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Le marchand de peaux de lapins
À ce degré d’obstination, de violence, la pluie n’était plus seulement de la pluie, le vent du vent glacé, cela devenait une méchanceté des éléments, et tout à l’heure, sur le quai mal abrité de la gare de Niort, harassé par cet hiver dont les dernières convulsions n’en finissaient pas, Maigret avait pensé à une bête qui ne veut pas mourir et qui s’acharne à mordre, jusqu’au bout.
Cela ne valait plus la peine de se protéger. Il n’y avait pas seulement l’eau du ciel, mais celle qui tombait des gouttières en grosses gouttes froides, et il en dégoulinait sur les portes des maisons, le long des trottoirs où des ruisseaux faisaient un bruit de torrent, on avait de l’eau partout, sur le visage, dans le cou, dans les chaussures et jusque dans les poches des vêtements qui ne parvenaient plus à sécher entre deux sorties.
Ils marchaient contre le vent, sans parler, penchés en avant, le juge dans son vieil imperméable dont les pans avaient des claquements de drapeau, Maigret dans son pardessus qui pesait cent kilos, et, après quelques pas, le tabac s’éteignit avec un grésillement dans la pipe du commissaire.
Par-ci par-là, on voyait une fenêtre éclairée, mais pas beaucoup. Après le pont, ils passèrent devant les vitres du Café de la Poste et eurent conscience que des gens les regardaient pardessus les rideaux ; la porte s’ouvrit, après qu’ils se furent éloignés, et ils entendirent des pas, des voix derrière eux.
Le meurtre avait eu lieu tout près de là. À Fontenay, rien n’est jamais bien loin et il est le plus souvent inutile de sortir sa voiture du garage. Une courte rue s’amorçait à droite, reliant la rue de la République au Champ-de-Mars. Devant la troisième ou la quatrième maison, un groupe se tenait sur le trottoir, près des lanternes d’une ambulance, certains portant une lampe de poche à bout de bras.
Un petit homme se détacha, le commissaire Féron, qui faillit commettre la gaffe de s’adresser à Maigret plutôt qu’à Chabot.
— Je vous ai téléphoné tout de suite, du Café de la Poste. J’ai également téléphoné au procureur.
Une forme humaine était couchée en travers du trottoir, une main pendait dans le ruisseau, et on voyait le clair de la peau entre les souliers noirs et le bas du pantalon : Gobillard, le mort, ne portait pas de chaussettes. Son chapeau gisait à un mètre de lui. Le commissaire braqua sa lampe électrique vers le visage et, comme Maigret se penchait en même temps que le juge, il y eut un éclair, un déclic, puis la voix du journaliste roux qui demandait : — Encore une, s’il vous plaît. Rapprochez-vous, Monsieur Maigret.
Le commissaire recula en grognant. Près du corps, deux ou trois personnes le regardaient, puis, bien à part, à cinq ou six mètres, il y avait un second groupe, plus nombreux, où l’on parlait à mi-voix.
Chabot questionnait, à la fois officiel et excédé :
— Qui l’a découvert ?
Et Féron répondait en désignant une des silhouettes les plus proches : — Le docteur Vernoux.
Est-ce que celui-là aussi appartenait à la famille de l’homme du train ? Autant qu’on en pouvait juger dans l’obscurité, il était beaucoup plus jeune. Peut-être trente-cinq ans ? Il était grand, avec un long visage nerveux, portait des lunettes sur lesquelles glissaient des gouttes de pluie.
Chabot et lui se serraient la main de la façon machinale des gens qui se rencontrent tous les jours et même plusieurs fois par jour.
Le docteur expliquait à mi-voix :
— Je me rendais chez un ami, de l’autre côté de la place. J’ai aperçu quelque chose sur le trottoir. Je me suis penché. Il était déjà mort. Pour gagner du temps, je me suis précipité au Café de la Poste d’où j’ai téléphoné au commissaire.
D’autres visages entraient les uns après les autres dans le rayon des lampes électriques, avec toujours des hachures de pluie qui les auréolaient.
— Vous êtes là, Jussieux ?
Poignée de main. Ces gens-là se connaissaient comme les élèves d’une même classe à l’école.
