7



Le trésor de Louise

Maigret, pendant qu’ils attendaient, eut soudain l’impression gênante de regarder son ami à la loupe. Chabot lui paraissait encore plus vieilli, plus éteint que quand il était arrivé l’avant-veille. Il y avait juste assez de vie en lui, d’énergie, de personnalité pour mener l’existence qu’il menait et quand, brusquement, comme c’était le cas, on réclamait de lui un effort supplémentaire, il s’effondrait, honteux de son inertie.

Or, ce n’était pas une question d’âge, le commissaire l’aurait juré. Il avait toujours dû être ainsi. C’était Maigret qui s’était trompé, jadis, à l’époque où ils étaient étudiants et où il avait envié son ami. Chabot, alors, était pour lui le type de l’adolescent heureux. À Fontenay, une mère aux petits soins pour lui, l’accueillait dans une maison confortable où les choses avaient un aspect solide et définitif. Il savait qu’il hériterait, outre cette maison, de deux ou trois fermes et il recevait assez d’argent chaque mois pour en prêter à ses camarades.

Trente ans avaient passé et Chabot était devenu ce qu’il devait devenir. Aujourd’hui, c’était lui qui se tournait vers Maigret pour lui demander son aide.

Les minutes coulaient. Le juge feignait de parcourir un dossier dont son regard ne suivait pas les lignes dactylographiées. Le téléphone ne se décidait pas à sonner.

Il tira sa montre de sa poche.

— Il ne faut pas cinq minutes, en voiture, pour se rendre là-bas. Autant pour en revenir. Ils devraient…

Il était midi et quart. Il fallait laisser aux deux hommes quelques minutes pour aller voir dans la maison.

— S’il n’avoue pas et si, dans deux ou trois jours, je n’ai pas découvert des preuves indiscutables, j’en serai quitte pour demander ma retraite anticipée.

Il avait agi par peur du gros de la population. À présent c’était des réactions des Vernoux et de leurs pairs qu’il s’effrayait.

— Midi vingt. Je me demande ce qu’ils font.

À midi vingt-cinq, il se leva, trop nerveux pour rester assis.

— Tu n’as pas de voiture ? lui demanda le commissaire.

Il parut gêné.

— J’en ai eu une qui me servait le dimanche pour conduire ma mère à la campagne.

C’était drôle d’entendre parler de campagne par quelqu’un qui habitait une ville où des vaches paissaient à cinq cents mètres de la rue principale.

— Maintenant que ma mère ne sort plus que pour la messe le dimanche, qu’est-ce que je ferais d’une auto ?

Peut-être était-il devenu avare ? C’était probable. Pas tellement par sa faute. Quand on possède un petit bien comme le sien, on craint fatalement de le perdre.

Maigret avait l’impression, depuis son arrivée à Fontenay, d’avoir compris des choses auxquelles il n’avait jamais pensé et il se créait, d’une petite ville, une image différente de celle qu’il s’était faite jusque-là.

— Il y a certainement du nouveau.

Les deux policiers étaient partis depuis plus de vingt minutes. Cela ne demandait pas longtemps de fouiller le logement de deux pièces de Louise Sabati. Alain Vernoux n’était pas l’homme à s’enfuir par la fenêtre et il était difficile d’imaginer une chasse à l’homme dans les rues du quartier de la caserne.

Il y eut un moment d’espoir quand ils entendirent le moteur d’une auto qui gravissait la rue en pente et le juge resta immobile, dans l’attente, mais la voiture passa sans s’arrêter.

— Je ne comprends plus.

Il tirait sur ses longs doigts couverts de poils clairs, jetait de brefs regards à Maigret comme pour le supplier de le rassurer, cependant que le commissaire s’obstinait à rester impénétrable.

Quand, un peu après midi et demi, la sonnerie fonctionna enfin, Chabot se jeta littéralement sur l’appareil.

— Allô ! cria-t-il.

Mais, tout de suite, il fut déconfit. C’était une voix de femme qu’on entendait, d’une femme qui ne devait pas avoir l’habitude de téléphoner et qui parlait si fort que le commissaire l’entendait de l’autre bout de la pièce.

— C’est le juge ? questionnait-elle.

— Le juge d’instruction Chabot, oui. J’écoute.

