentit des larmes d’irritation monter à ses yeux. Elle prit une autre revue, chercha à quelle page on parlait d’elle. Elle ne pouvait pas feuilleter un journal sans tomber nez à nez avec elle-même. Elle se regardait parfois avec tendresse, parfois avec agacement. Trop de rouge sur les joues, mauvaise lumière, oh ! que je suis mignonne, là ! Elle aimait par-dessus tout poser pour les photographes. Elle s’offrait à eux, faisait la moue, éclatait de rire, se coiffait d’un grand chapeau, s’écrasait le bout du nez avec son index ganté… Elle ne s’en lassait pas.

Page 121. L’article d’un vieux critique littéraire intellectuel et bougon. Il était connu pour ses pointes acides et ses jugements sans appel. Iris lut les premiers mots avec anxiété et soupira, soulagée. Il aimait le livre : « La science et le talent réunis sous une même plume. Des détails qui accrochent, des élans de l’âme qui enflamment. Un vocabulaire qui ne cultive pas l’hermétisme, mais sait être limpide sans être transparent… » C’est beau, ça, « limpide sans être transparent » ! Iris repoussa le bout du châle sur son pied, elle avait froid, et sonna Carmen, elle avait soif. Elle se souvenait très bien de ce journaliste. Elle l’avait rencontré à un dîner avec Philippe alors que Joséphine était en pleine écriture. Elle avait pris l’air humble pour l’écouter et lui avait parlé de Chamfort. C’était un spécialiste de Chamfort. « Tout homme qui n’est pas misanthrope à quarante ans n’a jamais aimé les hommes. » Elle avait lu dans son œil une lueur de reconnaissance émue et s’était tue.

Le prochain roman, Joséphine devra jouer une partition plus érudite, moins simpliste. C’est bien beau cette histoire de maris qui s’enchaînent et l’enrichissent, mais ça fait un peu midinette. Ça me dessert, finalement. Pas étonnant qu’on me prenne pour une cruche ! Le prochain, il faudra qu’il soit plus obscur, plus sulfureux, moins grand public, mais tout aussi limpide.

Elle donna un coup de pied dans la pile de magazines et décida de les ignorer. Le stade suivant, c’est qu’on me parle comme à un vrai écrivain. Qu’on arrête de me poser ces questions débiles ! Qu’est-ce que j’en sais, moi, des rapports hommes-femmes ! Je suis mariée depuis quinze ans, fidèle à en périr d’ennui et le seul homme que j’aime vit je ne sais où, entre Londres, New York, Budapest, le sud de la France et le nord du Mali. Il traîne ses guêtres là où bon lui semble, n’appartient à aucun pays, à aucune femme, arrête un tournage pour menaces de mort et revient, hilare, insouciant, retrouver des acteurs qui le vénèrent et acceptent tout de lui ! Il porte toujours le même jean crasseux et un bonnet en laine. Un bohémien de génie. C’est ce que j’aurais dû balancer à cette imbécile ! Gabor Minar. Le beau, le célèbre Gabor Minar fut mon amant et je l’aime encore. « Rester toujours fidèle à un ancien amour, c’est parfois le secret de toute une vie. » Alors là, je faisais la une du journal !

Gabor…

Elle allait le revoir.

Philippe lui avait proposé de l’emmener à New York pour le festival du film. Gabor y serait. Il était l’invité d’honneur. Iris se recroquevilla sous son châle et songea : Est-ce bien son amour que je regrette ou la gloire, la célébrité et les paillettes que j’aurais connues en restant avec lui ? Parce que après tout, quand on s’est connus, il n’était personne. Ma passion a grandi au fil de notre éloignement et de sa célébrité. Est-ce que je n’aime pas Gabor parce qu’il est devenu Gabor Minar, le grand metteur en scène reconnu dans le monde entier ? Elle chassa aussitôt de sa tête cette pensée dérangeante et se ravisa : ils étaient faits l’un pour l’autre, c’est son mariage avec Philippe qui avait été une erreur. Je vais le voir, je vais le voir et alors, peut-être, toute ma vie en sera changée. Que valent quinze années d’absence quand on s’est aimés si fort ? Il n’aura pas peur, lui, il m’enlèvera à la hussarde, il m’écrasera de baisers… Il m’écrasait de baisers quand on étudiait ensemble à Columbia. Elle se recroquevilla sous le châle et observa la manucure parfaite de ses ongles.

Elle fut dérangée par Carmen qui lui apportait son thé.

— Alexandre est rentré de l’école. Il a eu dix-sept en maths.

— Il ne m’a rien dit ! Il sait que je suis dans mon bureau ?

— Oui, je le lui ai dit. Il a répondu qu’il avait plein de travail pour demain. Qu’est-ce qu’il travaille !

— Il imite son père…

Iris étendit le bras, prit la tasse de thé fumant que lui tendait Carmen et se rallongea.

— Il l’imite en tout ! Et il m’évite. Normal, c’est l’âge. Le père devient le modèle, la mère est bonne à jeter et puis ça change… Que les hommes sont prévisibles, Carmen !

Elle bâilla et mit sa main devant la bouche d’un geste élégant.


Josiane se réveillait le matin vers neuf heures, appelait le room service pour qu’on lui apporte son petit-déjeuner, montait sur la balance, notait son poids, se vaporisait d’un nuage de parfum, Chance de Chanel, et se recouchait, en écoutant son horoscope sur RTL. L’astrologue ne se trompait jamais. Elle pouvait prévoir l’humeur de sa journée en l’écoutant. Elle commandait toujours un continental breakfast et ne se résolvait pas à manger des œufs, malgré les conseils de son gynécologue qui préconisait les protéines dès le matin. C’est bon pour les English, ces choses frites et grasses, disait-elle en se bouchant le nez – elle avait pris l’habitude de se parler toute seule, elle n’avait pas d’autre compagnie. Il lui fallait de la bonne baguette, du beurre, du miel et des confitures. Elle découpait le capuchon doré de la brioche, mangeait un peu de croûte, puis la laissait sur le côté : Ah ! si ma mère me voyait ! Elle me forcerait à l’avaler d’une taloche ou la fourrerait dans sa poche.

Elle pensait de plus en plus souvent à sa mère.

Avec le petit-déjeuner, elle se faisait livrer les journaux et, tout en les feuilletant, allumait la télé et regardait l’émission de Sophie Davant. Elle lui disait Bonjour Sophie, ça va aujourd’hui ?, lui envoyait un baiser et se carrait contre les oreillers. C’est pas une bêcheuse, celle-là ! Elle la regardait avec délice, enfoncée dans la plume des oreillers et lui parlait tout haut. T’as raison, Sophie, tords-lui le nez à cet engourdi ! Quand Sophie lui disait au revoir, elle se levait, allait sur la terrasse et étendait les bras dans toutes les directions pour s’étirer. Elle filait prendre sa douche, puis descendait au restaurant des Princes, composait son menu en choisissant les plats les plus chers. Elle voulait goûter ce qu’elle ne connaissait pas. Ici, je fais mon éducation, j’efface mon malheur, je colmate ma misère, se disait-elle en dégustant du caviar sur un blini.

L’après-midi, elle sortait. Elle partait faire une promenade, vêtue d’une pelisse de vison qu’elle avait achetée avenue George-V en léchant les vitrines. La tête de la vendeuse quand elle avait dégainé sa carte Platine, en disant « je veux ça », le doigt pointé sur la friandise ! Ç’avait été une grande joie. Elle se repassait le film d’avant en arrière sans se lasser. Vous ? disait la moue dégoûtée de la fille. Vous, pauvre chose ordinaire, vous allez revêtir cet article de luxe extraordinaire ? Oui, moi, Choupette, je vous confisque votre peau de lapin rupin ! Elle devait reconnaître que ça chauffait bien les reins. Y a pas à dire, les riches, ils s’y connaissent. Ce sont les champions du confort. Quand on s’escrime en tricot de corps, ils se calfeutrent dans la fourrure.

Elle se pavanait donc dans son lapin rupin, descendait l’avenue George-V en serrant le col doux contre son visage, enfilait l’avenue Montaigne et, à chaque tentation, dégainait la Platine. Avec la même jubilation devant les mêmes mines pincées des vendeurs et des vendeuses. Elle ne s’en lassait pas. Ça, ça et ça, pointait le doigt et paf ! elle sortait l’arme fatale. Une seule, avec un grand sourire, avait répondu « vous serez enchantée de cet article, madame… ». Elle lui avait demandé son petit nom et lui avait offert une belle écharpe en cachemire. Elles étaient devenues copines. Le soir, après avoir quitté son boulot, Rosemarie venait dîner avec elle au restaurant des Princes.

Elle était bien contente d’avoir de la compagnie. Il lui arrivait de se sentir seule, un grand manteau noir lui tombait sur les épaules. Le soir surtout. Elle n’était pas une exception. Il y en avait des camions de riches esseulés chez George. C’est le nom qu’elle avait donné à l’hôtel où elle résidait : le George-V. De temps en temps, Rosemarie restait dormir. Elle posait la tête sur son ventre et essayait de deviner si c’était un petit gars ou une bambinette. Elles cherchaient des prénoms. « Te casse pas la tête, si c’est un gars, il s’appellera Marcel, si c’est une fille, j’aurai le choix. »

— D’où tu le tiens tout ce pognon ? demandait Rosemarie, déconcertée par les dépenses de Josiane.

— De mon jules. Un soir de Noël où il m’avait une nouvelle fois laissée seule pour tenir compagnie au Cure-dents, il m’a offert la Platine ! Et le compte qui va avec !

— C’est un brave homme.

— Oui mais il lambine, il lambine… Pour chauffer un gars, il faut lui refroidir le train. En disparaissant sans laisser d’indices, je l’inquiète, je le déstabilise, ça doit travailler dans sa petite tête… Je le sens. On est reliés, Marcel et moi. Je l’entends qui met les bouchées doubles. Ginette a dû lui dire pour l’angelot et il trime dur…

— Il est comment, ton Marcel ?