— Je me trouvais justement au café. Nous faisions un bridge et nous sommes tous venus…
Le juge se souvint de Maigret qui se tenait à l’écart, présenta :
— Le docteur Jussieux, un ami. Commissaire Maigret…
Jussieux expliquait :
— Même procédé que pour les deux autres. Un coup violent sur le sommet du crâne. L’arme a légèrement glissé vers la gauche cette fois. Gobillard a été attaqué de face, lui aussi, sans rien tenter pour se protéger.
— Ivre ?
— Vous n’avez qu’à vous pencher et renifler. À cette heure-ci, d’ailleurs, comme vous le connaissez…
Maigret écoutait d’une oreille distraite. Lomel, le journaliste roux, qui venait de prendre un second cliché, essayait de l’attirer à l’écart. Ce qui frappait le commissaire était assez difficilement définissable.
Le plus petit des deux groupes, celui qui se tenait près du cadavre, paraissait n’être composé que de gens qui se connaissaient, qui appartenaient à un milieu déterminé : le juge, les deux médecins, les hommes qui, sans doute, jouaient tout à l’heure au bridge avec le docteur Jussieux et qui tous devaient être des notables de l’endroit.
L’autre groupe, moins en lumière, ne gardait pas le même silence. Sans manifester à proprement parler, il laissait sourdre une certaine hostilité. Il y eut même deux ou trois ricanements.
Une auto sombre vint se ranger derrière l’ambulance et un homme en sortit, qui s’arrêta net en reconnaissant Maigret.
— Vous êtes ici, patron !
Cela ne paraissait pas l’enchanter de rencontrer le commissaire. C’était Chabiron, un inspecteur de la Mobile attaché depuis quelques années à la brigade de Poitiers.
— Ils vous ont fait venir ?
— Je suis ici par hasard.
— Cela s’appelle tomber à pic, hein ?
Lui aussi ricanait.
— J’étais en train de patrouiller la ville avec ma bagnole, ce qui explique que cela ait pris du temps de m’avertir. Qui est-ce ?
Féron, le commissaire de police, lui expliquait :
— Un certain Gobillard, un type qui fait le tour de Fontenay une fois ou deux par semaine pour ramasser les peaux de lapins. C’est lui aussi qui rachète les peaux de bœufs et de moutons à l’abattoir municipal. Il a une charrette et un vieux cheval et il habite une bicoque en dehors de la ville. Il passe le plus clair de son temps à pêcher près du pont en se servant des appâts les plus dégoûtants, de la moelle, des boyaux de poulets, du sang coagulé…
Chabiron devait être pêcheur.
— Il prend du poisson ?
— Il est à peu près le seul à en prendre. Le soir, il va de bistrot en bistrot, buvant dans chacun une chopine de rouge jusqu’à ce qu’il ait son compte.
— Jamais de pétard ?
— Jamais.
— Marié ?
— Il vit seul avec son cheval et des quantités de chats.
Chabiron se tourna vers Maigret :
— Qu’est-ce que vous en pensez, patron ?
— Je n’en pense rien.
— Trois en une semaine, ce n’est pas mal pour un patelin comme celui-ci.
— Qu’est-ce qu’on en fait ? demandait Féron au juge.
— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’attendre le procureur. Il n’était pas chez lui ?
— Non. Sa femme essaie de le toucher par téléphone.
— Je crois qu’on peut transporter le corps à la morgue.
Il se tourna vers le docteur Vernoux.
— Vous n’avez rien vu d’autre, rien entendu ?
— Rien. Je marchais vite, les mains dans les poches. J’ai presque buté sur lui.
— Votre père est chez lui ?
— Il est rentré ce soir de Niort ; il dînait quand je suis parti.
Autant que Maigret pouvait comprendre, c’était le fils du Vernoux de Courçon avec qui il avait voyagé dans le petit train.
— Vous pouvez l’emporter, vous autres.
Le journaliste ne lâchait pas Maigret.
— Est-ce que vous allez vous en occuper, cette fois ?
— Certainement pas.
— Pas même à titre privé ?
— Non.
— Vous n’êtes pas curieux ?
— Non.
— Vous croyez, vous aussi, à des crimes de fou ?
Chabot et le docteur Vernoux, qui avaient entendu, se regardèrent, toujours avec cet air d’appartenir à un même clan, de se connaître si bien qu’il n’est plus besoin de mots.
C’était naturel. Cela existe partout. Rarement, néanmoins, Maigret avait eu à ce point l’impression d’une coterie. Dans une petite ville comme celle-ci, évidemment, il y a les notables, peu nombreux, qui, par la force des choses, se rencontrent, ne serait-ce que dans la rue, plusieurs fois par jour.