Elle répétait du même ton :

— C’est le juge ?

— Mais oui ! Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous êtes le juge ?

Et lui, furieux :

— Oui. Je suis le juge. Vous ne m’entendez pas ?

— Non.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Si elle lui avait demandé une fois de plus s’il était le juge, il aurait probablement lancé l’appareil à terre.

— Le commissaire veut que vous veniez.

— Comment ?

Mais maintenant, parlant à quelqu’un d’autre, dans la pièce d’où elle lui téléphonait, elle annonçait d’une autre voix : — Je le lui ai dit. Quoi ?

Quelqu’un commandait :

— Raccrochez.

— Raccrocher quoi ?

On entendait du bruit dans le Palais de Justice. Chabot et Maigret tendirent l’oreille.

— On frappe de grands coups à la porte.

— Viens.

Ils coururent le long des couloirs. Les coups redoublaient. Chabot se hâta de tirer le verrou et de tourner la clef dans la serrure.

— On vous a téléphoné ?

C’était Lomel, encadré de trois ou quatre confrères. On en voyait d’autres qui montaient la rue dans la direction de la campagne.

— Chabiron vient de passer au volant de sa voiture. Il y avait près de lui une femme évanouie. Il a dû la conduire à l’hôpital.

Une auto stationnait au bas des marches.

— À qui est-ce ?

— À moi, ou plutôt à mon journal, dit un reporter de Bordeaux.

— Conduisez-nous.

— À l’hôpital ?

— Non. Descendez d’abord vers la rue de la République. Vous prendrez à droite, dans la direction de la caserne.

Ils s’entassèrent tous dans la voiture. Devant chez les Vernoux, un groupe d’une vingtaine de personnes s’était formé et on les regarda passer en silence.

— Qu’arrive-t-il, juge ? questionna Lomel.

— Je ne sais pas. On devait procéder à une arrestation.

— Le docteur ?

Il n’eut pas le courage de nier, de jouer au plus fin. Quelques personnes étaient assises à la terrasse du Café de la Poste. Une femme endimanchée sortait de la pâtisserie, une boîte de carton blanc suspendue à son doigt par une ficelle rouge.

— Par là ?

— Oui. Maintenant, à gauche… Attendez… tournez après ce bâtiment…

On ne pouvait se tromper. Devant la maison où Louise occupait un logement, cela grouillait, surtout des femmes et des enfants qui se précipitèrent vers les portières quand la voiture s’arrêta. La grosse femme qui avait accueilli Maigret la veille se tenait au premier rang, les poings sur les hanches.

— C’est moi qui suis allée vous téléphoner de l’épicerie. Le commissaire est en haut.

Cela se passait dans la confusion. La petite troupe contournait la maison, Maigret, qui connaissait les lieux, en avait pris la tête.

Les curieux, plus nombreux de ce côté-ci, bouchaient la porte extérieure. Il y en avait même dans l’escalier en haut duquel le petit commissaire de police était obligé de monter la garde devant la porte défoncée.

— Laissez passer… Écartez-vous…

Féron avait le visage défait, les cheveux sur le front. Il avait perdu son chapeau quelque part. Il parut soulagé qu’on arrivât à la rescousse.

— Vous avez averti le commissariat pour qu’on m’envoie du renfort ?

— Je ne savais pas que… commença le juge.

— J’avais recommandé à cette femme de vous dire…

Les journalistes essayaient de photographier. Un bébé pleurait. Chabot, que Maigret avait fait passer devant lui, atteignait les dernières marches en demandant : — Que se passe-t-il ?

— Il est mort.

Il poussa le battant dont le bois avait en partie volé en éclats.

— Dans la chambre.

Celle-ci était en désordre. La fenêtre ouverte laissait pénétrer le soleil et les mouches.

Sur le lit défait, le docteur Alain Vernoux était étendu, tout habillé, ses lunettes sur l’oreiller à côté de son visage d’où le sang s’était déjà retiré.

— Racontez, Féron.

— Il n’y a rien à raconter. Nous sommes arrivés, l’inspecteur et moi, et on nous a désigné cet escalier. Nous avons frappé. Comme on ne répondait pas, j’ai fait les injonctions d’usage. Chabiron a donné deux ou trois coups d’épaule dans le battant. Nous l’avons trouvé comme il est, où il est. J’ai tâté son pouls. Il ne bat plus. J’ai placé un miroir devant sa bouche.

