— Du XIIe siècle, ma chérie ! Un tournant dans l’histoire de France… J’ai acheté plein de livres et je lis, je lis. Georges Duby, Georges Dumézil, Philippe Ariès, Dominique Barthélemy, Jacques Le Goff… Je lis aussi Chrétien de Troyes, les romans de Jean Renart et le grand poète du XIIe siècle, Bernard de Ventadour !

Iris prit un air soucieux, courba la nuque comme si tout ce savoir pesait sur ses épaules.

— Tiens, sais-tu comment on appelait la luxure en ce temps-là ?

— Aucune idée !

— La lècherie. Et comment on avortait ? Avec de l’ergot de céréales.

Encore un mot que je ne comprends pas, se dit Bérengère, stupéfaite par la science de son amie. Qui aurait cru que la dédaigneuse, la futile Iris Dupin allait s’atteler à une tâche aussi ardue : écrire un roman. Un roman situé au XIIe siècle, en plus !

Ça marche, ça marche, se félicitait Iris. Si tous les lecteurs sont aussi faciles à berner que celle-là, je vais surfer sur la vague de la facilité. Il n’y aura plus qu’à me trouver une panoplie adéquate, une coiffure, une dégaine, deux ou trois tics de langage, un viol quand j’avais onze ans, deux ou trois lignes de cocaïne et bingo ! je décroche le gros lot. Ces déjeuners avec Bérengère étaient une excellente répétition de ce qui l’attendait, aussi les provoquait-elle régulièrement pour s’entraîner à répondre aux questions comme elle le ferait plus tard avec les journalistes.

— Et le Decretum ? Tu as entendu parler du Decretum ?

— J’ai pas mon bac, Iris, répondit Bérengère, affolée. J’ai même pas été admise à l’oral !

— C’était un questionnaire très cru, établi par l’Église, destiné à réglementer le comportement sexuel des femmes. Avec des questions terrifiantes : « As-tu fabriqué une certaine machine de la taille qu’il te convient, l’as-tu liée à l’emplacement de ton sexe ou de celui d’une compagne et as-tu forniqué avec d’autres mauvaises femmes avec cet instrument ou un autre ? »

— Ça existait les godes à l’époque ?

Bérengère n’en revenait pas.

— « As-tu forniqué avec ton petit garçon ? L’as-tu posé sur ton sexe et imité la fornication ? »

— Ouaou…, s’exclama Bérengère, interdite.

— « T’es-tu offerte à un animal ? L’as-tu par quelque artifice provoqué au coït ? As-tu goûté de la semence de ton homme pour qu’il brûle de plus d’amour pour toi ? Lui as-tu fait boire du sang de tes menstrues ou manger du pain pétri sur tes fesses ? »

— Jamais fait ça, dit Bérengère, déstabilisée.

— « As-tu vendu ton corps à des amants pour qu’ils en jouissent ou le corps de ta fille ou petite-fille ? »

— On se croirait aujourd’hui !

— Ça m’aide justement. Le décor, les vêtements, la nourriture, les rythmes de vie changent mais les sentiments et les conduites privées sont toujours les mêmes, hélas…

Encore un argument qu’elle avait entendu développer par Joséphine. Elle était assez contente d’elle. Elle avait appris par cœur des passages du Decretum et les avait récités sans erreurs. Cette petite dinde est parfaite, elle va raconter notre déjeuner à tout ce que Paris compte de personnalités et personne ne pourra me soupçonner de ne pas avoir écrit le livre. Plus tard, quand il sortira, elle dira mais j’y étais, j’y étais, je l’ai vue trimer sur son roman ! J’arrête ou je porte une dernière estocade ?

Elle décida de porter une dernière estocade, se pencha vers Bérengère, qui avait avorté plusieurs fois, et murmura d’un air menaçant :

— « As-tu tué ta portée ? Expulsé le fœtus de la matrice soit par de maléfices, soit par des herbes ? »

Bérengère se cacha le visage de la main.

— Arrête, Iris ! Tu me fais peur.

Iris éclata de rire.

— Les nouveau-nés non désirés, on les étouffait ou on les jetait dans l’eau bouillante. Et ceux qui pleuraient trop, on les glissait dans les fentes des meurtrières en priant Dieu ou le diable de les échanger contre d’autres plus calmes.

Bérengère poussa un cri d’horreur et demanda grâce.

— Arrête ou je ne déjeune plus jamais avec toi.

— Ah ! âme damnée, je foule aux pieds le sexe et les vanités de ce monde et je fais de mon corps une hostie vivante !

— Amen, répliqua Bérengère qui avait envie d’en finir. Et Philippe, il réagit comment ?

— Il est assez étonné, je dois dire… et respecte mon enfermement. C’est un amour, il s’occupe d’Alexandre tout le temps.

Ce n’était pas complètement faux. Philippe regardait la prétendue nouvelle occupation de sa femme avec perplexité. Il ne lui en parlait jamais mais, en revanche, il est vrai qu’il prenait grand soin d’Alexandre. Il rentrait tous les soirs du bureau à sept heures, passait du temps dans sa chambre à lui faire réciter ses leçons, lui expliquait ses problèmes de maths, l’emmenait voir des matchs de foot ou de rugby. Alexandre était radieux. Il imitait son père en tout, glissait ses mains dans les poches de son pantalon d’un air important, empruntait des mots de Philippe et pouvait répéter « c’est consternant » avec tout le sérieux de son père ! Iris avait appelé l’agence de filature pour abandonner son enquête. « Ça tombe bien, avait rétorqué le directeur de l’agence, il semble que nous ayons été découverts. – Oh ! Je me suis affolée pour rien, il s’agissait simplement d’une affaire professionnelle de mon mari ! » avait dit Iris pour en terminer au plus vite.

Pas si simple, avait pensé le directeur de l’agence. Il avait reçu une visite de Philippe Dupin. Ce dernier lui avait fait comprendre que, s’il ne mettait pas un terme à la filature, il faisait sauter sa licence professionnelle. Il en avait les moyens. Il n’avait pas l’air de plaisanter. Il s’était assis d’autorité dans le gros fauteuil en cuir, face au bureau. Avait calé ses avant-bras sur les accoudoirs, croisé ses jambes, tiré sur ses manchettes. Était resté un moment sans rien dire. Puis, les paupières à moitié closes, il avait parlé à voix basse, laissant filtrer un regard impitoyable qui signifiait qu’il ne parlait pas en vain. « Ce sera tout, j’espère que j’ai été clair… » Il s’était levé, son regard avait fait le tour du bureau comme s’il en dressait l’inventaire. Le directeur s’était avancé pour le raccompagner mais Philippe Dupin l’avait remercié comme on remercie un domestique et avait pris la porte sans ajouter un mot. Le directeur de l’agence avait préféré clore le dossier avant même que la belle madame Dupin ne l’appelle.


Le déjeuner terminé, Iris prit sa voiture et fonça à Courbevoie voir Joséphine. Il fallait qu’elle lui raconte comment elle avait dupé Bérengère. Elle trouva porte close. Maudit sa sœur de ne pas avoir de portable, d’être injoignable. Renonça et rentra chez elle peaufiner son personnage de romancière à succès. Il ne fallait laisser aucun détail au hasard. S’entraîner à répondre à toutes les questions, préparer des réponses percutantes. Et lire, lire. Elle avait demandé à Jo de lui faire une liste de quelques ouvrages indispensables et les étudiait, en prenant des notes. Carmen fut autorisée à lui apporter son thé. En silence.

Il lui arrivait de penser à Gabor. Peut-être lirait-il le livre ? Il pourrait lui venir l’idée de l’adopter en vue d’un film ! Ils travailleraient ensemble sur le scénario… Comme avant ! Comme avant… Elle soupira, s’enfonça dans le canapé moelleux face à son tableau préféré, celui qui lui rappelait Gabor. Elle ne parvenait pas à l’oublier.

Joséphine s’était réfugiée à la bibliothèque. Les fenêtres grandes ouvertes sur un jardin à la française laissaient pénétrer une lumière paisible, une lumière de monastère, qui nimbait l’atmosphère d’un doux halo de quiétude. On entendait des oiseaux chanter, le bruit rythmé d’un tuyau d’arrosage ; c’était à la fois bucolique et sans âge.

Je pourrais tout aussi bien être dans le château de Florine…

Elle avait étalé ses notes sur la table et suivait le déroulement de son plan. Florine est veuve pour la première fois. Guillaume Longue Épée, sur ses conseils, était reparti en croisade. Il n’est pas de bon aloi, mon ami, que vous restiez au château quand le nom de Dieu réclame votre bravoure dans des terres lointaines et impies. Vos gens se gaussent de votre empressement amoureux et j’entends murmurer des vilenies sur votre virilité, qui me blessent et me tourmentent. Reprenez donc les armes ! Guillaume s’était incliné devant sa jeune épouse et, après six mois de félicité amoureuse, avait revêtu son armure, était remonté à cheval, et s’en était allé guerroyer en Orient. Là, après avoir découvert un trésor qu’il s’était empressé de faire rapatrier auprès de Florine, il mourait, égorgé par un Maure jaloux de son audace et de sa beauté. Florine pleurait sur son tas d’écus, se voilait de chagrin et de dévotion. Mais son statut de jeune veuve éplorée déchaînait les convoitises.

On veut la forcer à se remarier. On la harcèle de prétendants qu’elle ignore. On la menace de lui retirer ses biens. Sa belle-mère gémit. Florine doit réagir ! C’est son devoir de femme et de comtesse. Elle la supplie et ne lui laisse guère de répit. Florine ne désire qu’une chose : vivre en paix dans son château et se livrer au jeûne, à la prière, à l’adoration de Dieu. Elle n’a pas eu le temps de concevoir un héritier qui la protégerait de ces assauts, en faisant respecter le nom de son père…

La vie d’une jeune veuve, à l’époque, est un dur combat et Florine est obligée de se remarier si elle ne veut pas se voir dépouillée du trésor de Guillaume et voir le nom de sa famille traîné dans la boue. Elle n’a pas le choix. De plus, Isabeau, sa fidèle servante, l’informe qu’un complot est ourdi contre elle. Le châtelain voisin, Étienne le Noir, a acheté les services d’une bande de mercenaires afin qu’ils l’enlèvent, la déshonorent et qu’il puisse s’emparer de ses terres sans coup férir ! Le rapt était, jadis, un moyen courant de s’approprier un domaine. Florine se résout au mariage. Elle choisit le prétendant le plus doux, le plus modeste, celui qui n’entravera pas ses plans de dévote : Thibaut de Boutavant, dit le Troubadour. Il est de bonne famille, honnête et droit, il passe ses journées à écrire des poèmes sur la fin’amor et joue de la mandoline en rêvant de Florine. Encore faut-il que le mariage soit accepté par les autres seigneurs ! Florine les mettra devant le fait accompli et se mariera en secret, une nuit, dans la petite chapelle du château. Elle offre une grosse somme d’argent au prêtre chargé de les unir. Le jour suivant, elle donne un banquet où elle présente son nouveau mari aux prétendants floués. Le vin coule à flots, le vin gascon car le vin anglais, « il faut le boire les yeux fermés et les dents serrées » tellement il est mauvais, et les prétendants roulent sous la table. Thibaut va planter sa bannière sur la muraille du château pour montrer à tous qu’il est le seul maître.

Joséphine, pour écrire, s’emparait souvent de la personnalité de quelqu’un qu’elle connaissait. Un ou plusieurs détails. Une impression même fugace. Il n’était pas utile que ce soit juste. Ainsi avait-elle pris l’image de son propre père pour incarner le père de Florine. Et c’était comme si elle faisait enfin connaissance avec lui. Elle se souvenait qu’enfant, elle admirait son père et lui pardonnait ses calembours parce qu’elle avait compris qu’il les faisait pour se délasser. Il rentrait chez lui, soucieux et fatigué ; il se laissait aller à des jeux de mots faciles. Des bribes de souvenirs revenaient. Elle comprenait des silences, des mots qu’elle n’avait pas compris, alors. Elle se disait qu’elle aimait le travail, la loi et l’autorité parce que son père incarnait ces valeurs. Je ne suis pas une révoltée ni une battante, j’ai hérité de son humilité ; je respecte cette attitude face à la vie. J’aime admirer. J’aime les gens qui me sont supérieurs, sans doute parce que je suis la fille de mon père. Il était, pour moi, un personnage mystérieux, effacé, mais exigeant. J’avais compris que son silence était sa façon de lutter, de chercher. En rencontrant des gens qui n’attendent rien, qui ne cherchent rien, je me suis aperçue, par contraste, de la richesse de mon père. C’est quelqu’un qui est toujours allé vers ce qui ne sert à rien. C’est pourquoi j’ai besoin des chevaliers, des rois mendiants, de ces temps reculés où la règle de saint Benoît prônait l’humilité.

Parfois, des souvenirs revenaient qu’elle ne comprenait pas bien. Comme des bois flottants, composant un dessin qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Cette colère terrible et silencieuse de son père, un jour d’orage, en été, dans les Landes… La seule fois où il avait élevé la voix contre sa mère, l’avait traitée de « criminelle ». La seule fois où sa mère n’avait rien répondu. Elle se souvenait très bien d’être partie, emportée dans les bras de son père. Il sentait le sel ; était-ce la mer ou des larmes ? Ce souvenir allait et venait, déposant à chaque fois une nouvelle moisson d’émotions, lui faisant monter les larmes aux yeux sans qu’elle sache pourquoi. Elle devinait que cette résistance cachait une énigme, mais la scène se dérobait toujours. Un jour, je déchiffrerai l’énigme des bois qui flottent, songeait Joséphine.

Elle se demandait, en suçant le capuchon de son Bic, qui elle pourrait bien prendre comme modèle pour incarner Thibaut, le doux troubadour, quand son regard tomba sur l’homme au duffle-coat, installé à l’autre bout de la longue table. Il était là, à quelques mètres. Il portait un col roulé noir qui jurait avec l’atmosphère printanière de cet après-midi de mai. Son duffle-coat bleu marine reposait sur le dossier de sa chaise. Ce sera lui, mon troubadour ! Mais, se reprit-elle aussitôt, il va falloir qu’il meure puisqu’il n’est que le deuxième mari ! Elle hésita. L’observa. Il écrivait de la main gauche, penché sur son coude, il gardait la tête baissée, ignorant le regard qu’elle posait sur lui. Il a de longues mains blanches, des joues bleutées par la naissance d’une barbe drue, des cils épais qui cachent des yeux bruns piqués de taches vertes, il est pâle, si maigre. Qu’il est beau ! Qu’il inspire l’amour ! Qu’il paraît loin des vanités de cette terre !

Il sera Thibaut et je ne le ferai pas mourir : il disparaîtra et reviendra en fin d’histoire ! Ce sera une nouvelle péripétie. On le croira mort, Florine versera toutes les larmes de son corps, se remariera mais son cœur appartiendra pour toujours à Thibaut le Troubadour.

Non… Il doit mourir. Sinon mon histoire ne tient plus debout. Je ne dois pas me laisser distraire. Thibaut est à la fois seigneur et troubadour. Il trousse des chansons d’amour mais aussi des pamphlets contre le pouvoir du roi de France ou de Henri II. Il chante les joies que procurent les batailles, les coups d’épée, mais aussi les profits des guerres, les manœuvres des entourages, la rapacité des conquérants. Il condamne la politique des deux souverains, les impôts trop lourds, les campagnes dévastées. Ses chansons sont reprises dans les villes et les bourgs ; il devient influent, trop influent. L’argent, écrit-il, doit être dépensé pour le bien des sujets et non pour la gloire des princes. Il reprend les plaintes murmurées chez les paysans, les serfs et les vassaux. Il séduit, il irrite. Il lance des polémiques. On le couvre d’or pour l’entendre chanter ses ballades engagées. Sa tête est mise à prix par Henri II. Il meurt empoisonné après avoir connu la gloire.

Joséphine se résigna à la mort de Thibaut le Troubadour en soupirant.