Puis il y a les autres, ceux, par exemple, qui se tenaient groupés à l’écart et qui ne paraissaient pas contents.
Sans que le commissaire eût rien demandé, l’inspecteur Chabiron lui expliquait : — Nous étions venus à deux. Levras, qui m’accompagnait, a dû partir ce matin parce que sa femme attend un bébé d’un moment à l’autre. Je fais ce que je peux. Je prends l’affaire par tous les bouts à la fois. Mais, pour ce qui est de faire parler ces gens-là…
C’était le premier groupe, celui des notables, que son menton désignait. Sa sympathie allait visiblement aux autres.
— Le commissaire de police, lui aussi, fait son possible. Il ne dispose que de quatre agents. Ils ont travaillé toute la journée. Combien en avez-vous en patrouille à ce moment, Féron ?
— Trois.
Comme pour confirmer ses dires, un cycliste en uniforme s’arrêtait au bord du trottoir et secouait la pluie de ses épaules.
— Rien ?
— J’ai vérifié l’identité de la demi-douzaine de personnes que j’ai rencontrées. Je vous donnerai la liste. Toutes avaient une bonne raison d’être dehors.
— Tu remontes un instant chez moi ? demanda Chabot à Maigret.
Il hésita. S’il le fit, c’est qu’il avait envie de boire quelque chose pour se réchauffer et qu’il s’attendait à ne plus rien trouver à l’hôtel.
— Je fais le chemin avec vous, annonça le docteur Vernoux. À moins que je vous dérange ?
— Pas du tout.
Cette fois, ils avaient le vent dans le dos et pouvaient parler. L’ambulance s’était éloignée avec le corps de Gobillard et on voyait son feu rouge du côté de la place Viète.
— Je ne vous ai guère présentés. Vernoux est le fils d’Hubert Vernoux que tu as rencontré dans le train. Il a fait sa médecine mais ne pratique pas et est surtout intéressé par des recherches.
— Des recherches !… protesta vaguement le médecin.
— Il a été deux ans interne à Sainte-Anne, se passionne pour la psychiatrie et, deux ou trois ibis par semaine, se rend à l’asile d’aliénés de Niort.
— Vous croyez que ces trois crimes sont l’œuvre d’un fou ? questionna Maigret, plutôt par politesse.
Ce qu’on venait de lui dire n’était pas pour lui rendre Vernoux sympathique, car il n’appréciait guère les amateurs.
— C’est plus que probable, sinon certain.
— Vous connaissez des fous à Fontenay ?
— Il en existe partout mais, le plus souvent, on ne les découvre qu’au moment de la crise.
— Je suppose que cela ne pourrait pas être une femme ?
— Pourquoi ?
— À cause de la force avec laquelle, chaque fois, les coups ont été portés. Il ne doit pas être facile de tuer, en trois occasions, de cette façon-là, sans jamais avoir besoin de s’y reprendre.
— D’abord, beaucoup de femmes sont aussi vigoureuses que des hommes. Ensuite quand il s’agit de fous…
Ils étaient déjà arrivés.
— Rien à dire, Vernoux ?
— Pas pour le moment.
— Je vous verrai demain ?
— Presque sûrement.
Chabot chercha la clef dans sa poche. Dans le corridor, Maigret et lui s’ébrouèrent pour faire tomber la pluie de leurs vêtements et il y en eut tout de suite des tramées sur les dalles. Les deux femmes, la mère et la bonne, attendaient dans un petit salon trop peu éclairé qui donnait sur la rue.
— Vous pouvez aller vous coucher, maman. Il n’y a rien à faire d’autre cette nuit, que de demander à la gendarmerie de faire patrouiller les hommes disponibles.
Elle finit par se décider à monter.
— Je suis vraiment humiliée que vous ne couchiez pas chez nous, Jules !
— Je vous promets que, si je reste plus de vingt-quatre heures, ce dont je doute, je ferai appel à votre hospitalité.
Ils retrouvèrent l’air immobile du bureau, où la bouteille de fine était toujours à sa place. Maigret se servit, alla se camper le dos au feu, son verre à la main.
Il sentait que Chabot était mal à son aise, que c’était pour cela qu’il l’avait ramené. Avant tout, le juge téléphonait à la gendarmerie.
