8
L’invalide du Gros-Noyer
Un peu avant le pont, en descendant de chez les Chabot, Maigret avait tourné à droite et, depuis dix minutes, il suivait une longue rue qui était ni ville ni campagne.
Au début, les maisons, blanches, rouges, grises, y compris la grande maison et les chais d’un marchand de vins, étaient encore accolées les unes aux autres, mais cela n’avait pas le caractère de la rue de la République, par exemple, et certaines d’entre elles, blanchies à la chaux, sans étage, étaient presque des chaumières.
Puis il y avait eu des vides, des venelles qui laissaient entrevoir les potagers descendant en pente douce vers la rivière, parfois une chèvre blanche attachée à un piquet.
Il ne rencontra à peu près personne sur les trottoirs mais, par les portes ouvertes, aperçut, dans la pénombre, des familles qui semblaient immobiles, à écouter la radio ou à manger de la tarte, ailleurs, un homme en manches de chemise qui lisait le journal, ailleurs encore, une petite vieille assoupie près d’une grosse horloge à balancier de cuivre.
Les jardins, petit à petit, devenaient plus envahissants, les vides plus larges entre les murs, la Vendée se rapprochait de la route, charriant les branches arrachées par les dernières bourrasques.
Maigret, qui avait refusé de se laisser conduire en voiture, commençait à le regretter, car il n’avait pas pensé que le chemin était aussi long, et le soleil était déjà chaud sur sa nuque. Il mit près d’une demi-heure à atteindre le carrefour du Gros-Noyer, après lequel il ne semblait y avoir que des prés.
Trois jeunes gens, vêtus de bleu marine, les cheveux cosmétiqués, qui se tenaient adossés à la porte d’une auberge et ne devaient pas savoir qui il était, le regardaient avec l’ironie agressive des paysans pour l’homme de la ville égaré chez eux.
— La maison de Mme Page ? leur demanda-t-il.
— Vous voulez dire Léontine ?
— Je ne connais pas son prénom.
Cela suffit à les faire rire. Ils trouvaient drôle qu’on ne connût pas le prénom de Léontine.
— Si c’est elle, allez voir à cette porte-là.
La maison qu’ils lui désignaient ne comportait qu’un rez-de-chaussée, si bas que Maigret pouvait toucher le toit de la main. La porte, peinte en vert, était en deux parties, comme certaines portes d’étable, la partie supérieure ouverte, la partie inférieure fermée.
D’abord, il ne vit personne dans la cuisine qui était très propre, avec un poêle de faïence blanche, une table ronde couverte d’une toile cirée à carreaux, des lilas dans un vase bariolé sans doute gagné à la foire ; la cheminée était envahie par des bibelots et des photographies.
Il agita une petite sonnette pendue à une ficelle.
— Qu’est-ce que c’est ?
Maigret la vit sortir de la chambre dont la porte s’ouvrait sur la gauche : c’étaient les seules pièces de la maison. La femme pouvait avoir aussi bien cinquante ans que soixante-cinq. Sèche et dure comme l’était déjà la femme de chambre de l’hôtel, elle l’examinait avec une méfiance paysanne, sans s’approcher de la porte.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Puis, tout de suite :
— Ce n’est pas vous dont ils ont mis la photo dans le journal ?
Maigret entendit remuer dans la chambre. Une voix d’homme s’informa : — Qui est-ce, Léontine ?
— Le commissaire de Paris.
— Le commissaire Maigret ?
— Je crois que c’est comme ça qu’il s’appelle.
— Fais-le entrer.
Sans bouger, elle répéta :
— Entrez.
Il tira lui-même le loquet pour ouvrir la partie inférieure de la porte. Léontine ne l’invitait pas à s’asseoir, ne lui disait rien.
— Vous étiez la femme de ménage de Robert de Courçon, n’est-ce pas ?
— Pendant quinze ans. La police et les journalistes m’ont déjà posé toutes les questions. Je ne sais rien.