— C’est pas un jeunot ni un portemanteau. Mais il me plaît. On vient du même monde…

Rosemarie soupirait et actionnait la télécommande. Il y avait des chaînes dans toutes les langues, des chaînes qui passaient des films porno, des chaînes où les présentatrices étaient voilées.

— Drôle de monde ! elle disait. Tu vas rester longtemps ici ?

— Aussi longtemps que je n’entends pas l’appel du Grand Vizir. Un jour, je me réveillerai et je saurai qu’il a balancé le Cure-dents. Alors je reviendrai… Comme je suis partie, avec ma petite valise.

— Et ton vison !

— Et mon lapin rupin ! Je veux que mon bébé respire la volupté. Je veux que, plié en quatre dans mon ventre, il s’enivre de luxe. Pourquoi crois-tu que je me gave ? Tu crois que c’est pour moi ? Moi, j’aime autant les rillettes du Mans que le caviar d’Iran ! C’est pour lui que je mâche bien, pour qu’il n’en perde pas un grain…

— Tu veux que je te dise, Josiane, tu vas être une mère extraordinaire !

Elle ne se lassait pas de ce compliment-là.

Un jour qu’elle revenait de sa petite promenade quotidienne, emmitouflée dans son vison, elle aperçut Chaval, appuyé au bar. Elle s’approcha, lui mit les mains sur les yeux et klaxonna « c’est qui ? ». Elle était drôlement heureuse de voir une tête ancienne. Même celle de Chaval.

— Tu me paies une petite coupe ?

Il regarda l’entrée du bar, sa montre, et lui fit signe de s’asseoir.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’attends…

— Elle est en retard ?

— Elle est toujours en retard… Et toi ?

— Moi, je crèche ici.

— T’as gagné au Loto ?

— Presque. J’ai tiré le gros lot !

— Un vieux richard ?

— Tu peux supprimer vieux de ton vocabulaire, quand tu me parles…

— C’est qui ?

— Le père Noël…

Elle se hissa sur un tabouret de bar et son manteau s’ouvrit, découvrant son ventre rond.

— Ma parole : t’as le ballon ! Félicitations. T’as quitté la boîte, alors ?

— Il voulait plus que je travaille. Il veut que je couleuvre.

— Alors t’es pas au courant pour le père Grobz ?

Le cœur de Josiane s’emballa. Il était arrivé quelque chose à Marcel.

— Il est mort ?

— T’es bête ! Il vient de réussir un coup fumant. Il a racheté le plus gros fabricant de produits de maison. C’est la souris qui mange l’éléphant. Tout le métier ne parle que de ça ! On n’a rien vu venir. Il a dû bénéficier de la complicité d’une banque, a jeté toutes ses forces dans la bataille, on n’y a vu que du feu…

Alors Josiane comprit. Il ne tremblait pas devant le Cure-dents, il attendait de conclure. Et, tant que ce n’était pas signé, il ne s’agissait pas de bouger une oreille. Henriette le tenait par les coucougnettes. Elle l’avait attaqué sur son fumier et il avait fini par l’emporter. Qu’il était fort, son Marcel ! Et dire qu’elle avait douté… Elle commanda un whisky bien serré, s’excusa auprès de Junior pour le taux d’alcool, et but au succès de son homme, sans le nommer. Chaval n’avait pas l’air guilleret. Son corps ne donnait pas l’assaut. Il se tenait, tassé sur son siège, et jetait des coups d’œil anxieux vers l’entrée.

— Allez, Chaval, redresse-toi. Tu t’es jamais courbé devant une femme !

— Ma pauvre Josiane, je vais te dire, j’ai oublié la verticalité. Je me traîne, je me traîne… Je ne savais pas que ça pouvait faire si mal.

— Tu me fais pitié, Chaval.

— Eh oui ! Le pire finit toujours par arriver !

— Le pire ou le meilleur ! Moi, je bois au meilleur. La roue tourne, la roue tourne… Dire que j’ai été folle de toi !

Elle descendit du tabouret avec précaution, passa à la réception pour demander qu’on lui prépare sa note pour le lendemain. Monta dans sa chambre prendre un bain.

Elle reposait dans la mousse parfumée, jouant avec les bulles irisées, les pinçant pour les faire claquer, racontant son bonheur futur aux miroirs qui couvraient les murs lorsqu’elle sentit un coup de pied lui ouvrir le ventre. Elle suffoqua, se recroquevilla, des larmes d’extase roulèrent sur ses joues, elle poussa un cri en plongeant sous l’eau de la baignoire : « Junior ! », c’était Junior !


Les jambes défilaient sous le nez de Joséphine. Des jambes noires, des jambes beiges, des jambes blanches, des jambes vertes, des jambes écossaises. Au-dessus des jambes, il y avait des chemises, des polos, des vestes, des impers, des manteaux. Du bruit et un ballet incessant. Du podium montait une poussière qui lui piquait la gorge, qui lui piquait les yeux. On les avait placées au premier rang, elles pouvaient toucher les mannequins qui défilaient à un mètre d’elles. À côté de Jo, droite et appliquée, Hortense prenait des notes. Iris était partie pour New York. Avant de partir, elle avait dit à Joséphine : « Tiens, j’ai deux invitations pour le défilé de la collection homme de Jean-Paul Gaultier. Pourquoi n’irais-tu pas avec Hortense ? Ça l’intéresserait et toi, ça pourrait t’inspirer pour un prochain roman. On ne va pas rester tout le temps au Moyen Âge, hein, ma petite chérie, on va peut-être sauter quelques siècles pour le prochain… » Je n’écrirai pas de deuxième, ni de troisième livre pour elle, rumina Joséphine en apercevant un homme en kilt qui tournait devant elle. Joséphine avait pris les invitations, libellées au nom d’Iris Dupin, et avait remercié en disant qu’Hortense allait être enchantée. Elle lui avait souhaité un bon séjour à New York. « Oh ! Tu sais, c’est un aller-retour, juste le temps d’un week-end… »

Joséphine regarda sa fille à la dérobée. Elle détaillait chaque modèle, notait des détails, griffonnait des revers de veste, des manches, des cols de chemise, une cravate. Je ne savais pas que la mode masculine l’intéressait. Elle avait attaché ses cheveux et tirait une petite langue recourbée, signe qu’elle était concentrée. La puissance de travail de sa fille l’étonnait. Son attention revint sur le podium. Iris a raison : observer et prendre des notes. Toujours. Même sur des sujets qui ne vous passionnent pas, comme ces hommes magnifiques qui avancent à grands pas. Certains marchaient tout droit, les yeux arrimés au vide, d’autres souriaient et faisaient des signes à des amis placés dans l’assistance. Non, je n’écrirai pas un autre livre pour Iris ! Elle était énervée par l’attitude de sa sœur. Non qu’elle soit jalouse, toute cette exposition publique l’insupportait, mais parce qu’elle voyait ce qu’elle avait écrit se tordre en une parodie infâme. Iris racontait n’importe quoi. Donnait des recettes de cuisine, de beauté, l’adresse d’un hôtel de charme en Irlande. Joséphine avait honte. Et toujours elle se disait : C’est moi qui suis à l’origine de cette farce. Je n’aurais jamais dû accepter. J’ai été faible. J’ai succombé à l’argent facile. Elle soupira. C’est vrai que la vie était devenue agréable. Elle ne comptait plus. Plus jamais. À Noël, elle emmènerait les filles au soleil. Elle choisirait une destination dans un catalogue sur papier glacé et elles partiraient toutes les trois.

Hortense tourna les pages de son carnet de croquis et le bruit des feuilles ramena Joséphine au défilé de mode. Son attention fut attirée par un homme grand, brun, au visage émacié qui venait de surgir et défilait en ignorant le monde à ses pieds. Luca ! Il était vêtu d’une veste noire et d’une chemise blanche à longs revers asymétriques. Elle sursauta. Il avançait droit devant lui ; son visage énigmatique semblait posé sur un corps désarticulé. On aurait dit un mannequin de cire. Voilà d’où il tire son mystère, songea-t-elle. Il a appris à s’extraire de son corps pour faire ce métier qu’il abhorre et, quand il n’est pas en représentation, il continue à marcher, détaché de son enveloppe physique.

Il passa plusieurs fois devant elle. Elle essaya d’attirer son attention en faisant des petits gestes de la main. Quand le défilé fut terminé, la troupe de mannequins revint saluer, entourant Jean-Paul Gaultier qui s’inclina en posant la main sur le cœur. L’atmosphère, sur le podium, était détendue, bon enfant. Luca se tenait à portée de main. Elle tendit le bras vers lui et prononça son nom à haute voix.

— Tu le connais ? demanda Hortense, étonnée.

— Oui…

Elle répéta « Luca, Luca ». Il se tourna vers elle. Leurs yeux se croisèrent mais ceux de Luca n’exprimaient ni surprise ni joie de l’apercevoir.

— Luca ! C’était superbe ! Bravo !

Il la considéra d’un regard froid, distant, de ces regards qu’on lance à une admiratrice encombrante pour qu’elle se tienne à distance.

— Luca ! C’est moi, Joséphine…

Il détourna la tête et revint se fondre dans le groupe de mannequins qui saluèrent et se retirèrent.

— Luca ? lança une dernière fois Joséphine d’une voix faiblissante.

— Il ne te connaît pas du tout.

— Mais si… C’est lui !

— Le Luca avec qui t’allais au cinéma ?

— Oui.

— Il est canonissime !

Joséphine s’était rassise et avait du mal à contenir son émotion.

— Il ne m’a pas reconnue. Il n’a pas voulu me reconnaître.

