5



La partie de bridge

Quand ils sortirent, à huit heures et quart, de la maison de la rue Clemenceau, ils eurent presque un mouvement de recul, tant le calme et le silence qui les enveloppaient soudain étaient surprenants.

Vers cinq heures de l’après-midi, le ciel était devenu d’un noir de Crucifixion et il avait fallu allumer les lampes partout dans la ville. Deux coups de tonnerre avaient éclaté, brefs, déchirants, et enfin les nuages s’étaient vidés, non en pluie mais en grêle, on avait vu les passants disparaître, comme balayés par la bourrasque, tandis que des boules blanches rebondissaient sur le pavé ainsi que des balles de ping-pong.

Maigret, qui se trouvait à ce moment-là au Café de la Poste, s’était levé comme les autres et tout le monde était resté debout près des vitres, à regarder la rue du même œil qu’on suit un feu d’artifice.

Maintenant, c’était fini et on était dérouté de n’entendre ni la pluie ni le vent, de marcher dans un air immobile, de voir, en levant la tête, des étoiles entre les toits.

Peut-être à cause du silence que troublait seul le bruit de leurs pas, ils marchèrent sans rien dire, montant la rue vers la place Viète. Juste à l’angle de celle-ci, ils frôlèrent un homme qui se tenait dans l’obscurité, sans bouger, un brassard blanc sur son pardessus, un gourdin à la main, et qui les suivit des yeux sans souffler mot.

Quelques pas plus loin, Maigret ouvrit la bouche pour une question et son ami, qui l’avait devinée, expliqua d’une voix contrainte :

— Le commissaire m’a téléphoné un peu avant mon départ du bureau. Cela mijotait depuis hier. Ce matin, des gamins sont allés déposer des convocations dans les boîtes aux lettres. Une réunion a eu lieu à six heures et ils ont constitué un comité de vigilance.

Le ils ne se rapportait pas aux gamins évidemment, mais aux éléments hostiles de la ville.

Chabot ajouta :

— Nous ne pouvons pas les en empêcher.

Juste devant la maison des Vernoux, rue Rabelais, trois autres hommes à brassard se tenaient sur le trottoir et les regardèrent s’approcher. Ils ne patrouillaient pas, restaient là, en faction, et on aurait pu croire qu’ils les attendaient, qu’ils allaient peut-être les empêcher d’entrer. Maigret crut reconnaître, dans le plus petit des trois, la maigre silhouette de l’instituteur Chalus.

C’était assez impressionnant. Chabot hésita à s’avancer vers le seuil, fut probablement tenté de continuer son chemin. Cela ne sentait pas encore l’émeute, ni même le désordre, mais c’était la première fois qu’ils rencontraient un signe aussi tangible du mécontentement populaire.

Calme en apparence, très digne, non sans une certaine solennité, le juge d’instruction finit par gravir les marches et soulever le marteau de la porte.

Derrière lui, il n’y eut pas un murmure, pas une plaisanterie. Toujours sans bouger, les trois hommes le regardaient faire.

Le bruit du marteau se répercuta à l’intérieur comme dans une église. Tout de suite, comme s’il s’était tenu là pour les attendre, un maître d’hôtel mania des chaînes, des verrous et les accueillit d’une révérence silencieuse.

Cela ne devait pas se passer ainsi d’habitude, car Julien Chabot marqua un temps d’arrêt sur le seuil du salon, regrettant peut-être d’être venu.

Dans une pièce aux proportions de salle de danse le grand lustre de cristal était allumé, d’autres lumières brillaient sur des tables, il y avait, groupés dans les différents angles et autour de la cheminée, assez de fauteuils pour asseoir quarante personnes.

Or, un seul homme se tenait là, au bout le plus éloigné de la pièce, Hubert Vernoux, les cheveux blancs et soyeux, qui surgissait d’un immense fauteuil Louis XIII et arrivait à leur rencontre, la main tendue.

— Je vous ai annoncé hier, dans le train, que vous viendriez me voir, Monsieur Maigret. J’ai d’ailleurs téléphoné aujourd’hui à notre ami Chabot pour m’assurer qu’il vous amènerait.

Il était vêtu de noir et son vêtement ressemblait quelque peu à un smoking, un monocle pendait à un ruban sur sa poitrine.