— Et la fille ?

— Elle était par terre, comme si elle avait glissé du lit, et elle avait vomi.

Ils marchaient tous dans ce qu’elle avait rendu.

— Elle ne bougeait plus, mais elle n’était pas morte. Il n’y a pas de téléphone dans la maison. Je ne pouvais pas courir le quartier à la recherche d’un appareil. Chabiron l’a chargée sur son épaule et l’a transportée à l’hôpital. Il n’y avait rien d’autre à faire.

— Vous êtes sûr qu’elle respirait ?

— Oui, avec un drôle de râle dans la gorge.

Les photographes travaillaient toujours. Lomel prenait des notes dans un petit carnet rouge.

— Toute la maisonnée m’est tombée sur le dos. Des gamins, un moment, sont parvenus à se faufiler dans la pièce. Je ne pouvais pas m’éloigner. Je voulais vous avertir. J’ai envoyé la femme qui a l’air de servir de concierge en lui recommandant de vous dire…

Désignant le désordre autour de lui, il ajouta :

— Je n’ai même pas pu jeter un coup d’œil dans le logement.

Ce fut un des journalistes qui tendit un tube de véronal vide.

— Il y a en tout cas ceci.

C’était l’explication. De la part d’Alain Vernoux, il s’agissait sûrement d’un suicide.

Avait-il obtenu que Louise se tue avec lui ? Lui avait-il administré la drogue sans rien dire ?

Dans la cuisine, un bol de café au lait contenait encore un fond de liquide et on voyait un morceau de fromage à côté d’une tranche de pain, dans le pain la trace de la bouche de la fille.

Elle se levait tard, Alain Vernoux avait dû la trouver en train de prendre son petit déjeuner.

— Elle était habillée ?

— En chemise. Chabiron l’a enroulée dans une couverture et l’a emportée comme ça.

— Les voisins n’ont pas entendu de dispute ?

— Je n’ai pas pu les questionner. Ce sont les gosses qui se tiennent au premier rang et les mères ne font rien pour les écarter. Écoutez-les.

Un des journalistes appuyait son dos à la porte qui ne fermait plus, pour empêcher qu’elle soit poussée de l’extérieur.

Julien Chabot allait et venait comme dans un mauvais rêve, en homme qui a perdu le contrôle de la situation.

Deux ou trois fois, il se dirigea vers le corps avant d’oser poser la main sur le poignet qui pendait.

Il répéta à plusieurs reprises, oubliant qu’il l’avait déjà dit, ou décidé à se convaincre lui-même : — Le suicide est évident.

Puis il demanda :

— Chabiron ne doit pas revenir ?

— Je suppose qu’il restera là-bas pour questionner la fille si elle revient à elle. Il faudrait avertir le commissariat. Chabiron a promis de m’envoyer un médecin…

Celui-ci frappait à la porte, un jeune interne qui se dirigea directement vers le lit.

— Mort ?

Il fit oui de la tête.

— La fille qu’on vous a amenée ?

— On s’en occupe. Elle a des chances de s’en tirer.

Il regarda le tube, haussa les épaules, grommela :

— Toujours la même chose.

— Comment se fait-il qu’il soit mort alors qu’elle…

Il désigna la vomissure sur le plancher.

Un des reporters, qui avait disparu sans qu’on s’en aperçût, rentrait dans la pièce.

— Il n’y a pas eu de dispute, dit-il. J’ai questionné les voisines. C’est d’autant plus certain que, ce matin, les fenêtres des logements étaient pour la plupart ouvertes.

Lomel, lui, fouillait sans vergogne les tiroirs qui ne contenaient pas grand-chose, du linge et des vêtements bon marché, des bibelots sans valeur. Puis il se penchait pour regarder sous le lit et Maigret le voyait se coucher sur le sol, tendre le bras, retirer une boîte à chaussures en carton qu’entourait un ruban bleu. Lomel se retira à l’écart avec son butin et il régnait assez de désordre pour qu’on le laisse tranquille.

Il n’y eut que Maigret à s’approcher de lui.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des lettres.

