6
La messe de dix heures et demie
Quand il sut que c’était dimanche, il se mit à traîner. Déjà avant ça, il avait joué à un jeu secret de sa toute petite enfance. Il lui arrivait encore d’y jouer couché à côté de sa femme, ayant soin de n’en rien laisser deviner. Et elle s’y trompait, disait en lui apportant sa tasse de café : — Qu’est-ce que tu rêvais ?
— Pourquoi ?
— Tu souriais aux anges.
Ce matin-là, à Fontenay, avant d’ouvrir les yeux, il sentit un rayon de soleil qui lui traversait les paupières. Il ne faisait pas que le sentir. Il avait l’impression de le voir à travers la fine peau qui picotait et, sans doute à cause du sang qui circulait dans celle-ci, c’était un soleil plus rouge que celui du ciel, triomphant, comme sur les images.
Il pouvait créer tout un monde avec ce soleil-là, des gerbes d’étincelles, des volcans, des cascades d’or en fusion. Il suffisait de remuer légèrement les paupières, à la façon d’un kaléidoscope, en se servant des cils comme d’une grille.
Il entendit les pigeons qui roucoulaient sur une corniche au-dessus de sa fenêtre, puis des cloches sonnèrent en deux endroits à la fois, et il devinait les clochers pointant dans le ciel qui devait être d’un bleu uni.
Il continuait le jeu tout en écoutant les bruits de la rue et c’est alors, à l’écho que laissaient les pas, à une certaine qualité de silence, qu’il reconnut qu’on était dimanche.
Il hésita longtemps avant de tendre le bras pour saisir sa montre sur la table de nuit. Elle marquait neuf heures et demie. À Paris, boulevard Richard-Lenoir, si le printemps était enfin venu aussi, Mme Maigret devait avoir ouvert les fenêtres et faisait la chambre, en peignoir et en pantoufles, pendant qu’un ragoût mijotait sur le feu.
Il se promit de lui téléphoner. Comme il n’y avait pas le téléphone dans les chambres, il fallait attendre qu’il descende pour l’appeler de la cabine.
Il pressa la poire électrique. La femme de chambre lui parut plus propre, plus gaie que la veille.
— Qu’est-ce que vous allez manger ?
— Rien. Je voudrais beaucoup de café.
Elle avait la même façon curieuse de le regarder.
— Je vous fais couler un bain ?
— Seulement quand j’aurai bu mon café.
Il alluma une pipe, alla ouvrir la fenêtre. L’air était encore frais, il dut passer sa robe de chambre, mais on sentait déjà de petites vagues tièdes. Les façades, les pavés avaient séché. La rue était déserte, avec parfois une famille endimanchée qui passait, une femme de la campagne qui tenait un bouquet de lilas violets à la main.
La vie de l’hôtel devait se dérouler au ralenti car il attendit longtemps son café. Il avait laissé les deux lettres reçues la veille au soir sur la table de nuit. L’une des deux était signée. L’écriture était aussi nette que sur une gravure, d’une encre noire comme de l’encre de Chine.
« Vous a-t-on dit que la veuve Gibon est la sage-femme qui a accouché Mme Vernoux de son fils Alain ?
C’est peut-être utile à savoir.
Salutations.
Anselme Remouchamps. »
La seconde lettre, anonyme, était écrite sur du papier d’excellente qualité dont on avait coupé la partie supérieure, sans doute pour supprimer l’en-tête. Elle était écrite au crayon.
« Pourquoi n’interroge-t-on pas les domestiques ? Ils en savent plus que n’importe qui. »
Quand il avait lu ces deux lignes-là, la veille au soir, avant de se coucher, Maigret avait eu l’intuition qu’elles avaient été écrites par le maître d’hôtel qui l’avait accueilli sans un mot rue Rabelais et qui, au départ, lui avait passé son pardessus. L’homme, brun de poil, la chair drue, avait entre quarante et cinquante ans. Il donnait l’impression d’un fils de métayer qui n’a pas voulu cultiver la terre et qui entretient autant de haine pour les gens riches qu’il voue de mépris aux paysans dont il est sorti.
Il serait sans doute facile d’obtenir un spécimen de son écriture. Peut-être même le papier appartenait-il aux Vernoux ?
Tout cela était à vérifier. À Paris, la besogne aurait été simple. Ici, en définitive, cela ne le regardait pas.