— Ma famille sera là dans un instant. Je ne comprends pas pourquoi tout le monde n’est pas descendu.

Dans le compartiment pauvrement éclairé, Maigret l’avait mal vu. Ici, l’homme lui paraissait plus vieux. Quand il avait traversé le salon, sa démarche avait cette raideur mécanique des arthritiques dont les mouvements semblent commandés par des ressorts. Le visage était bouffi, d’un rose presque artificiel.

Pourquoi le commissaire pensa-t-il à un acteur devenu vieux qui s’efforce de continuer à jouer son rôle et vit dans la terreur que le public s’aperçoive qu’il est déjà à moitié mort ?

— Il faut que je leur fasse dire que vous êtes ici.

Il avait sonné, s’adressait au maître d’hôtel.

— Voyez si Madame est prête. Prévenez aussi Mlle Lucile, le docteur et Madame…

Quelque chose n’allait pas. Il en voulait à sa famille de ne pas être là. Pour le mettre à l’aise, Chabot disait en regardant les trois tables de bridge qui étaient préparées :

— Henri de Vergennes va venir ?

— Il m’a téléphoné pour s’excuser. La tempête a défoncé l’allée du château et il est dans l’impossibilité de faire sortir sa voiture.

— Aumale ?

— Le notaire a la grippe depuis ce matin. Il s’est mis au lit à midi.

Personne ne viendrait, en somme. Et c’était comme si la famille elle-même hésitait à descendre. Le maître d’hôtel ne reparaissait pas. Hubert Vernoux désigna les liqueurs sur la table.

— Servez-vous, voulez-vous ? Je vous demande de m’excuser un instant.

Il allait les chercher lui-même, montait le grand escalier aux marches de pierre, à la rampe de fer forgé.

— Combien de personnes assistent d’habitude à ces bridges ? questionna Maigret à voix basse.

— Pas beaucoup. Cinq ou six, en dehors de la famille.

— Qui est généralement au salon quand tu arrives ?

Chabot fit signe que oui, à regret. Quelqu’un entrait sans bruit, le docteur Alain Vernoux, qui, lui, ne s’était pas changé et portait le même complet mal repassé que le matin.

— Vous êtes seuls ?

— Votre père vient de monter.

— Je l’ai rencontré dans l’escalier. Ces dames ?

— Je crois qu’il est allé les appeler.

— Je ne pense pas qu’il vienne quelqu’un d’autre ?

Alain eut un mouvement de la tête vers les fenêtres que voilaient de lourds rideaux.

— Vous avez vu ?

Et, sachant qu’on avait compris de quoi il parlait :

— Ils surveillent l’hôtel. Il doit y en avoir en faction devant la porte de la ruelle aussi. C’est une très bonne chose.

— Pourquoi ?

— Parce que, si un nouveau crime est commis, on ne pourra pas l’attribuer à quelqu’un de la maison.

— Vous prévoyez un nouveau crime ?

— S’il s’agit d’un fou, il n’y a aucune raison pour que la série en reste là.

Mme Vernoux, la mère du docteur, fit enfin son entrée, suivie par son mari qui avait le teint animé, comme s’il avait dû discuter pour la décider à descendre. C’était une femme de soixante ans, aux cheveux encore bruns, aux yeux très cernés.

— Le commissaire Maigret, de la Police Judiciaire de Paris.

Elle inclina à peine la tête et alla s’asseoir dans un fauteuil qui devait être le sien. En passant, elle s’était contentée, pour le juge, d’un furtif :

— Bonsoir, Julien.

Hubert Vernoux annonçait :

— Ma belle-sœur descend tout de suite. Tout à l’heure, nous avons eu une panne d’électricité qui a retardé le dîner. Je suppose que le courant a été coupé dans toute la ville ?

Il parlait pour parler. Les mots n’avaient pas besoin d’avoir un sens. Il fallait remplir le vide du salon.

— Un cigare, commissaire ?

Pour la seconde fois depuis qu’il était à Fontenay, Maigret en accepta un, parce qu’il n’osait pas sortir sa pipe de sa poche.

— Ta femme ne descend pas ?

— Elle est probablement retenue par les enfants.

Il était déjà évident qu’Isabelle Vernoux, la mère, avait consenti à faire acte de présence, après Dieu sait quels marchandages, mais qu’elle était décidée à ne pas participer activement à la réunion. Elle avait pris un travail de tapisserie et n’écoutait pas ce qui se disait.