La boîte en était à peu près pleine, non seulement de lettres, mais de courts billets écrits en hâte sur des bouts de papier. Louise Sabati avait tout gardé, peut-être à l’insu de son amant, presque certainement même, sinon elle n’aurait pas caché la boîte sous le lit.

— Laissez voir.

Lomel paraissait impressionné en les lisant. Il dit d’une voix mal assurée : — Ce sont des lettres d’amour.

Le juge s’était enfin aperçu de ce qui se passait.

— Des lettres ?

— Des lettres d’amour.

— De qui ?

— D’Alain. Signées de son prénom, parfois seulement de ses initiales.

Maigret, qui en avait lu deux ou trois, aurait voulu empêcher qu’on se les passe de main en main. C’étaient probablement les lettres d’amour les plus émouvantes qu’il lui eût été donné de lire. Le docteur les avait écrites avec la fougue et parfois la naïveté d’un jeune homme de vingt ans.

Il appelait Louise : « Ma toute petite ».

Parfois : « Ma pauvre petite à moi ».

Et il lui disait, comme tous les amants, la longueur des journées et des nuits sans elle, le vide de la vie, de la maison où il se heurtait aux murs comme un frelon, il lui disait qu’il aurait voulu l’avoir connue plus tôt, avant qu’aucun homme ne l’eût touchée, et les rages qui le prenaient, le soir, seul dans son lit, quand il pensait aux caresses qu’elle avait subies.

Certaines fois, il s’adressait à elle comme à un enfant irresponsable et d’autres fois il lui échappait des cris de haine et de désespoir.

— Messieurs… commença Maigret, la gorge serrée.

On ne faisait pas attention à lui. Cela ne le regardait pas. Chabot, rougissant, les verres de ses lunettes embuées, continuait à parcourir les papiers.

« Je t’ai quittée il y a une demi-heure et j’ai regagné ma prison. J’ai besoin de reprendre contact avec toi… »

Il la connaissait depuis huit mois à peine. Il y avait là près de deux cents lettres et, certains jours, il lui était arrivé d’en écrire trois, coup sur coup. Certaines ne portaient pas de timbre. Il devait les apporter avec lui.

« Si j’étais un homme… »

Ce fut un soulagement pour Maigret d’entendre arriver les gens de la police qui écartaient la foule et la marmaille.

— Tu ferais mieux de les emporter, souffla-t-il à son ami.

Il fallut les reprendre dans toutes les mains. Ceux qui les rendaient paraissaient gênés. On hésitait maintenant à se tourner vers le lit et, quand on jetait un coup d’œil au corps étendu, c’était furtivement, avec l’air de s’en excuser.

Tel quel, sans ses lunettes, le visage détendu et serein, Alain Vernoux paraissait dix ans de moins que dans la vie.

— Ma mère doit s’inquiéter… remarqua Chabot en regardant sa montre.

Il oubliait la maison de la rue Rabelais où il y avait toute une famille, un père, une mère, une femme, des enfants, qu’il faudrait se décider à avertir.

Maigret le lui rappela. Le juge murmura :

— J’aimerais autant ne pas y aller moi-même.

Le commissaire n’osait pas s’offrir. Peut-être son ami, de son côté, n’osait-il pas le lui demander.

— Je vais envoyer Féron.

— Où ? questionna celui-ci.

— Rue Rabelais, pour les prévenir. Parlez d’abord à son père.

— Qu’est-ce que je lui dis ?

— La vérité.

Le petit commissaire grommela entre ses dents :

— Jolie corvée !

Ils n’avaient plus rien à faire ici. Plus rien à découvrir, dans le logement d’une pauvre fille dont la boîte de lettres constituait le seul trésor. Sans doute ne les avait-elle pas toutes comprises. Cela n’avait pas d’importance.

— Tu viens, Maigret ?

Et, au médecin :

— Vous vous chargez de faire transporter le corps ?

— À la morgue ?

— Une autopsie sera nécessaire. Je ne vois pas comment…

Il se tourna vers les deux agents.

— Ne laissez entrer personne.

Il descendit l’escalier, la boîte en carton sous le bras, dut fendre la foule amassée en bas. Il n’avait pas pensé à la question de voiture. Ils étaient à l’autre bout de la ville. De lui-même, le journaliste de Bordeaux se précipita.

— Où voulez-vous que je vous conduise ?

— Chez moi.

— Rue Clemenceau ?

