3
L’instituteur qui ne dormait pas
Le spectacle des rues était plus déprimant dans la lumière du matin que la nuit, car la pluie avait tout sali, laissant des tramées sombres sur les façades dont les couleurs étaient devenues laides. De grosses gouttes tombaient encore des corniches et des fils électriques, parfois du ciel qui s’égouttait, toujours dramatique, avec l’air de reprendre des forces pour de nouvelles convulsions.
Maigret, levé tard, n’avait pas eu le courage de descendre pour son petit-déjeuner. Maussade, sans appétit, il avait seulement envie de deux ou trois tasses de café noir. Malgré la fine de Chabot, il croyait encore retrouver dans sa bouche l’arrière-goût du vin blanc trop doux ingurgité à Bordeaux.
Il pressa une petite poire pendue à la tête de son lit. La femme de chambre en noir et en tablier blanc qui répondit à son appel le regarda si curieusement qu’il s’assura que sa tenue était correcte.
— Vous ne voulez vraiment pas des croissants chauds ? Un homme comme vous a besoin de manger le matin.
— Seulement du café, mon petit. Un énorme pot de café.
Elle aperçut le complet que le commissaire avait mis à sécher la veille sur le radiateur et s’en saisit.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je vais lui donner un coup de fer.
— Non, merci, c’est inutile.
Elle l’emporta tout de même !
À son physique, il aurait juré que, d’habitude, elle était plutôt revêche.
Deux fois pendant sa toilette elle vint le déranger, une fois pour s’assurer qu’il avait du savon, une autre pour apporter un second pot de café qu’il n’avait pas réclamé. Puis elle lui rapporta le complet, sec et repassé. Elle était maigre, la poitrine plate, avec l’air de manquer de santé, mais devait être dure comme du fer.
Il pensa qu’elle avait lu son nom sur la fiche, en bas, et que c’était une passionnée de faits divers.
Il était neuf heures et demie du matin. Il traîna, par protestation contre il ne savait quoi, contre ce qu’il considérait vaguement comme une conspiration du sort.
Quand il descendit l’escalier au tapis rouge, un homme de peine qui montait le salua d’un respectueux : — Bonjour, Monsieur Maigret.
Il comprit en arrivant dans le hall, où l’Ouest-Éclair était étalé sur un guéridon, avec sa photographie en première page.
C’était la photo prise au moment où il se penchait sur le corps de Gobillard. Un double titre annonçait sur trois colonnes :
« Le Commissaire Maigret s’occupe des Crimes de Fontenay. »
« Un marchand de peaux de lapins est la troisième victime. »
Avant qu’il ait eu le temps de parcourir l’article, le directeur de l’hôtel s’approcha de lui avec autant d’empressement que la femme de chambre.
— J’espère que vous avez bien dormi et que le 17 ne vous a pas trop dérangé ?
— Qu’est-ce que le 17 ?
— Un voyageur de commerce qui a trop bu hier soir et qui a été bruyant. Nous avons fini par le changer de chambre afin qu’il ne vous éveille pas.
Il n’avait rien entendu.
— Au fait, Lomel, le correspondant de l’Ouest-Éclair, est passé ce matin pour vous voir. Quand je lui ai annoncé que vous étiez encore couché, il a dit que cela ne pressait pas et qu’il vous verrait tout à l’heure au Palais de Justice. Il y a aussi une lettre pour vous.
Une enveloppe bon marché, comme on en vend par pochettes de six, de six teintes différentes, dans les épiceries. Celle-ci était verdâtre. Au moment de l’ouvrir, Maigret constata qu’une demi-douzaine de personnes, dehors, avaient le visage collé à la porte vitrée, entre les palmiers en tonneaux.
« Ne vou léssé pas imprecioné par lai gents de la Haute. »
Ceux qui attendaient sur le trottoir, dont deux femmes en tenue de marché, s’écartèrent pour le laisser passer et il y avait quelque chose de confiant, d’amical dans la façon dont on le regardait, pas tant par curiosité, pas tant parce qu’il était célèbre, mais comme si on comptait sur lui. Une des femmes dit sans oser s’approcher : — Vous le trouverez, vous, Monsieur Maigret !