— Vous jouez au bridge, commissaire ?

— Désolé de vous décevoir, mais je ne joue jamais. Je m’empresse d’ajouter que je prends beaucoup de plaisir à suivre une partie.

Hubert Vernoux regarda le juge.

— Comment allons-nous jouer ? Lucile jouera certainement. Vous et moi. Je suppose, Alain…

— Non. Ne comptez pas sur moi.

— Reste ta femme. Veux-tu aller voir si elle est bientôt prête ?

Cela devenait pénible. Personne, en dehors de la maîtresse de maison, ne se décidait à s’asseoir. Le cigare de Maigret lui donnait une contenance. Hubert Vernoux en avait allumé un aussi et s’occupait à remplir les verres de fine.

Les trois hommes qui montaient la garde dehors pouvaient-ils s’imaginer que les choses se passaient ainsi à l’intérieur ?

Lucile descendit enfin et c’était, en plus maigre, en plus anguleux, la réplique de sa sœur. Elle aussi n’accorda qu’un bref regard au commissaire, marcha droit vers une des tables de jeu.

— On commence ? questionna-t-elle.

Puis, désignant vaguement Maigret :

— Il joue ?

— Non.

— Qui joue, alors ? Pourquoi m’a-t-on fait descendre ?

— Alain est allé chercher sa femme.

— Elle ne viendra pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a ses névralgies. Les enfants ont été insupportables toute la soirée. La gouvernante a donné congé et est partie. C’est Jeanne qui s’occupe du bébé…

Hubert Vernoux s’épongea.

— Alain la décidera.

Et, tourné vers Maigret :

— J’ignore si vous avez des enfants. Il en est sans doute toujours ainsi dans les grandes familles. Chacun tire de son côté. Chacun a ses occupations, ses préférences…

Il avait raison : Alain amena sa femme, quelconque, plutôt boulotte, les yeux rouges d’avoir pleuré.

— Excusez-moi… dit-elle à son beau-père. Les enfants m’ont donné du mal.

— Il paraît que la gouvernante…

— Nous en parlerons demain.

— Le commissaire Maigret…

— Enchantée.

Celle-ci tendit la main, mais c’était une main inerte, sans chaleur.

— On joue ?

— On joue.

— Qui ?

— Vous êtes sûr, commissaire, que vous ne désirez pas être de la partie ?

— Certain.

Julien Chabot, déjà assis, en familier de la maison, battait les cartes, les étalait au milieu du tapis vert.

— À vous de tirer, Lucile.

Elle retourna un roi, son beau-frère un valet. Le juge et la femme d’Alain tirèrent un trois et un sept.

— Nous sommes ensemble.

Cela avait pris près d’une demi-heure, mais ils étaient enfin installés. Dans son coin, Isabelle Vernoux mère ne regardait personne. Maigret s’était assis en retrait, derrière Hubert Vernoux dont il voyait le jeu en même temps que celui de sa belle-fille.

— Passe.

— Un trèfle.

— Passe.

— Un cœur.

Le docteur était resté debout, avec l’air de ne savoir où se mettre. Tout le monde était en service commandé. Hubert Vernoux les avait réunis, presque de force, pour garder à la maison, peut-être à l’intention du commissaire, l’apparence d’une vie normale.

— Eh bien ! Hubert ?

Sa belle-sœur, qui était sa partenaire, le rappelait à l’ordre.

— Pardon !… Deux trèfles…

— Vous êtes sûr que vous ne devriez pas en dire trois ? J’ai annoncé un cœur sur votre trèfle, ce qui signifie que j’ai au moins deux honneurs et demi…

Dès ce moment-là, Maigret commença à se passionner à la partie. Non pas au jeu en lui-même, mais pour ce qu’il lui révélait du caractère des joueurs.

Son ami Chabot, par exemple, était d’une régularité de métronome, ses annonces exactement ce qu’elles devaient être, sans audace comme sans timidité. Il jouait sa main calmement, n’adressait aucune observation à sa partenaire. C’est tout juste si, quand la jeune femme ne lui donnait pas correctement la réplique, une ombre de contrariété passait sur son visage.

— Je vous demande pardon. J’aurais dû répondre trois piques.