— C’est vous, lieutenant ? Vous étiez couché ? Je suis navré de vous déranger à cette heure…
Une horloge au cadran mordoré, sur lequel on distinguait à peine les aiguilles, marquait onze heures et demie.
— Encore un, oui… Gobillard… Dans la rue, cette fois… Et de face, oui… On l’a déjà transporté à la morgue… Jussieux doit être en train de pratiquer l’autopsie, mais il n’y a pas de raison qu’elle nous apprenne quoi que ce soit… Vous avez des hommes sous la main ?… Je crois qu’il serait bon qu’ils patrouillent la ville, pas tant cette nuit que dès les premières heures, de façon à rassurer les habitants… Vous comprenez ?… Oui… Je l’ai senti tout à l’heure aussi… Merci, lieutenant.
En raccrochant, il murmura :
— Un charmant garçon, qui a passé par Saumur…
Il dut se rendre compte de ce que cela signifiait – toujours une question de clan ! – et rougit légèrement.
— Tu vois ! Je fais ce que je peux. Cela doit te sembler enfantin. Nous te donnons sans doute l’impression de lutter avec des fusils de bois. Mais nous ne disposons pas d’une organisation comme celle à laquelle tu es habitué à Paris. Pour les empreintes digitales, par exemple, je suis chaque fois obligé de faire venir un expert de Poitiers. Ainsi pour tout. La police locale est plus habituée à de menues contraventions qu’à des crimes. Les inspecteurs de Poitiers, eux, ne connaissent pas les gens de Fontenay…
Il reprit après un silence :
— J’aurais autant aimé, à trois ans de la retraite, ne pas avoir une affaire comme celle-là sur le dos. Au fait, nous avons à peu près le même âge. Toi aussi, dans trois ans…
— Moi aussi.
— Tu as des plans ?
— J’ai même déjà acheté une petite maison à la campagne, sur les bords de la Loire.
— Tu t’ennuieras.
— Tu t’ennuies ici ?
— Ce n’est pas la même chose. J’y suis né. Mon père y est né. Je connais tout le monde.
— La population ne paraît pas contente.
— Tu es à peine arrivé et tu as déjà compris ça ? C’est vrai. Je crois que c’est inévitable. Un crime, passe encore. Surtout le premier.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il s’agissait de Robert de Courçon.
— On ne l’aimait pas ?
Le juge ne répondit pas tout de suite. Il semblait choisir d’abord ses mots.
— En réalité, les gens de la rue le connaissaient peu, sinon pour le voir passer.
— Marié ? des enfants ?
— Un vieux célibataire. Un original, mais un type bien. S’il n’y avait eu que lui, la population serait restée assez froide. Juste la petite excitation qui accompagne toujours un crime. Mais, coup sur coup, il y a eu la vieille Gibon, et maintenant Gobillard. Demain, je m’attends…
— Cela a commencé.
— Quoi ?
— Le groupe qui se tenait à l’écart, des gens de la rue, je suppose, et ceux qui sont sortis du Café de la Poste, m’ont paru plutôt hostiles.
— Cela ne va pas jusque-là. Cependant…
— La ville est très à gauche ?
— Oui et non. Ce n’est pas tout à fait cela non plus.
— Elle n’aime pas les Vernoux ?
— On te l’a dit ?
Pour gagner du temps, Chabot questionna :
— Tu ne t’assieds pas ? Encore un verre ? Je vais essayer de t’expliquer. Ce n’est pas facile. Tu connais la Vendée, ne serait-ce que de réputation. Longtemps, ceux qui faisaient parler d’eux ont été les propriétaires de châteaux, des comtes, des vicomtes, des petits « de » qui vivaient entre eux et formaient une société fermée. Ils existent encore, presque tous ruinés, et ne comptent plus guère. D’aucuns n’en continuent pas moins à porter beau et on les regarde avec une certaine pitié. Tu comprends ?
— C’est pareil dans toutes les campagnes.
— Maintenant, ce sont les autres qui ont pris leur place.
— Vernoux ?
— Toi qui l’as vu, devine ce que faisait son père.
— Pas la moindre idée ! Comment veux-tu ?…
— Marchand de bestiaux. Le grand-père était valet de ferme. Le père Vernoux rachetait le bétail dans la région, et l’acheminait vers Paris, par troupeaux entiers, le long des routes. Il a gagné beaucoup d’argent. C’était une brute, toujours à moitié ivre, et il est d’ailleurs mort du delirium tremens. Son fils…
— Hubert ? Celui du train ?