Et un jeune homme qui avait l’apparence d’un garçon livreur marcha au même pas que lui sur le trottoir opposé afin de mieux le regarder.
Sur les seuils, des femmes discutaient le dernier crime et s’interrompaient pour le suivre des yeux. Un groupe sortit du Café de la Poste et, là aussi, il lut de la sympathie dans les regards. On semblait vouloir l’encourager.
Il passa devant chez le juge Chabot où Rose secouait des chiffons par la fenêtre du premier étage, ne s’arrêta pas, traversa la place Viète et monta la rue Rabelais où, à gauche, se dressait un vaste hôtel particulier au fronton armorié qui devait être la maison des Vernoux. Il n’y avait aucun signe de vie derrière les fenêtres fermées. En face, une petite maison, ancienne aussi, aux volets clos, était probablement celle où Robert de Courçon avait achevé sa vie solitaire.
De temps en temps passait une rafale de vent humide. Des nuages couraient bas, sombres sur un ciel couleur de verre dépoli, et des gouttes d’eau tombaient de leur frange. Les grilles de la prison paraissaient plus noires d’être mouillées. Une dizaine de personnes stationnaient devant le Palais de Justice qui n’avait rien de prestigieux, étant moins vaste, en fait, que la maison des Vernoux, mais qui s’ornait quand même d’un péristyle et d’un perron de quelques marches.
Lomel, ses deux appareils toujours en bandoulière, fut le premier à se précipiter et il n’y avait pas de trace de remords sur son visage poupin ni dans ses yeux d’un bleu très clair.
— Vous me confierez vos impressions avant de les donner aux confrères de Paris ?
Et comme Maigret, renfrogné, lui désignait le journal qui dépassait de sa poche, il sourit.
— Vous êtes fâché ?
— Je croyais vous avoir dit…
— Écoutez, commissaire. Je suis obligé de faire mon métier de journaliste. Je savais que vous finiriez par vous occuper de l’affaire. J’ai seulement anticipé de quelques heures sur…
— Une autre fois, n’anticipez pas.
— Vous allez voir le juge Chabot ?
Dans le groupe se trouvaient déjà deux ou trois reporters de Paris et il eut du mal à s’en débarrasser. Il y avait aussi des curieux qui paraissaient décidés à passer la journée en faction devant le Palais de Justice.
Les couloirs étaient sombres. Lomel, qui s’était fait son guide, le précédait, lui montrait le chemin.
— Par ici. C’est beaucoup plus important pour nous que pour les canards de la capitale ! Vous devez comprendre ! « Il » est dans son bureau depuis huit heures du matin. Le procureur est ici aussi. Hier soir, pendant qu’on le cherchait partout, il se trouvait à La Rochelle, où il avait fait un saut en voiture. Vous connaissez le procureur ?
Maigret, qui avait frappé et à qui on avait crié d’entrer, ouvrit la porte et la referma, laissant le reporter roux dans le couloir.
Julien Chabot n’était pas seul. Le docteur Alain Vernoux était assis en face de lui dans un fauteuil et se leva pour saluer le commissaire.
— Bien dormi ? questionna le juge.
— Pas mal du tout.
— Je m’en suis voulu de ma pauvre hospitalité d’hier. Tu connais Alain Vernoux. Il est venu me voir en passant.
Ce n’était pas vrai. Maigret aurait juré que c’était lui que le psychiatre attendait et même, peut-être, que cette entrevue avait été combinée entre les deux hommes.
Alain avait retiré son pardessus. Il portait un complet de laine rêche, aux lignes indécises, qui aurait eu besoin d’un coup de fer. Sa cravate était mal nouée. Sous le veston dépassait un sweater jaune. Ses souliers n’avaient pas été cirés. Tel quel, il n’en appartenait pas moins à la même catégorie que son père dont la tenue était si méticuleuse.