Quand la femme de chambre entra enfin avec le café, il lui demanda : — Vous êtes de Fontenay ?
— Je suis née rue des Loges.
— Vous connaissez un certain Remouchamps ?
— Le cordonnier ?
— Son prénom est Anselme.
— C’est le cordonnier qui habite deux maisons plus loin que ma mère, celui qui a sur le nez une verrue aussi grosse qu’un œuf de pigeon.
— Quel genre d’homme est-ce ?
— Il est veuf depuis je ne sais combien d’années. Je l’ai toujours connu veuf. Il ricane drôlement au passage des petites filles, pour leur faire peur.
Elle le regarda avec surprise.
— Vous fumez votre pipe avant de boire votre café ?
— Vous pouvez préparer mon bain.
Il alla le prendre dans la salle de bains au fond du couloir, resta longtemps dans l’eau chaude, à rêvasser. Plusieurs fois il ouvrit la bouche comme pour parler à sa femme, qu’il entendait d’habitude, pendant son bain, aller et venir dans la chambre voisine.
Il était dix heures et quart quand il descendit. Le patron était derrière le bureau, en tenue de cuisinier.
— Le juge d’instruction a téléphoné deux fois.
— À quelle heure ?
— La première fois, un peu après neuf heures, la seconde il y a quelques minutes. La seconde fois, j’ai répondu que vous n’alliez pas tarder à descendre.
— Puis-je avoir la communication avec Paris ?
— Un dimanche, ce ne sera peut-être pas long.
Il dit son numéro, alla prendre l’air sur le seuil. Il n’y avait personne, aujourd’hui, pour le regarder. Un coq chantait quelque part, pas loin, et on entendait couler l’eau de la Vendée. Quand une vieille femme en chapeau violet passa près de lui, il aurait juré que ses vêtements dégageaient une odeur d’encens.
C’était bien dimanche.
— Allô ! C’est toi ?
— Tu es toujours à Fontenay ? Tu me téléphones de chez Chabot ? Comment va sa mère ?
Au lieu de répondre, il questionna à son tour :
— Quel temps fait-il à Paris ?
— Depuis hier midi, c’est le printemps.
— Hier midi ?
— Oui. Cela a commencé aussitôt après le déjeuner.
Il avait perdu une demi-journée de soleil !
— Et là-bas ?
— Il fait beau aussi.
— Tu n’as pas pris froid ?
— Je suis très bien.
— Tu rentres demain matin ?
— Je crois.
— Tu n’es pas sûr ? Je croyais…
— Je serai peut-être retenu quelques heures.
— Par quoi ?
— Du travail.
— Tu m’avais dit…
… Qu’il en profiterait pour se reposer, bien sûr ! Est-ce qu’il ne se reposait pas ?
Ce fut à peu près tout. Ils échangèrent les phrases qu’ils avaient l’habitude d’échanger par téléphone.
Après quoi il demanda Chabot chez lui. Rose lui répondit que le juge était parti pour le Palais à huit heures du matin. Il appela le Palais de Justice.
— Du nouveau ?
— Oui. On a retrouvé l’arme. C’est pourquoi je t’ai appelé. On m’a répondu que tu dormais. Tu peux monter jusqu’ici ?
— J’y serai dans quelques minutes.
— Les portes sont fermées. Je vais te guetter par la fenêtre et je t’ouvrirai.
— Cela ne va pas ?
Chabot, à l’appareil, paraissait abattu.
— Je t’en parlerai.
Maigret n’en prit pas moins son temps. Il tenait à savourer le dimanche et il se trouva bientôt, marchant lentement, dans la rue de la République où le Café de la Poste avait déjà installé les chaises et les guéridons jaunes de la terrasse.
Deux maisons plus loin, la porte de la pâtisserie était ouverte et Maigret ralentit encore pour respirer l’odeur sucrée.
Les cloches sonnaient. Une certaine animation naissait dans la rue, à peu près en face de chez Julien Chabot. C’était la foule qui commençait à sortir de la messe de dix heures et demie à l’église Notre-Dame. Il lui sembla que les gens ne se comportaient pas tout à fait comme ils devaient le faire les autres dimanches. Rares étaient les fidèles qui s’éloignaient directement pour rentrer chez eux.