— Cela n’a pas d’importance. Vous ne pouviez pas savoir ce que j’ai en main.

Dès le troisième tour, il annonça et réussit un petit schelem, s’en excusa :

— Trop facile. Je l’avais dans mon jeu.

La jeune femme, elle, avait des distractions, essayait de se reprendre et, quand la main lui restait, regardait autour d’elle comme pour demander de l’aide. Il lui arriva de se tourner vers Maigret, les doigts sur une carte, pour lui demander conseil.

Elle n’aimait pas le bridge, n’était là que parce qu’il le fallait, pour faire le quatrième.

Lucile, au contraire, dominait la table de sa personnalité. C’était elle qui, après chaque coup, commentait la partie et distribuait des observations aigres-douces.

— Puisque Jeanne a annoncé deux cœurs, vous deviez savoir de quel côté faire l’impasse. Elle avait fatalement la dame de cœur.

Elle avait raison, d’ailleurs. Elle avait toujours raison. Ses petits yeux noirs semblaient voir à travers les cartes.

— Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, Hubert ?

— Mais…

— Vous jouez comme un débutant. C’est tout juste si vous entendez les annonces. Nous aurions pu gagner la manche par trois sans atout et vous demandez quatre trèfles que vous ne réussissez pas.

— J’attendais que vous le disiez…

— Je n’avais pas à vous parler de mes carreaux. C’était à vous de…

Hubert Vernoux essaya de se rattraper. Il fut comme ces joueurs à la roulette qui, une fois en perte, se raccrochent à l’espoir que la chance va tourner d’un moment à l’autre et essayent tous les numéros, voyant avec rage sortir celui qu’ils viennent d’abandonner.

Presque toujours, il annonçait au-dessus de son jeu, comptant sur les cartes de sa partenaire, et, quand il ne les trouvait pas, mordait nerveusement le bout de son cigare.

— Je vous assure, Lucile, que j’étais parfaitement dans mon droit en annonçant deux piques d’entrée.

— Sauf que vous n’aviez ni l’as de pique ni celui de carreau.

— Mais j’avais…

Il énumérait ses cartes, le sang lui montait à la tête, tandis qu’elle le regardait avec une froideur féroce.

Pour se remettre à flot, il annonçait toujours plus dangereusement, au point que ce n’était plus du bridge, mais du poker.

Alain était allé tenir un moment compagnie à sa mère. Il revint se camper derrière les joueurs, regardant les cartes sans intérêt de ses gros yeux brouillés par les lunettes.

— Vous y comprenez quelque chose, commissaire ?

— Je connais les règles. Je suis capable de suivre la partie, mais pas de la jouer.

— Cela vous intéresse ?

— Beaucoup.

Il examina le commissaire avec plus d’attention, parut comprendre que l’intérêt de Maigret résidait dans le comportement des joueurs bien plus que dans les cartes et il regarda sa tante et son père d’un air ennuyé.

Chabot et la femme d’Alain gagnèrent le premier robre.

— On change ? proposa Lucile.

— À moins que nous prenions notre revanche comme nous sommes.

— Je préfère changer de partenaire.

Ce fut un tort de sa part. Elle se trouvait jouer avec Chabot, qui ne faisait pas d’erreur et à qui il lui était impossible d’adresser des reproches. Jeanne jouait mal. Mais, peut-être parce qu’elle annonçait invariablement trop bas, Hubert Vernoux gagna les deux manches coup sur coup.

— C’est de la chance, rien d’autre.

Ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait eu du jeu, certes. Mais, s’il avait annoncé avec autant d’audace, il n’aurait pas gagné, car rien ne pouvait lui laisser espérer les cartes que lui apportait sa partenaire.

— On continue ?

— On finit le tour.

Cette fois, Vernoux était avec le juge, les deux femmes ensemble. Et ce furent les hommes qui gagnèrent, de sorte que Hubert Vernoux avait gagné deux parties sur trois.

On aurait dit qu’il en était soulagé, comme si cette partie avait eu pour lui une importance considérable. Il s’épongea, alla se verser à boire, apporta un verre à Maigret.

— Vous voyez que, quoi qu’en dise ma belle-sœur, je ne suis pas si imprudent. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est que, si on parvient à saisir le mécanisme de pensée de l’adversaire, on a la partie à moitié gagnée, quelles que soient les cartes. Il en est de même pour vendre une ferme ou un terrain. Sachez ce que l’acheteur a dans la tête et…

— Je vous en prie, Hubert.