Pourquoi cela faisait-il tiquer Maigret ? L’un était trop soigné, tiré à quatre épingles. L’autre, au contraire, affectait une négligence que n’aurait pu se permettre un employé de banque, un professeur de lycée, ou un voyageur de commerce, mais on ne devait trouver de complets en ce tissu-là que chez un tailleur exclusif de Paris, peut-être de Bordeaux.
Il y eut un silence assez gênant. Maigret, qui ne faisait rien pour aider les deux hommes, alla se camper devant le maigre feu de bûches de la cheminée que surmontait la même horloge en marbre noir que celle de son bureau du quai des Orfèvres. L’administration avait dû les commander jadis par centaines, sinon par milliers. Peut-être retardaient-elles toutes également de douze minutes, comme celle de Maigret ?
— Alain me disait justement des choses intéressantes, murmura enfin Chabot, le menton dans la main, dans une pose qui faisait très juge d’instruction. Nous parlions de folie criminelle…
Le fils Vernoux l’interrompit.
— Je n’ai pas affirmé que ces trois crimes sont l’œuvre d’un fou. J’ai dit que, s’ils étaient l’œuvre d’un fou…
— Cela revient au même.
— Pas exactement.
— Mettons que ce soit moi qui aie dit que tout semble indiquer que nous sommes en présence d’un fou.
Et, tourné vers Maigret :
— Nous en avons parlé hier soir, toi et moi. L’absence de motif, dans les trois cas… La similitude des moyens…
Puis, à Vernoux :
— Répétez donc au commissaire ce que vous m’exposiez, voulez-vous ?
— Je ne suis pas expert. En la matière, je ne suis qu’un amateur. Je développais une idée générale. La plupart des gens se figurent que les fous agissent invariablement en fous, c’est-à-dire sans logique ni suite dans les idées. Or, dans la réalité, c’est souvent le contraire. Les fous ont leur logique à eux. La difficulté, c’est de découvrir cette logique-là.
Maigret le regardait sans rien dire, avec ses gros yeux un peu glauques du matin. Il regrettait de ne pas s’être arrêté en chemin pour boire un verre qui lui aurait ravigoté l’estomac.
Ce petit bureau, où commençait à flotter la fumée de sa pipe et où dansaient les courtes flammes des bûches, lui semblait à peine réel et les deux hommes qui discutaient de folie en le guettant du coin de l’œil lui apparaissaient un peu comme des figures de cire. Eux non plus n’étaient pas dans la vie. Ils faisaient des gestes qu’ils avaient appris, parlaient comme on leur avait appris.
Qu’est-ce qu’un Chabot pouvait savoir de ce qui se passait dans la rue ? Et, à plus forte raison, dans la tête d’un homme qui tue ?
— C’est cette logique que, depuis le premier crime, j’essaie de déceler.
— Depuis le premier crime ?
— Mettons depuis le second. Dès le premier, pourtant, dès l’assassinat de mon oncle, j’ai pensé à l’acte d’un dément.
— Vous avez trouvé ?
— Pas encore. Je n’ai fait que noter quelques éléments du problème, qui peuvent fournir une indication.
— Par exemple ?
— Par exemple, qu’il frappe de face. Ce n’est pas facile d’exprimer ma pensée simplement. Un homme qui voudrait tuer pour tuer, c’est-à-dire pour supprimer d’autres êtres vivants, et qui, en même temps, ne désirerait pas être pris, choisirait le moyen le moins dangereux. Or, celui-ci ne veut certainement pas être pris, puisqu’il évite de laisser des traces. Vous me suivez ?
— Jusqu’ici, ce n’est pas trop compliqué.
Vernoux fronça les sourcils, sentant l’ironie dans la voix de Maigret. C’était possible, au fond, qu’il soit un timide. Il ne regardait pas les gens dans les yeux. À l’abri des gros verres de ses lunettes, il se contentait de petits coups d’œil furtifs, puis fixait un point quelconque de l’espace.
— Vous admettez qu’il fait l’impossible pour ne pas être pris ?
— Cela en a l’air.