Elle travailla tout l’après-midi, se nourrissant de la présence de l’homme en duffle-coat, notant la main qui passait et repassait sur la barbe naissante, les yeux qui se fermaient à la recherche d’une idée, le poignet mince et décharné qui reposait sur la feuille blanche, les veines du front qui se gonflaient, les joues qui se creusaient… et reversait tous ces détails dans le personnage de Thibaut. Florine, émue par la douceur de cet homme, découvre l’amour, néglige son Dieu puis s’abîme en longues prières pour se faire pardonner… Florine découvre les plaisirs de la couche conjugale. Joséphine rougit en commençant le récit de la nuit de noces, quand Thibaut en chemise vient se coucher près de Florine, dans le grand lit fermé par des rideaux… La remit à plus tard : quand elle ne serait pas en bibliothèque, face à lui !

Le temps passait. Elle remarqua à peine que l’homme rangeait ses affaires et se préparait à partir. Elle hésita un instant entre Thibault et l’homme au duffle-coat et… le suivit sur le chemin de la sortie, poussant à son tour la porte à double battant qui protégeait la salle de travail des bruits extérieurs. Le rejoignit dans l’avenue encombrée de voitures, à l’arrêt d’autobus où il attendait, la tête perdue dans ses pensées.

Elle vint se placer à côté de lui et laissa tomber un livre. Il se baissa pour le ramasser et, se relevant, la reconnut et sourit.

— C’est une habitude chez vous de tout laisser tomber !

— C’est que je suis si distraite !

Il rit doucement et ajouta :

— Mais je ne serai pas toujours là.

Il avait prononcé ces mots sur un ton monocorde et plat. Sans la moindre nuance d’espièglerie. Il faisait un constat, et elle eut honte de sa manœuvre. Elle ne savait plus que répondre. Elle s’en voulait d’être muette, chercha, chercha comment répliquer en étant spirituelle, mais resta silencieuse et rougit.

— On est au printemps et vous portez toujours votre duffle-coat, se risqua-t-elle à dire pour que le silence ne s’installe pas.

— J’ai toujours froid…

Encore une fois elle resta silencieuse et se maudit. L’autobus s’arrêta à leur hauteur. Il la laissa passer et monta derrière elle, comme s’ils allaient tous les deux dans la même direction. Mon Dieu ! Ce n’est pas du tout mon chemin, remarqua Jo quand elle vit l’autobus prendre la direction de la place de la Boule. Elle alla s’asseoir et lui fit de la place pour qu’il s’installe à côté d’elle. Elle le vit hésiter un instant. Mais il se ravisa, la remercia et prit place à ses côtés.

— Vous êtes enseignante ? demanda-t-il poliment.

Il avait un long nez, des narines bien dessinées. Thibaut Grand Nez ? Ce serait plus original que Thibaut le Troubadour.

— Je travaille au CNRS, sur le XIIe siècle.

Il fit une moue appréciative.

— Belle époque, le XIIe siècle. Un peu ignorée, sans doute…

— Et vous ? demanda-t-elle.

— Moi, j’écris une histoire des larmes… Pour un éditeur étranger. Un éditeur universitaire. Ce n’est pas très gai, vous voyez.

— Oh ! mais ce doit être passionnant !

Elle s’insulta intérieurement : quelle remarque idiote. Idiote et plate. Interdisant la réplique, le rebond.

— C’était en quelque sorte le cinéma de l’époque, dit-il. Un moyen d’exprimer ses émotions en privé comme en public. Hommes et femmes pleuraient beaucoup…

Il s’enfonça dans son duffle-coat, reprit sa rêverie. Cet homme est vraiment frileux, se dit Joséphine, qui pensa aussitôt à utiliser ce détail pour Thibaut, fragile des bronches.

Elle regarda par la fenêtre : elle s’éloignait de plus en plus ! il allait falloir qu’elle songe à rentrer. Les filles sortiraient de l’école et seraient étonnées de ne pas la voir à la maison. Dire qu’avant j’étais toujours là quand elles rentraient, attentive, disponible. J’aime sonner et j’aime quand c’est toi qui ouvres la porte, disait Zoé en se pendant à son cou.

— Vous venez souvent à la bibliothèque ? demanda-t-elle, s’enhardissant.

— Chaque fois que je veux avoir la paix pour travailler… Je suis si concentré, quand je travaille, que je ne supporte pas le moindre bruit.

Il est marié, il a des enfants, se dit Joséphine. Il fallait qu’elle en sache davantage. Elle se demandait comment poser la question sans paraître trop curieuse, quand il se leva et dit :

— Je descends ici… On se reverra sûrement.

Il lui lança un regard embarrassé. Elle hocha la tête, répondit oui, à bientôt, et le regarda sortir. Il s’en alla, sans un regard, avec la démarche de quelqu’un qui regarde en lui-même et non le chemin qu’il suit.

Elle n’avait plus qu’à reprendre l’autobus dans le sens inverse. Elle avait oublié de lui demander son nom. Il n’incitait guère à la conversation. Pour un type qui posait pour des photos, il semblait plutôt renfrogné.

En bas de l’immeuble, il y avait un attroupement. Le cœur de Joséphine s’emballa : il était arrivé quelque chose aux filles. Elle se précipita, écarta les badauds qui contemplaient madame Barthillet et Max, assis sur les marches de l’escalier.

— Que se passe-t-il ? demanda Joséphine à la voisine du troisième étage qui les contemplait, les bras croisés.

— Les huissiers sont venus. Ils ont mis les scellés. Ils doivent partir. Trop de loyers pas payés !

— Mais ils vont aller où ?

Elle haussa les épaules. Ce n’était pas son problème. Elle constatait, c’est tout. Joséphine s’approcha de madame Barthillet qui pleurait doucement, la tête basse. Elle croisa le regard de Max, sombre, silencieux.

— Vous savez où aller, ce soir ?

Madame Barthillet répondit que non.

— Mais vous n’allez pas dormir dans la rue.

— Et pourquoi pas ? dit madame Barthillet.

— Ils n’ont pas le droit de vous mettre à la porte ! Avec un enfant, en plus !

— Ils se sont pas gênés.

— Venez chez moi. Pour ce soir, en tout cas…

Madame Barthillet releva la tête et murmura :

— Vous parlez sérieusement ?

Joséphine opina et prit Max par le bras.

— Lève-toi, Max… Prenez vos affaires et suivez-moi.

La voisine du troisième secoua la tête d’un air sombre et commenta :

— Elle sait pas ce qu’elle fait, la pauvre ! Elle est pas sortie de l’auberge.


— Maman, c’est quand que je baise ?

Shirley dit quelques mots en anglais et raccrocha le téléphone. Elle allait devoir partir. La question de Gary la prenait de court.

— Mais enfin, Gary… Tu as seize ans ! Ce n’est pas urgent !

— Pour moi, si.

Elle regarda son fils. Il a raison, c’est un homme, maintenant. Un mètre quatre-vingt-cinq, des mains, des bras, des jambes comme des spaghettis. Une voix d’homme, un début de barbe, des cheveux noirs mi-longs hirsutes. Il se rase, passe des heures dans la salle de bains, refuse de sortir quand il a un bouton, se ruine en crèmes et en lotions. Sa voix a mué. Ce doit être troublant de sentir qu’un homme pousse dans son corps d’enfant. Je me rappelle quand mes seins ont poussé, je les ai bandés, et mes premières règles, je croyais qu’en serrant les jambes…

— Tu es amoureux ? Tu penses à une fille ?

— J’ai tellement envie, m’man… Ça me prend là !

Il porta la main à sa gorge et tira la langue de désir.

— Je pense plus qu’à ça.

Faire ses valises, prendre le premier avion pour Londres. Demander à Joséphine de garder un œil sur Gary. Ce n’était vraiment pas le moment d’entamer une discussion sur la sexualité des adolescents.

— Écoute, chéri, on en reparlera quand tu seras amoureux…

— C’est obligé d’être amoureux ?

— Ça vaut mieux ! Ce n’est pas un acte banal… Et puis, la première fois, c’est important. Il ne faut pas le faire avec n’importe qui, n’importe comment. Tu t’en souviendras toute ta vie de ta première fois.

— Y a bien Hortense, mais elle me regarde pas.

Pendant les vacances de Pâques, au Kenya, Gary avait passé son temps à suivre Hortense tel un papillon attiré par la lumière. Elle le repoussait en lui disant « tu colles, Gary ! qu’est-ce que tu es collant ! Dégage ! Dégage ! ». Shirley était bouleversée. Elle serrait les dents. Le désarroi de Gary avait gâché le séjour de Shirley qui observait la maladresse de son fils sans pouvoir y remédier. Un soir, elle lui avait expliqué qu’il s’y prenait très mal : « Une femme a besoin de mystère, de distance. Elle a besoin de désirer l’homme qui lui plaît, d’être intriguée, de douter de son pouvoir de séduction, comment veux-tu qu’elle te désire, tu la suis partout comme un bourdon, tu préviens toutes ses envies, tous ses caprices, elle ne te respecte pas ! – M’man, c’est plus fort que moi, elle me rend fou ! »

— Écoute, Gary, ce n’est pas le bon moment pour en parler, je dois partir à Londres, une urgence ! Je serai absente une semaine, tu vas devoir te débrouiller tout seul…

Il se tut, enfonça les mains dans son pantalon trop grand. Son caleçon dépassait. Shirley tendit la main pour remonter son pantalon mais Gary la repoussa.

— C’est jamais le bon moment pour te parler !

— T’exagères, chéri… je suis toujours là pour t’écouter mais là, ça tombe mal.

Gary souffla bruyamment et alla s’enfermer dans sa chambre. Shirley rageait. Normalement, elle se serait assise, aurait posé des questions, écouté, proposé une solution, mais que pouvait-elle dire à un garçon de seize ans que la puberté tourmentait ? Il lui aurait fallu du temps et, justement, elle n’en avait pas. Il fallait qu’elle boucle sa valise, réserve un billet d’avion, prévienne Joséphine de son départ.

Elle alla sonner chez Jo. Ce fut madame Barthillet qui lui ouvrit.

— Joséphine est là ?

— Oui… Dans sa chambre.

Shirley aperçut deux grandes valises dans l’entrée et alla retrouver Joséphine.

— Qu’est-ce qu’elle fait là, madame Barthillet ?

— Elle vient d’être mise à la porte de chez elle. Je lui ai dit de venir chez moi le temps qu’elle se retourne.

— Ça tombe mal… J’allais te demander un service.

Joséphine posa les draps qu’elle venait de sortir de la penderie.

— Vas-y… Je t’écoute.

— Je dois partir à Londres. Une urgence… Du boulot ! Je voulais te demander si tu pouvais surveiller Gary le temps de mon absence.

— Tu pars longtemps ?

— Une petite semaine…

— Pas de problème. Au point où j’en suis ! Je vais me dessiner une croix rouge sur le front.

— Je suis désolée, Jo, mais je ne peux pas refuser. Je te donnerai un coup de main pour madame Barthillet quand je reviendrai.

— J’espère qu’elle sera partie quand tu reviendras. Et mon livre ! Je n’ai plus que deux mois avant de rendre le manuscrit ! Et j’en suis qu’au deuxième mari. Y en a trois autres qui attendent !

Elles s’assirent toutes les deux sur le lit de Joséphine.

— Elle va dormir dans ta chambre ? demanda Shirley.

— Avec Max. Je vais m’installer dans le salon et j’irai travailler en bibliothèque…

— Elle n’a pas de boulot ?

— Elle vient d’être licenciée.

Shirley prit la main de Joséphine, la serra et lui dit merci.

— Je te revaudrai ça, promis !

Quand les filles rentrèrent de l’école, Zoé battit des mains en apprenant que Max allait habiter avec elles. Hortense prit sa mère à part dans la salle de bains et demanda :

— C’est une plaisanterie ?

— Non. Écoute, Hortense… On ne va pas les laisser dormir sous les ponts.

— Putain, m’man !

— Mais je te demande rien.

— Si. Va falloir faire de la place à cette famille de demeurés. Tu sais qui c’est, madame Barthillet : un cas social. Tu vas voir, tu vas le regretter ! En tout cas, il est hors de question qu’ils envahissent ma chambre ! Ou qu’ils touchent à mon ordinateur !

— Hortense, c’est juste pour quelques jours… chérie, murmura-t-elle, en essayant de la prendre dans ses bras, ne sois pas égoïste ! Et puis, ce n’est pas ta chambre, c’est celle de Zoé aussi…

— Tu me fais chier avec tes airs de bonne sœur. Qu’est-ce que t’es ringarde, ma pauvre !

La gifle partit sans que Joséphine s’en aperçoive. Hortense porta la main à sa joue et foudroya sa mère du regard.

— J’en peux plus de vivre ici ! siffla Hortense. J’en peux plus de vivre avec toi ! Je n’ai qu’une idée, c’est de me casser, et je te préviens…

Une autre gifle partit et, celle-là, Joséphine mit toute sa rage à la donner. Dans la cuisine, Zoé, Max et madame Barthillet préparaient le dîner. Max et Zoé mettaient la table pendant que madame Barthillet faisait chauffer l’eau pour les pâtes.

— Tu vas te reprendre et faire bonne figure, sinon ça va aller très mal, murmura Joséphine entre ses dents.

Hortense la regarda, chancela et se laissa tomber sur le bord de la baignoire. Puis elle eut un rire léger, regarda sa mère et laissa tomber avec un mépris rageur :

— Pauvre conne !

Joséphine l’attrapa par la manche de son chandail et la jeta hors de la salle de bains. Puis elle se laissa glisser sur le sol et lutta contre la nausée qui lui soulevait l’estomac. Elle avait envie de vomir. Elle avait envie de pleurer. Elle s’en voulait de s’être laissée aller à sa colère. On ne résout rien en donnant des gifles à une enfant. On s’avoue vaincue, c’est tout. Hortense sortait toujours victorieuse de ces affrontements. Joséphine passa de l’eau sur ses yeux rougis et alla frapper à la porte de la chambre d’Hortense.

— Tu me détestes, n’est-ce pas ?

— Oh, maman, arrête ! On n’a rien à se dire, toi et moi. J’aurais mieux fait de rester au Kenya, avec papa. Même avec Mylène, je m’entends mieux qu’avec toi. C’est te dire !

— Mais qu’est-ce que je t’ai fait, Hortense, dis-moi ?

— Je ne supporte pas ce que tu représentes. Ton air gnangnan, tes discours à la con ! Et puis, j’en peux plus de vivre ici… Tu m’avais promis qu’on allait déménager et on végète toujours dans cet endroit minable, dans cette banlieue minable, avec des gens minables.

— Je n’ai pas les moyens de déménager, Hortense ! Je t’ai promis que je le ferais si je pouvais, si ça devait te rendre heureuse.

Hortense la dévisagea, d’un air méfiant, et passa la main sur sa joue pour effacer le souvenir cuisant des gifles. Joséphine s’en voulut de l’avoir battue et s’excusa.

— Je n’aurais pas dû te gifler, chérie… mais tu m’as poussée à bout.

Hortense haussa les épaules.

— C’est pas grave… Je vais tâcher d’oublier.

On frappa à la porte de la chambre. Zoé annonçait que le dîner était prêt. On n’attendait plus qu’elles. Joséphine aurait voulu que sa fille lui dise qu’elle lui pardonnait, elle aurait voulu la prendre dans ses bras, l’embrasser mais Hortense répondit « voilà, voilà, on arrive » et sortit de la chambre sans se retourner.

Joséphine se reprit, essuya ses yeux et se dirigea vers la cuisine. Dans le couloir, elle s’arrêta et pensa : Je ne pourrai plus travailler dans la cuisine, avec les Barthillet, ni dans le salon. Où vais-je mettre mes livres, mes papiers et l’ordinateur ? Quand on déménagera, je prendrai un appartement avec un bureau, pour moi… Si le livre marche, si je gagne beaucoup d’argent, on pourra déménager. Elle soupira, eut envie de courir annoncer la bonne nouvelle à Hortense mais se reprit. Il fallait d’abord qu’elle finisse le livre. Elle irait travailler en bibliothèque. Auprès de l’homme au duffle-coat. Elle n’avait plus l’âge de tomber amoureuse. Elle était ridicule. Qu’avait dit Hortense ? Gnangnan. Elle avait raison. Hortense avait toujours raison.

— Vous n’avez pas la télé ? demandait Max quand elle pénétra dans la cuisine.

— Non, répliqua Joséphine et on vit très bien sans.

— Encore une idée de maman, soupira Hortense en levant les épaules. Elle a mis la télé à la cave. Elle préfère qu’on lise dans notre lit, le soir ! Qu’est-ce qu’on s’éclate !