— Oui. On l’a envoyé au collège. Je crois qu’il a fait un an d’université. Dans les dernières années de sa vie, le père s’était mis à acheter des fermes et des terres en même temps que des bêtes et c’est ce métier-là qu’Hubert a continué.
— En somme, c’est un marchand de biens.
— Oui. Il a ses bureaux près de la gare, la grosse maison en pierre de taille, c’est là qu’il habitait avant de se marier.
— Il a épousé une fille de château ?
— D’une façon, oui. Mais pas tout à fait non plus. C’était une Courçon. Cela t’intéresse ?
— Bien sûr !
— Cela te donnera une idée plus juste de la ville. Les Courçon s’appelaient en réalité Courçon-Lagrange. À l’origine, ce n’étaient même que des Lagrange, qui ont ajouté Courçon à leur nom quand ils ont racheté le château de Courçon. Cela se passait il y a trois ou quatre générations. Je ne sais plus ce que le fondateur de la dynastie vendait. Sans doute des bestiaux, lui aussi, ou de la ferraille. Mais c’était oublié à l’époque où Hubert Vernoux est entré en scène. Les enfants et les petits-enfants ne travaillaient plus. Robert de Courçon, celui qui a été assassiné, était admis par l’aristocratie et il était l’homme le plus calé de la contrée en matière de blasons. Il a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Il avait deux sœurs, Isabelle et Lucile. Isabelle a épousé Vernoux qui, du coup, a signé Vernoux de Courçon. Tu m’as suivi ?
— Ce n’est pas trop difficile ! Je suppose qu’au moment de ce mariage-là les Courçon avaient redescendu la pente et se trouvaient sans argent ?
— À peu près. Il leur restait un château hypothéqué dans la forêt de Mervent et l’hôtel particulier de la rue Rabelais qui est la plus belle demeure de la ville et qu’on a maintes fois voulu classer comme monument historique. Tu la verras.
— Hubert Vernoux est toujours marchand de biens ?
— Il a de grosses charges. Émilie, la sœur aînée de sa femme, vit avec eux. Son fils, Alain, le docteur, que tu viens de rencontrer, refuse de pratiquer et se livre à des recherches qui ne rapportent rien.
— Marié ?
— Il a épousé une demoiselle de Cadeuil, de la vraie noblesse, celle-ci, qui lui a déjà donné trois enfants. Le plus jeune a huit mois.
— Ils vivent avec le père ?
— La maison est suffisamment grande, tu t’en rendras compte. Ce n’est pas tout. En plus d’Alain, Hubert a une fille, Adeline, qui a épousé un certain Paillet, rencontré pendant des vacances à Royan. Ce qu’il fait dans la vie, je l’ignore, mais je crois savoir que c’est Hubert Vernoux qui subvient à leurs besoins. Ils vivent le plus souvent à Paris. De temps en temps, ils apparaissent pour quelques jours ou quelques semaines et je suppose que cela signifie qu’ils sont à sec. Tu comprends maintenant ?
— Qu’est-ce que je dois comprendre ?
Chabot eut un sourire morose qui, pour un instant, rappela à Maigret son camarade d’antan.
— C’est vrai. Je te parle comme si tu étais d’ici. Tu as vu Vernoux. Il est plus hobereau que tous les hobereaux de la contrée. Quant à sa femme et la sœur de sa femme, elles semblent lutter d’ingéniosité pour se rendre odieuses au commun des mortels. Tout cela constitue un clan.
— Et ce clan ne fréquente qu’un petit nombre de gens.
Chabot rougit pour la seconde fois ce soir-là.
— Fatalement, murmura-t-il, un peu comme un coupable.
— De sorte que les Vernoux, les Courçon et leurs amis deviennent, dans la ville, un monde à part.
— Tu as deviné. De par ma situation, je suis obligé de les voir. Et, au fond, ils ne sont pas aussi odieux qu’ils paraissent. Hubert Vernoux, par exemple, est en réalité, je le jurerais, un homme accablé de soucis. Il a été très riche. Il l’est moins et je me demande même s’il l’est encore, car, depuis que la plupart des fermiers sont devenus propriétaires, le commerce de la terre n’est plus ce qu’il était, Hubert est écrasé de charges, se doit d’entretenir tous les siens. Quant à Alain, que je connais mieux, c’est un garçon hanté par une idée fixe.
— Laquelle ?