— Il attaque néanmoins trois personnes la même semaine et, les trois fois, réussit son coup.
— Exact.
— Dans les trois cas, il aurait pu frapper par-derrière, ce qui réduisait les chances qu’une victime se mette à crier.
Maigret le regardait fixement.
— Comme même un fou ne fait rien sans raison, j’en déduis que l’assassin éprouve le besoin de narguer le sort, ou de narguer ceux qu’il attaque. Certains êtres ont besoin de s’affirmer, fût-ce par un crime ou par une série de crimes. Parfois, c’est pour se prouver à eux-mêmes leur puissance, ou leur importance, ou leur courage. D’autres sont persuadés qu’ils ont une revanche à prendre contre leurs semblables.
— Celui-ci ne s’est, jusqu’à présent, attaqué qu’à des faibles. Robert de Courçon était un vieillard de soixante-treize ans. La veuve Gibon était impotente et Gobillard, au moment où il a été attaqué, était ivre mort.
Le juge, cette fois, venait de parler, le menton toujours sur la main, apparemment content de lui.
— J’y ai pensé aussi. C’est peut-être un signe, peut-être un hasard. Ce que je cherche à trouver, c’est la sorte de logique qui préside aux faits et gestes de l’inconnu. Quand nous l’aurons découverte, nous ne serons pas loin de mettre la main sur lui.
Il disait « nous » comme s’il participait tout naturellement à l’enquête, et Chabot ne protestait pas.
— C’est pour cela que vous étiez dehors hier soir ? questionna le commissaire.
Alain Vernoux tressaillit, rougit légèrement.
— En partie. Je me rendais bien chez un ami, mais je vous avoue que, depuis trois jours, je parcours les rues aussi souvent que possible en étudiant le comportement des passants. La ville n’est pas grande. Il est probable que l’assassin ne vit pas terré chez lui. Il marche sur les trottoirs, comme tout le monde, prend peut-être son verre dans les cafés.
— Vous croyez que vous le reconnaîtriez si vous le rencontriez ?
— C’est une chose possible.
— Je pense qu’Alain peut nous être précieux, murmura Chabot avec une certaine gêne. Ce qu’il nous a dit ce matin me paraît plein de bon sens.
Le docteur se levait et, au même moment, il y eut du bruit dans le couloir, on frappa à la porte, l’inspecteur Chabiron passa la tête.
— Vous n’êtes pas seul ? disait-il en regardant, non Maigret, mais Alain Vernoux, dont la présence parut lui déplaire.
— Qu’est-ce que c’est, inspecteur ?
— J’ai avec moi quelqu’un que je voudrais que vous interrogiez.
Le docteur annonça :
— Je m’en vais.
On ne le retint pas. Pendant qu’il sortait, Chabiron dit à Maigret, non sans amertume : — Alors, patron, il paraît qu’on s’en occupe ?
— Le journal le dit.
— Peut-être l’enquête ne sera-t-elle pas longue. Il se pourrait qu’elle soit finie dans quelques minutes. Je fais entrer mon témoin, monsieur le juge ?
Et, tourné vers la demi-obscurité du corridor :
— Viens ! N’aie pas peur.
Une voix répliqua :
— Je n’ai pas peur.
On vit entrer un petit homme maigre, vêtu de bleu marine, au visage pâle, aux yeux ardents.
Chabiron le présenta :
— Émile Chalus, instituteur à l’école des garçons. Assieds-toi, Chalus.
Chabiron était un de ces policiers qui tutoient invariablement coupables et témoins avec la conviction que cela les impressionne.
— Cette nuit, expliqua-t-il, j’ai commencé à interroger les habitants de la rue où Gobillard a été tué. On prétendra peut-être que c’est de la routine…
Il eut un coup d’œil vers Maigret, comme si le commissaire avait été un adversaire personnel de la routine.
— … Mais il arrive que la routine ait du bon. La rue n’est pas longue. Ce matin, de bonne heure, j’ai continué à la passer au peigne fin. Émile Chalus habite à trente mètres de l’endroit où le crime a été commis, au second étage d’une maison dont le rez-de-chaussée et le premier sont occupés par des bureaux. Raconte, Chalus.