— Oh, mais il y a le grand bal de Charles et Camilla au château de Windsor, dit madame Barthillet, on ne pourra pas le regarder. Y aura la reine, le prince Philip, William, Harry et toutes les têtes couronnées !

— On ira chez Gary, répliqua Zoé. Eux, ils ont la télé. Mais nous, on a Internet. C’est ma tante Iris qui l’a fait installer pour que maman puisse travailler. C’était son cadeau de Noël. Même qu’on n’a pas besoin de se brancher, c’est du wifi !

— Personne ne touche à mon ordinateur, grinça Hortense, ou je mords ! Vous êtes prévenus.

— T’en fais pas. J’ai réussi à garder le mien, dit madame Barthillet. Un que j’ai acheté au marché aux voleurs à Colombes, pour rien du tout…

C’était un sous-sol de magasin hi-fi où l’on pouvait acheter au tiers du prix de la marchandise volée. Joséphine sentit un frisson lui hérisser le cou. Manquait plus que la police débarque chez elle !

— Ils vous ont tout piqué alors ? demanda Zoé en prenant un air triste.

— Tout… il nous reste plus rien ! soupira madame Barthillet.

— Bon, on va pas se lamenter ! intervint Hortense. Vous allez chercher du boulot et travailler. Pour ceux qui le veulent vraiment, y a toujours du travail. Le mec de Babette, il a trouvé en vingt-quatre heures dans une agence d’intérim. Il a poussé la porte et il a eu le choix. Faut se lever tôt le matin, c’est tout ! Moi, j’ai reçu ma réponse de stage ; Chef me prend dix jours en juin. Il m’a dit que si je bossais bien, en plus, il me paierait !

— C’est bien, ma chérie, dit Joséphine. Tu t’es débrouillée toute seule !

— Fallait bien ! Allez, les pâtes sont prêtes ou pas ? J’ai encore plein de boulot, moi.

Joséphine alla égoutter les pâtes et les servit en veillant à les répartir équitablement. Il allait falloir faire attention, ménager les susceptibilités.

Ils mangèrent en silence. Hortense prit du fromage râpé sans en proposer aux autres. Joséphine fronça les sourcils, elle lui jeta un regard noir.

— Y en a plein dans le tiroir du frigidaire. C’est pas un drame, non ? Ils peuvent se lever et se servir.

Joséphine se demanda si elle n’avait pas fait une grosse erreur en recueillant les Barthillet.


Le Dr Troussard devait les recevoir à quinze heures. Ils arrivèrent à quatorze heures trente, habillés comme pour un dimanche, et prirent place dans la salle d’attente de ce cabinet médical cossu de l’avenue Kléber. Le Dr Troussard était spécialisé dans les problèmes de fertilité. Marcel avait obtenu son nom en discutant avec l’un de ses directeurs de magasin. « Mais faites gaffe, Marcel, nous, on en a eu trois d’un coup. On était épuisés ! On a failli laisser trois orphelins ! – Trois, quatre, cinq, je prends tout », avait répliqué Marcel. Le directeur de magasin avait eu l’air étonné. « C’est pour vous ? » avait-il demandé, curieux. Marcel s’était repris : « Non, c’est pour ma petite nièce, elle désespère d’avoir un enfant et la voir dépérir me fout un de ces bourdons ! Je l’ai élevée, elle est comme ma fille, vous comprenez… – Ah ! avait dit l’autre en rigolant, je préfère, j’ai cru que c’était pour vous ! Y a un âge où vaut mieux regarder la télé que pouponner, pas vrai ? »

Marcel était reparti, chafouin. Il a pas tort, ce brave homme, je me réveille un peu tard pour chanter des berceuses ! Et Josiane n’est pas toute jeunette, non plus. Pourvu qu’on fasse pas un fond de bidet ! Un avorton élevé au jus de concombre. Oh ! je l’imagine si bien, cet enfant ! Je le vois déjà. Un costaud des Halles que j’élèverai en prince-de-Galles. Manquera pas de vitamines ni d’air frais, pas de leçons d’équitation ni de grandes écoles, je te fous mon billet !

Le Dr Troussard leur avait demandé de faire des analyses, une page entière, écrite serré ! et les attendait à seize heures pour « commenter les résultats ». Ils étaient là, tremblants, dans la salle d’attente. Intimidés par les canapés, les chauffeuses, le tapis qui léchait les chevilles, les lourds rideaux.

— Vise les rideaux, on dirait des couilles de rhinocéros !

— Doit pas prendre des clopinettes, ce docteur-là, chuchota Josiane. Y a trop de pognon ! Ça sent le charlatan.

— Mais non ! Le gars m’a dit qu’il était un peu pincé, pas du genre à te sucer la pomme, mais un grand efficace.

— Oh ! J’ai le trac, Marcel ! Touche mes mains, elles sont glacées.

— Prends une revue, ça te changera les idées…

Marcel prit deux journaux et en tendit un à Josiane, qui le repoussa.

— J’ai pas la tête à lire un bouquin.

— Lis, Choupette, lis !

Pour lui montrer l’exemple, il se plongea dans le journal. Ouvrit une page au hasard et lut : « On savait que les femmes de quarante ans ont trois fois plus de risques de faire une fausse couche que celles de vingt-cinq ans, mais aujourd’hui une étude franco-américaine montre que l’âge du père augmente aussi ce risque. Parce que les spermatozoïdes subissent eux aussi les effets du vieillissement : ils perdent de leur mobilité et contiennent davantage d’anomalies chromosomiques ou génétiques qui peuvent aboutir à une fausse couche spontanée. Le risque de fausse couche serait augmenté de trente pour cent lorsque le futur père a plus de trente-cinq ans. Ce risque augmente régulièrement avec l’âge, quel que soit celui de la future mère… »

Marcel referma le journal, affolé. Josiane le vit devenir livide et s’humecter les lèvres comme s’il n’avait plus de salive.

— Ça va pas ? T’as un malaise ?

Il lui tendit le journal, accablé.

Elle le parcourut, le reposa et dit :

— Ça sert à rien de se mettre marteau en tête. Lui, il a nos résultats d’analyse et il nous dira ce qu’il en est…

— Je rêve d’un petit Hercule et c’est tout juste si on arrivera à lui faire une bretelle de maillot.

— Arrête, Marcel ! Je t’interdis de parler en mal de ton fils.

Elle s’écarta et referma les bras sur sa poitrine. Pinça les lèvres pour ne pas pleurer. Dieu, qu’elle le désirait, cet enfant, elle aussi ! Elle avait avorté trois fois, sans la moindre hésitation, et maintenant qu’elle souhaitait plus que tout être enceinte, elle n’y arrivait pas. Elle faisait des prières tous les soirs, allumait une bougie blanche devant une statue de la Vierge, se mettait à genoux et récitait le Notre Père et le Je vous salue, Marie. Il avait fallu qu’elle les réapprenne parce qu’elle les avait oubliés. Elle s’adressait surtout à la Vierge : « Tu es une maman, toi aussi, tu sais ce que c’est, je t’en demande pas un comme le tien, un dont on parle encore aujourd’hui, juste un normal, en bonne santé, avec tout bien en place et une grande bouche pour rigoler. Un qui mette ses bras autour de mon cou et qui dise “je t’aime, mamounette”, un pour qui je me trouerai la peau ! Y en a qui te demandent des trucs plus compliqués, moi je veux juste un petit déclic dans mon ventre, c’est pas grand-chose, tout de même… » Elle était allée voir une voyante qui lui avait assuré qu’elle aurait un enfant. « Un beau petit garçon, je vous assure, je le vois… que je perde mon don si je me trompe ! » Elle lui avait pris cent euros, mais Josiane y serait bien retournée chaque jour pour être rassurée. Garçon ou fille, elle s’en moquait ! Pourvu qu’elle ait un bébé, un petit bébé à aimer, à choyer, à bercer dans ses bras. Plus il tardait à venir, cet enfant, plus elle s’y attachait. Ça lui était bien égal, maintenant, que Marcel quitte le Cure-dents ou pas ! Pourvu qu’elle ait son bébé…

Ils restèrent un moment silencieux jusqu’à ce que l’assistante vienne leur annoncer que le docteur allait les recevoir. Marcel se leva, resserra le nœud de sa cravate et passa la langue sur ses lèvres.

— Je crois que je vais avoir une attaque.

— C’est pas le moment, le houspilla Josiane.

— Donne-moi le bras : je marche pas droit !

Le Dr Troussard les rassura tout de suite. Tout était en ordre. Chez Josiane et chez Marcel. Des bilans de jeunes parents ! Ils n’avaient plus qu’à retrousser leurs manches et à se mettre à la tâche.

— Mais on ne fait que ça ! s’écria Marcel.

— Et on n’y arrive pas ! Pourquoi ? gémit Josiane.

Le Dr Troussard écarta les bras en signe d’impuissance.

— Moi, je suis comme le mécanicien, je soulève le capot et je fais un diagnostic : tout est en ordre, tout fonctionne. Maintenant, c’est vous qui êtes au volant et qui conduisez !

Il se leva, leur tendit leur dossier et les raccompagna.

— Mais…, reprit Josiane.

Il l’interrompit aussitôt et lui dit :

— Arrêtez de réfléchir ! Sinon, c’est votre tête qu’il va falloir analyser. Et ça, croyez-moi, c’est beaucoup plus compliqué !

Marcel régla le prix de la consultation, cent cinquante euros, pendant que Josiane soupirait : mille balles pour savoir que tout va bien, c’est un peu cher tout de même !

Dans la rue, Marcel prit le bras de Josiane et ils avancèrent en silence. Puis Marcel s’arrêta et, regardant Josiane droit dans les yeux, il demanda :

— Tu es sûre de le vouloir, cet enfant ?

— Archisûre. Pourquoi ?

— Parce que…

— Parce que tu te disais que je faisais semblant, que j’en voulais pas ?

— Non. Je me demandais si tu n’avais pas peur… rapport à ta mère ?

— Je me suis déjà posé la question…

Ils reprirent leur marche. Puis Josiane agrippa le bras de Marcel.

— Faudrait peut-être que j’aille voir un psy ?

— Je n’aurais jamais imaginé que ce serait si compliqué de faire un bébé !

— Peut-être qu’on se complique trop la vie ! Que si on était plus décontractés, il arriverait comme une fleur ?

Marcel déclara qu’il fallait arrêter d’y penser, supprimer le nom de Junior de leurs conversations, et faire comme si de rien n’était.

— On ne parle plus de rien, on fait la fête, on s’envoie en l’air et si, dans six mois, t’es toujours plate comme une sole normande… je te fais enfermer dans une éprouvette !

Josiane lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa. Ils s’étaient arrêtés devant une grande vitrine Nicolas. Marcel s’approcha de la partie miroir, tira sur la peau de son cou, grimaça, « et si je me faisais faire un petit lifting, pour Junior ? Pour qu’on ne me prenne pas pour son grand-père à la sortie de l’école ? ».

Elle lui donna un grand coup de coude dans les côtes et hurla :

— On avait dit qu’on n’en parlait plus !

Il porta la main à sa bouche pour assurer qu’il ne dirait plus un mot sur le sujet. Lui donna une petite tape sur les fesses et lui reprit le bras.

— Mille balles pour lire un bilan, il se mouche pas avec les pieds, déclara Josiane. C’est remboursé par la Sécu, ça ?

Marcel ne répondit pas. Il s’était arrêté devant un kiosque à journaux et en détaillait la façade, les yeux écarquillés.

— Ben, Marcel, t’es où, là ? Tu penses à quoi ?

Il fit signe qu’il ne pouvait pas parler.

— T’as avalé ta langue ?

Il secoua la tête.

— Ben alors ?

Elle se planta devant le kiosque à journaux, entreprit de regarder les unes affichées jusqu’à ce qu’elle tombât sur un numéro spécial consacré à Yves Montand. « Yves Montand, sa vie, ses amours, sa carrière. Yves Montand et Simone. Yves Montand et Marylin. Yves Montand, papa à soixante-treize ans… Son dernier amour s’appelait Valentin. »

Elle soupira, ouvrit son porte-monnaie, prit le journal et le tendit à Marcel qui la remercia en un salut muet.

Ils revinrent au bureau à pied. Il faisait beau. L’Arc de triomphe se détachait victorieux sur le ciel bleu, des petits drapeaux bleu-blanc-rouge flottaient sur les rétroviseurs des autobus, les femmes avaient les bras nus et les garçons leur pinçaient la taille. Marcel et Josiane se tenaient par le bras comme un couple de promeneurs qui a mis ses habits les plus chic pour se promener dans les beaux quartiers.

— On ne se promène jamais comme ça. En amoureux, fit remarquer Josiane. On a toujours peur de tomber sur quelqu’un.

— La petite Hortense va faire un stage dans la boîte en juin…

— Je sais. Chaval m’a prévenue… Il part quand, celui-là ?

— Fin juin. Il jubilait quand il m’a donné sa démission. Je l’aurais bien fait décaniller avant mais j’ai encore besoin de lui. Faut que je lui trouve un remplaçant…

— Bon débarras ! Je ne le supportais plus…

Marcel lui jeta un regard inquiet. Disait-elle vrai ou n’y avait-il pas un peu d’amour et de dépit dans sa voix ? Il aurait préféré garder Chaval dans l’entreprise pour le surveiller, avoir à l’œil son emploi du temps, ses déplacements.

— Tu n’y penses plus du tout ?

Josiane secoua la tête et donna un coup de pied dans une cannette qui alla rouler dans le caniveau.

— Tiens ! s’exclama Marcel. Quand on parle du loup…

Au feu de croisement, à l’angle de l’avenue des Ternes et de l’avenue Niel, un coupé décapotable rouge ronflait en attendant de redémarrer. Bruno Chaval était au volant. Lunettes de soleil, veste en daim clair, col de chemise ouvert, il chantonnait en poussant le volume de sa radio. Il vérifia son reflet dans le rétroviseur, passa et repassa la main dans ses cheveux noirs, dessina d’un doigt sa fine moustache, fit vrombir son moteur et laissa la trace de ses pneus sur le macadam en démarrant.


Le grand bal au château de Windsor était retransmis ce samedi soir ; ils étaient tous installés devant la télé de Shirley. Tous sauf Hortense qui avait refusé de venir voir les têtes couronnées défiler en grand tralala. Gary leur avait ouvert la porte en grognant « c’est quoi, cette connerie que vous allez regarder ? Moi, je reste dans ma chambre… ». Joséphine, Zoé, Max et Christine Barthillet s’étaient installés, par terre, dans le salon devant la télévision. Ils avaient répandu à même le sol des paquets de chips, des Coca, des fraises Tagada, deux baguettes et des rillettes qu’ils tartinaient avec leurs doigts.

Joséphine se disait qu’elle aurait mieux fait de rester chez elle et de travailler. Le deuxième mari était toujours vivant ! Elle s’était attachée à lui, avait du mal à le faire trépasser. Elle n’aurait jamais fini à temps. Le troisième, il allait falloir qu’il meure plus vite que ça ! Elle était allée en bibliothèque tous les jours et n’avait guère progressé. Elle avait trop de soucis en tête. Hortense ne lui adressait plus la parole, Zoé avait déserté deux fois l’école, en une semaine, pour suivre Max dans des expéditions troubles. « Mais on est juste allés récupérer le portable qu’une copine de Max s’était fait voler ! Mais Max avait laissé son cartable chez son copain et je suis allée avec lui le reprendre… – Et tu as besoin d’être maquillée comme une marchande foraine pour aller à l’école maintenant ? » L’adorable Zoé se métamorphosait en minette déchaînée. Elle s’enfermait dans la salle de bains. En ressortait en minijupe, les yeux charbonneux, la bouche rouge vampire ! Joséphine était obligée de la débarbouiller avec un gant et du savon pendant qu’elle se débattait et hurlait au harcèlement. Hortense haussait les épaules d’un air indifférent. Elle avait dû en parler à son père car Antoine avait appelé en demandant : « C’est quoi cette cohabitation avec les Barthillet ? Joséphine, je t’avais toujours dit de ne pas t’approcher d’eux, ce sont de mauvaises gens !

— Et alors ? avait dit Jo, que fallait-il que je fasse ? Que je les laisse sur le palier ?