D’où il était, le commissaire percevait maintenant une chambre blanche aux murs ornés de chromos, le pied d’un haut lit de noyer avec un édredon rouge dessus, et de la fumée de pipe lui venait jusqu’aux narines. L’homme bougeait toujours.
— Je veux voir comme il est… murmurait-il.
Et elle, à Maigret, sans aménité :
— Vous entendez ce que dit mon mari ? Avancez. Il ne peut pas quitter son lit.
L’homme qui y était assis avait le visage envahi de barbe ; des journaux et des romans populaires étaient étalés autour de lui. Il fumait une pipe en écume à long tuyau et, sur la table de nuit, à portée de sa main, il y avait un litre de vin blanc et un verre.
— Ce sont ses jambes, expliqua Léontine. Depuis qu’il a été coincé entre les tampons de deux wagons. Il travaillait au chemin de fer. Cela s’est mis dans les os.
Des rideaux de guipure tamisaient la lumière et deux pots de géraniums égayaient l’appui de la fenêtre.
— J’ai lu toutes les histoires qu’on raconte sur vous, Monsieur Maigret. Je lis toute la journée. Avant je ne lisais jamais. Apporte un verre, Léontine.
Maigret ne pouvait refuser. Il trinqua. Puis, profitant de ce que la femme restait dans la pièce, il tira de sa poche le morceau de tuyau de plomb qu’il s’était fait confier.
— Vous connaissez ça ?
Elle ne se troubla pas. Elle dit :
— Bien sûr.
— Où l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Sur la grande table du salon.
— Chez Robert de Courçon ?
— Chez Monsieur, oui. Cela provient de la remise, où on a dû changer une partie de la tuyauterie, l’hiver dernier, parce que la gelée avait crevé les conduites d’eau.
— Il gardait ce bout de tuyau sur sa table ?
— Il y avait de tout. On appelait ça le salon, mais c’était la pièce où il vivait tout le temps et où il travaillait.
— Vous faisiez son ménage ?
— Ce qu’il me permettait de faire, balayer par terre, prendre les poussières – et encore, sans déranger aucun objet ! – et laver la vaisselle.
— Il était maniaque ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Tu peux le dire au commissaire, lui soufflait son mari.
— Je n’ai pas à me plaindre de lui.
— Sauf qu’il y a des mois que tu n’as pas été payée.
— Ce n’est pas sa faute. Si les autres, en face, lui avaient donné l’argent qu’ils lui devaient…
— Vous n’avez pas été tentée de jeter ce tuyau ?
— J’ai essayé. Il m’a commandé de le laisser là. Ça lui servait de presse-papier. Je me souviens qu’il a ajouté que cela pourrait être utile si les cambrioleurs essayaient de pénétrer chez lui. C’est une drôle d’idée, car il y avait plein de fusils aux murs. Il les collectionnait.
— C’est vrai, monsieur le commissaire, que son neveu s’est tué ?
— C’est vrai.
— Vous pensez que c’est lui ? Encore un coup de blanc ? Moi, voyez-vous, comme je le disais à ma femme, les gens riches, je n’essaie pas de les comprendre. Ça ne pense pas, ça ne sent pas comme nous.
— Vous connaissiez les Vernoux ?
— Comme tout le monde, pour les avoir rencontrés dans la rue. J’ai entendu raconter qu’ils n’avaient plus d’argent, qu’ils en avaient même emprunté à leurs domestiques, et cela doit être vrai puisque le patron de Léontine ne recevait plus sa pension et qu’il ne pouvait pas la payer.
Sa femme lui faisait signe de moins parler. Il n’avait d’ailleurs pas grand-chose à dire mais il était heureux d’avoir de la compagnie et de voir en chair et en os le commissaire Maigret.
Celui-ci les quitta avec, dans la bouche, le goût aigrelet du vin blanc. Sur le chemin du retour, il trouva un peu d’animation. Des jeunes gens et des jeunes filles à vélo s’en retournaient vers la campagne. Des familles se dirigeaient lentement vers la ville.