— Il est préférable que tu le saches. Tu sauras du même coup pourquoi, tout à l’heure, dans la rue, lui et moi avons échangé un regard inquiet. Je t’ai dit que le père d’Hubert Vernoux est mort du delirium tremens. Du côté de la mère, c’est-à-dire des Courçon, les antécédents ne sont pas meilleurs. Le vieux Courçon s’est suicidé dans des circonstances assez mystérieuses que l’on a tenues secrètes. Hubert avait un frère, Basile, dont on ne parle jamais, et qui s’est tué à l’âge de dix-sept ans. Il paraît que, si loin qu’on remonte, on trouve des fous ou des excentriques dans la famille.
Maigret écoutait en fumant sa pipe à bouffées paresseuses, trempant parfois les lèvres dans son verre.
— C’est la raison pour laquelle Alain a étudié la médecine et est entré comme interne à Sainte-Anne. On prétend, et c’est plausible, que la plupart des médecins se spécialisent dans les maladies dont ils se croient menacés.
» Alain est hanté par l’idée qu’il appartient à une famille de fous. D’après lui, Lucile, sa tante, est à moitié folle. Il ne me l’a pas dit, mais je suis persuadé qu’il épie, non seulement son père et sa mère, mais ses propres enfants.
— Cela se sait dans le pays ?
— Certains en parlent. Dans les petites villes, on parle toujours beaucoup, et avec méfiance, des gens qui ne vivent pas tout à fait comme les autres.
— On en a parlé particulièrement après le premier crime ?
Chabot n’hésita qu’une seconde, fit oui de la tête.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on savait, ou qu’on croyait savoir, qu’Hubert Vernoux et son beau-frère Courçon ne s’entendaient pas. Peut-être aussi parce qu’ils habitaient juste en face l’un de l’autre.
— Ils se voyaient ?
Chabot eut un petit rire du bout des dents.
— Je me demande ce que tu vas penser de nous. Il ne me semble pas qu’à Paris de pareilles situations puissent exister.
Le juge d’instruction avait honte, en somme, d’un milieu qui était un peu le sien, puisqu’il y vivait d’un bout de l’année à l’autre.
— Je t’ai dit que les Courçon étaient ruinés quand Isabelle a épousé Hubert Vernoux. C’est Hubert qui a fait une pension à son beau-frère Robert. Et Robert ne le lui a jamais pardonné. Quand il parlait de lui, il disait avec ironie : » — Mon beau-frère le millionnaire.
» Ou encore :
» — Je vais le demander au Riche-Homme.
» Il ne mettait pas les pieds dans la grande maison de la rue Rabelais dont, par ses fenêtres, il pouvait suivre toutes les allées et venues. Il habitait, en face, une maison plus petite, mais décente, où une femme de ménage venait chaque matin. Il cirait ses bottes et préparait ses repas lui-même, mettait de l’ostentation à faire son marché, vêtu comme un châtelain en tournée sur ses terres, et semblait porter comme un trophée des bottes de poireaux ou d’asperges. Il devait s’imaginer qu’il mettait Hubert en rage.
— Hubert enrageait-il ?
— Je ne sais pas. C’est possible. Il ne continuait pas moins à l’entretenir. Plusieurs fois, on les a vus, quand ils se rencontraient dans la rue, échanger des propos aigres-doux. Un détail qui ne s’invente pas : Robert de Courçon ne fermait jamais les rideaux de ses fenêtres, de sorte que la famille d’en face le voyait vivre toute la journée. Certains prétendent qu’il lui arrivait de leur tirer la langue.
» De là à prétendre que Vernoux s’était débarrassé de lui, ou l’avait assommé dans un moment de colère…
— On l’a prétendu ?
— Oui.
— Tu y as pensé aussi ?
— Professionnellement, je ne repousse a priori aucune hypothèse.
Maigret ne put s’empêcher de sourire de cette phrase pompeuse.
— Tu as interrogé Vernoux ?
— Je ne l’ai pas convoqué à mon bureau, si c’est cela que tu veux dire. Il n’y avait quand même pas assez d’éléments pour suspecter un homme comme lui.
Il avait dit :
« Un homme comme lui. »
Et il se rendait compte qu’il se trahissait, que c’était se reconnaître comme faisant plus ou moins partie du clan. Cette soirée-là, cette visite de Maigret devaient être pour lui un supplice. Ce n’était pas un plaisir pour le commissaire non plus, encore qu’il n’eût plus à présent la même envie de repartir.