— Oui, avait répondu Antoine. Tu dois penser aux filles d’abord… »

Christine Barthillet passait ses journées sur le canapé du salon, en survêtement, à surfer sur son ordinateur. Elle avait trouvé un site de rencontres et répondait aux mails de mâles en chaleur. Quand Jo rentrait de la bibliothèque, elle lui racontait les touches qu’elle avait faites durant la journée. « Vous en faites pas, madame Joséphine, je vais déguerpir bientôt. Je fais encore un peu monter la sauce et je me barre. J’en ai deux bien chauds qui me proposent de m’héberger. Un petit jeune qui renâcle à cause de Max, et un autre plus vieux, marié, quatre enfants, mais qui est prêt à me payer un studio pour avoir un peu de compagnie en fin d’après-midi. Il a une entreprise de plomberie et nettoyer la merde des autres, ça rapporte gros. » Joséphine l’écoutait, abasourdie. « Mais vous ne savez rien d’eux, Christine, vous n’allez pas vous embarquer dans une nouvelle galère ?

— Pourquoi pas ? répondait Christine Barthillet. Pendant des années j’ai joué réglo et regardez où ça m’a menée… J’ai plus rien, plus de toit, plus de sous, plus de mari, plus de boulot ! Maintenant je vais profiter ! M’inscrire à toutes les aides sociales, toucher le RMI et faire banquer un vieux ! » Quand elle ne répondait pas aux mails d’inconnus, elle jouait au poker sur Internet avec sa carte bleue. « Le stud poker, madame Joséphine, ça peut rapporter gros ! Pour le moment, j’apprends mais après je blinderai comme une dingue ! » En attendant de toucher le gros lot, elle multipliait les crédits express et courait droit à la banqueroute.

Joséphine était atterrée. Elle bafouillait des arguments qui faisaient éclater de rire Christine Barthillet. « Mais vous êtes adulte, responsable, vous devez donner l’exemple à votre enfant ! » Christine Barthillet répliquait : « C’est fini, ce temps-là ! Bien fini. On gagne rien à être honnête. Vive la débauche !

— Mais pas sous mon toit ! » avait protesté Joséphine. Madame Barthillet avait bougonné quelque chose du genre « vous en faites pas, on va se tirer de là bientôt, Max et moi », et elle avait repris son pianotage. « Y en a un nouveau qui me demande si j’ai des accessoires ? Qu’est-ce qu’il entend par là, dites ? L’est malade celui-là ! »

Joséphine partait travailler en bibliothèque, la gorge serrée. Elle avait toujours un moment de panique quand elle mettait la clé dans la serrure, le soir en rentrant. Même l’homme au duffle-coat n’arrivait plus à la dérider.

— Ça ne va pas ? Vous ne laissez plus rien tomber, lui avait-il dit, la veille.

Il l’avait invitée à prendre un café. Il était passionné d’histoire sacrée. Il lui avait longuement parlé des larmes saintes, des larmes profanes, des larmes d’extase, des larmes de joie, des larmes d’offrande… et toutes ces larmes avaient rempli le cœur de Joséphine qui s’était mise à pleurer.

— J’avais raison, ça ne va pas du tout… Vous voulez un autre café ?

Joséphine avait souri à travers ses larmes.

— Ce n’est pas très gai ce que vous racontez…, avait-elle reniflé en cherchant un Kleenex dans ses poches.

— Mais vous devez connaître ça. Le XIIe siècle est un siècle très religieux, très mystique. Les couvents pullulaient. Les prêcheurs parcouraient les campagnes en annonçant le châtiment éternel si on ne se lavait pas de tous ses péchés.

— C’est vrai, avait-elle soupiré, ravalant ses larmes car elle n’avait pas de Kleenex.

Il l’observait, attentif. Parfois elle se disait que c’était peut-être ce qu’il y avait de plus lourd dans son travail : le secret. Toute l’énergie qu’elle dépensait, toutes les idées qui lui venaient la nuit et l’empêchaient de dormir, toutes les histoires qu’elle inventait, elle ne pouvait pas les partager. Elle avait l’impression d’être une clandestine. Pire : une criminelle ; plus Iris parlait de leur « combine », plus elle se convainquait qu’elle avançait sur le chemin du crime. Tout cela va mal finir, supputait-elle quand elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. On va être démasquées, et je finirai comme madame Barthillet, ruinée et chassée de chez moi.

— Faut pas vous laisser impressionner comme ça par ce que je vous raconte, avait repris l’homme au duffle-coat. Vous êtes trop sensible…

C’est à ce moment-là qu’elle avait bredouillé « je ne connais même pas votre nom ». Il avait souri et avait dit : « Luca, italien d’origine, trente-six ans, toutes mes dents et un grand amour des livres. Je suis un moine de bibliothèque. » Elle lui avait souri, pitoyable, songeant qu’il ne lui disait pas tout, songeant aussi que trente-six ans, c’était un peu vieux pour faire le mannequin. Mais moi, je fais bien le nègre à quarante ans ! Elle n’osait pas lui parler des photos de mode. Elle ne savait pas pourquoi mais ça lui paraissait saugrenu qu’il puisse faire ce métier.

— Et votre famille, elle est en France ou en Italie ? s’était-elle enhardie.

Il fallait qu’elle sache s’il était marié.

— Je n’ai pas de famille, avait-il répliqué, sombre.

Elle n’avait pas insisté.

Shirley n’était pas là pour qu’elle lui raconte. Elle avait appelé trois fois de Londres. Elle devait rentrer lundi. « Je serai là lundi, promis, et je t’emmènerai faire la fête !

— C’est pas une fête qu’il me faudrait mais une cure de sommeil ! Je suis fatiguée, si fatiguée… »

L’émission avait commencé et Christine Barthillet se léchait les doigts en engouffrant une nouvelle fraise Tagada. On apercevait les lumières du château de Windsor, Charles et Camilla, sur le haut des marches, recevant amis et famille.

— Que c’est beau ! Comme ils sont mignons ! Vous avez vu comme ça brille, vous avez vu les bouquets, les musiciens, les décorations ! C’est beau, ça, un amour qui attend tout ce temps ! Trente-cinq ans, madame Joséphine, trente-cinq ans ! C’est pas tout le monde qui peut en dire autant.

Sûrement pas vous ! pensa Joséphine. Trente-cinq secondes sur le Net et vous êtes prête à vous installer avec le premier venu !

— Il s’appelle comment l’homme marié avec quatre enfants ? chuchota-t-elle à l’oreille de Christine Barthillet.

— Alberto… Il est portugais…

— Il ne divorcera jamais ! Les Portugais sont très croyants.

Pourquoi je lui dis ça, je m’en fiche totalement qu’il divorce ou pas.

— Je tiens pas à me marier. Je veux juste un logement et voir venir !

— Alors… bien sûr…

— Tout le monde n’est pas sentimental comme vous !

Après avoir pris un café, ils s’étaient dirigés naturellement vers l’arrêt d’autobus et, naturellement, elle était montée avec lui. Quand il était descendu, il lui avait dit au revoir et avait ajouté « à demain », en lui faisant un petit signe de la main. Elle avait pensé au chemin qu’il allait lui falloir faire pour revenir sur ses pas. Les filles à affronter, le dîner à préparer… Madame Barthillet ignorait la cuisine. Elle n’achetait que des soupes en poudre, des légumes en boîtes, des crevettes sous plastique ou des poissons rectangulaires. Elle s’étonnait quand Joséphine préparait le dîner et la regardait en posant du vernis rouge sur ses ongles. Zoé s’emparait du pinceau, Joséphine le lui ôtait des mains. « Mais pourquoi ? C’est joli ! – Non, pas à ton âge ! – Mais je suis grande ! – Non, c’est non ! – Vous avez tort, madame Joséphine, ça plaît aux garçons. – Zoé n’a pas l’âge de plaire aux garçons ! – C’est vous qui le dites, une petite fille, c’est coquet très tôt ! Moi, à son âge, j’avais déjà deux amoureux… – Maman, elle dit toujours que je suis trop petite » geignait Zoé en louchant sur les ongles rouges de madame Barthillet.

— Regardez, madame Joséphine, regardez ! C’est la reine et le prince Philip ! Qu’est-ce qu’il est beau ! Il a la poitrine musclée et bombée ! Un vrai prince de conte de fées !

— Un peu vieux, non ? lança Joséphine, agacée.

La reine Élisabeth avançait, vêtue d’une longue robe du soir turquoise, un sac noir pendant à son bras. Suivait le prince Philip, en queue-de-pie.

— Mais, mais…, hoqueta Joséphine. Juste derrière la reine, là, à trois pas d’elle, dans l’ombre, regardez, regardez !

Elle se dressait, l’index tendu vers l’écran, répétant « regardez, mais regardez », et, comme personne ne réagissait, elle se leva et alla poser le doigt sur l’écran, sur une jeune femme qui avançait tête baissée, en robe rose, pourvue d’une longue traîne, silhouette que l’on repérait aux boucles d’oreilles scintillantes comme gouttes au soleil.

— Vous avez vu ?

— Non, répondirent-ils en chœur.

— Là, je vous dis, là !

Joséphine martelait l’écran du doigt. « Là, cette femme aux cheveux tout courts ! » La jeune femme avançait en tenant sa traîne. Elle cherchait à l’évidence à rester dans l’ombre de la reine, mais la suivait de près.

— Ben oui… Elle a un sac noir, la reine. Et c’est pas joli avec sa robe turquoise.

— Non, pas la reine. Juste à côté ! Gary, hurla Joséphine en direction de la chambre de Gary. Gary, viens ici !

La jeune femme apparaissait maintenant à l’écran, à moitié cachée par la reine qui souriait derrière ses lunettes.

— Là ! Juste derrière la reine !

Gary entra dans le salon et demanda « qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous criez comme ça ? ».

— Ta mère ! Chez les Windsor ! À côté de la reine ! hurla Joséphine.

Gary s’ébouriffa les cheveux, vint se planter devant l’écran de télévision et marmonna « ah oui ! m’man… » avant de repartir dans sa chambre, en traînant les pieds.

— Mais qu’est-ce qu’elle fait là-bas ? cria Joséphine en direction de la chambre de Gary. Vous faites partie de la famille royale ?

Il n’y eut pas de réponse.

— Madame Shirley ! éructa Christine Barthillet, suspendant l’absorption d’une fraise Tagada. C’est vrai, ça, qu’est-ce qu’elle fout là-bas ?

— J’aimerais bien le savoir…, dit Joséphine en suivant la longue silhouette rose qui se fondait maintenant dans la foule des invités.

— Alors ça ! gloussa Christine Barthillet. C’est fort comme le roquefort.

— Ou la moutarde anglaise, émit finement Zoé.

— Va falloir qu’elle m’explique, murmura Joséphine.

Elle repéra Shirley dans la foule des invités, l’aperçut une nouvelle fois dans le sillage de la reine et resta stupéfaite. Se pouvait-il vraiment que Shirley soit apparentée à la famille royale ? Mais alors que faisait-elle dans une banlieue parisienne à donner des cours de musique, des cours d’anglais, à cuire des gâteaux ?

Joséphine passa la soirée à s’interroger pendant que Christine Barthillet, Max et Zoé finissaient les chips, le Coca, les fraises Tagada en bavant devant la beauté du spectacle et le défilé des princes et des princesses. Oh ! William, il a grossi ! Il paraît qu’il a une fiancée et que Charles va l’inviter à dîner ! Et Harry ! qu’il est mignon ! Ça lui fait quel âge maintenant ? C’est un cœur à prendre et il a l’air plus rigolo que William…

Le lundi, Shirley ne revint pas. Ni le mardi, ni le mercredi, ni le jeudi. Gary venait prendre ses repas chez Joséphine. Quand les filles le pressaient de questions, il répondait : « Vous avez mal vu, vous vous êtes trompées ! – Mais enfin, Gary, tu l’as vue toi aussi ! – J’ai vu une femme qui lui ressemblait, c’est tout ! Y en a plein de blondes avec des cheveux courts ! Qu’est-ce qu’elle irait foutre là-bas ? – C’est vrai, ça, madame Joséphine, vous travaillez trop ! Ça vous monte à la tête. – Mais vous l’avez tous vue ! J’ai pas rêvé. – Gary a raison… On a vu quelqu’un qui lui ressemblait mais si ça se trouve, c’était pas elle ! »

Joséphine n’en démordait pas : c’était Shirley, en robe longue rose, dans l’ombre de la reine. Elle ressentit une colère terrible contre Shirley. Je lui dis tout, elle me tire les vers du nez et elle, elle se tait ! Je n’ai même pas le droit de lui poser des questions. Elle avait l’impression d’être dupée. Que tout le monde la dupait. Tout se mélangeait dans sa tête : Iris, Antoine, madame Barthillet et ses amants sur le Net, Shirley chez les Windsor, le mépris d’Hortense, Zoé qui se dévergondait… Ils la prenaient tous pour une pomme ! Et d’ailleurs, c’est exactement ce qu’elle était.

La colère lui donna des ailes. Elle mit fin aux jours du gentil troubadour qui rendit l’âme, empoisonné, après avoir eu la joie immense d’assister à la naissance de son fils. Florine n’avait plus besoin de se battre pour exister : elle avait un fils légitime, héritier du domaine, Thibaut le Jeune. Jo en profita pour faire mourir la belle-mère qui commençait à lui taper sur les nerfs avec ses jérémiades perpétuelles. Puis elle fit surgir le troisième mari, Baudouin, un chevalier, doux et fort pieux. Baudouin a belle figure, il rêve de cultiver ses terres, d’aller à la messe et de faire pénitence. Très vite, par ses mièvreries, il énerva Joséphine et succomba, victime de son courroux. Comment vais-je le faire périr, celui-là ? Il est jeune, en bonne santé, il ne boit pas, il ne ripaille pas, il pratique le coït avec componction… Elle repensa au bal de Charles et Camilla, à la silhouette furtive de Shirley, à une filiation possible avec les Windsor et sa colère s’abattit sur Baudouin le doux.

Baudouin et Florine sont invités à un grand bal donné par le roi de France, qui chasse sur des terres voisines de Castelnau. Le roi, dans la foule d’invités aux tenues chatoyantes, aperçoit Baudouin. Il blêmit et lâche son sceptre qui roule sous le trône. Puis, d’un signe de sa main gantée, il convie les jeunes mariés à prendre place auprès de lui pour boire une coupe de vin. Baudouin rougit, dépose son épée aux pieds du souverain. Florine s’inquiète : elle redoute une nouvelle promotion. Va-t-elle encore connaître une bonne fortune qui l’éloignera du sixième échelon où elle patine depuis quelque temps ? Que nenni ! À la fin de la soirée, alors que le jeune couple, étonné par tant d’honneurs, regagne l’appartement que le roi a fait mettre à sa disposition, Baudouin est égorgé au détour d’un couloir sous les yeux de sa jeune femme, horrifiée. Trois soudards s’élancent, le maîtrisent, lui tranchent la gorge. Le sang coule à flots. Florine défaille et s’écroule sur le corps sans vie de son époux. On apprendra plus tard qu’il était un fils bâtard du roi de France et pouvait prétendre à la Couronne. De peur qu’il ne se pose en héritier, le roi a préféré le faire assassiner. Pour consoler la jeune veuve, il la couvre d’or, d’hermines, de pierres précieuses, la renvoie au château de Castelnau, escortée de quatre chevaliers chargés de la surveiller. Florine, veuve une nouvelle fois, supplie le Ciel d’éloigner d’elle son courroux afin qu’elle gravisse tranquillement les derniers échelons.

Et de trois ! soupira Joséphine, devenue sanguinaire. Ah ! grinça-t-elle en comptant le nombre de pages écrites en quelques jours, la colère est bonne muse et noircit la page blanche de milliers de signes.

— Ça a l’air d’aller mieux, constata Luca, à la cafétéria de la bibliothèque.

— Je suis en colère et ça me donne des ailes !

Il la dévisagea. Quelque chose de rebelle et d’ardent s’était posé sur son visage et lui donnait un air d’adolescente en guerre.

— Vous avez un air… un air d’espiègle rouerie !

— C’est vrai que ça fait du bien de se lâcher un peu. Je suis toujours si convenable ! Bonne amie, bonne sœur, bonne mère…

— Vous avez des enfants ?

— Deux filles… Mais pas de mari ! Je n’ai pas dû être une bonne épouse. Il est parti avec une autre.

Elle rit, bêtement, et rougit. Elle venait de laisser échapper une confidence.