— Il ne devait pas s’attendre à te voir là ! Mets-toi à sa place…

— Mais… Mais… l’autre soir, à Montpellier, il m’a prise dans ses bras et il m’a embrassée…

Elle était si bouleversée qu’elle en oublia qu’elle parlait à sa fille.

— Toi, maman ! T’as roulé une pelle à un garçon ?

— On n’a rien fait d’autre, mais après une conférence, il m’a embrassée… et il m’a dit que j’étais merveilleuse, que je l’apaisais, qu’avec moi il se sentait bien…

— Tu ne serais pas un peu surmenée ?

— Non, je te promets. C’est lui, Luca. Celui qui m’emmène au cinéma… Avec qui je bois des cafés à la bibliothèque, qui écrit une thèse sur les larmes au Moyen Âge…

— Maman, tu délires ! Reviens sur terre. Qu’est-ce qu’un garçon aussi beau ferait avec une femme comme toi, hein ? Réfléchis un peu…

Joséphine piqua du nez, honteuse, triturant le bout de ses ongles.

— C’est bien ce que je n’arrête pas de me demander. C’est pour ça que l’autre jour, à Montpellier, je l’ai repoussé après qu’il m’a embrassée… Pas par vertu, mais parce que j’ai eu peur d’être trop moche.

— Tu l’as repoussé ! s’exclama Hortense d’une voix surexcitée. J’hallucine total ! Va falloir que je revoie toutes mes bases de calcul ! Toi, repousser un mec si canon !

Elle s’éventait avec son carnet de croquis pour reprendre ses esprits. Joséphine restait prostrée sur sa chaise. Les lustres suspendus au plafond s’éteignaient un à un.

— Allez, viens, on s’en va… Il n’y a plus personne, déclara Hortense.

Elle la tira par la manche et elles sortirent. Joséphine jeta un dernier regard en arrière pour voir s’il ne revenait pas, s’il ne l’avait pas, enfin, reconnue.

— Je te promets, chérie, que je ne te raconte pas de mensonges.

— Mais oui, mais oui…

Il n’a pas voulu me voir. Il a eu honte de moi. Je l’ai embarrassé en l’interpellant. Je ne pourrai plus jamais le regarder dans les yeux. Il va falloir que je l’évite… Je n’irai plus en bibliothèque.

Un buffet avait été dressé au fond d’un grand salon rouge et or. Hortense lui proposa d’aller boire un jus d’orange ou une coupe de champagne.

— Ça te fera du bien parce que là, tu pètes les plombs, ma petite mère…

— Mais si, je t’assure…

— C’est ça, c’est ça… Allez, viens !

Joséphine se dégagea.

— Je crois que je vais aller me passer un peu d’eau sur le visage… On se retrouve dans le hall, dans un quart d’heure, ça te va ?

— Une demi-heure ?

— D’accord. Mais pas plus… J’ai besoin de rentrer à la maison.

— T’es vraiment pas fun ! Pour une fois qu’on sort de notre trou.

— Une demi-heure, Hortense, pas une minute de plus !

Hortense s’éloigna en haussant les épaules et en marmonnant « même pas drôle ! ». Joséphine alla aux toilettes. Elle n’avait jamais vu de toilettes aussi luxueuses. Une petite pièce, baptisée Powder Room en lettres roses sur la porte grise, faisait office d’antichambre où s’ouvraient quatre autres portes gris perle encadrées de filets de peinture rose. Elle en poussa une au hasard. Pénétra dans une pièce ronde, tout en marbre, avec un lavabo profond, des serviettes moelleuses disposées tout autour, un flacon d’eau de toilette, des savonnettes, de la crème pour les mains, des brosses à cheveux. Elle se regarda dans la glace. Son visage était décomposé. Sa bouche tremblait. Elle fit couler l’eau dans la vasque et y plongea la tête. Oublier Luca. Oublier le regard de Luca. Oublier le regard froid de Luca qui disait je ne vous connais pas. Ne pas respirer, rester la tête dans l’eau. Tenir jusqu’à ce que mes poumons éclatent. Suffoquer sous l’eau pour oublier que je suffoque sur terre. Il n’a pas voulu me reconnaître. Il consent à me traiter en égale à Montpellier, au milieu d’universitaires mais, sous les lambris dorés de cet hôtel de luxe, parmi ces créatures sophistiquées, il m’ignore. Ses poumons menaçaient d’éclater, mais elle tenait bon. Oublier Luca. Oublier le regard froid de Luca. Ce regard… Ni hostile ni hargneux, non : juste vide. Comme si je n’existais pas… Si je me fais mal, là, maintenant, si je remplis mes poumons d’air à m’en faire craquer les tympans, la douleur physique remplacera la douleur mentale. C’est ce qu’elle faisait quand elle avait du chagrin, petite. Elle se coupait le doigt ou se brûlait la peau sous les ongles. Cela faisait si mal qu’elle en oubliait l’autre douleur. Elle soignait le doigt endolori, lui parlait, le dorlotait, lui donnait des baisers et toute sa peine passait dans ses baisers, effaçait la voix de sa mère qui disait en la repoussant « que tu es pataude, Jo, un peu de tenue, prends exemple sur ta sœur » ! Ou : « Joséphine n’a pas l’éclat de sa sœur, je ne sais pas ce qu’on va en faire, cette enfant n’est vraiment pas douée pour la vie. » Elle s’enfermait dans sa chambre, se blessait, puis se consolait. C’était un rituel qu’elle suivait sans faiblir. Blême, digne, enragée. Ça marchait. Elle ressortait ses cahiers et se remettait à travailler. Je vais retrouver Hortense et je ne penserai plus à Luca. Elle plongea une nouvelle fois la tête dans la vasque et demeura sans respirer, poussant jusqu’au bout les limites de sa résistance. Elle avalait de l’eau, mais restait immergée, agrippant le rebord du lavabo. Le sang battait dans ses oreilles, cognait contre ses tempes, elle sentait ses mâchoires sur le point d’exploser.

Il l’avait regardée d’un œil froid, puis il avait tourné la tête et s’était éloigné. Comme si elle n’en valait pas le coup, comme si elle n’existait pas.

Elle sortit la tête du lavabo en faisant gicler l’eau de partout, mouillant les serviettes immaculées et blanches, l’emballage des savonnettes. Elle jeta les bras autour de son corps et s’enlaça. Je vais mourir, je vais mourir. Elle s’étranglait, suffoquait, relevait la tête, cherchant à happer l’air. Elle aperçut dans la glace la figure blafarde d’une noyée et un souvenir vint heurter sa mémoire. Papa, les bras de papa, tu es une criminelle, et elle qui crachait l’eau salée et pleurait… Elle eut un frisson d’horreur. Tout lui revenait. La baignade avec sa mère et Iris, un après midi d’été, dans les Landes. Son père était resté sur la plage, il ne savait pas nager. Sa mère et sa sœur se moquaient de lui et se jetaient en courant dans les vagues pendant qu’il restait sur le bord, honteux, à les guetter. N’allez pas trop loin, il y a des courants, c’est dangereux… Sa mère était une excellente nageuse. Elle partait se baigner et disparaissait en nageant d’un crawl puissant et régulier. Les filles, quand elles étaient petites, la regardaient s’éloigner, muettes d’admiration. Elle leur avait appris à nager comme elle. Par tous les temps, elle les mettait à l’eau et les emmenait au loin. Elle disait : « Il n’y a rien de mieux que la natation pour former le caractère. » Ce jour-là, la mer était calme. Elles faisaient la planche, battaient des pieds pendant que leur père, sur le bord, s’énervait et faisait de grands moulinets. À un moment, sa mère avait regardé vers le rivage et avait dit : « En effet, on s’éloigne, il faut rentrer, votre père a peut-être raison, la mer peut être dangereuse par ici… » Elles n’avaient pas pu rentrer. Elles avaient beau nager, nager de toutes leurs forces, le courant les emportait. Le vent s’était levé, les vagues s’ourlaient de friselis d’écume menaçants. Iris avait commencé à pleurer, « j’y arriverai jamais, maman, j’y arriverai jamais », leur mère avait serré les dents, « tais-toi, ne pleure pas, ça ne sert à rien, nage ! », Joséphine pouvait lire la peur sur son visage. Et puis le vent avait soufflé plus fort et la lutte avait été plus dure. Elles s’étaient accrochées au cou de leur mère et buvaient la tasse. Les vagues les giflaient, l’eau salée leur piquait les yeux. Alors Joséphine avait senti sa mère la rejeter. « Laisse-moi, laisse-moi. » Elle avait attrapé Iris sous le menton, lui avait donné une grande claque et, la coinçant sous son bras, elle avait regagné le rivage en nageant la brasse indienne, enfonçant la tête dans les vagues, crachant l’eau sur le côté, effectuant de puissants battements de jambes.

Elle était restée derrière. Seule. Sa mère ne s’était pas retournée. Elle l’avait vue tenter de franchir plusieurs fois le rouleau de vagues. Plusieurs fois elle avait été rejetée, mais elle était revenue à l’assaut, traînant Iris inconsciente sous son bras. Elle les avait vues franchir la barre. Elle avait aperçu son père qui criait sur la plage. Elle avait eu de la peine pour lui et elle avait imité sa mère, la brasse sur le côté de sa mère, le bras en avant qui cherchait le rivage, la tête sous l’eau, elle était repartie à l’assaut des rouleaux qui devenaient de plus en plus gros. Elle buvait l’eau salée, la recrachait, le sable dans les vagues lui rayait les yeux. « Pas pleurer, elle se répétait, pas pleurer, je vais perdre mes forces si je pleure. » Elle se souvenait très bien de cette phrase, « pas pleurer, pas pleurer »… Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant qu’une vague ne la cueille et ne la jette sur la plage, aux pieds de son père qui était entré jusqu’à mi-corps dans l’eau et lui tendait la main en hurlant son nom. Il l’avait arrachée à la vague et l’avait emportée contre lui en répétant « criminelle, criminelle, criminelle ». Elle ne se souvenait plus de ce qu’il s’était passé après. On n’en avait plus jamais reparlé.