Celui-ci ne demandait qu’à parler, encore qu’il n’éprouvât manifestement aucune sympathie pour le juge. C’est vers Maigret qu’il se tourna.
— J’ai entendu du bruit sur le trottoir, comme un piétinement.
— À quelle heure ?
— Un peu après dix heures du soir.
— Ensuite ?
— Des pas se sont éloignés.
— Dans quelle direction ?
Le juge d’instruction posait les questions, avec chaque fois un regard à Maigret comme pour lui offrir la parole.
— Dans la direction de la rue de la République.
— Des pas précipités ?
— Non, des pas normaux.
— D’homme ?
— Certainement.
Chabot avait l’air de penser que ce n’était pas une fameuse découverte, mais l’inspecteur intervint.
— Attendez la suite. Dis-leur ce qui s’est passé après, Chalus.
— Il s’est écoulé un certain nombre de minutes et un groupe de gens a pénétré dans la rue, venant également de la rue de la République. Ils se sont attroupés sur le trottoir, parlant à voix haute. J’ai entendu le mot docteur, puis le mot commissaire de police, et je me suis levé pour aller voir à la fenêtre.
Chabiron jubilait.
— Vous comprenez, monsieur le juge ? Chalus a entendu des piétinements. Tout à l’heure, il m’a précisé qu’il y avait eu aussi un bruit mou, comme celui d’un corps qui tombe sur le trottoir. Répète, Chalus.
— C’est exact.
— Tout de suite après, quelqu’un s’est dirigé vers la rue de la République, où se trouve le Café de la Poste. J’ai d’autres témoins dans l’antichambre, les consommateurs qui se trouvaient à ce moment-là au café. Il était dix heures dix quand le docteur Vernoux y est entré et, sans rien dire, s’est dirigé vers la cabine téléphonique. Après avoir parlé dans l’appareil, il a aperçu le docteur Jussieux qui jouait aux cartes et lui a murmuré quelque chose à l’oreille. Jussieux a annoncé aux autres qu’un crime venait d’être commis et ils se sont tous précipités dehors.
Maigret fixait son ami Chabot dont les traits s’étaient figés.
— Vous voyez ce que cela signifie ? continuait l’inspecteur avec une sorte de joie agressive, comme s’il exerçait une vengeance personnelle. D’après le docteur Vernoux, celui-ci a aperçu un corps sur le trottoir, un corps déjà presque froid, et s’est dirigé vers le Café de la Poste pour téléphoner à la police. S’il en était ainsi, il y aurait eu deux fois des pas dans la rue et Chalus, qui ne dormait pas, les aurait entendus.
Il n’osait pas encore triompher, mais on sentait son excitation croître.
— Chalus n’a pas de casier judiciaire. C’est un instituteur distingué. Il n’a aucune raison pour inventer une histoire.
Maigret refusa une fois encore l’invitation à parler que son ami lui adressait du regard. Alors, il y eut un silence assez long. Probablement par contenance, le juge crayonna quelques mots sur un dossier qu’il avait devant lui et, quand il releva la tête, il était tendu.
— Vous êtes marié, Monsieur Chalus ? demanda-t-il d’une voix mate.
— Oui, monsieur.
L’hostilité était sensible entre les deux hommes. Chalus était tendu, lui aussi, et sa façon de répondre agressive. Il semblait défier le magistrat d’anéantir sa déposition.
— Des enfants ?
— Non.
— Votre femme se trouvait avec vous la nuit dernière ?
— Dans le même lit.
— Elle dormait ?
— Oui.
— Vous vous êtes couchés ensemble ?
— Comme d’habitude quand je n’ai pas trop de devoirs à corriger. Hier, c’était vendredi et je n’en avais pas du tout.
— À quelle heure vous êtes-vous mis au lit, votre femme et vous ?
— À neuf heures et demie, peut-être quelques minutes plus tard.