Ils avaient pris l’habitude de se retrouver à la cafétéria. Il lui parlait de son manuscrit. Je veux écrire une histoire des larmes pour mes contemporains qui confondent sensibilité et sensiblerie, qui pleurent pour s’exhiber, pour se vendre, pour se faire l’âme belle, pour vivre des émotions qu’ils ne ressentent pas. Je veux rendre aux larmes leur noblesse telle que l’a comprise jadis Jules Michelet ; vous savez ce qu’il écrivait ? « Le mystère du Moyen Âge, le secret de ses larmes intarissables et son génie profond. Larmes précieuses, elles ont coulé en limpides légendes, en merveilleux poèmes, et, s’amoncelant vers le ciel, elles se sont cristallisées en gigantesques cathédrales qui voulaient monter au Seigneur ! » Il citait, les yeux fermés, et le miel coulait de ses lèvres. Il citait Michelet, Roland Barthes et les Pères du Désert en croisant les doigts comme s’il disait une prière.

Un après-midi, il se tourna vers elle et demanda :

— Ça vous dirait d’aller au cinéma samedi soir ? On donne un vieux film de Kazan qui ne passe jamais en France, Le Fleuve sauvage, dans un cinéma rue des Écoles. Je me disais…

— D’accord, dit Joséphine. Tout à fait d’accord.

Il la regarda, étonné par son enthousiasme.

Elle venait de comprendre quelque chose de très important : quand on écrit, il faut ouvrir toutes grandes les portes à la vie afin qu’elle s’engouffre dans les mots et alimente l’imaginaire.


Le samedi soir, Luca et Joséphine allèrent au cinéma. Ils s’étaient donné rendez-vous devant le cinéma. Joséphine arriva en avance. Elle désirait avoir le temps de reprendre une contenance avant que Luca ne paraisse. Elle ne pouvait s’empêcher de rougir quand il la regardait et si, d’aventure, leurs mains se frôlaient, son cœur semblait vouloir sortir de sa poitrine. Il la troublait physiquement et cela la perturbait beaucoup. Jusqu’à présent son expérience sexuelle avait été assez fade. Antoine s’était montré doux et empressé, mais il ne faisait pas monter en elle la vague de chaleur qu’un seul regard de Luca provoquait. Ça la tourmentait. Elle voulait que rien ne la détourne de l’écriture du livre, mais en même temps, elle ne pouvait résister à l’envie d’être près de lui dans une salle obscure. Et s’il passait son bras autour de mes épaules ? Et s’il m’embrassait ? Ne pas m’abandonner trop vite, garder la tête froide. Il me reste encore un bon mois de travail acharné et je ne dois pas traîner en route. Ni m’égarer dans une amourette. Florine a besoin de moi.

Joséphine était étonnée de la facilité avec laquelle elle écrivait. Du plaisir qu’elle prenait à échafauder ses histoires. De la place que prenait le livre dans sa vie. Elle était tout le temps, en pensée, avec ses personnages et avait beaucoup de mal à s’intéresser à la vie réelle. Elle faisait de la figuration, disait oui, disait non, mais aurait été incapable de répéter ce qu’on venait de lui dire ou de lui demander. Elle regardait évoluer les filles, Max et madame Barthillet d’un œil distrait pendant qu’elle refaisait une phrase ou décidait d’une nouvelle péripétie. D’ailleurs, en acceptant l’invitation de Luca, ne s’était-elle pas dit qu’elle allait pouvoir utiliser son propre trouble pour traduire l’émoi amoureux de Florine, aspect qu’elle avait quelque peu négligé jusqu’ici ? Florine était une maîtresse femme, une perpulchra dévote et courageuse, mais elle n’en était pas moins femme. Il va bien falloir qu’elle tombe amoureuse d’un de ses cinq maris, songeait Jo en faisant les cent pas devant le cinéma, vraiment amoureuse, amoureuse à en perdre la tête, à en perdre le souffle… Elle ne peut pas se contenter de l’échelle de saint Benoît et de son Divin Époux. La tentation charnelle doit lui mordre les entrailles. Et comment est-on quand on est amoureuse à en perdre la tête ? Elle pouvait le deviner en se regardant agir avec Luca.

Elle sortit un petit carnet pour noter son idée. Elle ne se déplaçait plus sans son carnet ni son stylo.

Elle venait de refermer son carnet lorsque, relevant la tête, elle aperçut Luca, penché sur elle. Il la regardait avec l’assurance nonchalante, le détachement affectueux qui caractérisait leur relation. Elle fit un bond, son sac se renversa et ils s’accroupirent pour en ramasser le contenu.

— Ah ! Je vous retrouve comme je vous ai connue, dit-il malicieusement.

— J’étais repartie dans mon livre…

— Vous écrivez un livre ? Vous me l’aviez caché !

— Euh… Non… je veux dire ma thèse et je…

— Ne vous excusez pas. Vous êtes une bosseuse. Y a pas de honte à ça.

Ils se placèrent dans la file pour acheter les billets. Au moment de payer, Joséphine ouvrit son porte-monnaie, mais Luca lui fit signe qu’elle était son invitée. Elle rougit et détourna la tête.

— Vous préférez vous mettre au fond, au milieu ou devant ?

— Ça m’est complètement égal…

— Alors un peu devant ? J’aime bien en avoir plein les yeux…

Il enleva son duffle-coat et le posa sur le siège vide à côté de Joséphine. Elle fut émue en voyant le vêtement replié près d’elle, eut envie de le toucher, de respirer l’odeur, la chaleur de Luca, d’enfoncer ses mains dans les manches abandonnées et pendantes.

— Vous allez voir, c’est une histoire d’eau…

— De larmes ?

— Non, un barrage… Vous avez le droit de pleurer, si vous êtes sincère. Pas des larmes de crocodile, de vraies larmes d’émotion !

Il lui sourit de ce sourire qui semblait sortir d’une solitude immense. Il lui sembla que si elle pouvait le voir lui sourire ne serait-ce que quelques minutes chaque jour, elle serait la plus heureuse des femmes. Tout chez cet homme était unique et rare. Rien n’était mécanique ni joué. Elle n’avait toujours pas osé lui parler de son activité de mannequin. Elle remettait toujours à plus tard.

Les lumières de la salle s’éteignirent et le film commença. Tout de suite, il y eut de l’eau, une eau jaune, une eau puissante, une eau boueuse qui lui fit penser aux étangs des crocodiles. Des lianes qui pendaient, des arbustes desséchés par le soleil et Antoine surgit devant elle. Sans qu’elle l’ait invité. Elle croyait entendre sa voix, elle revoyait son dos voûté quand il s’était assis dans sa cuisine, sa main qui était venue prendre la sienne, son invitation à venir dîner avec les filles. Elle cligna des yeux pour le faire disparaître.

Le film était si beau que Joséphine fut bientôt transportée sur l’île avec les fermiers. Emportée par la beauté blessée de Montgomery Clift, ses yeux remplis d’une résolution douce et sauvage. Quand les fermiers lui cassèrent la figure, elle étreignit le bras de Luca qui lui tapota la tête… « Il va s’en sortir, il va s’en sortir », murmura-t-il dans le noir… elle oublia tout pour ne retenir que cet instant-là, sa main sur sa tête, son ton rassurant. Elle attendit, suspendue dans l’obscurité à cette main, attendant qu’il l’attire vers elle, passe son bras autour de ses épaules, mêle son souffle au sien. Attendit, attendit… Il avait remis sa main le long de son corps. Elle replaça sa tête, droite, et les larmes lui montèrent aux yeux. Être si près de lui et ne pas pouvoir se laisser aller. Son coude touchait son coude, leurs épaules s’effleuraient, mais il semblait réfugié sur la muraille de Chine.

Je peux pleurer, il croira que c’est l’eau du film. Il ne saura pas que c’est à cause de ce tout petit moment de suspension, ces quelques secondes où j’ai attendu qu’il m’attire à lui, qu’il m’embrasse peut-être, ce tout petit moment gorgé d’attente qui s’est rompu, me signifiant que j’étais juste une bonne copine, une médiéviste avec qui parler des larmes, du Moyen Âge, du sacré et des chevaliers.

Elle pleura. Elle pleura de tristesse de ne pas être une femme qu’on attire à soi dans le noir. Elle pleura de déception. Elle pleura de fatigue. Elle pleura en silence, elle pleura toute droite sans que son corps tremble. Elle s’étonna de pleurer si dignement, attrapant du bout de la langue l’eau qui coulait sur ses joues, la goûtant comme un grand cru salé, comme l’eau qui coulait sur l’écran, qui allait emporter la maison des fermiers, qui emportait l’ancienne Joséphine, celle qui n’aurait jamais imaginé pleurer à côté d’un autre garçon qu’Antoine dans le noir d’un cinéma. Elle lui disait adieu ; elle pleurait de lui dire adieu. Cette Joséphine sage, raisonnable, douce, qui s’était mariée en blanc, avait élevé ses deux enfants, tâchait de faire de son mieux, toujours juste, toujours raisonnable. Elle s’effaçait devant la nouvelle. Celle qui écrivait un livre, allait au cinéma avec un garçon et attendait qu’il l’embrasse ! Elle ne savait plus si elle devait rire ou pleurer.

Ils marchèrent dans les rues de Paris. Elle regardait les vieux immeubles, les portes cochères majestueuses, les arbres centenaires, les lumières des cafés, les gens qui entraient et sortaient, l’énergie des gens qui se bousculaient, s’apostrophaient, riaient. Les nerfs de la vie nocturne. Antoine revenait en surimpression. Ils avaient si longtemps rêvé de venir vivre à Paris ; leurs rêves semblaient reculer toujours et toujours, comme un leurre. Il y avait dans tous ces gens qu’elle croisait une envie de vivre, de faire la fête, de tomber amoureux qui la poussait à entrer dans la danse. Elle, la nouvelle Joséphine. Aurait-elle assez d’énergie pour tendre la main ou se contenterait-elle de rester là, au bord de la danse, comme une enfant qui a peur de rentrer dans la mer ? Elle leva le visage vers Luca. Il semblait à nouveau une tour solitaire et sauvage qui avançait, murée dans son silence.

À combien de vies a-t-on droit lors de notre passage sur terre ? On dit que les chats ont sept vies… Florine a cinq maris. Pourquoi n’aurais-je pas droit à un deuxième amour ? Ai-je assez expliqué comment marchait le commerce à cette époque ? J’ai oublié de parler des finances. On payait en monnaie ou en nature : blé, avoine, vin, chapons, poules, œufs. Chaque ville d’importance frappait sa monnaie, certaines monnaies avaient plus de valeur que d’autres. C’était selon la ville.

Elle sentit Luca l’attraper par le bras.

— Oh ! sursauta-t-elle comme s’il la réveillait.

— Si je ne vous avais pas arrêtée, vous passiez sous la voiture. Vous êtes vraiment très distraite… J’ai l’impression de marcher à côté d’un fantôme !

— Je suis désolée… Je pensais au film.

— Vous me le ferez lire votre livre quand vous l’aurez fini ?

Elle bafouilla « mais je ne, mais je ne… », il sourit, ajouta : « C’est un mystère c’est toujours un mystère l’écriture d’un livre, vous avez bien raison de ne pas en parler, on peut le défigurer en le livrant quand il n’est pas fini, et puis il change tout le temps, on croit écrire une histoire et on en écrit une autre, personne ne peut savoir tant que la dernière phrase n’a pas été posée. Je sais tout ça et je le respecte. Surtout ne me répondez pas ! »

Il la raccompagna jusqu’à sa porte. Jeta un regard sur l’immeuble, lui dit « on recommencera, n’est-ce pas ? ». Il lui tendit la main, la serra doucement, longuement ? comme s’il trouvait impoli de la lâcher trop vite.

— Alors bonsoir…

— Bonsoir et merci mille fois. Le film était très beau, vraiment…

Il partit d’un pas vif en homme content d’avoir échappé au piège de l’au revoir devant la porte de l’immeuble. Elle le regarda s’éloigner. Une sensation affreuse de vide grandit en elle. Elle savait maintenant ce que signifiait « être seule ». Pas « être seule » pour payer des factures ou élever des enfants, mais « être seule » parce qu’un homme dont on avait espéré qu’il vous prenne dans ses bras s’éloignait en vous tournant le dos. Je préfère la solitude avec les factures, soupira-t-elle en appuyant sur le bouton de l’ascenseur, au moins on sait où on en est.

Les lumières du salon étaient allumées. Les filles, Max et Christine Barthillet, autour de l’ordinateur, poussaient des cris, s’esclaffaient, criaient « et celle-ci ! et celle-là ! » en montrant du doigt l’écran.

— Vous n’êtes pas couchés ? Il est une heure du matin !

Ils relevèrent à peine la tête, subjugués par ce qu’ils voyaient à l’écran.

— Viens voir, m’man, cria Zoé en faisant signe à Joséphine de s’approcher.

Elle n’était pas sûre de vouloir participer à l’excitation générale. Elle était encore pénétrée de la douceur triste de sa soirée. Elle défit la ceinture de son imperméable, se laissa tomber dans le canapé et enleva ses chaussures.

— Que se passe-t-il exactement ? Vous avez l’air au bord de l’explosion !

— Enfin, m’man, viens voir. On peut pas te dire, il faut que tu regardes avec tes yeux à toi, déclara Zoé avec le plus grand sérieux.

Joséphine se rapprocha de l’ordinateur posé sur la table.

— T’es prête ? demanda Zoé.

Joséphine acquiesça. Le doigt de Christine Barthillet cliqua sur l’écran.

— Vous feriez mieux de prendre une chaise, madame Joséphine, vous allez être drôlement secouée…

— C’est pas des photos porno ? demanda Jo, doutant du discernement de Christine Barthillet.

— Mais non, maman ! dit Hortense. C’est bien plus intéressant.

Madame Barthillet alla cliquer sur une icône et des photos de petits garçons apparurent à l’écran.

— J’avais dit pas de pornographie mais aussi pas de pédophilie, gronda Joséphine. Et je ne plaisante pas !

— Attendez, dit Max. R’gardez-y de plus près !

Joséphine se pencha sur l’écran. Il y avait bien deux garçons, tout blonds, et un autre, bien plus jeune, aux cheveux brun foncé. Ils jouaient dans un parc, dans une piscine, ils étaient aux sports d’hiver, ils faisaient du cheval, ils découpaient un gâteau d’anniversaire, ils étaient en pyjama, ils mangeaient des glaces…

— Et alors ? demanda Joséphine.

— Tu ne les reconnais pas ? pouffa Zoé.

Joséphine regarda de plus près.

— C’est William et Harry…

— Oui, et le troisième ?

Joséphine se concentra et reconnut le troisième enfant. Gary ! Gary en vacances avec les petits princes, Gary tenant la main de Diana, Gary sur un poney tenu en longe par le prince Charles, Gary jouant au foot dans un grand parc…

— Gary ? murmura Joséphine.

— En personne ! clama Zoé. Tu te rends compte : Gary est royal !

— Gary ? répéta Jo. Vous êtes sûrs que ce n’est pas un montage ?

— On les a trouvées en surfant dans des photos de famille mises sur le Net par un valet peu attentionné…

— C’est le moins qu’on puisse dire ! dit Joséphine.

— Ça troue le cul, pas vrai ? fit remarquer madame Barthillet.

Joséphine regardait l’écran, cliquait sur une photo puis sur une autre.

— Et Shirley ? Il n’y a pas de photo de Shirley ?

— Non, répliqua Hortense. En revanche, elle est rentrée. Elle est arrivée tout à l’heure quand tu étais au cinéma… C’était bien, le cinéma ?

Joséphine ne répondit pas.

— C’était bien le cinéma avec Luca ?

— Hortense !

— Il a téléphoné, tu venais de partir. Pour dire qu’il serait un peu en retard. Pauvre maman, tu étais en avance ! Il ne faut jamais être en avance. Je parie qu’il ne t’a même pas embrassée. On n’embrasse pas les femmes qui sont à l’heure !

Elle mit la main devant sa bouche pour arrêter un bâillement et signaler son ennui devant le peu de savoir-faire de sa mère.

— Et on ne se fait pas belle de manière évidente ! On la joue subtile. On se maquille sans se maquiller ! On s’habille sans s’habiller ! Ce sont des choses qu’on sait ou pas, et toi, apparemment, t’es pas douée pour ça.