Ils firent la plus grande partie du trajet en silence. Ce ne fut qu’à cent mètres de sa maison que Chabot murmura : — Je suppose que cela termine l’affaire.

Il ne devait pas en être si sûr, car il examinait Maigret à la dérobée. Et celui-ci n’approuvait pas, ne disait ni oui ni non.

— Je ne vois aucune raison, s’il n’était pas coupable, pour…

Il se tut car, en entendant l’auto, sa mère, qui devait se morfondre, ouvrait déjà la porte.

— Je me demandais ce qui était arrivé. J’ai vu des gens courir comme s’il se passait quelque chose.

Il remercia le reporter, crut devoir lui proposer :

— Un petit verre ?

— Merci. Je dois téléphoner d’urgence à mon journal.

— Le rôti va être trop cuit. Je vous attendais à midi et demi. Tu parais fatigué, Julien. Vous ne trouvez pas, Jules, qu’il a mauvaise mine ?

— Tu devrais nous laisser un instant, maman.

— Vous ne voulez pas manger ?

— Pas tout de suite.

Elle se raccrochait à Maigret.

— Il n’y a rien de mauvais ?

— Rien qui puisse vous inquiéter.

Il préféra lui avouer la vérité, tout au moins une part de la vérité.

— Alain Vernoux s’est suicidé.

Elle fit seulement :

— Ah !

Puis, hochant la tête, elle se dirigea vers la cuisine.

— Entrons dans mon bureau. À moins que tu aies faim ?

— Non.

— Sers-toi à boire.

Il aurait aimé un verre de bière, mais il savait qu’il n’y en avait pas dans la maison. Il fouilla le placard à liqueurs, prit au hasard une bouteille de pernod.

— Rose va t’apporter de l’eau et de la glace.

Chabot s’était laissé tomber dans son fauteuil où la tête de son père, avant la sienne, avait dessiné une tache plus sombre dans le cuir. La boîte à chaussures était sur le bureau, avec le ruban qu’on avait renoué.

Le juge avait un besoin urgent d’être rassuré. Ses nerfs étaient à nu.

— Pourquoi ne prends-tu pas un peu d’alcool ?

Au regard que Chabot lança vers la porte, Maigret comprit que c’était sur les instances de sa mère qu’il ne buvait plus.

— J’aime mieux pas.

— Comme tu voudras.

Malgré la température douce ce jour-là, un feu continuait à flamber dans la cheminée et Maigret, qui avait trop chaud, dut s’en éloigner.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— De quoi ?

— De ce qu’il a fait. Pourquoi, s’il n’était pas coupable…

— Tu as lu quelques-unes de ses lettres, non ?

Chabot baissa la tête.

— Le commissaire Féron a fait irruption hier dans le logement de Louise, l’a questionnée, emmenée au commissariat, gardée toute la nuit au violon.

— Il a agi sans mes instructions.

— Je sais. Il l’a fait quand même. Ce matin, Alain s’est précipité pour la voir et a tout appris.

— Je ne vois pas ce que cela changeait.

Il le sentait fort bien, mais il ne voulait pas l’avouer.

— Tu crois que c’est pour ça ?…

— Je crois que c’est suffisant. Demain, toute la ville aurait été au courant. Féron aurait probablement continué à harceler la fille, on l’aurait finalement condamnée pour prostitution.

— Il a été imprudent. Ce n’est pas une raison pour se détruire.

— Cela dépend de qui.

— Tu es persuadé qu’il n’est pas coupable.

— Et toi ?

— Je pense que tout le monde le croira coupable et sera satisfait.

Maigret le regarda avec surprise.

— Tu veux dire que tu vas clore l’affaire ?

— Je ne sais pas. Je ne sais plus.

— Tu te souviens de ce qu’Alain nous a dit ?

— À quel sujet ?

— Qu’un fou a sa logique. Un fou, qui a vécu toute sa vie sans que personne s’aperçoive de sa folie, ne se met pas soudain à tuer sans raison. Il faut tout au moins une provocation. Il faut une cause, qui peut paraître insuffisante à une personne sensée, mais qui lui paraît suffisante, à lui.

» La première victime a été Robert de Courçon et, à mes yeux, c’est celle qui compte, parce que c’est la seule qui puisse nous fournir une indication.