— Vous vous couchez toujours d’aussi bonne heure ?
— Nous nous levons à cinq heures et demie du matin.
— Pourquoi ?
— Parce que nous profitons de la liberté accordée à tous les Français de se lever à l’heure qui leur plaît.
Maigret, qui l’observait avec intérêt, aurait parié qu’il s’occupait de politique, appartenait à un parti de gauche et probablement était ce qu’on appelle un militant. C’était l’homme à défiler dans les cortèges, à prendre la parole dans les meetings, l’homme aussi à glisser des pamphlets dans les boîtes aux lettres et à refuser de circuler en dépit des injonctions de la police.
— Vous vous êtes donc couchés tous les deux à neuf heures et demie et je suppose que vous vous êtes endormis ?
— Nous avons encore parlé pendant une dizaine de minutes.
— Cela nous mène à dix heures moins vingt. Vous vous êtes endormis tous les deux ?
— Ma femme s’est endormie.
— Et vous ?
— Non. J’éprouve de la difficulté à trouver le sommeil.
— De sorte que, quand vous avez entendu du bruit sur le trottoir, à trente mètres de chez vous, vous ne dormiez pas ?
— C’est exact.
— Vous n’aviez pas dormi du tout ?
— Non.
— Vous étiez complètement éveillé ?
— Assez pour entendre des piétinements et un bruit de corps qui tombe.
— Il pleuvait ?
— Oui.
— Il n’y a pas d’étage au-dessus du vôtre ?
— Non. Nous sommes au second.
— Vous deviez entendre la pluie sur le toit ?
— On finit par ne plus y prêter attention.
— L’eau courant dans la gouttière ?
— Certainement.
— De sorte que les bruits que vous avez entendus n’étaient que des bruits parmi d’autres bruits ?
— Il y a une différence sensible entre de l’eau qui coule et des hommes qui piétinent ou un corps qui tombe.
Le juge ne lâchait pas encore prise.
— Vous n’avez pas eu la curiosité de vous lever ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que nous ne sommes pas loin du Café de la Poste.
— Je ne comprends pas.
— C’est fréquent, le soir, que des gens qui ont trop bu passent devant chez nous, et il leur arrive de s’étaler sur le trottoir.
— Et aussi d’y rester ?
Chalus ne trouva rien à répondre tout de suite.
— Puisque vous avez parlé de piétinements, je suppose que vous avez eu l’impression qu’il y avait plusieurs hommes dans la rue, tout au moins deux ?
— Cela va de soi.
— Un seul homme s’est éloigné dans la direction de la rue de la République. C’est bien cela ?
— Je le suppose.
— Puisqu’il y a eu crime, deux hommes, au minimum, se trouvaient à trente mètres de chez vous au moment des piétinements. Vous me suivez ?
— Ce n’est pas difficile.
— Vous en avez entendu un qui repartait ?
— Je l’ai déjà dit.
— Quand les avez-vous entendus arriver ? Sont-ils arrivés ensemble ? Venaient-ils de la rue de la République ou du Champ-de-Mars ?
Chabiron haussa les épaules. Émile Chalus, lui, réfléchissait, le regard dur.
— Je ne les ai pas entendus arriver.
— Vous ne supposez pourtant pas qu’ils se tenaient dans la pluie, depuis longtemps, l’un attendant le moment propice pour tuer l’autre ?
L’instituteur serra les poings.
— C’est tout ce que vous avez trouvé ? grommela-t-il entre les dents.
— Je ne comprends pas.
— Cela vous gêne que quelqu’un de votre monde soit mis en cause. Mais votre question ne tient pas debout. Je n’entends pas nécessairement quelqu’un qui passe sur le trottoir, ou plus exactement je n’y fais pas attention.
— Pourtant…
— Laissez-moi finir, voulez-vous, au lieu d’essayer de me mettre dedans ? Jusqu’au moment où il y a eu des piétinements, je n’avais aucune raison de prêter attention à ce qui se passait dans la rue. Après, au contraire, mon esprit était en éveil.