Elle regarda la noyée dans le miroir. Pourquoi tu te fais du souci, dit-elle à la fille dans la glace, tu t’en es sortie ce jour-là, tu aurais dû mourir, mais une main est venue te cueillir sur cette vague et t’a déposée sur le rivage ; alors n’aie pas peur, n’aie plus jamais peur, tu n’es pas seule, Joséphine, tu n’es pas seule.

Elle eut soudain cette certitude : elle n’était pas seule.

Tu survivras à ce regard de Luca, tu survivras comme tu as survécu au regard de ta mère qui t’a abandonnée, sans se retourner.

Elle se sécha le visage avec une serviette, remit de l’ordre dans sa coiffure, de la poudre sur son nez.

Une petite fille l’attendait dans le hall de l’hôtel. Sa petite fille à elle, son amour. La vie avait continué après, la vie continue toujours. Elle te donne des raisons de pleurer et des raisons de rire. C’est la vie, Joséphine, fais-lui confiance. C’est une personne, la vie, une personne qu’il faut prendre comme partenaire. Entrer dans sa valse, dans ses tourbillons, parfois elle te fait boire la tasse et tu crois que tu vas mourir et puis elle t’attrape par les cheveux et te dépose plus loin. Parfois elle t’écrase les pieds, parfois elle te fait valser. Il faut entrer dans la vie comme on entre dans une danse. Ne pas arrêter le mouvement en pleurant sur soi, en accusant les autres, en buvant, en prenant des petites pilules pour amortir le choc. Valser, valser, valser. Franchir les épreuves qu’elle t’envoie pour te rendre plus forte, plus déterminée. Après cette baignade dans les Landes, elle avait travaillé comme une acharnée, s’était immergée dans ses études, avait construit sa vie. Une autre vague avait emporté Antoine mais elle avait survécu. Il y aurait d’autres vagues encore, mais elle savait qu’elle aurait la force de les passer et que toujours, toujours elle serait repêchée. C’est ça la vie, se dit-elle avec certitude en se regardant dans la glace. Des vagues et des vagues.

Elle regarda la fille dans la glace. Elle souriait, tranquille, apaisée. Elle respira un bon coup et retourna chercher Hortense.


Dimanche soir. L’avion pour Paris venait de décoller de JFK et Philippe regardait sa femme allongée à ses côtés. Ils ne s’étaient presque pas parlé depuis le dîner de la veille au Waldorf Astoria. Le grand dîner de clôture du festival de New York. Ils avaient dormi tard, ce matin, avaient pris leur petit-déjeuner en silence. Philippe avait dit : « J’ai deux personnes à voir aujourd’hui, on se retrouve vers cinq heures à l’hôtel pour filer à l’aéroport ? Tu n’as qu’à aller faire des courses, te promener, il fait beau. » Elle n’avait pas répondu, métamorphosée en statue de pierre dans le grand peignoir blanc de l’hôtel. Ses yeux bleus fixaient le vide et ses pieds fins se balançaient. Il lui avait laissé de l’argent pour prendre des taxis ou aller au musée. Ils sont ouverts le dimanche, profites-en. Il était parti sans qu’elle ait desserré les dents. Le soir, une voiture les avait emmenés à l’aéroport. Deux places, first class, pour Roissy-Charles-de-Gaulle. À peine installée dans l’avion, elle avait demandé à l’hôtesse qu’on ne la réveille pas. Elle avait mis un masque sur ses yeux, avait tourné la tête vers lui en disant : « Ça ne t’ennuie pas si je dors, je suis crevée. L’aller-retour pour un week-end, je ne le referai plus jamais. »

Il la regardait dormir. Sans ses grands yeux bleus, elle ressemblait à n’importe quelle femme élégante qui voyage en première classe, confortablement installée sous sa couverture. Il savait qu’elle ne dormait pas. Elle devait se repasser les événements de la veille.

Je sais tout, Iris, avait-il envie de dire. Je sais tout puisque j’ai tout organisé.

L’arrivée à Manhattan. La grande limousine qui les avait emmenés à l’hôtel. Elle bavardait comme une petite fille, s’étonnait du temps si lumineux pour un mois de novembre, serrait la main de Philippe, montrait du doigt un panneau publicitaire, une maison biscornue. À l’hôtel, elle s’était jetée sur les journaux, page Spectacles. On y annonçait l’arrivée de Gabor Minar, « le grand metteur en scène européen, celui avec lequel toutes les actrices rêvent de tourner. Il ne lui manque plus qu’un contrat avec une major américaine pour faire de lui le maître du cinéma contemporain, écrivait le journaliste du New York Times ; ça ne saurait tarder. On murmure qu’il aurait rendez-vous avec Jo Schrenkel ». Elle les lisait de la première à la dernière ligne, relevant à peine la tête pour répondre à ses questions. « Quels films veux-tu aller voir ? » demandait-il en consultant le programme du festival. Elle répondait « choisis, je te fais confiance », lui adressant un sourire distrait et convenu. Le samedi, ils avaient déjeuné au Bernardin avec des amis venus eux aussi de Paris. Iris disait oui, disait non, disait c’est une bonne idée, mais Philippe la sentait tendue vers un seul but : sa rencontre avec Gabor. Le premier soir, alors qu’elle s’habillait pour la soirée, elle avait changé trois fois de tenue, de boucles d’oreilles, de sac. Trop habillé, disaient ses sourcils froncés, trop dame, pas assez bohème. À l’issue de la projection de son film, Gabor Minar n’était pas venu. Il aurait dû parler, répondre aux questions des spectateurs. Quand les lumières s’étaient rallumées, un organisateur avait annoncé qu’il ne viendrait pas. Un oh ! de déception avait soulevé l’assistance. Le lendemain, on avait appris qu’il avait passé la nuit à faire la fête dans un club de jazz à Harlem. On ne peut jamais compter sur lui, avait dit un producteur, dépité. On est obligé de se plier à ses caprices. C’est peut-être pour cela qu’il fait des films si puissants, avait fait remarquer un autre. C’était au petit-déjeuner. On ne parlait que de l’absence de Gabor Minar. L’après-midi, ils avaient vu d’autres films. Assise à côté de lui, Iris s’agitait dans son fauteuil, puis se figeait quand un spectateur tardif venait s’asseoir devant eux. Il sentait son corps raidi dans l’espoir d’apercevoir Gabor. Il n’osait pas poser sa main sur la sienne de peur qu’elle ne se tende comme un ressort. Le soir, à nouveau, elle s’était préparée. Ballet de robes, mines perplexes, ballet de chaussures, mines inquiètes, ballet de bijoux, mines contrariées. C’était le dîner de gala. Il allait venir. Il était l’invité d’honneur. Elle avait choisi une longue robe du soir en taffetas parme qui soulignait ses yeux, son long cou, la grâce de son port. Philippe s’était dit, en la regardant, c’est une longue liane avec deux grands yeux bleu profond. Elle chantonnait en quittant la chambre et courut vers l’ascenseur en faisant voler sa robe.

Ils étaient assis à la table d’honneur. À la table de Gabor Minar. Quand il était entré, la salle entière s’était levée et l’avait applaudi. Tous les ressentiments s’étaient envolés. Soudain on ne parlait plus que de son film. Magnifique, sublime, envoûtant, étrange ! Quelle force ! Quelle mise en scène ! Quelle énergie ! Les bouches des femmes se tendaient vers lui en une offrande suppliante. Les hommes applaudissaient les bras levés comme pour se grandir face à ce génie. Il était apparu, flanqué de ses acteurs. Géant débraillé, barbu, vêtu d’un vieux jean troué, d’un blouson de cuir, de bottes de motocycliste, son éternel bonnet de laine vissé sur le crâne. Il s’était incliné avec un sourire, avait ôté son bonnet en signe de remerciement. Ses cheveux ébouriffés et gras s’étaient échappés, il les avait aplatis d’un geste rude de la main, avait traversé la salle et était venu s’asseoir à leur table avec toute sa troupe. Ils s’étaient poussés, leur avaient fait de la place. Iris se tenait sur le bord de sa chaise, le cou incliné, le regard tendu comme un arc vers lui. À ce moment-là, Philippe lui avait effleuré le bras ; elle l’avait retiré, comme foudroyée par une décharge électrique. Gabor Minar avait salué de la tête, un par un, chaque invité présent à la table, les remerciant de s’être décalés. Son regard était tombé sur Iris. Il l’avait regardée, avait fait un effort pour se souvenir… Il avait cherché quelques secondes. Iris palpitait, offerte. Les invités présents autour de la table s’étonnaient et leurs regards allaient de l’un à l’autre. Alors Gabor s’était exclamé : « Irish ! Irish ! » Elle s’était redressée, magnifique, souriante, éclairée d’une joie intense. « Irish ! You ! Here ! Unbelievable ! Such a long time ! » Iris s’était levée pour aller l’embrasser. Il l’avait serrée dans ses bras. Tout le monde les regardait. « Votre femme connaît Gabor Minar ? avait demandé à Philippe son voisin. Elle le connaît personnellement ? – Oui », avait dit Philippe, les yeux rivés sur Iris, ne perdant pas une miette du spectacle qu’offraient Iris et Gabor réunis dans le même halo lumineux, portés par les mêmes murmures de curiosité. « Elle l’a connu quand elle faisait ses études à Columbia. » Toute l’assistance regardait Gabor Minar prendre Iris Dupin dans ses bras et l’embrasser. Iris, dans les bras de Gabor, recevait l’hommage muet de la salle comme si elle était la femme de Gabor, qu’enfin justice était faite et l’oubli réparé. Oh ! le regard qu’elle avait alors posé sur Gabor… Philippe ne l’oublierait jamais. Un regard de femme qui arrivait au port, qui se remettait entre les bras de l’homme, de son homme. Ses grands yeux bleus dévoraient Gabor, ses mains venaient se placer naturellement dans ses mains. Il l’enlaçait et la serrait contre lui de son bras vigoureux.