Ils devaient être toujours réunis, au Palais, dans le bureau du juge. Maigret avait refusé de se joindre à eux, car il ne voulait pas influencer la décision qu’ils allaient prendre.
Décideraient-ils de clore l’instruction en considérant le suicide du docteur comme un aveu ?
C’était probable et, dans ce cas, Chabot garderait un remords toute sa vie.
Quand il atteignit la rue Clemenceau et qu’il plongea le regard dans la perspective de la rue de la République, il y avait presque de la foule, des gens se promenaient sur les deux trottoirs, d’autres sortaient du cinéma, et, à la terrasse du Café de la Poste, toutes les chaises étaient occupées. Le soleil prenait déjà les tons rougeâtres du couchant.
Il se dirigea vers la place Viète, passa devant la maison de son ami où il entrevit Mme Chabot derrière les vitres du premier étage. Rue Rabelais, des curieux stationnaient encore en face de chez les Vernoux mais, peut-être parce que la mort était passée par là, les gens se tenaient à distance respectueuse, la plupart sur le trottoir d’en face.
Maigret se répéta encore une fois que cette affaire ne le regardait pas, qu’il avait un train à prendre le soir même, qu’il risquait de mécontenter tout le monde et de se brouiller avec son ami.
Après quoi, incapable de résister, il tendit la main vers le marteau de la porte. Il dut attendre longtemps, sous les regards des promeneurs, entendit enfin des pas et le maître d’hôtel entrouvrit le battant.
— Je voudrais voir M. Hubert Vernoux.
— Monsieur n’est pas visible.
Maigret était entré sans y être invité. Le hall restait dans la pénombre. On n’entendait aucun bruit.
— Il est dans son appartement ?
— Je crois qu’il est couché.
— Une question : les fenêtres de votre chambre donnent-elles sur la rue ?
Le maître d’hôtel parut gêné, parla bas.
— Oui. Au troisième. Ma femme et moi couchons dans les mansardes.
— Et vous pouvez voir la maison d’en face ?
Alors qu’ils n’avaient rien entendu, la porte du salon s’ouvrit et Maigret reconnut dans l’entrebâillement la silhouette de la belle-sœur.
— Qu’est-ce que c’est, Arsène ?
Elle avait vu le commissaire mais ne lui adressait pas la parole.
— Je disais à Monsieur Maigret que Monsieur n’est pas visible.
Elle finit par se tourner vers lui.
— Vous vouliez parler à mon beau-frère ? Elle se résignait à ouvrir la porte plus grande.
— Entrez.
Elle était seule dans le vaste salon aux rideaux fermés ; une seule lampe était allumée sur un guéridon. Il n’y avait aucun livre ouvert, aucun journal, aucun travail de couture ou autre. Elle devait être assise là, à ne rien faire, quand il avait soulevé le marteau.
— Je peux vous recevoir à sa place.
— C’est lui que je désire voir.
— Même si vous allez chez lui, il ne sera probablement pas en état de vous répondre.
Elle marcha vers la table où se trouvaient un certain nombre de bouteilles, en saisit une qui avait contenu du marc de Bourgogne et qui était vide.
— Elle était à moitié pleine à midi. Il n’est pas resté un quart d’heure dans cette pièce alors que nous étions encore à table.
— Cela lui arrive souvent ?
— Presque tous les jours. Maintenant, il va dormir jusque cinq ou six heures et il aura alors les yeux troubles. Ma sœur et moi avons essayé d’enfermer les bouteilles, mais il trouve le moyen de s’arranger. Il vaut mieux que cela se passe ici que dans Dieu sait quel estaminet.
— Il fréquente parfois les estaminets ?
— Comment voulez-vous que nous le sachions ? Il sort par la petite porte, à notre insu, et quand, après, on lui voit ses gros yeux, quand il commence à bégayer, on sait ce que cela signifie. Il finira comme son père.
— Il y a longtemps que cela a commencé ?
— Des années. Peut-être buvait-il avant aussi et cela lui faisait-il moins d’effet ? Il ne paraît pas son âge, mais il a quand même soixante-sept ans.