— Quoi ?

— Vous pourriez peut-être ne pas parler affaires ici ?

— Je vous demande pardon. J’oublie que les femmes veulent qu’on gagne de l’argent mais qu’elles préfèrent ignorer comment il se gagne.

Cela aussi, c’était une imprudence. Sa femme, de son lointain fauteuil, le rappela à l’ordre.

— Vous avez bu ?

Maigret l’avait vu boire trois ou quatre cognacs. Il avait été frappé par la façon dont Vernoux remplissait son verre, furtivement, comme à la sauvette, dans l’espoir que sa femme et sa belle-sœur ne le verraient pas. Il avalait l’alcool d’un trait puis, par contenance, remplissait le verre du commissaire.

— J’ai juste pris deux verres.

— Ils vous ont porté à la tête.

— Je crois, commença Chabot en se levant et en tirant sa montre de sa poche, qu’il est temps que nous partions.

— Il est à peine dix heures et demie.

— Vous oubliez que j’ai beaucoup de travail. Mon ami Maigret doit commencer à être fatigué, lui aussi.

Alain paraissait déçu. Maigret aurait juré que, pendant toute la soirée, le docteur avait rôdé autour de lui avec l’espoir de l’attirer dans un coin.

Les autres ne les retinrent pas. Hubert Vernoux n’osa pas insister. Que se passerait-il quand les joueurs seraient partis et qu’il resterait seul en face des trois femmes ? Car Alain ne comptait pas. C’était visible. Personne ne s’était occupé de lui. Il monterait sans doute dans sa chambre ou dans son laboratoire. Sa femme faisait davantage partie de la famille que lui-même.

C’était une famille de femmes, en somme, Maigret le découvrait tout à coup. On avait permis à Hubert Vernoux de jouer au bridge, à la condition de bien se tenir, et on n’avait cessé de le surveiller comme un enfant.

Était-ce pour cela que, hors de chez lui, il se raccrochait si désespérément au personnage qu’il s’était créé, attentif aux moindres détails vestimentaires ?

Qui sait ? Peut-être, tout à l’heure, en allant les chercher là-haut, les avait-il suppliées d’être gentilles avec lui, de lui laisser jouer son rôle de maître de maison sans l’humilier par leurs remarques.

Il louchait vers la carafe de fine.

— Un dernier verre, commissaire, ce que les Anglais appellent un night cup ?

Maigret, qui n’en avait pas envie, dit oui pour lui donner l’occasion d’en boire un aussi, et tandis que Vernoux portait le verre à ses lèvres il surprit le regard fixe de sa femme, vit la main hésiter puis, à regret, reposer le verre.

Comme le juge et le commissaire arrivaient à la porte, où le maître d’hôtel les attendait avec leur vestiaire, Alain murmura :

— Je me demande si je ne vais pas vous accompagner un bout de chemin.

Il ne paraissait pas s’inquiéter, lui, des réactions des femmes, qui semblaient surprises. La sienne ne protesta pas. Cela devait lui être indifférent qu’il sorte ou non, étant donné le peu de place qu’il tenait dans sa vie. Elle s’était rapprochée de sa belle-mère dont elle admirait le travail en hochant la tête.

— Cela ne vous ennuie pas, commissaire ?

— Pas du tout.

L’air de la nuit était frais, d’une autre fraîcheur que les nuits précédentes, et on avait envie de s’en emplir les poumons, de saluer les étoiles qu’on retrouvait à leur place après si longtemps.

Les trois hommes à brassard étaient toujours sur le trottoir et, cette fois, reculèrent d’un pas pour les laisser passer. Alain n’avait pas mis de pardessus. Il s’était coiffé, en passant devant le portemanteau, d’un chapeau de feutre mou que les pluies récentes avaient déformé.

Vu comme cela, le corps en avant, les mains dans les poches, il ressemblait plus à un étudiant de dernière année qu’à un homme marié et père de famille.

Dans la rue Rabelais, ils ne purent parler, car les voix portaient loin et ils avaient conscience de la présence des trois veilleurs derrière eux. Alain sursauta en frôlant celui qui était en faction au coin de la place Viète et qu’il n’avait pas vu.