En l’humiliant devant madame Barthillet, Hortense savait que Joséphine ne pourrait pas réagir violemment. Elle serait obligée de se retenir. Ce qu’elle fit. Joséphine serra les dents, cherchant une contenance.

— Il a un beau nom… Luca Giambelli ! Est-il aussi beau que son nom ?

Elle bâilla et, relevant ses cheveux comme un lourd rideau, elle ajouta :

— Je ne sais pas pourquoi je te pose cette question. Comme si ça m’intéressait ! Ce doit être un de ces rats de bibliothèque que tu aimes tellement… Il a des pellicules et les dents jaunes ?

Elle avait éclaté de rire en prenant à parti du regard Christine Barthillet, qui tentait de rester à l’écart, un peu gênée.

— Hortense, tu vas filer te coucher, cria Joséphine, perdant son calme. Et vous aussi, d’ailleurs ! J’ai sommeil. Il est tard.

Ils se retirèrent du salon. Joséphine ouvrit le canapé-lit d’un geste si brutal qu’elle se retourna un ongle. Elle se laissa tomber sur le lit ouvert.

Cette soirée a été un échec. Je manque tellement d’assurance que je n’impressionne personne. Ni en bien ni en mal. Je suis la femme invisible. Il m’a traitée comme une bonne copine, il ne lui est pas venu à l’esprit que je pouvais être autre chose. Hortense l’a senti tout de suite, dès que je suis entrée dans la pièce. Elle a reniflé mon odeur de perdante.

Elle se mit en boule sur le canapé, et fixa un fil rouge sur la moquette.


Le lendemain matin, après le départ de Max et des filles pour une brocante dans les rues voisines, Joséphine rangea la cuisine et fit une liste de ce qui manquait : beurre, confiture, pain, œufs, jambon, fromage, salade, pommes, fraises, un poulet, tomates, haricots verts, pommes de terre, chou-fleur, artichauts… C’était jour de marché. Elle était en train de griffonner lorsque Christine Barthillet arriva en traînant les pieds.

— J’ai une de ces gueules de bois, marmonna-t-elle en se tenant la tête. On a trop bu, hier soir.

Elle tenait sa radio et cherchait sa station préférée en la portant à son oreille. Elle n’est pas sourde, pourtant, se dit Jo.

— Quand vous dites « on », j’espère que vous n’incluez pas mes filles.

— Vous êtes drôle, madame Joséphine.

— Vous ne pouvez pas m’appeler Joséphine tout court ?

— C’est que vous m’intimidez. On n’est pas du même monde.

— Essayez !

— Non, j’y ai déjà pensé, j’y arriverai pas…

Joséphine poussa un soupir.

— Madame Joséphine, ça fait tenancière de bordel.

— Qu’est-ce que vous savez des putes et des bordels, vous ?

Joséphine eut un soupçon et fixa madame Barthillet. Elle avait posé sa radio sur la table et écoutait une musique sud-américaine, en remuant les épaules.

— Parce que vous, vous les connaissez ?

Christine Barthillet ramena les pans de son peignoir sur sa poitrine avec la solennité de l’accusée qui se drape dans sa dignité.

— De temps en temps, pour mettre du beurre dans les épinards.

Joséphine déglutit et dit :

— Alors ça…

— Je suis pas la seule, vous savez…

— Je comprends mieux l’histoire d’Alberto…

— Oh ! Il est gentil. Aujourd’hui, c’est notre premier rendez-vous. On se retrouve à la Défense, le temps d’un café. Va falloir que je m’habille bien ! Hortense a promis de m’aider…

— Vous en avez de la chance ! Hortense s’intéresse à très peu de gens.

— Au début, c’est sûr, elle m’aimait pas ; maintenant, elle me supporte. Je sais comment y faire : votre fille, faut la flatter, lui caresser le col, lui dire qu’elle est belle, intelligente et…

Joséphine s’apprêtait à répondre quand le téléphone sonna. C’était Shirley. Elle invitait Joséphine à venir chez elle.

— Tu comprends… avec madame Barthillet dans les pieds, on ne peut pas parler tranquillement, on sera mieux chez moi.

Joséphine accepta. Elle remit la liste des courses à Christine Barthillet, lui donna de l’argent et la pressa de s’habiller et de sortir. Madame Barthillet marmonna que c’était dimanche matin, qu’avec Joséphine on ne pouvait jamais se laisser aller, qu’elle était toujours pressée. Joséphine lui cloua le bec en lui assurant que le marché fermait à midi et demi.

— Même pas vrai ! bougonna Christine Barthillet en contemplant la liste.

— Et n’échangez pas les fruits et les légumes contre des sucreries ! rugit Joséphine en sortant. C’est mauvais pour les dents, pour le teint et pour le derrière.

— Je m’en fiche, moi, je mange ma pomme de terre tous les soirs.

Elle haussa les épaules et se remit à lire la liste des courses comme si elle déchiffrait un mode d’emploi. Joséphine la regarda, voulut dire quelque chose et se reprit.

Quand Shirley lui ouvrit la porte, elle parlait au téléphone. En anglais. En colère. Elle disait « no, no, nevermore ! I’m through with you… ». Joséphine lui fit signe qu’elle reviendrait plus tard, mais Shirley, après un dernier lâcher de jurons, raccrocha.

Devant la mine défaite de Shirley, ses cernes sous les yeux, la colère qui l’avait habitée toute la semaine tomba.

— Ça me fait plaisir de te voir. Ça s’est bien passé avec Gary ?

— C’est un amour, ton fils… Gentil, beau, intelligent ! Il a tout pour plaire.

— Merci beaucoup. Je te fais un thé ?

Joséphine opina et considéra Shirley comme si elle ne l’avait jamais vue. Comme si l’avoir aperçue aux côtés d’une reine en faisait une parfaite étrangère.

— Jo… Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?

— Je t’ai vue à la télé… l’autre soir. À côté de la reine d’Angleterre. Avec Charles et Camilla. Et ne me dis pas que ce n’était pas toi parce que alors…

Elle chercha ses mots, brassa l’air de ses mains comme si elle étouffait. Ce qu’elle voulait dire était clair mais elle ne savait comment le formuler. Si tu me dis que ce n’était pas toi, alors que je t’ai parfaitement reconnue, je saurai que tu mens et je ne le supporterai pas. Tu es ma seule amie, la seule personne à laquelle je me confie, je ne voudrais pas mettre cette amitié, cette confiance en doute. Alors dis-moi que je n’ai pas rêvé. Ne me mens pas, s’il te plaît, ne me mens pas.

— C’était bien moi, Joséphine. C’est pour ça que je suis partie à la dernière minute. Je ne voulais pas y aller et…

— Tu as été obligée de te rendre à un bal avec la reine d’Angleterre ? articula Joséphine, stupéfaite.

— Obligée…

— Tu connais Charles, Camilla, William, Harry et toute la famille ?

Shirley approuva d’un signe de la tête.

— Et Diana ?

— Je l’ai très bien connue. Gary a grandi avec eux, avec elle…

— Mais Shirley… Il faut que tu m’expliques !

— Je ne peux pas, Jo.

— Comment ça ?

— Je ne peux pas.

— Même si je te promets de n’en parler à personne ?

— Pour ta sécurité, Jo. La tienne et celle de tes filles. Tu ne dois pas savoir.

— Je ne te crois pas.

— Et pourtant…

Shirley la regardait avec tendresse et une grande tristesse.

— On se connaît depuis des années, on se parle de tout, je t’ai livré mon seul secret, tu lis en moi à livre ouvert et la seule chose que tu trouves à me dire c’est que tu ne peux rien me dire sous peine que je sois…

Joséphine suffoquait de colère.

— Je t’ai détestée toute la semaine, Shirley ! Toute la semaine j’ai eu l’impression que tu m’avais volé quelque chose, que tu m’avais trahie et tu ne veux rien me dire. Mais l’amitié, ça marche dans les deux sens !

— C’est pour te protéger. Quand on ne sait pas, on ne parle pas…

Joséphine éclata d’un rire désabusé.

— Comme si j’allais être torturée à cause de toi.

— Ça peut être dangereux. Comme ça l’est pour moi ! Mais moi, je suis obligée de vivre avec, pas toi…

Shirley parlait d’une voix égale. Elle faisait un constat. Joséphine ne décelait aucune emphase, aucun trucage dans sa voix. Elle énonçait un fait, un fait terrifiant, sans que l’émotion trouble sa voix. Joséphine fut frappée par sa sincérité et eut un mouvement de recul.

— À ce point-là ?

Shirley vint s’asseoir à côté de Jo. Elle lui passa le bras autour des épaules et, dans un chuchotement, se confia à elle.

— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi j’étais venue m’installer ici ? Dans cette banlieue ? Dans cet immeuble ? Toute seule, sans famille en France, sans mari, sans amis, sans vrai métier ?

Joséphine fit non de la tête.

— C’est pour ça que je t’aime, Joséphine.

— Parce que je suis stupide ? Que je vois pas plus loin que le bout de mon nez ?

— Parce que tu ne vois le mal nulle part ! Je suis venue me réfugier ici. Dans un endroit où j’étais sûre de ne pas être reconnue, recherchée, traquée. Là-bas, je vivais, j’avais une grande et belle vie jusqu’à ce que… cette chose arrive. Ici, je fais des petits métiers, je survis…

— En attendant quoi ?

— En attendant je ne sais quoi. En attendant que ça s’arrange là-bas, dans mon pays à moi… Que je puisse y retourner et reprendre une vie normale. J’ai tout oublié en m’installant ici. J’ai changé de personnalité, j’ai changé de nom, j’ai changé de vie. Je peux élever Gary sans trembler de peur quand il rentre en retard de l’école, je peux sortir sans regarder si je suis suivie, je peux dormir sans avoir peur qu’on fracture ma porte…

— C’est pour ça que tu as coupé tes cheveux tout court ? Que tu marches comme un garçon ? Que tu te bats comme un homme ?

Shirley hocha la tête.

— J’ai tout appris. J’ai appris à me battre, j’ai appris à me protéger, j’ai appris à vivre toute seule…

— Gary sait ?

— Je lui ai dit. J’ai été obligée. Il avait compris beaucoup de choses et je devais le rassurer. Lui dire qu’il ne se trompait pas. Ça l’a fait beaucoup mûrir, beaucoup grandir… Il a tenu le coup. Parfois, j’ai l’impression qu’il me protège !

Shirley resserra son bras autour de Joséphine.

— Au milieu de tout ce malheur, j’ai trouvé une sorte de bonheur, ici. Un bonheur tranquille, sans chichis ni tremblements. Sans homme…

Un frisson la parcourut. Elle aurait voulu dire sans « cet » homme. Elle l’avait revu. C’est à cause de lui qu’elle avait prolongé son séjour à Londres. Il avait téléphoné, avait donné le numéro de sa chambre au Park Lane Hotel et avait dit « je t’attends, chambre 616 ». Il avait raccroché sans attendre sa réponse. Elle avait regardé le téléphone en se disant je n’irai pas, je n’irai pas, je n’irai pas. Elle avait couru jusqu’au Park Lane Hotel, à l’angle de Piccadilly et de Green Park. Juste derrière Buckingham Palace. Le grand hall beige et rose aux lustres en forme de grappes vénitiennes. Les canapés où des hommes d’affaires prenaient le thé en parlant à voix feutrée. Les énormes bouquets de fleurs. Le bar. L’ascenseur. Le long couloir aux murs beiges, à la moquette épaisse, aux appliques ornées de petits abat-jour juponnés. La chambre 616… Le décor défilait comme dans un film. Il lui donnait toujours rendez-vous dans des hôtels au bord des parcs. « Tu laisses le petit dans l’herbe et tu montes me retrouver. Il observera les amoureux et les écureuils gris, ça lui apprendra la vie. » Un jour, elle l’avait attendu toute la journée. Dans Hyde Park. Gary était petit. Il courait après les écureuils. Je les aime de loin, mummy, de près on dirait des rats. Moi, c’est le contraire, avait-elle pensé, je l’aime de près, de loin je le prends pour ce qu’il est : un rat. Ce jour-là, il n’était pas venu. Ils étaient allés chez Fortnum and Mason. Ils avaient mangé des glaces et des gâteaux. Elle avait bu du thé fumé en fermant les yeux. Gary se tenait droit dans son fauteuil et goûtait les gâteaux en connaisseur du bout de sa fourchette. « Il a le maintien d’un prince », avait dit la serveuse. Shirley avait blêmi. « C’était bien cet après-midi dans le parc, avait enchaîné Gary en lui prenant la main, Green Park, c’est mon préféré. » Il connaissait tous les parcs de Londres.

Une autre fois, alors qu’elle était montée dans la chambre d’hôtel, Gary était allé parler avec les orateurs de Marble Arch. Il devait avoir onze ans. Il disait « prends tout ton temps, mummy, ne t’en fais pas pour moi, je m’entraîne à parler anglais, je ne veux pas oublier ma langue natale ». Il avait disserté sur l’existence de Dieu avec un individu taciturne qui, perché sur son escabeau, attendait qu’on vienne lui parler. Il avait demandé à Gary : si Dieu existe, pourquoi a-t-il plongé l’homme dans la souffrance. « Et tu as répondu quoi ? » avait demandé Shirley en relevant le col de sa veste pour cacher la trace d’un suçon. Je lui ai parlé du film La Nuit du chasseur, le bien et le mal, l’homme doit faire un choix et comment peut-il choisir s’il ne connaît pas la souffrance et le mal… – Tu lui as dit ça ? avait répondu Shirley, émerveillée.

Parle-moi, mon chéri, parle-moi encore que j’oublie cette chambre et cet homme, que j’oublie le dégoût de moi quand je sors des bras de cet homme, avait-elle supplié en silence. Il attendait dans la chambre. Allongé sur le lit avec ses chaussures. Il lisait le journal. Il l’avait regardée sans rien dire. Avait posé le journal. Posé sa main sur sa hanche, avait relevé sa jupe et…

C’était toujours pareil. Cette fois-ci, elle avait été libre de rester sa prisonnière : Gary n’attendait pas dans le parc. Elle n’avait plus vu passer les heures. Ni les jours. Les plateaux s’entassaient au pied du lit. Les femmes de chambre se faisaient renvoyer quand elles frappaient à la porte.

Plus jamais, plus jamais. Il fallait que ça s’arrête !

Il lui fallait rester loin de lui. Il la retrouvait toujours. Il ne venait jamais en France, il était recherché et avait peur de passer les frontières. En France, elle était protégée. Là-bas, elle était à sa merci. Par sa faute. Elle ne parvenait pas à lui résister. Elle avait honte quand elle retrouvait son fils. Il l’attendait, confiant, devant l’hôtel. Quand il pleuvait, il s’abritait à l’intérieur et attendait. Ils rentraient tous les deux à pied en traversant le parc. « Tu crois en Dieu ? » avait demandé Gary, un jour, après avoir passé l’après-midi à parler avec un nouvel orateur de Hyde Park. Il y avait pris goût. « Je ne sais pas, avait répondu Shirley, j’aimerais tellement y croire… »

— Tu crois en Dieu ? demanda Shirley à Joséphine.

— Ben, oui…, répondit Joséphine, étonnée par la question de Shirley. Je Lui parle, le soir. Je vais sur mon balcon, je regarde les étoiles et je Lui parle. Ça m’aide beaucoup…

Poor you !

— Je sais. Quand je dis ça, les gens me prennent pour une demeurée. Alors je n’en parle pas.

— Je n’ai pas la foi, Joséphine… N’essaie pas de me convertir.

— Je n’essaierai pas, Shirley. Si tu ne crois pas, c’est par dépit parce que le monde n’est pas fait comme tu le voudrais. Mais c’est comme l’amour, il faut être courageux pour aimer. Donner, donner, ne pas penser, ne pas compter… Avec Dieu, il faut se dire « je crois » et tout devient alors parfait, logique, tout a un sens, tout s’explique.

— Pas dans mon cas, ricana Shirley. Ma vie est une suite de choses imparfaites, illogiques… Si c’était un roman, ce serait un mélo à vous tirer les larmes et j’ai horreur d’inspirer la pitié.

Elle s’arrêta comme si elle en avait déjà trop dit.

— Et avec madame Barthillet, ça se passe comment ?

— Ça veut dire que tu ne veux plus parler de rien ? soupira Joséphine. Tu changes de sujet. La discussion est close.

— Je suis fatiguée, Jo. J’ai envie de souffler… Je suis heureuse d’être rentrée, crois-moi.