— Je vais demander au maître d’hôtel de me conduire chez lui.
— Vous ne voulez pas revenir plus tard ?
— Je repars pour Paris ce soir.
Elle comprit qu’il était inutile de discuter, pressa un timbre. Arsène parut : — Conduisez monsieur le commissaire chez Monsieur.
Arsène la regardait, surpris, avec l’air de lui demander si elle avait réfléchi.
— Il arrivera ce qu’il arrivera !
Sans le maître d’hôtel, Maigret se serait perdu dans les couloirs qui se croisaient, larges et sonores comme des couloirs de couvent. Il entrevit une cuisine où scintillaient des cuivres et où, comme au Gros-Noyer, une bouteille de vin blanc se trouvait sur la table, sans doute la bouteille d’Arsène.
Celui-ci ne semblait plus rien comprendre à l’attitude de Maigret. Après la question au sujet de sa chambre, il s’était attendu à un véritable interrogatoire. Or, on ne lui demandait rien.
Dans l’aile droite du rez-de-chaussée, il frappait à une porte de chêne sculpté.
— C’est moi, Monsieur ! disait-il en élevant la voix pour être entendu de l’intérieur.
Et, comme on percevait un grognement :
— Le commissaire, qui est avec moi, insiste pour voir Monsieur.
Ils restèrent immobiles pendant que quelqu’un allait et venait dans la pièce et, finalement, entrouvrait la porte.
La belle-sœur ne s’était pas trompée en parlant des gros yeux qui fixaient le commissaire avec une sorte de stupeur.
— C’est vous ! balbutiait Hubert Vernoux, la langue épaisse.
Il avait dû se coucher tout habillé. Ses vêtements étaient fripés, ses cheveux blancs retombaient sur son front et il y passa la main d’un geste machinal.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je désirerais un entretien avec vous.
C’était difficile de le mettre à la porte. Vernoux, comme s’il n’avait pas encore bien repris ses sens, s’effaçait. La pièce était très grande, avec un lit à baldaquin en bois sculpté, très sombre, aux draperies de soie passée.
Tous les meubles étaient anciens, plus ou moins du même style, et faisaient penser à une chapelle ou à une sacristie.
— Vous permettez ?
Vernoux pénétra dans une salle de bains, se fit couler un verre d’eau et se gargarisa. Quand il revint, il était déjà un peu mieux.
— Asseyez-vous. Dans ce fauteuil si vous voulez. Vous avez vu quelqu’un ?
— Votre belle-sœur.
— Elle vous a dit que j’avais bu ?
— Elle m’a montré la bouteille de marc.
Il haussa les épaules.
— C’est toujours la même chanson. Les femmes ne peuvent pas comprendre. Un homme à qui on vient d’annoncer brutalement que son fils…
Un liquide embua ses yeux. Sa voix avait baissé d’un ton, pleurnicharde.
— C’est un coup dur, commissaire. Surtout quand on n’a que ce fils. Que fait sa mère ?
— Aucune idée…
— Elle va se porter malade. C’est son truc. Elle se porte malade et on n’ose plus rien lui dire. Vous comprenez ? Alors, sa sœur la remplace : elle appelle ça prendre la maison en main…
Il faisait penser à un vieux comédien qui veut coûte que coûte émouvoir. Dans son visage un peu gonflé, les traits changeaient d’expression à une vitesse étonnante. En quelques minutes, ils avaient successivement exprimé l’ennui, une certaine crainte, puis la douleur paternelle, l’amertume à l’égard des deux femmes. Maintenant la crainte revenait à la surface.
— Pourquoi avez-vous tenu à me voir ?
Maigret, qui ne s’était pas assis dans le fauteuil qu’on lui avait désigné, tira le morceau de tuyau de sa poche et le posa sur la table.
— Vous alliez souvent chez votre beau-frère ?
— Environ une fois par mois, pour lui porter son argent. Je suppose qu’on a appris que je lui passais de quoi vivre ?
— Vous avez donc aperçu ce morceau de tuyau sur son bureau ?