Puis il s’était retourné vers une petite femme blonde, menue, habillée d’une jupe longue de Gitane et d’un petit tee-shirt blanc. Une femme un peu effacée mais belle qui se tenait dans l’ombre du géant et souriait.

Elisa… my wife, avait-il dit en prenant sa femme par l’épaule et en la présentant à Iris.

Elisa s’était inclinée, avait dit « how are you, nice to meet you ». Iris l’avait regardée, les yeux écarquillés de stupeur. « Tu… Tu… es marié ? » avait-elle demandé d’une petite voix tremblante au géant. Gabor avait éclaté de rire et avait ajouté : « Yes and I have three kids ! » Puis, lâchant Iris comme on repose un objet un instant convoité, il avait empoigné sa femme et l’avait assise à côté de lui. D’autres personnes s’étaient approchées, il s’était relevé, avait repris ses embrassades avec le même entrain, la même chaleur, Hé ! Jack !, Hé ! Terry ! Hé ! Roberta !, les prenant dans ses bras, les soulevant de terre, donnant à chacun l’impression d’être la seule personne au monde qui comptait, puis, se tournant vers sa femme, il les lui présentait en la maintenant fermement à ses côtés. Quelle générosité ! Quelle force ! n’avait pu s’empêcher de penser Philippe. Il ressemble à ses films : débraillé et fulgurant. C’est un projecteur. Il vous propulse dans la lumière d’un bel élan sincère, puissant, généreux, puis vous remet dans l’ombre quand il détourne son regard. Il semble tout accorder à une personne et, l’instant d’après, son attention se déplace et il donne tout à une autre, abandonnant la précédente à une solitude douloureuse.

Iris s’était rassise. Elle n’avait plus dit un mot.

Et maintenant, dans la cabine première classe d’Air France, elle dormait. Ou faisait semblant de dormir. Le retour va être rude, pensa Philippe.

John Goodfellow avait œuvré de manière magistrale. C’est lui qui avait suivi Gabor Minar à la trace, lui qui avait convaincu son producteur de le faire venir à New York, lui qui s’était assuré qu’il serait là au dîner du Waldorf. Ça avait été dur d’arranger cette rencontre. Ça leur avait pris près de deux ans. Il y avait eu trois tentatives ratées : à Cannes, à Deauville et à Los Angeles. L’homme était volatil. Il disait qu’il viendrait et, à la dernière minute, il changeait ses plans et s’envolait pour une autre destination. John avait dû faire miroiter au producteur et à son protégé une rencontre avec le numéro 1 d’un studio américain pour être sûr qu’il serait là. Puis convaincre l’Américain de se rendre à New York, l’appâter avec la promesse d’avoir Gabor Minar pour son prochain film. Des mensonges soigneusement élaborés en passant par des intermédiaires soigneusement choisis. Un château branlant de mensonges. Jusqu’à la dernière minute, l’oiseau aurait pu s’envoler.

Le lendemain, en fin de matinée, quand ils s’étaient rejoints au bar du Waldorf, Philippe l’avait félicité :

Good job, John !

— Jamais vu un homme aussi dur à localiser ! s’était exclamé John. Et pourtant, je suis habitué. Mais lui ! Il change d’endroit tout le temps. Vous avez vu sa femme ? Elle est belle, hein ? Parfois, elle me fait pitié, elle a l’air épuisé. Je suis passée par elle, entre autres contacts. Je crois qu’elle aimerait bien qu’ils se fixent quelque part. C’est une femme intelligente, elle a compris comment il fonctionnait et elle le suit partout. Dans l’ombre. Jamais une photo d’elle ni de leurs enfants dans la presse. À peine si on sait qu’il est marié ! Sous ses apparences bohèmes, l’homme est un fidèle. Obsédé par son travail, il ne batifole pas. Ou peut-être une ou deux broutilles avec une script ou une maquilleuse, des soirs où il est ivre. Rien qui puisse faire de l’ombre à sa femme. Il la respecte infiniment. Il l’aime. Elle est sa charpente. Il a trouvé son alter ego et je vais vous étonner, mais je crois que c’est un sentimental. Je pense qu’au départ elle était comme lui mais elle a vite compris qu’il n’y avait pas de place pour deux génies tourbillonnants dans le couple. Elle est hongroise comme lui. Cosmopolite comme lui. Artiste comme lui. Folle comme lui, mais la tête vissée sur les épaules quand il le faut. Elle le suit. Avec les bagages, les enfants, une sorte de gouvernante qui fait partie de la famille. Les enfants vont à l’école quand leur père se pose, le temps d’un tournage, de l’écriture d’un film. Ils parlent toutes les langues mais je ne crois pas qu’ils savent les écrire ! On m’a dit qu’un de ses fils voulait être footballeur et pour ça, y a pas besoin de faire de longues études !

Il avait éclaté de rire. Avait commandé du jus d’orange et du café.

— Vous n’avez pas d’autre boulot pour moi ?

— Désolé, John, je n’ai qu’une femme. Et encore, je ne sais pas pour combien de temps.

Ils avaient ri.

— Elle a réagi comment ?

Philippe posa un doigt sur ses lèvres closes.

— Rien. Silence total. Elle n’a pas dit un mot depuis hier soir.

— Ça vous a beaucoup fait souffrir, cette histoire, n’est-ce pas ?

— Vous ne savez pas ce que c’est, John, que de vivre en permanence à trois. Et avec un fantôme, en plus. Parce qu’elle l’idéalisait ! Il était devenu parfait : beau, intelligent, célèbre, riche, captivant, fascinant…

— Sûrement pas propre. Il est vraiment sale. Il pourrait faire un effort !

— C’est votre côté gentleman anglais qui se bouche le nez. Gabor est un Slave, il vit avec son âme, pas dans un pressing !

— Dommage, j’aimais bien travailler avec vous.

— Quand vous passerez par Paris, faites-moi signe, on ira déjeuner ensemble. Et ce n’est pas une promesse en l’air.

— Je sais… j’ai appris à vous connaître. Vous êtes un homme délicat et fidèle. Au début, je vous trouvais un peu… coincé, old fashion, mais finalement vous êtes très attachant.

— Merci, John.

Ils avaient fini leur petit-déjeuner en parlant de cinéma, de Doris, la femme de John, qui se plaignait de ne jamais le voir, de ses enfants, de la vie qu’il menait. Puis ils s’étaient serré la main et s’étaient quittés. Philippe l’avait regardé s’éloigner avec mélancolie. Leurs rendez-vous à Roissy allaient lui manquer. Ils avaient un petit côté clandestin qui lui plaisait bien. Il sourit intérieurement et se moqua de lui, c’est bien ton seul côté aventurier, toi l’homme avec la raie sur le côté si bien tracée.

Iris bougea dans son sommeil et marmonna quelque chose que Philippe ne comprit pas. Il lui restait encore un mensonge, une illusion à laquelle se consacrer : Une si humble reine. Elle ne l’a pas écrit, j’en suis sûr. C’est Joséphine qui l’a écrit. Joséphine. Il l’avait appelée avant de partir pour New York afin qu’elle traduise un contrat et, très gentiment, elle avait décliné. « Il faut que je retourne à mon HDR. – Ton quoi ? – Mon dossier d’habilitation à diriger des recherches, lui avait-elle traduit. – Pourquoi que tu “retournes”, tu t’en es détournée récemment ? » Elle avait marqué un temps d’arrêt et avait répondu : « Tu fais attention à tout, Philippe ! Il faut que je surveille mes mots, tu es redoutable ! – Seulement avec les gens que j’aime, Jo… » Il y avait eu un silence gêné. Sa maladresse était devenue une grâce empreinte de mystère et de profondeur. Ses silences n’étaient plus confus mais perspicaces. Elle lui manquait. Il avait de plus en plus envie de lui parler, de se confier. Il lui arrivait de composer son numéro, puis il raccrochait.

Il regarda la belle endormie à ses côtés et se dit que son histoire d’amour avec Iris allait se dénouer bientôt et que de cela aussi, il faudrait qu’il s’occupe : il ne voulait pas perdre Alexandre. Mais allait-elle se battre pour le garder ? Ce n’était même pas sûr…


— Alors toi, tu m’étonneras toujours ! Tu plonges la tête dans un lavabo et tout ton passé revient ! Comme ça ! D’un coup d’évier magique !

— Je te jure que ça s’est passé comme je te l’ai raconté. Mais pour être tout à fait honnête, ça avait commencé avant… des bribes qui revenaient, des morceaux de puzzle qui flottaient, mais il en manquait toujours le centre, le sens…

What a bitch, your mother ! Tu sais qu’on aurait pu la traduire en justice pour non-assistance à personne en danger.

— Que voulais-tu qu’elle fasse ? Elle ne pouvait en sauver qu’une. Elle a choisi Iris…

— Et tu prends sa défense, en plus.

— Je ne lui en veux pas. Ça m’est égal. J’ai survécu…

— Oui mais à quel prix !

— Je me sens si forte, depuis que je suis débarrassée de ce passé. C’est un cadeau du ciel, tu sais…

— Arrête de me parler du ciel avec des yeux d’ange.

— Je suis sûre que j’ai un ange gardien qui veille sur moi…

— Et qu’est-ce qu’il faisait, ton ange gardien, ces dernières années ? Il se tricotait de nouvelles ailes ?