— Je l’ai rencontré dans la rue, comme chaque matin, et lui ai posé quelques questions, sans en avoir l’air.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qu’il n’avait pas quitté son appartement ce soir-là.
— À quelle heure le crime a-t-il été commis ?
— Le premier ? À peu près comme aujourd’hui, aux alentours de dix heures du soir.
— Que font-ils, chez les Vernoux, à ce moment-là ?
— En dehors du bridge du samedi, qui les réunit tous au salon, chacun vit sa vie sans s’occuper des autres.
— Vernoux ne dort pas dans la même chambre que sa femme ?
— Il trouverait cela petit-bourgeois. Chacun a son appartement, à des étages différents. Isabelle est au premier, Hubert dans l’aile du rez-de-chaussée qui donne sur la cour. Le ménage d’Alain occupe le second étage, et la tante, Lucile, deux chambres au troisième, qui sont mansardées. Quand la fille et son mari sont là…
— Ils y sont à présent ?
— Non. On les attend dans quelques jours.
— Combien de domestiques ?
— Un ménage, qui est avec eux depuis vingt ou trente ans, plus deux bonnes assez jeunes.
— Qui couchent où ?
— Dans l’autre aile du rez-de-chaussée. Tu verras la maison. C’est presque un château.
— Avec une issue par-derrière ?
— Il y a une porte, dans le mur de la cour, qui donne sur une impasse.
— De sorte que n’importe qui peut entrer ou sortir sans être vu !
— Probablement.
— Tu n’as pas vérifié ?
Chabot était au supplice et, parce qu’il se sentait en faute, il éleva la voix, presque furieux contre son ami.
— Tu parles comme certaines gens du peuple le font ici. Si j’étais allé interroger les domestiques, alors que je n’avais aucune preuve, pas la moindre indication, la ville entière aurait été persuadée qu’Hubert Vernoux ou son fils était coupable.
— Son fils ?
— Lui aussi, parfaitement ! Car, du moment qu’il ne travaille pas et qu’il s’occupe de psychiatrie, il y en a pour le considérer comme fou. Il ne fréquente pas les deux cafés de l’endroit, ne joue ni au billard ni à la belote, ne court pas après les filles et il lui arrive, dans la rue, de s’arrêter brusquement pour regarder quelqu’un avec des yeux grossis par les verres de ses lunettes. On les déteste assez pour que…
— Tu les défends ?
— Non. Je veux garder mon sang-froid et, dans une sous-préfecture, ce n’est pas toujours facile. J’essaie d’être juste. Moi aussi, j’ai pensé que le premier crime était peut-être une affaire de famille. J’ai étudié la question sous tous ses aspects. Le fait qu’il n’y ait pas eu vol, que Robert de Courçon n’ait pas tenté de se défendre, m’a troublé. Et j’aurais sans doute pris certaines dispositions si…
— Un instant. Tu n’as pas demandé à la police de suivre Hubert Vernoux et son fils ?
— À Paris, c’est praticable. Pas ici. Tout le monde connaît nos quatre malheureux agents de police. Quant aux inspecteurs de Poitiers, ils étaient repérés avant d’être descendus de voiture ! Il est rare qu’il y ait plus de dix personnes à la fois dans la rue. Tu veux, dans ces conditions-là, suivre quelqu’un sans qu’il s’en doute ?
Il se calma soudain.
— Excuse-moi. Je parle si fort que je vais éveiller ma mère. C’est que je voudrais te faire comprendre ma position. Jusqu’à preuve du contraire, les Vernoux sont innocents. Je jurerais qu’ils le sont. Le second crime, deux jours après le premier, en a été presque la preuve. Hubert Vernoux pouvait être amené à tuer son beau-frère, à le frapper dans un moment de colère. Il n’avait aucune raison de se rendre au bout de la rue des Loges pour assassiner la veuve Gibon qu’il ne connaît probablement pas.
— Qui est-ce ?
— Une ancienne sage-femme dont le mari, mort depuis longtemps, était agent de police. Elle vivait seule, à moitié impotente, dans une maison de trois pièces.
» Non seulement il y a eu la vieille Gibon, mais, ce soir, Gobillard. Celui-ci, les Vernoux le connaissaient, comme tout Fontenay le connaissait. Dans chaque ville de France, il existe au moins un ivrogne de son espèce qui devient une sorte de personnage populaire.