» La rumeur publique, elle non plus, ne naît pas de rien.

— Tu te fies à l’opinion de la foule ?

— Il lui arrive de se tromper dans ses manifestations. Cependant, presque toujours, j’ai pu le constater au cours des années, il existe une base sérieuse. Je dirais que la foule a un instinct…

— De sorte que c’est bien Alain…

— Je n’en suis pas là. Quand Robert de Courçon a été tué, la population a fait un rapprochement entre les deux maisons de la rue Rabelais et, à ce moment-là, il n’était pas encore question de folie. Le meurtre de Courçon n’était pas nécessairement l’œuvre d’un fou ou d’un maniaque. Il a pu y avoir des raisons précises pour que quelqu’un décide de le tuer, ou le fasse dans un mouvement de colère.

— Continue.

Chabot ne luttait plus. Maigret aurait pu lui dire n’importe quoi et il aurait approuvé. Il avait l’impression que c’était sa carrière, sa vie, qu’on était en train de détruire.

— Je ne sais rien de plus que toi. Il y a eu deux autres crimes, coup sur coup, tous les deux inexplicables, tous les deux commis de la même façon, comme si l’assassin tenait à souligner qu’il s’agissait d’un seul et même coupable.

— Je croyais que les criminels s’en tenaient généralement à une méthode, toujours la même.

— Je me demande, moi, pourquoi il était si pressé.

— Si pressé de quoi ?

— De tuer à nouveau. Puis de tuer encore. Comme pour bien établir dans l’opinion qu’un fou criminel courait les rues.

Cette fois, Chabot releva vivement la tête.

— Tu veux dire qu’il n’est pas fou ?

— Pas exactement.

— Alors ?

— C’est une question que je regrette de n’avoir pas discutée plus à fond avec Alain Vernoux. Le peu qu’il nous en a dit me reste dans la mémoire. Même un fou n’agit pas nécessairement en fou.

— C’est évident. Sinon, il n’y en aurait plus en liberté.

— Ce n’est pas non plus, a priori, parce qu’il est fou qu’il tue.

— Je ne te suis plus. Ta conclusion ?

— Je n’ai pas de conclusion.

Ils tressaillirent en entendant le téléphone. Chabot décrocha, changea d’attitude, de voix.

— Mais oui, madame. Il est ici. Je vous le passe.

Et à Maigret :

— Ta femme.

Elle disait à l’autre bout du fil :

— C’est toi ? Je ne te dérange pas au moment de déjeuner ? Vous êtes toujours à table ?

— Non.

C’était inutile de lui apprendre qu’il n’avait pas encore mangé.

— Ton patron m’a appelée il y a une demi-heure et m’a demandé si tu rentrais sûrement demain matin. Je n’ai pas su que lui répondre, car quand tu m’as téléphoné, tu ne paraissais pas certain. Il m’a dit, si j’avais l’occasion de te téléphoner à nouveau, de t’annoncer que la fille de je ne sais quel sénateur a disparu depuis deux jours. Ce n’est pas encore dans les journaux. Il paraît que c’est très important, que cela risque de faire du bruit. Tu sais de qui il s’agit ?

— Non.

— Il m’a cité un nom, mais je l’ai oublié.

— Bref, il veut que je rentre sans faute ?

— Il n’a pas parlé comme ça. J’ai cependant compris que cela lui ferait plaisir que tu prennes toi-même l’affaire en main.

— Il pleut ?

— Il fait un temps merveilleux. Que décides-tu ?

— Je ferai l’impossible pour être à Paris demain matin. Il doit bien y avoir un train de nuit. Je n’ai pas encore consulté l’indicateur.

Chabot lui fit signe qu’il existait un train de nuit.

— Tout va bien à Fontenay ?

— Tout va bien.

— Fais mes amitiés au juge.

— Je n’y manquerai pas.

Quand il raccrocha, il n’aurait pas pu dire si son ami était désespéré ou enchanté de le voir partir.

— Tu dois rentrer ?

— Pour bien faire.

— Il est peut-être temps que nous nous mettions à table ?

Maigret laissa à regret la boîte blanche qui lui faisait un peu l’effet d’un cercueil.

— N’en parlons pas devant ma mère.