Il hésita, comprenant que la réponse à cette question était capitale, et aussi qu’il lui fallait prendre une décision rapide.
— Je crois que oui.
— C’est le seul indice matériel qu’on possède dans cette affaire. Jusqu’ici, on ne paraît pas en avoir compris toute la signification.
Il s’asseyait, tirait sa pipe de sa poche et la bourrait. Vernoux restait debout, les traits tirés comme par un violent mal de tête.
— Vous avez un instant à me consacrer ?
Sans attendre la réponse, il enchaînait :
— On a affirmé que trois crimes étaient plus ou moins identiques sans remarquer que le premier est, en fait, complètement différent des autres. La veuve Gibon, comme Gobillard, ont été tués de sang-froid, avec préméditation. L’homme qui a sonné à la porte de l’ancienne sage-femme venait là pour tuer et l’a fait sans attendre, dans le corridor. Sur le seuil, il avait déjà son arme à la main. Quand, deux jours plus tard, il a attaqué Gobillard, il ne visait peut-être pas celui-ci en particulier, mais il était dehors pour tuer. Vous comprenez ce que je veux dire ?
Vernoux, en tout cas, faisait un effort, presque douloureux, pour deviner où Maigret essayait d’en arriver.
— L’affaire Courçon est différente. En entrant chez lui, le meurtrier n’avait pas d’armes. Nous pouvons en déduire qu’il ne venait pas avec des intentions homicides. Quelque chose s’est produit, qui l’a poussé à son geste. Peut-être l’attitude de Courçon, souvent provocante, peut-être même, de sa part, un geste menaçant ?
Maigret s’interrompit pour frotter une allumette et tirer sur sa pipe.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— De quoi ?
— De mon raisonnement.
— Je croyais cette histoire terminée.
— Même à supposer qu’elle le soit, j’essaie de comprendre.
— Un fou ne doit pas s’embarrasser de ces considérations.
— Et s’il ne s’agissait pas d’un fou, en tout cas pas d’un fou dans le sens que l’on donne d’habitude à ce mot ? Suivez-moi encore un instant. Quelqu’un se rend chez Robert de Courçon, le soir, sans se cacher, puisqu’il n’a pas encore de mauvaises intentions, et, pour des raisons que nous ignorons, est amené à le tuer. Il ne laisse aucune trace derrière lui, emporte l’arme, ce qui indique qu’il ne veut pas se laisser prendre.
» Il s’agit donc d’un homme qui connaît la victime, qui a l’habitude d’aller la voir à cette heure-là.
» C’est fatalement dans cette direction que la police cherchera.
» Et il y a toutes les chances pour qu’elle arrive au coupable.
Vernoux le regardait avec l’air de réfléchir, de peser le pour et le contre.
— Supposons maintenant qu’un autre crime soit commis, à l’autre bout de la ville, sur une personne qui n’a rien à voir avec l’assassin ni avec Courçon. Que va-t-il arriver ?
L’homme ne réprima pas tout à fait un sourire. Maigret poursuivit : — On ne cherchera plus nécessairement parmi les relations de la première victime. L’idée qui viendra à l’esprit de chacun est qu’il s’agit d’un fou.
Il prit un temps.
— C’est ce qui s’est produit. Et l’assassin, par surcroît de précaution, pour consolider cette hypothèse de folie, a commis un troisième crime, dans la rue, cette fois, sur la personne du premier ivrogne venu. Le juge, le procureur, la police s’y sont laissé prendre.
— Vous pas ?
— Je n’ai pas été le seul à ne pas y croire. Il arrive que l’opinion publique se trompe. Souvent aussi, elle a le même genre d’intuition que les femmes et les enfants.
— Vous voulez dire qu’elle a désigné mon fils ?
— Elle a désigné cette maison.
Il se leva, sans insister, se dirigea vers une table Louis XIII qui servait de bureau et sur laquelle du papier à lettre était posé sur un sous-main. Il en prit une feuille, tira un papier de sa poche.