— Il m’a appris la patience, l’obstination, l’endurance, il m’a donné le courage d’écrire le livre, il m’a donné l’argent du livre qui me délivre des soucis quotidiens… Je l’aime bien, mon ange. Tu n’as pas besoin d’argent, par hasard ? Parce que je vais devenir très riche et je n’entends pas être grippe-sou !

— Arrête, je suis richissime.

Shirley haussa les épaules, croisa et décroisa les jambes, énervée.

Elles étaient chez le coiffeur et recommençaient la cérémonie des mèches. Elles bavardaient, transformées en arbres de Noël, des papillotes argentées sur la tête.

— Et les étoiles, tu leur parles toujours ?

— Je parle à Dieu directement quand je leur parle… Quand j’ai un problème, je prie, je Lui demande de m’aider, de me donner la force et Il le fait. Il me répond toujours.

— Jo, tu files un mauvais coton…

— Shirley, je vais très bien. Ne t’inquiète pas pour moi.

— Tes propos sont de plus en plus bizarres. Luca te bat froid, tu perds la tête, tu la plonges dans un lavabo et tu en ressors guérie d’un traumatisme ancien. Tu te prendrais pas pour Bernadette Soubirous, des fois ?

Joséphine soupira et rectifia :

— Luca me bat froid, je crois mourir, je revis l’abandon tragique de mon enfance et je recolle les morceaux, autre version.

— En tous les cas, celui-là, j’espère qu’il n’aura pas le culot de te rappeler.

— C’est dommage, je crois que j’étais amoureuse. J’étais si bien avec lui. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps… depuis Antoine !

— Tu as des nouvelles d’Antoine ?

— Il envoie des mails aux filles. Toujours les mêmes histoires de crocodiles. Au moins, il est payé et il rembourse son emprunt. Il ne vit pas sa vie, Antoine, il la rêve, les yeux grands ouverts.

— Un jour, il va s’écraser contre un mur.

— Je ne le souhaite pas. Mylène sera là…

— Celle-là, c’est une dure à cuire ! Mais je l’aime bien…

— Moi aussi. Je ne suis plus jalouse du tout…

Elles étaient sur le point de chanter les louanges de Mylène quand on vint les chercher pour leur ôter leurs boules de Noël. Elles filèrent toutes les deux au bac à shampooing et renversèrent la tête, silencieuses, les yeux fermés, vagabondant dans leurs pensées.

Joséphine insista pour payer. Shirley refusa. Elles se disputèrent à la caisse, sous les yeux amusés de Denise. Ce fut Jo qui l’emporta.

Elles repartirent, se mirant dans les vitrines, se complimentant sur leur bonne mine.

— Tu te souviens, il y a un an, quand tu m’as traînée faire des mèches pour la première fois… On avait été agressées dans cette rue…

— Je t’avais défendue !

— Et j’avais été étonnée par ta force. Shirley, je t’en supplie, dis-moi ton secret… J’y pense tout le temps.

— T’as qu’à demander à Dieu, Il te répondra.

— On ne plaisante pas avec Dieu ! Non, dis-moi, toi. Moi je te dis tout, tout le temps je te fais confiance, et toi, tu restes muette. Je suis grande, tu dis toi-même que j’ai changé. Tu peux me faire confiance maintenant.

Shirley se retourna vers Joséphine et la regarda gravement.

— Il ne s’agit pas que de moi, Jo. Je mets d’autres personnes en péril. Et quand je dis péril, je ferais mieux de dire grand danger, secousses sismiques, tremblement de terre…

— On ne peut pas vivre tout le temps avec un secret.

— Moi, j’y arrive très bien. Sincèrement, Jo, je ne peux pas. Ne me demande pas l’impossible…

— Je ne saurais pas taire ce que Gary tait depuis longtemps ? Tu me juges si faible ? Regarde ce que ça m’a aidée que tu saches pour le livre…

— Moi, je n’ai pas besoin d’être aidée, je vis avec depuis que je suis toute petite. J’ai été élevée dans le secret. C’est ma nature…

— Ça fait huit ans que je te connais. Personne n’est jamais venu me mettre un couteau sur la gorge en me posant des questions sur toi.

— C’est vrai…

— Alors…

— Non. N’insiste pas.

Elles continuèrent à marcher sans rien dire. Joséphine passa le bras sous celui de Shirley et s’appuya contre l’épaule de son amie.

— Pourquoi tu m’as dit que tu étais richissime tout à l’heure ?

— Je t’ai dit ça ?

— Oui. Je t’ai proposé de te dépanner si tu avais des problèmes d’argent et tu m’as dit « arrête, je suis richissime »…

— Tu vois, Joséphine, comme les mots sont dangereux dès qu’on devient intimes, qu’on se lâche… Avec toi, je ne fais pas attention, et les mots jaillissent comme les pièces de ton puzzle. Un jour, tu vas découvrir la vérité toute seule… dans un lavabo de palace !

Elles éclatèrent de rire.

— Je ne vais plus fréquenter que des lavabos, désormais. Ce sera mon marc de café. Lavabo, beau lavabo, dis-moi qui est-cette femme que j’aime à la folie et qui joue les mystérieuses ?

Shirley ne répondit pas. Joséphine pensa à ce qu’elle venait de dire sur les mots qui vous échappent et vous trahissent. L’autre jour, sans qu’elle sache pourquoi, l’attention de Philippe l’avait troublée. Et, si je suis honnête avec moi, j’ai aimé cette tendresse dans sa voix. Elle avait raccroché, surprise par l’émotion qui l’avait submergée. Rien que d’y penser à nouveau, le rouge lui monta aux joues.

Dans l’ascenseur, sous la lumière blafarde du plafonnier, Shirley lui demanda : « Tu penses à quoi, Joséphine ? », elle secoua la tête et dit « à rien ». Sur le palier, devant la porte de Shirley, un homme habillé tout en noir était assis sur le paillasson. Il les vit arriver et ne se leva pas. Oh ! My God ! chuchota Shirley. Puis se tournant vers Jo, elle enchaîna :

— Prends l’air naturel et sois souriante. Tu peux parler, il ne comprend pas le français. Peux-tu me garder mon fils ce soir et cette nuit ?

— Pas de problème…

— Peux-tu aussi le guetter qu’il ne vienne surtout pas sonner chez moi, qu’il aille directement chez toi ? Cet homme ne doit pas savoir qu’il habite ici avec moi, il croit qu’il est pensionnaire.

— D’accord…

— C’est moi qui viendrai te voir quand il sera parti, mais jusque-là, fais bien attention à lui. Interdis-lui de mettre les pieds à la maison.

Elle l’embrassa, lui étreignit l’épaule, se dirigea vers l’homme, toujours assis, et lança, désinvolte, Hi, Jack, why don’t you come in ?

Gary comprit tout de suite quand Jo mentionna l’homme en noir.

— J’ai mon cartable, j’irai directement au lycée demain, dis à maman qu’elle ne se fasse pas de souci, je sais me défendre.

Pendant le dîner, Zoé, intriguée, posa des questions. Elle était rentrée plus tôt que Gary et Hortense et avait aperçu l’homme en noir sur le paillasson.

— C’est ton papa, le monsieur ?

— Zoé, tais-toi ! la coupa Jo.

— Mais je peux demander si c’est son papa ou non !

— Il n’a pas envie d’en parler. Tu le vois bien… Ne l’embête pas.

Zoé porta un morceau de gratin dauphinois à sa bouche, le mastiqua du bout des dents, puis reposa sa fourchette d’un air triste.

— Parce que, moi, mon papa, il me manque drôlement… J’aimais mieux quand il était là… C’est pas drôle de vivre sans papa.

— Zoé, t’es gonflante, s’exclama Hortense.

— J’ai toujours peur qu’il se fasse manger par les crocodiles. Ils sont méchants les crocodiles…

— Ils ne t’ont pas mangée, cet été, répliqua Hortense, énervée.

— Non, mais j’ai fait très attention.

— Eh bien, dis-toi que papa aussi fait très attention.

— Parfois, il est distrait. Parfois, il passe de longs moments à les regarder dans les yeux… Il dit qu’il s’entraîne à lire dans leurs pensées…

— Tu dis n’importe quoi !

Hortense s’adressa à Gary et lui demanda s’il ne voulait pas gagner un peu d’argent de poche en défilant.

— Chez Dior, ils cherchent des adolescents grands, romantiques, beaux pour présenter leur collection.

Iris lui avait demandé si elle n’avait pas de copains que ça pouvait intéresser.

— Elle m’a parlé de toi… Tu te rappelles quand on est allés la voir au studio Pin-up ? Elle t’a trouvé très beau…

— Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie, dit Gary. J’aime pas qu’on me touche les cheveux ou qu’on m’habille.

— Ce serait fun ! Je viendrais avec toi.

— Non, merci, Hortense. Mais j’ai bien aimé voir la séance de photos avec Iris. Moi, ce qui me plairait, ce serait de devenir photographe.

— On peut y retourner, si tu veux. Je lui demanderai…

Ils avaient fini de dîner. Joséphine débarrassa, Gary mit la vaisselle dans le lave-vaisselle, Hortense passa une éponge sur la table pendant que Zoé, les yeux remplis de larmes, marmonnait « je veux mon papa, je veux mon papa ». Joséphine la prit dans ses bras et la porta jusqu’à son lit en faisant semblant de se plaindre qu’elle était si lourde, si grande, si belle qu’elle avait l’impression de tenir une étoile dans ses bras. Zoé se frotta les yeux et demanda :

— Tu le penses vraiment, maman, que je suis belle ?

— Mais oui, mon amour, parfois je te regarde et je me dis quelle est cette belle jeune fille qui vit ici ?

— Aussi belle qu’Hortense ?

— Aussi belle qu’Hortense. Aussi chic qu’Hortense, aussi craquante qu’Hortense. La seule différence, c’est qu’Hortense le sait et toi, tu ne le sais pas. Toi, tu crois que tu es un petit canard boiteux. Je me trompe ?