— Je suppose qu’ils en ont mis dans toute la ville ? murmura-t-il.

— Certainement. Ils vont se relayer.

Peu de fenêtres restaient éclairées. Les gens se couchaient tôt. On voyait de loin, dans la longue perspective de la rue de la République, les lumières du Café de la Poste encore ouvert, et deux ou trois passants isolés disparurent l’un après l’autre.

Quand ils atteignirent la maison du juge, ils n’avaient pas encore eu le temps d’échanger dix phrases. Chabot murmura à regret :

— Vous entrez ?

Maigret dit non :

— Il est inutile d’éveiller ta mère.

— Elle ne dort pas. Elle ne se couche jamais avant que je sois rentré.

— Nous nous verrons demain matin.

— Ici ?

— Je passerai au Palais.

— J’ai un certain nombre de coups de téléphone à donner avant de me coucher. Peut-être y a-t-il du nouveau ?

— Bonsoir, Chabot.

— Bonsoir, Maigret. Bonsoir, Alain.

Ils se serrèrent la main. La clef tourna dans la serrure ; un moment plus tard la porte se refermait.

— Je vous accompagne jusqu’à l’hôtel ?

Il n’y avait plus qu’eux dans la rue. L’espace d’un éclair, Maigret eut la vision du docteur sortant une main de sa poche et lui frappant le crâne avec un objet dur, un bout de tuyau de plomb ou une clef anglaise.

Il répondit :

— Volontiers.

Ils marchèrent. Alain ne se décidait pas tout de suite à parler. Quand il le fit, ce fut pour demander :

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— De quoi ?

— De mon père.

Qu’est-ce que Maigret aurait pu répondre ? Ce qui était intéressant c’était le fait que la question était posée, que le jeune docteur soit sorti de chez lui rien que pour la poser.

— Je ne crois pas qu’il ait eu une existence heureuse, murmura cependant le commissaire, sans y mettre trop de conviction.

— Il y a des gens qui ont une existence heureuse ?

— Pendant un certain temps, tout au moins. Vous êtes malheureux, Monsieur Vernoux ?

— Moi, je ne compte pas.

— Vous essayez pourtant de décrocher votre part de joies.

Les gros yeux se fixèrent sur lui.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien. Ou, si vous préférez, qu’il n’existe pas de gens absolument malheureux. Chacun se raccroche à quelque chose, se crée une sorte de bonheur.

— Vous vous rendez compte de ce que cela signifie ?

Et, comme Maigret ne répondait pas :

— Savez-vous que c’est à cause de cette recherche de ce que j’appellerais les compensations, cette recherche d’un bonheur malgré tout, que naissent les manies et, souvent, les déséquilibres ? Les hommes qui, en ce moment, boivent et jouent aux cartes au Café de la Poste, essaient de se persuader qu’ils y trouvent du plaisir.

— Et vous ?

— Je ne comprends pas la question.

— Vous ne cherchez pas des compensations ?

Cette fois, Alain fut inquiet, soupçonna Maigret d’en savoir davantage, hésitant à l’interroger.

— Vous oserez vous rendre, ce soir, au quartier des casernes ?

C’était plutôt par pitié que le commissaire demandait ça, pour le débarrasser de ses doutes.

— Vous savez ?

— Oui.

— Vous lui avez parlé ?

— Longuement.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Tout.

— J’ai tort ?

— Je ne vous juge pas. C’est vous qui avez évoqué la recherche instinctive des compensations. Quelles sont les compensations de votre père ?

Ils avaient baissé la voix, car ils étaient arrivés devant la porte ouverte de l’hôtel dans le hall duquel une seule lampe restait allumée.

— Pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Parce que j’ignore la réponse.

— Il n’a pas d’aventures ?

— Certainement pas à Fontenay. Il est trop connu et cela se saurait.

— Et vous ? Cela se sait aussi ?

— Non. Mon cas n’est pas le même. Quand mon père se rend à Paris ou à Bordeaux, je suppose qu’il s’offre des distractions.

Il murmura pour lui-même :

— Pauvre papa !

Maigret le regarda avec surprise.

— Vous aimez votre père ?

Pudiquement, Alain répondit :

— En tout cas, je le plains.

— Il en a toujours été ainsi ?

— Cela a été pis. Ma mère et ma tante se sont un peu calmées.