— N’empêche qu’on t’a tous vue à la télévision. Tu vas dire quoi si les filles ou Max te posent des questions ?

— Que j’ai un sosie à la cour d’Angleterre.

— Ils ne te croiront pas : ils ont trouvé des photos de Gary sur Internet avec William et Harry ! Un ancien domestique qui…

— Il n’a pas pu les vendre aux journaux, alors il les a mises sur Internet. Mais je nierai, je dirai que rien ne ressemble plus à un petit garçon qu’un autre petit garçon. Fais-moi confiance, je saurai m’en tirer. J’ai connu pire. Bien pire !

— Tu dois trouver ma petite vie bien ennuyeuse…

— Elle va se compliquer, ta vie, avec l’histoire du livre. Quand on commence à tricher, à mentir, on s’embarque dans de drôles d’aventures…

— Je sais. Parfois ça me fait peur…

La bouilloire s’était mise à siffler et le couvercle dansait, soulevé par la force de la vapeur. Shirley se leva et décida de faire du thé.

— J’ai rapporté un Lapsang Souchong de Fortnum and Mason. Tu vas me dire ce que tu en penses…

Joséphine la regarda se livrer à la cérémonie du thé : ébouillanter la théière, compter les cuillerées de thé, verser l’eau bouillante, laisser reposer, avec le sérieux d’une vraie Anglaise.

— On le fait de la même manière en Écosse et en Angleterre, le thé ?

— Je ne suis pas écossaise, Jo. Je suis une pure lady anglaise…

— Mais tu m’avais dit…

— Je trouvais cela plus romantique.

Joséphine faillit lui demander quels étaient ses autres mensonges, mais elle se ravisa. Elles savourèrent leur thé en parlant des enfants, de madame Barthillet, de ses rencontres sur Internet.

— Elle t’aide un peu financièrement ?

— Elle n’a pas un rond.

— Tu veux dire que tu achètes la bouffe pour tout le monde ?

— Ben oui…

— T’es vraiment trop mignonne, toi, dit Shirley en lui donnant une petite tape sur le bout du nez. Elle fait le ménage ? Elle cuisine ? Elle repasse ?

— Même pas.

Shirley haussa les épaules puis les laissa retomber en poussant un profond soupir.

— Je passe mon temps à la bibliothèque. Je suis allée au cinéma avec l’homme au duffle-coat. Il est italien, il s’appelle Luca. Toujours aussi taciturne. Ça m’arrange d’un certain côté. Je dois finir le livre d’abord…

— Tu en es où ?

— Au quatrième mari.

— Et c’est qui, celui-là ?

— Je ne sais pas encore. Je voudrais qu’elle vive une passion torride ! Une passion physique…

— Comme Shelley Winters et Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur ? Elle le désire comme une folle et il la repousse… donc elle le désire encore plus. Il se fait passer pour un pasteur et se sert de la Bible pour masquer son avidité. Quand elle tente de le séduire, il la sermonne et lui tourne le dos. Il finit par l’assassiner. C’est le mal incarné…

— C’est ça…, reprit Joséphine en serrant la tasse de thé entre ses mains. Il serait prédicateur, parcourrait les campagnes, elle le rencontrerait, tomberait follement amoureuse de lui, il l’épouserait, convoiterait son château et son or et essaierait de la tuer. On craindrait pour sa vie, il prendrait en otage son fils… Mais celui-là ne pourrait pas la rendre riche.

— Pourquoi pas ? Tu pourrais inventer qu’il a déjà escroqué de nombreuses veuves, qu’il a caché le magot quelque part et qu’elle en hériterait…

— Luca me parlait justement l’autre jour des prêcheurs de l’époque…

— Tu lui as dit que tu écrivais un livre ? demanda Shirley, inquiète.

— Non… mais j’ai commis une belle gaffe.

Joséphine raconta comment elle avait évoqué le livre quand ils étaient allés au cinéma. Elle se demanda tout haut s’il n’avait pas percé son secret.

— Tu es la dernière à qui je confierais un secret, dit en souriant Shirley. Tu vois que j’ai raison de ne rien te dire.

Joséphine baissa les yeux, confuse.

— Il faudra que je fasse attention quand le livre sera sorti…

— Iris se débrouillera pour que toute l’attention soit concentrée sur elle. Elle ne t’en laissera pas une miette. À propos, comment elle va, Iris ?

— Elle répète pour le grand jour… Elle vient lire de temps en temps ce que j’écris, bouquine tous les livres que je lui ai recommandés. Parfois elle me donne des idées. Elle voulait que j’écrive une scène où des écoliers parisiens se livrent à de véritables émeutes, brandissant leurs couteaux et leurs crânes rasés ; les étudiants étaient des clercs et appartenaient au clergé, ce qui les mettait à l’abri de la justice séculière. Le roi ne pouvait rien faire contre eux, ils dépendaient de la justice de Dieu et ils en abusaient, ce qui compliquait beaucoup le maintien de l’ordre à Paris. Ils commettaient des crimes en toute impunité ! Ils volaient, ils tuaient. Personne ne pouvait les juger ou les punir.

— Et alors ?

— J’ai l’impression d’être un grand entonnoir, j’écoute tout, je ramasse les anecdotes, les petits détails de la vie et je les reverse dans le livre. Je ne serai plus jamais la même après ce livre. Je change, Shirley, je change beaucoup, même si ça ne se voit pas !

— Tu découvres la vie en racontant cette histoire ; elle t’entraîne vers des terrains où tu ne serais jamais allée…

— Surtout, Shirley, je n’ai plus peur. Avant, j’avais peur de tout ! Je me cachais derrière Antoine. Derrière ma thèse. Derrière mon ombre. Aujourd’hui, je m’autorise des choses que je m’interdisais avant, je monte au filet !

Elle eut un rire de petite fille et se cacha derrière sa main.

— Il faut juste que je sois patiente, que je laisse la nouvelle Jo grandir et, un jour, elle prendra toute la place, elle me donnera toute sa force. Pour le moment j’apprends… J’ai compris que le bonheur, ce n’est pas de vivre une petite vie sans embrouilles, sans faire d’erreurs ni bouger. Le bonheur, c’est d’accepter la lutte, l’effort, le doute, et d’avancer, d’avancer en franchissant chaque obstacle. Avant, je n’avançais pas, je dormais. Je me laissais porter par un train-train paisible : mon mari, mes enfants, mes études, mon confort. Aujourd’hui, j’ai appris à me battre, à trouver des solutions, à désespérer momentanément puis à me reprendre et j’avance, Shirley. Toute seule ! Je me débrouille… Quand j’étais petite, je répétais ce que disait maman ; sa vision de la vie était la mienne ; puis j’ai écouté Iris. Je la trouvais si intelligente, si brillante… Après, il y a eu Antoine : je signais tout ce qu’il voulait, je modelais ma vie sur la sienne. Même toi, Shirley… Le fait de savoir que tu étais mon amie me rassurait, je me disais que j’étais quelqu’un de bien puisque tu m’aimais. Eh bien, tout ça est fini ! J’ai appris à penser toute seule, à marcher toute seule, à me battre toute seule…

Shirley écoutait Joséphine et pensait à la petite fille qu’elle avait été. Si sûre d’elle. Insolente, presque arrogante. Un jour que sa gouvernante l’avait emmenée se promener dans le parc, elle lui avait lâché la main et elle était partie. Elle devait avoir cinq ans. Elle avait erré, savourant la délicieuse sensation d’être libre, de courir sans que miss Barton lui dise que ce n’était pas bien, qu’une petite fille bien élevée devait marcher d’un pas régulier. Un policier lui avait demandé si elle était perdue. Elle avait répondu « non, mais vous devriez chercher ma gouvernante, elle s’est égarée » ! Je n’avais jamais peur. Je tenais debout toute seule. C’est après que ça s’est gâté. J’ai fait le chemin inverse de Jo.

— Tu ne m’écoutes plus !

— Si…

— J’ai accepté le côté noir de la vie, il ne me rebute plus, il ne me fait plus peur.

— Et comment y es-tu arrivée ? demanda Shirley, attendrie.

— Tu vois, je crois que… cette lutte de tous les jours, elle repose sur l’amour. Pas sur l’ambition, le besoin d’avoir, de posséder, mais sur l’amour… Pas l’amour de soi, non plus. Ça, c’est le malheur, c’est ce qui nous fait tourner en rond. Non ! sur l’amour des autres, l’amour de la vie. Quand tu aimes, tu es sauvée. Voilà, en résumé, ce qui s’est passé ces derniers temps dans ma vie.

Elle esquissa un petit sourire comme si elle était étonnée d’avoir prononcé tous ces mots pompeux. Shirley la contempla et tout doucement ajouta :

— Moi, j’en suis encore à me débattre, pas à me battre pour avancer !

— Mais si, tu avances à ta manière. On a chacun sa manière d’avancer.

— Je n’ai pas su affronter, j’ai préféré prendre la fuite. Et depuis, je vis une éternelle cavale.

Elle poussa un soupir comme si elle ne devait pas en dire plus. Joséphine la considéra un instant et l’enlaça.

— Pour bien vivre, il faut se lancer dans la vie, se perdre et se retrouver et se perdre encore, abandonner et recommencer mais ne jamais, jamais penser qu’un jour on pourra se reposer parce que ça ne s’arrête jamais… La tranquillité, c’est plus tard que nous l’aurons.

— Quand nous serons morts ?

Jo éclata de rire.

— On est sur terre pour se battre. On n’est pas sur terre pour se la couler douce.

Elle marqua une pause, tendit sa tasse pour demander du thé, ferma les yeux et murmura tout bas, en gloussant :

— Elle est comment, la reine d’Angleterre ?

Shirley prit la théière, versa le thé et répondit « joker ! ».


Madame Barthillet était de retour du marché. Elle avait mal aux bras d’avoir porté les sacs en plastique et se frotta les paumes des mains que les poignées avaient meurtries. Elle pensa un instant laisser les courses sur la table de la cuisine puis se ravisa et décida de tout ranger. Tous ces légumes, tous ces légumes qu’elle m’a fait acheter et qui coûtent si cher ! Alors que c’est si simple d’ouvrir une boîte de conserve. Et puis, il faut les laver, les éplucher, les faire cuire, ça prend du temps. Même le pot-au-feu, on le trouve lyophilisé, maintenant. Il faut que je me tire d’ici ! Que j’entame une nouvelle vie peinarde. Ne plus faire d’efforts, me trouver un brave mec qui paie le loyer et me laisse regarder la télé toute la journée. Max saura se débrouiller. Élever un enfant, c’est trop de boulot. Quand ils sont petits, c’est facile mais, quand ils grandissent, il faut se dresser contre eux. Imposer des règles. Se battre pour qu’ils les respectent. J’ai pas envie, j’ai envie de calme plat. Les enfants sont des ingrats. Chacun pour soi ! À dix-sept heures, elle avait rendez-vous avec Alberto à la Défense. Prendre une douche, se préparer. Se faire belle. J’ai encore de beaux restes. Je peux encore faire illusion. Et puis ce n’est pas un perdreau de l’année, lui non plus ! Il m’a envoyé une photo floue où on ne voyait rien. Il ne sera pas trop regardant.

Quand Hortense rentra de la brocante, madame Barthillet l’attendait en peignoir sur le canapé du salon. Elle regardait Michel Drucker en mâchant son chewing-gum.

— Vous avez trouvé des trucs bien ? demanda-t-elle en se redressant.

— Oh ! des conneries, répondit Max, mais on s’est bien amusées. On est allés jouer au flipper et on a bu des Coca. C’est un type qui a payé pour tout… Pour les beaux yeux d’Hortense.

— Il était comment ? demanda Christine Barthillet.

— Nul à chier, répondit Hortense. Mais ça l’émoustillait de croire que j’allais tomber pour trois Coca et quelques pièces pour jouer. Pauvre mec !

— T’as tout compris, toi, rigola Christine Barthillet.

— C’est pas difficile à comprendre ce genre de mecs. Il bavait de convoitise, ça faisait une flaque par terre !

— Moi, j’en ai marre d’être petite, personne me regarde, grogna Zoé.

— Ça viendra, ma poule, ça viendra… T’as pas oublié que t’avais promis de m’habiller pour mon rencard ? demanda Christine Bartillet à Hortense.

Hortense la dévisagea en la jaugeant.

— Vous avez quoi comme fringues mettables ?

Madame Barthillet soupira « pas grand-chose, je roule pas sur les marques, moi, je fais mon shopping dans les catalogues ».

— Va falloir la jouer décontracté, alors…, déclara Hortense d’une voix de professionnelle. Vous avez une saharienne ?

Madame Barthillet hocha la tête.

— Un modèle de La Redoute. De cette année…

— Un survêt ?

Madame Barthillet opina.

— Bon… Allez me les chercher !

Madame Barthillet revint avec des vêtements roulés en boule. Hortense les souleva du bout des doigts, les étala sur le canapé, les considéra un long moment. Max et Zoé la regardaient, subjugués.

— Alors… Alors…

Elle fronça le nez, tordit la bouche, palpa un pull, un débardeur, défroissa un chemisier blanc, le repoussa.

— Vous avez des accessoires ?

Madame Barthillet leva la tête, surprise.

— Des colliers, des bracelets, une écharpe, une paire de lunettes…

— J’ai quelques babioles de Monoprix…

Elle alla dans la chambre les chercher.

Zoé poussa Max du coude et susurra « tu vas voir, regarde bien ! Elle va transformer ta mère en bombe sexuelle ». Madame Barthillet déposa un tas de breloques à côté des vêtements dépliés qui semblaient attendre le coup de baguette magique d’Hortense. Cette dernière réfléchit puis, sur un ton docte, déclara :

— Déshabillez-vous !

Madame Barthillet eut l’air interloqué.

— Vous voulez que je vous habille ou pas ?

Christine Barthillet obtempéra. Elle se retrouva en petite culotte et soutien-gorge devant Max et les filles. Elle cacha ses seins de ses mains et se racla la gorge, gênée. Max et Zoé piquèrent un fou rire.

— Le must : la saharienne. Règle numéro un : accompagnée d’un pantalon de jogging Adidas à bandes blanches, je dis oui. Ça tombe bien, vous en avez un. C’est d’ailleurs la seule façon d’avoir l’air chic en survêt !

— Avec une saharienne ?

— Absolument. Règle numéro deux : sous la saharienne, mettre un pull en V et un débardeur qui pointe son nez sous le pull…

Elle fit signe à madame Barthillet d’enfiler les vêtements qu’elle lui tendait.

— Pas mal… Pas mal ! dit Hortense en la soupesant du regard. Règle numéro trois : saupoudrer le tout de quelques accessoires bon marché, on va prendre vos colliers et bracelets de Monoprix…

Elle la décora comme un mannequin de vitrine. Recula d’un pas. Retroussa une manche. Recula encore. Détendit l’encolure du pull. Ajouta un dernier collier et une paire de lunettes d’aviateur dans les cheveux.

— Aux pieds, des baskets… Et le tour est joué ! déclara-t-elle, satisfaite.

— Des baskets ! protesta Christine Barthillet. C’est pas très féminin.

— Vous voulez avoir l’air d’un tas ou d’une pro du style ? Faut choisir, Christine, faut choisir ! Vous m’avez demandé de vous aider, je vous aide, si ça vous plaît pas, mettez vos talons aiguilles et soyez pouff.

Madame Barthillet se tut et enfila ses baskets.

— Voilà…, dit Hortense, en tirant sur le pull et en faisant apparaître la bretelle du débardeur. Allez vous regarder dans la glace.

Madame Barthillet partit dans la chambre de Joséphine et en revint avec un grand sourire.

— C’est génial ! Je me reconnais plus. Merci, Hortense, merci.

Elle tourbillonna dans le salon puis se laissa tomber sur le canapé en se tapant sur les cuisses de joie.

— C’est fou ce qu’on peut faire avec trois chiffons quand on a du goût ! Et ça te vient d’où ça ?

— J’ai toujours su que j’étais douée pour ça.

— Un vrai tour de passe-passe ! Comme si t’avais vu quelqu’un d’autre en moi ! Comme si je savais enfin qui j’étais.

Zoé se replia en boule sur le tapis et, tripotant ses lacets, elle bougonna :

— J’aimerais bien savoir qui je suis, moi. Tu me le fais à moi, dis, Hortense…

— Te faire quoi ? demanda Hortense, distraite, en observant un dernier détail dans la tenue de Christine Barthillet.