— Et vous affirmez que, depuis le moment où un corps est tombé sur le trottoir jusqu’au moment où plusieurs personnes sont arrivées du Café de la Poste, nul n’est passé dans la rue ?
— Il n’y a eu aucun pas.
— Vous rendez-vous compte de l’importance de cette déclaration ?
— Je n’ai pas demandé à la faire. C’est l’inspecteur qui est venu me questionner.
— Avant que l’inspecteur vous questionne, vous n’aviez aucune idée de la signification de votre témoignage ?
— J’ignorais la déposition du docteur Vernoux.
— Qui vous a parlé de déposition ? Le docteur Vernoux n’a pas été appelé à déposer.
— Mettons que j’ignorais ce qu’il a raconté.
— C’est l’inspecteur qui vous l’a dit ?
— Oui.
— Vous avez compris ?
— Oui.
— Et je suppose que vous avez été enchanté de l’effet que vous alliez produire ? Vous détestez les Vernoux ?
— Eux et tous ceux qui leur ressemblent.
— Vous vous êtes plus particulièrement attaqué à eux dans vos discours ?
— Cela m’est arrivé.
Le juge, très froid, se tourna vers l’inspecteur Chabiron.
— Sa femme a confirmé ses dires ?
— En partie. Je ne l’ai pas amenée, car elle était occupée à son ménage, mais je peux aller la chercher. Ils se sont bien couchés à neuf heures et demie. Elle en est sûre, parce que c’est elle qui a remonté le réveil, comme tous les soirs. Ils ont un peu parlé. Elle s’est endormie et, ce qui l’a réveillée, cela a été de ne plus sentir son mari près d’elle. Elle l’a vu debout devant la fenêtre. À ce moment-là, il était dix heures et quart et un groupe de gens stationnaient autour du corps.
— Ils ne sont descendus ni l’un ni l’autre ?
— Non.
— Ils n’ont pas eu la curiosité de savoir ce qui se passait ?
— Ils ont entrouvert la fenêtre et ont entendu dire que Gobillard venait d’être assommé.
Chabot, qui évitait toujours de regarder Maigret, paraissait découragé. Sans conviction, il posait encore quelques questions : — D’autres habitants de la rue supportent son témoignage ?
— Pas jusqu’à présent.
— Vous les avez tous interrogés ?
— Ceux qui se trouvaient chez eux ce matin. Certains étaient déjà partis pour leur travail. Deux ou trois autres, qui étaient au cinéma hier soir, ne savent rien.
Chabot se tourna vers l’instituteur.
— Vous connaissez personnellement le docteur Vernoux ?
— Je ne lui ai jamais parlé, si c’est cela que vous voulez dire. Je l’ai croisé souvent dans la rue, comme tout le monde. Je sais qui il est.
— Vous n’entretenez aucune animosité particulière contre lui ?
— Je vous ai déjà répondu.
— Il ne vous est pas arrivé de comparaître en justice ?
— J’ai été arrêté une bonne douzaine de fois, lors de manifestations politiques, mais on m’a toujours relâché après une nuit au violon et naturellement un passage à tabac.
— Je ne parle pas de ça.
— Je comprends que cela ne vous intéresse pas.
— Vous maintenez votre déclaration ?
— Oui, même si elle vous ennuie.
— Il ne s’agit pas de moi.
— Il s’agit de vos amis.
— Vous êtes assez sûr de ce que vous avez entendu hier au soir pour ne pas hésiter à envoyer quelqu’un au bagne ou à l’échafaud ?
— Ce n’est pas moi qui ai tué. L’assassin n’a pas hésité, lui, à supprimer la veuve Gibon et le pauvre Gobillard.
— Vous oubliez Robert de Courçon.
— Celui-là, je m’en f… !
— Je vais donc appeler le greffier afin qu’il prenne votre déposition par écrit.
— À votre aise.
— Nous entendrons ensuite votre femme.
— Elle ne me contredira pas.