— Qu’est-ce qu’elles lui reprochent ?

— D’être un roturier, le fils d’un marchand de bestiaux qui s’enivrait dans les auberges de villages. Les Courçon ne lui ont jamais pardonné d’avoir eu besoin de lui, comprenez-vous ? Et, du temps du vieux Courçon, la situation était plus cruelle parce que Courçon était encore plus cinglant que ses filles et que son fils Robert. Jusqu’à la mort de mon père, tous les Courçon de la terre lui en voudront de ce qu’ils ne vivent que de son argent.

— Comment vous traitent-ils, vous ?

— Comme un Vernoux. Et ma femme, dont le père était vicomte de Cadeuil, fait bloc avec ma mère et ma tante.

— Vous aviez l’intention de me dire tout ça ce soir ?

— Je ne sais pas.

— Vous teniez à me parler de votre père ?

— J’avais envie de savoir ce que vous pensiez de lui.

— N’étiez-vous pas surtout anxieux de savoir si j’avais découvert l’existence de Louise Sabati ?

— Comment avez-vous su ?

— Par une lettre anonyme.

— Le juge est au courant ? La police ?

— Ils ne s’en préoccupent pas.

— Mais ils le feront ?

— Pas si on découvre l’assassin dans un délai assez court. J’ai la lettre dans ma poche. Je n’ai pas parlé à Chabot de mon entrevue avec Louise.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne pense pas que, dans l’état de l’enquête, cela présente de l’intérêt.

— Elle n’y est pour rien.

— Dites-moi, Monsieur Vernoux…

— Oui.

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-six ans.

— À quel âge avez-vous terminé vos études ?

— J’ai quitté la Faculté de Médecine à vingt-cinq ans et j’ai fait ensuite un internat de deux ans à Sainte-Anne.

— Vous n’avez jamais été tenté de vivre par vous-même ?

Il parut soudain découragé.

— Vous ne répondez pas ?

— Je n’ai rien à répondre. Vous ne comprendriez pas.

— Manque de courage ?

— Je savais que vous appelleriez cela comme ça.

— Vous n’êtes pourtant pas revenu à Fontenay-le-Comte pour protéger votre père ?

— Voyez-vous, c’est à la fois plus simple et plus compliqué. Je suis revenu un jour pour passer quelques semaines de vacances.

— Et vous êtes resté ?

— Oui.

— Par veulerie ?

— Si vous voulez. Encore que ce ne soit pas exact.

— Vous aviez l’impression que vous ne pouviez pas faire autre chose ?

Alain laissa tomber le sujet.

— Comment est Louise ?

— Comme toujours, je suppose.

— Elle n’est pas inquiète ?

— Il y a longtemps que vous ne l’avez vue ?

— Deux jours. Je me rendais chez elle hier au soir. Après, je n’ai pas osé. Aujourd’hui non plus. Ce soir, c’est pis, avec les hommes qui patrouillent les rues. Comprenez-vous pourquoi, dès le premier meurtre, c’est à nous que la rumeur publique s’en est prise ?

— C’est un phénomène que j’ai souvent constaté.

— Pourquoi nous choisir ?

— Qui croyez-vous qu’ils soupçonnent ? Votre père ou vous ?

— Cela leur est égal, pourvu que ce soit quelqu’un de la famille. Ma mère ou ma tante feraient aussi bien leur affaire.

Ils durent se taire car des pas approchaient. C’étaient deux hommes à brassard, à gourdins, qui les dévisagèrent en passant. L’un d’eux braqua sur eux le faisceau d’une torche électrique et, en s’éloignant, dit tout haut à son compagnon :

— C’est Maigret.

— L’autre est le fils Vernoux.

— Je l’ai reconnu.

Le commissaire conseilla à son compagnon :

— Vous feriez mieux de rentrer chez vous.

— Oui.

— Et de ne pas discuter avec eux.

— Je vous remercie.

— De quoi ?

— De rien.

Il ne tendit pas la main. Le chapeau de travers, il s’éloigna, penché en avant, dans la direction du pont, et la patrouille qui s’était arrêtée le regarda passer en silence.

Maigret haussa les épaules, pénétra dans l’hôtel et attendit qu’on lui remit sa clef. Il y avait deux autres lettres pour lui, sans doute anonymes, mais le papier n’était plus le même, ni l’écriture.

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