— C’est dur d’être petite quand on a une grande sœur…

Elle soupira, tourna la tête sur l’oreiller et ferma les yeux.

— Maman, je peux ne pas me laver les dents, ce soir ?

— D’accord, mais c’est exceptionnel…

— Je suis si fatiguée…

Le lendemain, en fin de matinée, Shirley vint frapper à la porte de Joséphine.

— J’ai réussi à le convaincre de partir. Ça a été dur, mais il est parti. Je lui ai dit qu’il ne fallait plus qu’il vienne ici, qu’il y avait un type des renseignements qui habitait dans l’immeuble…

— Et il t’a crue ?

— Je crois. Joséphine, j’ai pris une décision, cette nuit. Je vais partir… Nous sommes fin novembre, il va pas revenir tout de suite mais il faut que je parte… Je vais me réfugier à Moustique.

— Moustique ? L’île des milliardaires, de Mick Jagger et de la princesse Margaret…

— Oui. J’ai une maison là-bas… Là-bas, il ne viendra pas. Après, je verrai, mais ce qui est sûr, c’est que je ne peux plus vivre ici.

— Tu vas déménager ! Tu vas me laisser ?

— Toi aussi, tu voulais déménager, souviens-toi.

— Hortense. Pas moi…

— Tu sais ce qu’on va faire ? On va tous partir à Moustique pour les vacances de Noël et moi, je resterai là-bas. Gary rentrera avec toi, le temps qu’il finisse son année et passe son bac. Ce serait idiot qu’il interrompe ses études, il est si près du but. Tu peux me le garder ?

Joséphine hocha la tête.

— Je ferais n’importe quoi pour toi…

Shirley lui prit la main et la serra.

— Après, je verrai… On déménagera à nouveau. Je suis habituée…

— Tu ne veux toujours pas me dire ce qu’il se passe ?

— Je te le dirai à Moustique, à Noël… Je me sentirai plus en sécurité.

— Tu n’es pas en danger, au moins ?

Shirley eut un pauvre sourire fatigué.

— Pour le moment, non, ça va.


Marcel Grobz se frottait les mains. Tout marchait sur des roulettes. Il avait agrandi son empire en rachetant les frères Zang, coiffé sur le poteau les Allemands, les Anglais, les Italiens, les Espagnols qui les guignaient. Son coup de poker avait marché, il avait raflé la mise. Il tenait maintenant toutes les manettes. Il avait réussi à évincer Henriette de ses affaires et il venait de louer un grand appartement, juste à côté du bureau, pour y installer Josiane et Junior. Dans un bel immeuble avec concierge, interphone, plafonds hauts, parquets cirés façon Versailles et cheminées à trumeaux. Rien que du beau linge : des barons, des baronnes, un Premier ministre, un académicien et la poule d’un industriel connu. Il était confiant. Josiane allait revenir. Sur des roulettes, sur des roulettes. Le matin, quand il arrivait au bureau, il montait les marches sur la pointe des pieds, avançait tout doucement, passait la tête, fermait les yeux et se disait : Elle va être là, ma petite caille ! Avec son ventre en sautoir et ses cheveux blonds en buisson ! Installée derrière la table, le téléphone bloqué contre son cou, elle va me dire y a monsieur Machin qui a appelé et monsieur Trucmuche qui attend sa commande, magne-toi le cul, Marcel, magne-toi le cul ! Et moi, je dirai rien, je plongerai la main dans ma grande fouille et je lui poserai les clés de l’appartement entièrement refait à neuf pour qu’elle aille m’y attendre. Qu’elle se délasse, qu’elle se prélasse, qu’elle dévore des côtes de bœuf et des gigots saignants pour que Junior soit un gros bébé joufflu, braillard, costaud comme les deux jambes d’un zouave. Qu’elle mitonne toute la journée sur le grand lit de notre chambre en mangeant des pâtes de fruits, du saumon bien gras et des haricots verts pour la chlorophylle. Dans la chambre manque plus que les rideaux… Je vais demander à Ginette de s’en occuper.

Il montait l’escalier, léger et frais. Il avait repris l’entraînement et se sentait vibrant comme un petit poisson de torrent de montagne. Et je vais lui sauter dessus, la rouler dans mes bras, la pourlécher, la pomponner, lui masser les doigts de pied, la poudrer, la…

Elle était là. Solennelle derrière son bureau. Le ventre pointé en avant. L’œil affûté.

— Comment vas-tu, Marcel ?

Il bégaya :

— T’es là ? C’est bien toi ?

— La Vierge Marie en personne et le petit têtard bien au chaud dans mon ventre…

Il se laissa tomber à ses pieds, posa sa tête sur ses genoux et murmura :

— Tu es là… Tu es revenue…

Elle mit la main sur sa tête, respira l’odeur de son eau de toilette.

— Tu m’as manqué, tu sais, Marcel…

— Oh ! Choupette ! Si tu savais…

— Je sais. J’ai croisé Chaval au bar de chez George…

Elle lui raconta tout : sa fuite dans un palace, son mois et demi à boulotter les plats les plus chers sur la carte, le grand lit moelleux, la chambre avec une moquette si épaisse qu’elle n’avait pas besoin de porter de chaussons, le room service et les larbins, les dizaines de larbins qui s’alignaient dès qu’elle appuyait sur un bouton doré.

— C’est bon le luxe, mon Marcel. C’est bon mais, au bout d’un moment, on s’en lasse. C’est toujours pareil, toujours excellent, toujours tout doux, si tu veux mon avis, ça manque d’aspérités, et je comprends qu’ils aient du vague à l’âme, les rupins… Alors, un jour que je remontais dans ma chambrette à cinq cents euros la nuit, j’ai aperçu Chaval qui éclusait au bar, tout meurtri par la petite Hortense qui le rend abruti ; il m’a dit, pour ton coup d’éclat, et j’ai tout compris ! les précautions que tu prenais avec le Cure-dents, avec moi, avec ma situation… J’ai compris, mon bon gros, que tu m’aimais, que tu taillais un empire pour Junior. Mon sang n’a fait qu’un tour et je me suis dit : Je vais aller retrouver Marcel…

— Oh, Choupette ! Je t’ai tellement attendue ! Si tu savais…

Josiane se reprit et lança :

— Le seul truc qui me chiffonne, c’est que tu m’aies pas fait confiance, que t’aies pas lâché l’information…

Marcel allait répondre, elle le bâillonna de sa petite main grasse et rose.

— C’est à cause de Chaval ? T’avais peur que je cafarde ?

Marcel soupira :

— Oui, je suis désolé, Choupette, j’aurais dû m’abandonner mais là, j’ai calé.

— C’est pas grave. On efface tout. On repart de rien du tout. Mais tu me fais plus jamais le coup de la méfiance…

— Plus jamais…

Il se releva, fouilla dans sa poche et exhiba le trousseau de clés de l’appartement.

— C’est pour nous. Tout est décoré, arrangé, pourléché. Manque les rideaux dans la chambre… J’hésitais pour le coloris, je voulais pas te donner de l’urticaire avec des couleurs hasardeuses…

Josiane s’empara des clés et les compta.

— Ce sont de belles clés, bien lourdes, bien épaisses… Les clés du paradis ! On crèche où ?

— Juste à côté. Comme ça, j’aurai pas longtemps à marcher pour venir te trousser, roucouler et surveiller les progrès du petit…

Il posa la main sur le ventre de Josiane et ses yeux se remplirent de larmes.

— Il bouge déjà ?

— Comme un échappé du Tour de France. Attends un peu et il va te filer un coup de pédalier qui va te casser les poignets. C’est un bouillant, Junior !

— Comme son père, se rengorgea Marcel en massant le ventre rond dans l’espoir que Junior se réveille. Je peux lui parler ?

— C’est même recommandé. Présente-toi d’abord. J’ai été longtemps en pétard, je lui ai pas beaucoup parlé de toi.

— Oh ! Tu lui as pas dit de mal, j’espère…

— Non. J’ai éludé mais j’étais tout en rogne à l’intérieur et tu sais ce que c’est, les petits : ils sentent tout ! Alors va falloir que tu te rabiboches…

Ginette, qui entrait dans le bureau, assista alors à une scène déconcertante : Marcel aux pieds de Josiane qui parlait à son ventre.

— C’est moi, Junior, c’est papa…

Sa voix s’étrangla et il s’écroula, secoué de sanglots.

— Oh ! Putain ! Ça fait trente ans que j’attends ça, trente ans ! Si je vais te parler, Junior ? Je vais te saouler que t’en pourras plus ! Josiane, si tu savais, je suis le plus heureux des hommes…

Josiane fit signe à Ginette de revenir plus tard. Ce qu’elle fit volontiers, laissant les deux parents terribles à leurs retrouvailles.


Joséphine avait changé de bibliothèque. Ça lui compliquait un peu la vie mais elle se faisait une raison. Au moins, elle ne risquait plus de tomber nez à nez avec Luca, le bel indifférent. C’est comme ça qu’elle l’appelait quand il venait rôder dans ses pensées. Ça valait bien de changer deux fois de ligne d’autobus, d’attendre en pestant que le 174 succède au 163 et de rentrer plus tard chez elle.

Elle était donc debout dans le 174, serrée entre une poussette d’enfant dont la poignée lui poinçonnait le ventre et une Africaine en boubou qui lui marchait sur les pieds lorsque son téléphone sonna. Elle plongea la main dans son sac et décrocha.

— Joséphine ? C’est Luca…

Elle resta sans voix.

— Joséphine ?

— Oui, bredouilla-t-elle.

— C’est moi, Luca. Où êtes-vous ?

— Dans le 174…

— Joséphine, il faut que je vous parle.