— Arsène a écrit, laissa-t-il tomber négligemment.
— Mon maître d’hôtel ?
Vernoux se rapprocha vivement et Maigret remarqua que, malgré sa corpulence, il avait la légèreté fréquente à certains gros hommes.
— Il a envie d’être questionné. Mais il n’ose pas se présenter de lui-même à la police ou au Palais de Justice.
— Arsène ne sait rien.
— C’est possible, encore que sa chambre donne sur la rue.
— Vous lui avez parlé ?
— Pas encore. Je me demande s’il vous en veut de ne pas lui payer ses gages et de lui avoir emprunté de l’argent.
— Vous savez cela aussi ?
— Vous n’avez rien à me dire, vous, Monsieur Vernoux ?
— Qu’est-ce que je vous dirais ? Mon fils…
— Ne parlons pas de votre fils. Je suppose que vous n’avez jamais été heureux ?
Il ne répondit pas, fixa le tapis à ramages sombres.
— Tant que vous aviez de l’argent, les satisfactions de vanité ont pu vous suffire. Après tout, vous étiez le riche-homme de l’endroit.
— Ce sont des questions personnelles qu’il me déplaît d’aborder.
— Vous avez perdu beaucoup d’argent, ces dernières années ?
Maigret prit un ton plus léger, comme si ce qu’il disait n’avait pas d’importance.
— Contrairement à ce que vous pensez, l’enquête n’est pas finie et l’instruction reste ouverte. Jusqu’ici, pour des raisons qui ne me regardent pas, les recherches n’ont pas été conduites selon les règles. On ne pourra pas s’empêcher plus longtemps d’interroger vos domestiques. On voudra aussi mettre le nez dans vos affaires, examiner vos relevés de banque. On apprendra, ce que tout le monde soupçonne, que, depuis des années, vous luttez en vain pour sauver les restes de votre fortune. Derrière la façade il n’y a plus rien, qu’un homme traité sans ménagements par sa famille elle-même, depuis qu’il n’est plus capable de faire de l’argent.
Hubert Vernoux ouvrit la bouche. Maigret ne le laissa pas parler.
— On fera aussi appel à des psychiatres.
Il vit son interlocuteur relever la tête d’un geste brusque.
— J’ignore quelle sera leur opinion. Je ne suis pas ici à titre officiel. Je repars pour Paris ce soir et mon ami Chabot garde la responsabilité de l’instruction.
» Je vous ai dit tout à l’heure que le premier crime n’était pas nécessairement l’œuvre d’un fou. J’ai ajouté que les deux autres avaient été commis dans un but précis, à la suite d’un raisonnement assez diabolique.
» Or, cela ne me surprendrait pas que les psychiatres prennent ce raisonnement-là comme un indice de folie, d’une sorte de folie particulière, et plus courante qu’on ne croit, qu’ils appellent paranoïa.
» Vous avez lu les livres que votre fils doit avoir dans son cabinet ?
— Il m’est arrivé d’en parcourir.
— Vous devriez les relire.
— Vous ne prétendez pas que j’ai…
— Je ne prétends rien. Je vous ai vu hier jouer aux cartes. Je vous ai vu gagner. Vous devez être persuadé que vous gagnerez cette partie-ci de la même manière.
— Je ne joue aucune partie.
Il protestait mollement, flatté, au fond, que Maigret s’occupe autant de lui et rende un hommage indirect à son habileté.
— Je tiens à vous mettre en garde contre une faute à ne pas commettre. Cela n’arrangerait rien, au contraire, qu’il y ait un nouveau carnage, ou même un seul crime. Vous comprenez ce que je veux dire ? Ainsi que le soulignait votre fils, la folie a ses règles, sa logique.
Une fois de plus, Vernoux ouvrait la bouche et le commissaire ne le laissait toujours pas parler.
— J’ai terminé. Je prends le train de neuf heures et demie et je dois aller boucler ma valise avant le dîner.
Son interlocuteur, dérouté, déçu, le regardait sans plus comprendre, faisait un geste pour le retenir, mais le commissaire se dirigeait vers la porte.