» Si tu peux me citer une seule raison pour tuer un bonhomme de cette espèce…
— Suppose qu’il ait vu quelque chose ?
— Et la veuve Gibon, qui ne sortait plus de chez elle ? Elle aurait vu quelque chose aussi ? Elle serait venue rue Rabelais, passé dix heures du soir, pour assister au crime à travers les vitres ? Non, vois-tu. Je connais les méthodes d’investigations criminelles. Je n’ai pas assisté au congrès de Bordeaux et je retarde peut-être sur les dernières découvertes scientifiques, mais j’ai l’impression de savoir mon métier et de l’exercer en conscience. Les trois victimes appartiennent à des milieux complètement différents et n’avaient aucun rapport entre elles. Toutes les trois ont été tuées de la même façon, et, d’après les blessures, on peut conclure avec la même arme, et toutes les trois ont été attaquées en face, ce qui suppose qu’elles étaient sans méfiance. S’il s’agit d’un fou, ce n’est pas un fou gesticulant ou à moitié enragé dont chacun se serait écarté. C’est donc ce que j’appellerais un fou lucide, qui suit une ligne de conduite déterminée et est assez avisé pour prendre ses précautions.
— Alain Vernoux n’a pas beaucoup expliqué sa présence en ville, ce soir, sous une pluie battante.
— Il a dit qu’il allait voir un ami de l’autre côté du Champ-de-Mars.
— Il n’a pas cité de nom.
— Parce que c’est inutile. Je sais qu’il rend souvent visite à un certain Georges Vassal, qui est célibataire et qu’il a connu au collège. Même sans cette précision, je n’aurais pas été surpris.
— Pourquoi ?
— Parce que l’affaire le passionne encore plus que moi, pour des raisons plus personnelles. Je ne prétends pas qu’il soupçonne son père, mais je n’en suis pas éloigné. Il y a quelques semaines il m’a parlé de lui et des tares familiales…
— Comme ça, tout de go ?
— Non. Il revenait de La Roche-sur-Yon et me citait un cas qu’il avait étudié. Il s’agissait d’un homme ayant passé la soixantaine qui, jusque-là, s’était comporté normalement, et qui, le jour où il a dû verser la dot qu’il avait toujours promise à sa fille, a été pris de démence. On ne s’en est pas aperçu tout de suite.
— Autrement dit, Alain Vernoux aurait erré la nuit dans Fontenay à la recherche de l’assassin ?
Le juge d’instruction eut une nouvelle révolte.
— Je suppose qu’il est plus qualifié pour reconnaître un dément dans la rue que nos braves agents qui sillonnent la ville, ou que toi et moi ?
Maigret ne répondit pas.
Il était passé minuit.
— Tu es sûr que tu ne veux pas coucher ici ?
— Mes bagages sont à l’hôtel.
— Je te vois demain matin ?
— Bien sûr.
— Je serai au Palais de Justice. Tu sais où c’est ?
— Rue Rabelais, non ?
— Un peu plus haut que chez Vernoux. Tu verras d’abord les grilles de la prison, puis un bâtiment qui ne paie pas de mine. Mon bureau est au fond du couloir, près de celui du procureur.
— Bonne nuit, vieux.
— Je t’ai mal reçu.
— Mais non, voyons !
— Tu dois comprendre mon état d’esprit. C’est le genre d’affaire pour me mettre la ville à dos.
— Parbleu !
— Tu te moques de moi ?
— Je te jure que non.
C’était vrai. Maigret était plutôt triste, comme chaque fois qu’on voit un peu du passé s’en aller. Dans le corridor, en endossant son pardessus détrempé, il renifla l’odeur de la maison, qui lui avait toujours paru si savoureuse et lui sembla fade.
Chabot avait perdu presque tous ses cheveux, ce qui découvrait un crâne pointu comme celui de certains oiseaux.
— Je te reconduis…
Il n’avait pas envie de le faire. Il disait ça par politesse.
— Jamais de la vie !
Maigret ajouta une plaisanterie qui n’était pas bien fine, pour dire quelque chose, pour finir sur une note gaie : — Je sais nager !
Après quoi, relevant les revers de son manteau, il fonça dans la bourrasque. Julien Chabot resta un certain temps sur le seuil, dans le rectangle de lumière jaunâtre, puis la porte se referma et Maigret eut l’impression que, dans les rues de la ville, il n’y avait plus que lui.