Ils n’étaient pas encore au dessert quand on sonna à la porte. Rose alla ouvrir, vint annoncer : — C’est le commissaire de police qui demande…

— Faites-le entrer dans mon bureau.

— C’est ce que j’ai fait. Il attend. Il dit que ce n’est pas urgent.

Mme Chabot s’efforçait de parler de choses ou d’autres comme si de rien n’était. Elle retrouvait des noms dans sa mémoire, des gens qui étaient morts, ou qui avaient quitté la ville depuis longtemps, et dont elle dévidait l’histoire.

Ils se levèrent enfin de table.

— Je vous fais servir le café dans ton bureau ?

On le leur servit à tous les trois et Rose posa des verres et la bouteille de fine sur le plateau d’un geste quasi sacerdotal. Il fallut attendre que la porte fût refermée.

— Alors ?

— J’y suis allé.

— Un cigare ?

— Merci. Je n’ai pas encore déjeuné.

— Vous voulez que je vous fasse servir un morceau ?

— J’ai téléphoné à ma femme que je ne tarderais plus à rentrer.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Le maître d’hôtel m’a ouvert la porte et je lui ai demandé à voir Hubert Vernoux. Il m’a laissé dans le corridor pendant qu’il allait le prévenir. Cela a pris longtemps. Un garçon de sept ou huit ans est venu me regarder du haut de l’escalier et j’ai entendu la voix de sa mère qui le rappelait. Quelqu’un d’autre m’a observé par l’entrebâillement d’une porte, une vieille femme, mais je ne sais pas si c’est Mme Vernoux ou sa sœur.

— Qu’est-ce que Vernoux a dit ?

— Il est arrivé du fond du couloir et, parvenu à trois ou quatre mètres de moi, a questionné sans cesser d’avancer : » — Vous l’avez trouvé ?

» Je lui ai dit que j’avais une mauvaise nouvelle à lui annoncer. Il n’a pas proposé de me faire entrer au salon, m’a laissé debout sur le paillasson, en me regardant du haut de sa taille, mais j’ai bien vu que ses lèvres et que ses doigts tremblaient.

» — Votre fils est mort, ai-je fini par annoncer.

» Et il a répliqué :

» — C’est vous qui l’avez tué ?

» — Il s’est suicidé, ce matin, dans la chambre de sa maîtresse.

— Il a paru surpris ? questionna le juge d’instruction.

— J’ai l’impression que cela lui a causé un choc. Il a ouvert la bouche comme pour poser une question, s’est contenté de murmurer : » — Il avait donc une maîtresse !

» Il ne m’a pas demandé qui elle était, ni ce qu’il était advenu d’elle. Il s’est dirigé vers la porte pour l’ouvrir et ses derniers mots, en me congédiant, ont été : » — Peut-être que maintenant ces gens vont nous laisser la paix.

» Il désignait du menton les curieux amassés sur le trottoir, les groupes qui stationnaient de l’autre côté de la rue, les journalistes qui profitaient de ce qu’il se tenait un instant sur le seuil pour le photographier.

— Il n’a pas essayé de les éviter ?

— Au contraire. Quand il les a aperçus, il s’est attardé, leur faisant face, les regardant dans les yeux, puis, lentement, il a refermé la porte et j’ai entendu qu’il tirait les verrous.

— La fille ?

— Je suis passé par l’hôpital. Chabiron reste à son chevet. On n’est pas encore sûr qu’elle s’en tire, à cause de je ne sais quelle malformation du cœur.

Sans toucher à son café, il avala le verre de fine, se leva.

— Je peux aller manger ?

Chabot fit signe que oui et se leva à son tour pour le reconduire.

— Qu’est-ce que je fais ensuite ?

— Je ne sais pas encore. Passez par mon bureau. Le procureur m’y attendra à trois heures.

— J’ai laissé deux hommes, à tout hasard, devant la maison de la rue Rabelais. La foule défile, s’arrête, discute à mi-voix.

— Elle est calme ?

— Maintenant qu’Alain Vernoux s’est suicidé, je pense qu’il n’y a plus de danger. Vous savez comment ça va.

Chabot regarda Maigret avec l’air de dire :

« — Tu vois ! »

Il aurait tant donné pour que son ami lui réponde :

« — Mais oui. Tout est fini. »

Seulement, Maigret ne répondait rien.

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