— Je trouverai mon chemin.
Il y mit un certain temps, puis retrouva la cuisine d’où Arsène jaillit, l’œil interrogateur.
Maigret ne lui dit rien, suivit le couloir central, ouvrit lui-même la porte que le maître d’hôtel referma derrière lui.
Il n’y avait plus, sur le trottoir d’en face, que trois ou quatre curieux obstinés. Est-ce que, ce soir, le comité de vigilance allait continuer ses patrouilles ?
Il faillit se diriger vers le Palais de Justice où la réunion se poursuivait probablement, décida de faire comme il l’avait annoncé et d’aller boucler sa valise. Après quoi, dans la rue, il eut envie d’un verre de bière et s’assit à la terrasse du Café de la Poste.
Tout le monde le regardait. On parlait à voix plus basse. Certains se mettaient à chuchoter.
Il but deux grands demis, lentement, en les savourant, comme s’il eût été à une terrasse des Grands Boulevards, et des parents s’arrêtaient pour le désigner à leurs enfants.
Il vit passer Chalus, l’instituteur, en compagnie d’un personnage ventru à qui il racontait une histoire en gesticulant. Chalus ne vit pas le commissaire et les deux hommes disparurent au coin de la rue.
Il faisait presque noir et la terrasse s’était dégarnie quand il se leva péniblement pour se diriger vers la maison de Chabot. Celui-ci vint lui ouvrir, lui lança un regard inquiet.
— Je me demandais où tu étais.
— À une terrasse de café.
Il accrocha son chapeau au portemanteau, aperçut la table dressée dans la salle à manger, mais le dîner n’était pas prêt et son ami le fit d’abord entrer dans son bureau.
Après un assez long silence, Chabot murmura sans regarder Maigret : — L’enquête continue.
Il semblait dire :
« — Tu as gagné. Tu vois ! nous ne sommes pas si lâches que ça. »
Maigret ne sourit pas, fit un petit signe d’approbation.
— Dès à présent, la maison de la rue Rabelais est gardée. Demain, je procéderai à l’interrogatoire des domestiques.
— Au fait, j’allais oublier de te rendre ceci.
— Tu pars vraiment ce soir ?
— Il le faut.
— Je me demande si nous aboutirons à un résultat.
Le commissaire avait posé le tuyau de plomb sur la table, fouillait ses poches pour en tirer la lettre d’Arsène.
— Louise Sabati ? questionna-t-il.
— Elle paraît hors de danger. Cela l’a sauvée de vomir. Elle venait de manger et la digestion n’était pas commencée.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle répond par monosyllabes.
— Elle savait qu’ils allaient mourir tous les deux ?
— Oui.
— Elle y était résignée ?
— Il lui a dit qu’on ne les laisserait jamais être heureux.
— Il ne lui a pas parlé des trois crimes ?
— Non.
— Ni de son père ?
Chabot le regarda dans les yeux.
— Tu crois que c’est lui ?
Maigret se contenta de battre les paupières.
— Il est fou ?
— Les psychiatres décideront.
— À ton avis ?
— Je répète volontiers que les gens sensés ne tuent pas. Mais ce n’est qu’une opinion.
— Peut-être pas très orthodoxe ?
— Non.
— Tu parais soucieux.
— J’attends.
— Quoi ?
— Qu’il se passe quelque chose.
— Tu crois qu’il se passera quelque chose aujourd’hui ?
— Je l’espère.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai rendu visite à Hubert Vernoux.
— Tu lui as dit…
— Je lui ai dit comment et pourquoi les trois crimes ont été commis. Je lui ai laissé entendre comment l’assassin devait normalement réagir.
Chabot, si fier tout à l’heure de la décision qu’il avait prise, se montrait à nouveau effrayé.
— Mais… dans ce cas… tu n’as pas peur que…
— Le dîner est servi, vint annoncer Rose, tandis que Mme Chabot, qui se dirigeait vers la salle à manger, leur souriait.