— Je ne crois pas que…

— Descendez au prochain arrêt, je vous y attendrai…

— Mais…

— J’ai quelque chose de très important à vous dire. Je vous expliquerai. Quel est le nom de l’arrêt ?

Elle chuchota Henri-Barbusse.

— J’y serai.

Il avait raccroché.

Joséphine demeura abasourdie. C’était la première fois qu’elle entendait Luca parler de cette voix forte, comminatoire. Elle n’était pas sûre d’avoir envie de le revoir. Elle avait effacé son numéro de téléphone de son répertoire de portable.

Ils se retrouvèrent à l’arrêt d’autobus. Luca la prit par le bras et, la remorquant d’une main ferme, il chercha des yeux un café. Quand il en aperçut un, il accentua la pression de sa main sur son bras de manière à ce qu’elle ne puisse pas se dégager. Il avançait à grandes enjambées, elle trottinait pour le suivre.

Il ôta son duffle-coat, commanda un café, demanda à Joséphine d’un geste brusque du menton ce qu’elle désirait et, quand le garçon fut parti, il croisa les doigts et d’une voix où tremblait une colère contenue, il demanda :

— Joséphine… Si je vous dis : « Doux Christ, bon Jésus, de même que je te désire, de même que je te prie de tout mon esprit, donne-moi ton amour saint et chaste, qu’il me remplisse, me tienne, me possède tout entier. Et donne-moi le signe évident de ton amour, la fontaine abondante des larmes qui ruissellent continuellement, ainsi ces mêmes larmes prouveront ton amour pour moi », vous me dites quoi ?

— Jean de Fécamp…

— Et quoi encore ?

Joséphine le dévisagea et répéta : Jean de Fécamp.

— Joséphine… Qui connaît Jean de Fécamp, à part vous, moi et quelques illuminés ?

Joséphine écarta les mains, en signe d’ignorance.

— Vous êtes de mon avis, donc ?

Le garçon apporta les deux cafés ; il lui demanda combien il lui devait, il ne voulait plus être dérangé. Ses yeux brillaient, il était livide, repoussait, d’un geste agacé, la mèche de cheveux qui tombait sur ses yeux.

— Vous savez où j’ai lu cette prière de Jean de Fécamp récemment ?

— Aucune idée…

— Dans le livre d’Iris Dupin, Une si humble reine… Vous connaissez Iris Dupin ?

— C’est ma sœur.

— J’en étais sûr.

Il donna un grand coup sur la table de la paume de la main qui fit sauter le cendrier.

— Elle n’a pas pu l’inventer, ça, votre sœur ! rugit-il.

— Je lui ai prêté mes notes pour son livre…

— Ah ! Vous lui avez prêté vos notes ?

Il eut l’air exaspéré qu’elle le prenne pour un idiot.

— Vous vous souvenez, Joséphine, d’une conversation que nous avons eue au sujet des larmes de saint Benoît et de la grâce de componction dont il jouissait, qui le faisait pleurer quotidiennement aussi souvent qu’il le voulait ?

— Oui…

— Eh bien, toujours dans Une si humble reine, l’auteur relate un épisode romanesque au cours duquel Benoît verse des larmes qui éteignent le feu qui a pris dans la paillasse de son lit alors qu’il priait !

— Mais c’est dans tous les vieux grimoires, cette histoire.

— Non. Joséphine, ce n’est pas dans tous les vieux grimoires comme vous dites… Et vous savez pourquoi ?

— Non…

— Parce que cette anecdote-là, je l’ai inventée. Pour vous. Vous sembliez si érudite qu’un jour j’ai voulu vous bluffer ! Et voilà que je la retrouve dans un livre, dans votre livre, Joséphine !

Il parlait de plus en plus fort et ses yeux brillaient de colère.

— Comme vous m’aviez laissé tomber depuis quelque temps, j’ai relu le livre de votre sœur et il y a deux ou trois passages comme celui-là qu’elle n’a pas pu trouver en bibliothèque puisqu’ils viennent de là !

Il frappa sa tempe de son index.

— Ils n’étaient pas dans vos notes puisque c’étaient des propos de conversation. Donc j’en déduis que c’est vous qui avez écrit ce livre. Je le savais, je le sentais…

Il s’agitait sur sa chaise, troussait et retroussait les manches de son pull, relevait sa mèche, s’humectait les lèvres.

— En tous les cas, Luca, cette nouvelle a l’air de vous bouleverser…

— Eh bien oui, ça me bouleverse ! Je m’étais attaché à vous, imaginez-vous… J’ai eu cette faiblesse ! Pour une fois que je tombais sur une femme sensible, douce, réservée… Pour une fois que je ne lisais pas « on baise quand ? » dans le regard d’une femme ! J’étais enchanté de votre timidité, de votre maladresse, enchanté que vous continuiez à me vouvoyer, que vous me tendiez la joue pour vous embrasser, enchanté de vous emmener au cinéma voir des films que vous ne connaissiez pas, enchanté de vous prendre dans mes bras dans le taxi à Montpellier, pas enchanté que vous me repoussiez, mais presque !

Il s’énervait, ses yeux devenaient noirs, brûlants, il faisait des grands gestes avec ses bras, ses mains voletaient dans l’air. Joséphine se dit que c’était bien un Italien.

— J’avais enfin rencontré une femme intelligente, mignonne, réfléchie, qui accordait de l’importance au fait qu’un homme attende avant de se jeter sur elle ! Et quand vous disparaissez, que vous me manquez, je reprends votre livre, je le lis attentivement et là, je vois, j’entends, je sens Joséphine partout ! La même retenue, la même minutie, la même pudeur… Je découvre même de quel personnage vivant vous vous êtes inspirée ! Je ne suis pas un peu Thibaut le Troubadour, moi ?

Joséphine baissa les yeux et rougit.

— Merci. Il est très séduisant ! Et si on considère le nombre de pages que vous lui avez consacrées, vous deviez m’apprécier à cette époque… Je sais, je ne devrais pas vous dire tout ça ! Je me mets à poil devant vous mais je m’en fiche. Vous me rendiez si heureux, Joséphine. J’étais sur un petit nuage…

— Alors pourquoi vous me battez froid quand on se voit lors du défilé de Jean-Paul Gaultier ? Pourquoi vous ne me répondez pas quand je vous parle ? Pourquoi vous jouez le bel indifférent ?

Ses yeux s’écarquillèrent et il écarta les bras en signe d’incompréhension.

— Vous parlez de quoi ?

— De l’autre jour, à l’hôtel Intercontinental. Sur le podium. Vous m’avez lancé un regard en forme de lance d’incendie, j’ai failli mourir de douleur sur place ! Vous m’avez ignorée.

— Mais quel défilé ?

— Le défilé de Jean-Paul Gaultier dans les salons de l’Intercontinental. J’étais au premier rang, vous défiliez, superbe et distant, je vous ai appelé, Luca, Luca, vous m’avez dévisagée et puis vous vous êtes détourné. Je n’étais pas assez… pas assez…

Elle s’énervait, ne trouvait pas ses mots. Le sentiment d’abandon revenait et la blessure s’ouvrait à nouveau. Elle sentait les larmes lui monter aux yeux. Luca la contemplait, interdit, blême. Il marmonnait Jean-Paul Gaultier, Intercontinental, soudain il se redressa et s’écria :

— Vittorio ! C’est Vittorio que vous avez vu, pas moi.

— C’est qui, Vittorio ?

— Écoutez, Joséphine, j’ai un frère, un frère jumeau qui, comme tous les jumeaux, me ressemble comme deux gouttes d’eau… C’est lui qui est mannequin, lui que vous avez vu défiler. Ce n’est pas moi.

— Un frère jumeau…

— Un vrai. Copie conforme. Physiquement, parce que sinon… J’ai l’impression que mon frère Vittorio ressemble à votre sœur Iris, il me mange la laine sur le dos, se sert de moi sans vergogne, je cours à droite, à gauche pour réparer ses conneries ! Un jour il est poursuivi par une fille qui prétend qu’il est le père de son enfant, une autre fois il s’est fait arrêter avec de la coke et je dois le sortir de là, ou il m’appelle ivre mort d’un bistrot, à quatre heures du matin, pour que je vienne le chercher ! Il ne supporte plus d’être mannequin, il ne supporte pas de vieillir et il se détruit avec application. Au début, il était heureux, c’était de l’argent facile. Maintenant, il se dégoûte. C’est moi qui dois recoller les morceaux et forcément, je les recolle, comme forcément vous écrivez et laissez votre sœur signer votre prose.

— C’est votre frère jumeau que j’aurais aperçu sur le podium pendant le défilé…

— Oui. Vittorio. Bientôt il sera trop vieux pour faire ce métier. Il n’a pas mis un rond de côté et compte sur moi pour l’entretenir. Moi qui n’ai pas non plus un rond de côté. Vous savez, vous avez eu une brillante idée quand vous m’avez repoussé : je ne suis pas un cadeau !

Joséphine le regardait, bouleversée. Un frère jumeau ! Puis, comme le silence se prolongeait, devenait lourd, elle prit son courage à deux mains.

— Je vous ai repoussé pour une seule raison… Parce que je vous trouve si beau et que je me trouve si moche ! Je ne devrais pas vous le dire, mais puisqu’on se dit tout, voilà exactement ce qu’il s’est passé.

Luca la regarda, bouche bée.

— Vous vous trouvez moche ?

— Oui. Moche, nulle, godiche, empêtrée… Et cela faisait longtemps qu’un homme ne m’avait pas embrassée. Quand on s’est retrouvés tous les deux dans le taxi, je mourais de peur…

— Peur de quoi ?

Joséphine haussa les épaules timidement.

— Je me soigne, notez. J’ai fait des progrès…

Il étendit la main vers elle, lui caressa la joue et, se penchant par-dessus la table, il l’embrassa doucement.

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