— Comme t’as fait à madame Barthillet…

— Je te le promets.

Zoé fit un bond de joie et vint se suspendre au cou d’Hortense qui se dégagea.

— Apprends d’abord à te tenir, Zoé. Ne jamais montrer tes émotions. Garder tes distances. C’est la règle numéro un pour avoir de la classe. Le dédain… Tu prends les gens de haut et ils te respectent. Si t’as pas compris ça, c’est pas la peine de sortir.

Zoé se reprit et fit trois pas en arrière, jouant la fière et l’indifférente.

— Comme ça ? Ça va ?

— Il faut que ce soit naturel, Zoé. Que tu sois dédaigneuse naturellement. C’est ce qu’il y a de plus dur dans « l’attitude ».

Elle avait prononcé ce mot en l’articulant soigneusement.

— L’attitude doit être naturelle…

Zoé tritura ses cheveux et poussa un soupir en se grattant le ventre.

— C’est trop dur…

— C’est du travail, c’est sûr, répliqua Hortense, du bout des lèvres.

Son regard retomba sur Christine Barthillet et elle lui demanda :

— Vous savez à quoi il ressemble, votre Alberto ?

— Aucune idée. Il aura Le Journal du dimanche sous le bras ! Je vous raconterai… Allez, j’y vais. Ciao ! Ciao !

Elle prit son sac et s’apprêta à sortir. Hortense la rattrapa, lui fit remarquer que son sac n’allait pas du tout avec sa tenue.

— Tant pis, fit Christine Barthillet. Je sais qu’il faut être en retard mais si je traîne trop, y aura plus d’Alberto !

Elle était en train de descendre les escaliers quand Max et Zoé lui crièrent de prendre une photo afin qu’ils sachent à quoi ressemblait Alberto.

— Tu comprends, souffla Zoé, soucieuse, il va peut-être devenir ton beau-père…


Dans la cuisine, les volets fermés pour la protéger de la chaleur, Joséphine écrivait. Le jour où elle devait rendre le manuscrit approchait. Plus que trois semaines et elle devait avoir fini. Iris venait chaque jour prendre les enfants et les emmenait au cinéma, se promener dans Paris ou au Jardin d’Acclimatation. Elle mangeait des glaces en payant des tours d’auto-tamponneuses et des parties de tir à la carabine. Le collège des filles étant un centre d’examens pour le bac, Max et Zoé étaient livrés à eux-mêmes. Joséphine avait fait comprendre à Iris qu’elle ne réussirait pas à terminer le roman si elle n’était pas entièrement délivrée de toute présence dans l’appartement et dégagée du souci de savoir ce qu’ils faisaient toute la journée. « Je ne peux pas laisser traîner Zoé avec Max Barthillet, elle va finir dans un trafic de portables volés ou de vente de cannabis ! » Iris avait râlé. « Mais comment je vais faire ? – Tu te débrouilles, avait répondu Jo, c’est ça ou je n’écris pas ! » Hortense faisait son stage chez Chef et vivait sa vie, mais il fallait occuper Zoé et Max.

Madame Barthillet poursuivait sa romance avec Alberto. Il lui donnait rendez-vous à des terrasses de café, mais ils n’avaient pas encore consommé. « Il y a un loup, disait Christine Barthillet, il y a un loup quelque part ! Pourquoi ne m’emmène-t-il pas à l’hôtel ? Il m’embrasse, me tripote, me fait des cadeaux mais rien d’autre. Je ne demande qu’à conclure, moi ! Au lieu de s’envoyer en l’air, on passe des heures à parler, assis, en buvant des cafés ! Je vais finir par connaître tous les bars de Paris. Il est toujours à l’heure, arrive toujours en premier et son grand truc est de me regarder marcher. Il dit que ma démarche l’inspire, qu’il adore me voir arriver, me voir m’éloigner ! Cet homme est sûrement impuissant. Ou détraqué. Il rêve d’avoir une liaison mais n’arrive pas à passer à l’acte. C’est bien ma chance ! C’est pas difficile, j’ai l’impression d’être avec un homme-tronc ! Je ne l’ai jamais vu debout ! – Mais non, avait dit Zoé, c’est un romantique, il prend son temps. – J’ai pas de temps à perdre. Je ne vais pas prendre racine chez vous. J’ai envie de m’installer et, là, on perd du temps, on perd du temps. Je ne sais même pas son nom de famille. Je vous dis que c’est louche ! »

Joséphine, elle, n’avait pas de temps à perdre. Le quatrième mari de Florine venait de rendre l’âme, brûlé sur le bûcher des hérétiques. Ouf ! pensa-t-elle en s’épongeant le front. Il était temps ! Quel homme malsain et malfaisant ! Il était arrivé au château, monté sur un grand destrier noir et portant avec lui les Saints Évangiles. Il avait demandé l’asile et Florine l’avait recueilli. La première nuit, il ne voulut point dormir dans un lit, mais à la dure, sous les étoiles, enveloppé dans sa grande cape noire. Guibert le Pieux était un homme magnifique. Les cheveux longs et bruns, le torse puissant, des bras de bûcheron, de belles dents blanches, un sourire de carnassier, des yeux bleus perçants… Florine avait senti le feu brûler ses entrailles. Il parlait en citant des versets de l’Évangile, récitait le texte du Decretum qu’il connaissait par cœur et pourfendait le péché sous toutes ses formes. Il s’était installé au château et réglementait la vie de tous. Il exigeait de Florine qu’elle porte des tenues austères, sans aucune couleur. Le Malin se loge dans le sein de chaque femme, professait-il en levant le doigt vers le ciel. Les femmes sont frivoles, bavardes, infanticides, avorteuses, luxurieuses, lubriques, prostituées. La preuve : il n’y a pas de femmes au Paradis. Il avait fait retirer les tapisseries et les tentures des murs du château, avait confisqué les fourrures, vidé les coffres à bijoux. De sa belle voix de mâle assuré, il lâchait des anathèmes. Les fards sont des vermillons adultérins, les filles laides des vomissures de la terre et les belles, il faut s’en méfier car ce n’est qu’une apparence dissimulant un sac d’ordures. Tu prétends vouloir suivre la règle de saint Benoît et tu trembles quand je t’ordonne de dormir au sol, en chemise ? Mais ne vois-tu pas que c’est le diable qui t’enferme dans ce confort de reine, le diable qui a rempli tes caisses d’argent et de pierres précieuses, le diable qui te murmure de soigner ta beauté et la douceur de ta peau pour te détourner de ton Époux divin ? Florine écoutait et se disait que cet homme lui avait été envoyé pour la remettre sur le droit chemin. Elle s’était égarée avec ses précédents maris. Elle avait oublié sa vocation. Sa voix l’ensorcelait, sa stature la troublait, son regard la transperçait. Elle tremblait si fort de désir pour lui qu’elle consentit à tout. Isabeau, sa fidèle servante, effrayée par le fanatisme de Guibert, s’enfuit une nuit en emmenant le jeune comte. Florine demeura seule, parmi des domestiques terrorisés. Ceux qui n’obéissaient pas étaient enfermés dans les cachots du château. Personne n’osait s’opposer à lui. Un soir, pourtant, il passe le bras autour des épaules de Florine et lui demande de l’épouser. Défaillant de joie, Florine remercie Dieu et accepte. Ce sera une noce triste et austère. La mariée est pieds nus, le marié la tient à distance. Lors de la nuit de noces, alors que Florine se glisse dans la couche conjugale en tremblant de joie, il s’enveloppe de son manteau et s’allonge à côté d’elle. Il n’entend pas consommer le mariage. Ce serait céder au péché de luxure. Florine sanglote, mais serre les dents pour qu’il ne l’entende pas. Il lui fait répéter en prière je ne suis rien, je suis moins que rien, je suis une mauvaise femme, plus mauvaise que la plus mauvaise des bêtes. J’ai rencontré mon Sauveur en prenant cet homme pour époux et je dois lui obéir en tout. Elle s’incline. Le lendemain, il coupe ses longs cheveux d’or avec son poignard et lui barre le front de deux grands traits de cendre. Cendre tu es et cendre tu retourneras, énonce-t-il en glissant le pouce sur son front. Florine défaille de plaisir en sentant son doigt sur sa peau nue. Elle avoue son plaisir et il redouble de cruauté. Il l’épuise à la tâche, lui inflige un jeûne perpétuel, lui ordonne de faire elle-même toutes les tâches ménagères, de boire l’eau sale du ménage. Renvoie un à un les domestiques en les couvrant de cadeaux pour qu’ils ne parlent pas. Il ordonne qu’elle lui livre son argent et lui indique où elle a caché son or, l’or que t’a donné le roi de France après avoir trucidé ton mari et que tu as dissimulé. Cet argent est maudit, tu dois me le donner que je le jette à la rivière. Florine résiste. Ce n’est pas son argent, c’est celui de son fils. Elle ne veut pas déshériter Thibaut le Jeune. Guibert la soumet alors à une véritable torture. Lui impose les fers, l’enchaîne dans une geôle jusqu’à ce qu’elle parle. Parfois, pour l’amadouer, il la prend dans ses bras et ils prient ensemble. Dieu m’a envoyé à toi pour te purifier. Elle le remercie, remercie Dieu qui la conduit sur la voie de la soumission et de l’obéissance.

Elle est sur le point de renoncer à tout, de livrer sa fortune lorsque la fidèle Isabeau revient avec une troupe de chevaliers pour la délivrer. En fouillant le château pour venir la secourir, Isabeau découvre un véritable trésor : celui de Guibert et de toutes les veuves qu’il a ensorcelées avant de rencontrer Florine. Elle le remet à Florine qui a repris ses esprits. Florine décide alors de ne plus poursuivre la perfection et de reprendre une vie normale, sans atteindre la sainteté sur terre, car c’est péché d’orgueil de se croire l’égale de Dieu en pureté. Elle regarde Guibert brûler sur son bûcher et ne peut s’empêcher de pleurer en voyant cet homme qu’elle a tant aimé partir en torche brûlante sans crier ni demander pardon. Il ira tout droit en enfer et c’est bien fait ! déclare Thibaut le Jeune. La voilà veuve une nouvelle fois et encore plus riche qu’avant.

Un peu comme moi, songea Joséphine en se levant pour s’étirer. Je vais bientôt toucher vingt-cinq mille euros de plus et je n’ai pas d’homme dans ma vie. Plus ça va, plus je suis riche et seule ! Luca avait encore disparu. Elle n’avait pas de nouvelles depuis dix jours. Il ne venait plus en bibliothèque. Il a dû partir faire des photos à l’autre bout du monde. Elle soupira, se massa les reins et revint s’asseoir devant son ordinateur. Il ne restait plus qu’un mari à Florine… Le dernier. Celui-là, décida-t-elle, ce sera le bon. Je veux une fin heureuse. Elle avait sa petite idée. Il s’appelle Tancrède de Hauteville. Florine le connaît depuis longtemps. C’est un seigneur voisin. Un débraillé, un sans foi ni loi, un cupide. Il faisait partie du complot ourdi contre elle par Étienne le Noir au moment de la mort de son premier mari. Il a tenté de l’enlever pour mettre la main sur le château et ses terres. Depuis il s’est moult repenti, revient de croisade, et veut vivre en bon chrétien, loin des tentations terrestres. Il vient demander à Florine de lui pardonner son crime d’antan. Florine l’épouse, laisse le château à son fils devenu grand et part vivre avec Tancrède sur ses terres. Chemin faisant, ils se réfugient dans une forêt du Poitou, dans la région de Melle, trouvent une chaumière, s’y installent et vivent en priant, en mangeant les légumes qu’ils cultivent, en buvant de l’eau de pluie, vêtus de fourrures, dormant auprès du feu. Ils sont heureux, s’aiment d’amour tendre jusqu’au jour où Tancrède en allant chercher de l’eau découvre de la galène argentifère. Un magnifique gisement d’argent ! De quoi fabriquer plein de deniers, pièce de monnaie inventée par Charlemagne. Ils vont devenir riches à crouler sous les pièces ! Florine est d’abord effondrée puis voit un signe de Dieu dans la répétition de son destin. Elle doit accepter son sort et cet argent. Elle se résout à sa nouvelle richesse, ouvre un refuge pour les déshérités et les sans-abri qu’elle dirigera avec Tancrède à qui elle donnera de nombreux enfants. Fin.

Il n’y avait plus qu’à l’écrire. Au moins, j’entrevois la fin. Un dernier effort et j’en aurai fini. Et alors… alors il faudra que je remettre le livre entre les mains d’Iris. Ce sera une épreuve. Je ne dois pas y penser, je ne dois pas y penser. J’ai accepté. Pour de mauvaises raisons, certes, mais j’ai accepté. Je dois me séparer de ce livre et ne plus m’en soucier.

Elle redoutait ce moment. Le livre était devenu un ami, les personnages du livre remplissaient sa vie, elle leur parlait, elle les écoutait, elle les accompagnait. Comment vais-je accepter de m’en séparer ?

Pour ne pas y penser, elle alla consulter ses mails. Il y en avait un d’Antoine. La dernière fois qu’ils s’étaient parlé, ils s’étaient presque disputés. À cause de madame Barthillet.


Ma chère Jo,

Un petit mot pour te donner des nouvelles. Tu seras heureuse d’apprendre que j’ai finalement suivi tes conseils et je me suis mis en grève. Ce fut un beau désastre ! Lee ne suffisait plus à la tâche. Il courait de partout, les yeux exorbités. Les crocodiles, affamés, ont démoli les barrières et ont dévoré deux ouvriers. Il a fallu les abattre, eux et tous ceux qui s’échappaient ! C’est pas facile de tirer sur des crocodiles. Ça ricochait de partout, il y a eu plusieurs blessés ! On a frôlé l’émeute. Tout le monde en a parlé, ça a fait la une du journal local et M. Wei m’a envoyé un chèque consistant, me payant enfin tout ce qu’il me devait !

Cela dit, je me suis rendu compte que Lee était du côté de Wei. Quand j’ai déclaré que je ne voulais plus travailler, il ne m’a pas cru. Il m’observait avec ses petits yeux jaunes en se demandant si c’était du lard ou du cochon. Il me suivait partout, surgissait derrière moi quand je ne m’y attendais pas, me suivait quand j’allais à la boutique de Mylène et je l’ai surpris plusieurs fois au téléphone, parlant à voix basse comme un conspirateur. Il cachait quelque chose. Sinon pourquoi murmurait-il alors que je ne comprends pas un mot de chinois ? Depuis, je m’en méfie. J’ai pris un chien et je lui fais goûter discrètement sous la table une bouchée de tout ce que je mange. Tu vas me dire que je suis parano mais j’ai l’impression de voir des crocodiles partout.

Pendant que je faisais grève, j’ai donné un coup de main à Mylène. C’est une fille bien, tu sais. Et pleine de ressources. Elle se tue à la tâche, travaille douze heures d’affilée tous les jours, même le dimanche ! Sa boutique ne désemplit pas. Elle gagne un fric fou. L’ouverture a été un triomphe et, depuis, le succès ne s’est pas ralenti. Les Chinoises claquent tout leur argent pour devenir aussi belles que les Occidentales. Elle fait des soins et vend des produits de maquillage. Elle a dû aller deux fois en France pour se ravitailler. Pendant qu’elle était absente, j’ai tenu la boutique et, ma foi, cela m’a donné des idées. Attends-toi à ce que je devienne riche et important, quitte, s’il le faut, à aller vivre en Chine ! Car il est évident que si les Chinois nous inondent de produits fabriqués à bas prix, on peut leur clouer le bec en leur vendant notre savoir-faire !


Ça y est ! se dit Joséphine, catastrophée. Il voit encore trop grand, trop rapidement. Il n’a rien compris.


Je ne bois presque plus. Juste un whisky le soir quand le soleil se couche. Mais c’est tout, je te le promets… Bref, je suis un homme heureux et je touche enfin au but ! Je pense d’ailleurs que nous allons devoir divorcer. Ce serait plus pratique si je dois me lancer dans de nouvelles activités…


Divorcer ! Le mot porta un coup à Joséphine. Divorcer… Elle n’y avait jamais pensé. « Mais tu es mon mari, dit-elle à haute voix en regardant l’écran. On s’est engagés pour le meilleur et pour le pire. »


Загрузка...