Chabot tendait déjà la main vers un timbre électrique qui se trouvait sur son bureau quand on entendit la voix de Maigret qu’on avait presque oublié et qui demandait doucement : — Vous souffrez d’insomnies, Monsieur Chalus ?
Celui-ci tourna vivement la tête.
— Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?
— Rien. Je crois vous avoir entendu dire tout à l’heure que vous vous endormez difficilement, ce qui explique que, couché à neuf heures et demie, vous ayez été encore éveillé à dix heures.
— Il y a des années que j’ai des insomnies.
— Vous avez consulté le médecin ?
— Je n’aime pas les médecins.
— Vous n’avez essayé aucun remède ?
— Je prends des comprimés.
— Tous les jours ?
— C’est un crime ?
— Vous en avez pris hier avant de vous coucher ?
— J’en ai pris deux, comme d’habitude.
Maigret faillit sourire en voyant son ami Chabot renaître à la vie comme une plante longtemps privée d’eau qu’on arrose enfin. Le juge ne put s’empêcher de reprendre lui-même la direction des opérations.
— Pourquoi ne nous disiez-vous pas que vous aviez pris un somnifère ?
— Parce que vous ne me l’avez pas demandé et que cela me regarde. Dois-je vous annoncer aussi quand ma femme prend un purgatif ?
— Vous avez avalé deux comprimés à neuf heures et demie ?
— Oui.
— Et vous ne dormiez pas à dix heures dix ?
— Non. Si vous aviez l’habitude de ces drogues-là, vous sauriez qu’à la longue elles ne font presque plus d’effet. Au début, un comprimé me suffisait. Maintenant, avec deux, il me faut plus d’une demi-heure pour m’assoupir.
— Il est donc possible que, quand vous avez entendu du bruit dans la rue, vous étiez déjà assoupi ?
— Je ne dormais pas. Si j’avais dormi, je n’aurais rien entendu.
— Mais vous pouviez somnoler. À quoi pensiez-vous ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Jurez-vous que vous n’étiez pas dans un état entre la veille et le sommeil ? Pesez bien ma question. Un parjure est un délit grave.
— Je ne dormais pas.
L’homme était honnête, au fond. Il avait certainement été enchanté de pouvoir abattre un membre du clan Vernoux et il l’avait fait avec jubilation. Maintenant, sentant le triomphe lui glisser des doigts, il essayait de se raccrocher, sans toutefois oser mentir.
Il jeta à Maigret un regard triste où il y avait un reproche, mais pas de colère. Il semblait dire : « — Pourquoi m’as-tu trahi, toi qui n’es pas de leur bord ? »
Le juge ne perdait pas son temps.
— À supposer que les comprimés aient commencé à produire leur effet, sans cependant vous endormir tout à fait, il se peut que vous ayez entendu les bruits dans la rue et votre somnolence expliquerait que vous n’ayez pas entendu de pas avant le meurtre. Il a fallu un piétinement, la chute d’un corps, pour attirer votre attention. N’est-il pas admissible qu’ensuite, après que les pas se sont éloignés, vous soyez retombé dans votre somnolence ? Vous ne vous êtes pas levé. Vous n’avez pas éveillé votre femme. Vous ne vous êtes pas inquiété, vous nous l’avez dit, comme si tout cela s’était passé dans un monde inconsistant. Ce n’est que quand un groupe d’hommes qui parlaient à voix haute s’est arrêté sur le trottoir que vous vous êtes réveillé complètement.
Chalus haussa les épaules et les laissa retomber avec lassitude.
— J’aurais dû m’y attendre, dit-il.
Puis il ajouta quelque chose comme :
— Vous et vos pareils…
Chabot n’écoutait plus, disait à l’inspecteur Chabiron :
— Dressez quand même un procès-verbal de sa déposition. J’entendrai sa femme cet après-midi.
Quand ils furent seuls, Maigret et lui, le juge affecta de prendre des notes. Il se passa bien cinq minutes avant qu’il murmurât, sans regarder le commissaire : — Je te remercie.
Et Maigret, grognon, tirant sur sa pipe :
— Il n’y a pas de quoi.