Des groupes se formaient sur la place, qui ne discutaient pas avec animation, mais parlaient bas, souvent se taisaient en regardant les portes par où s’écoulait le flot des paroissiens. Même les femmes s’attardaient, tenant leur livre de messe doré sur tranches dans leur main gantée, et presque toutes portaient un chapeau clair de printemps.
Devant le parvis, une longue auto brillante stationnait, avec, debout près de la portière, un chauffeur en uniforme noir en qui Maigret reconnut le maître d’hôtel des Vernoux.
Est-ce que ceux-ci, qui n’habitaient pas à plus de quatre cents mètres, avaient l’habitude de se faire conduire à la grand-messe en auto ? C’était possible. Cela faisait peut-être partie de leurs traditions. Il était possible aussi qu’ils aient pris la voiture aujourd’hui, pour éviter, dans les rues, le contact des curieux.
Ils sortaient justement et la tête blanche d’Hubert Vernoux dépassait les autres. Il marchait à pas lents, son chapeau à la main. Quand il fut en haut des marches, Maigret reconnut, à ses côtés, sa femme, sa belle-sœur et sa bru.
La foule s’écartait insensiblement. On ne faisait pas la haie à proprement parler, mais il n’y en avait pas moins un espace vide autour d’eux et tous les regards convergeaient vers leur groupe.
Le chauffeur ouvrit la portière. Les femmes entrèrent d’abord. Puis Hubert Vernoux prit place à l’avant et la limousine glissa en direction de la place Viète.
Peut-être à ce moment-là, un mot lancé par quelqu’un dans la foule, un cri, un geste aurait-il suffi à faire éclater la colère populaire. Ailleurs qu’à la sortie de l’église, cela aurait eu des chances de se produire. Les visages étaient durs et, si les nuages avaient été balayés du ciel, il restait de l’inquiétude dans l’air.
Quelques personnes saluèrent timidement le commissaire. Avaient-elles encore confiance en lui ? On le regardait monter la rue à son tour, la pipe à la bouche, les épaules rondes.
Il contourna la place Viète, s’engagea dans la rue Rabelais. En face de chez Vernoux, sur l’autre trottoir, deux jeunes gens qui n’avaient pas vingt ans montaient la garde. Ils ne portaient pas de brassard, n’avaient pas de gourdin. Ces accessoires semblaient réservés aux patrouilles de nuit. Ils n’en étaient pas moins en service commandé et ils s’en montraient fiers.
L’un souleva sa casquette au passage de Maigret, l’autre pas.
Six ou sept journalistes étaient groupés sur les marches du Palais de Justice dont les grandes portes étaient fermées et Lomel s’était assis, ses appareils posés à côté de lui.
— Vous croyez qu’on va vous ouvrir ? lança-t-il à Maigret. Vous connaissez la nouvelle ?
— Quelle nouvelle ?
— Il paraît qu’on a retrouvé l’arme. Ils sont en grande conférence là-dedans.
La porte s’entrouvrit. Chabot fit signe à Maigret d’entrer vite et, dès qu’il fut passé, repoussa le battant comme s’il craignait une invasion en force des reporters.
Les couloirs étaient sombres et toute l’humidité des dernières semaines stagnait entre les murs de pierre.
— J’aurais voulu, d’abord, te parler en particulier, mais cela a été impossible.
Il y avait de la lumière dans le bureau du juge. Le procureur était là, assis sur une chaise qu’il renversait en arrière, la cigarette aux lèvres. Le commissaire Féron y était aussi, ainsi que l’inspecteur Chabiron qui ne put s’empêcher de lancer à Maigret un regard à la fois triomphant et goguenard.
Sur le bureau, le commissaire vit tout de suite un morceau de tuyau de plomb d’environ vingt-cinq centimètres de long et quatre centimètres de diamètre.
— C’est ça ?
Tout le monde fit signe que oui.
— Pas d’empreintes ?
— Seulement des traces de sang et deux ou trois cheveux collés.
Le tuyau, peint en vert sombre, avait fait partie de l’installation d’une cuisine, d’une cave ou d’un garage. Les sections étaient nettes, faites vraisemblablement par un professionnel plusieurs mois auparavant, car le métal avait eu le temps de se ternir.
Le morceau avait-il été coupé lorsqu’on avait déplacé un évier ou un appareil quelconque ? C’était probable.
Maigret ouvrit la bouche pour demander où l’objet avait été découvert quand Chabot parla : — Racontez, inspecteur.
Chabiron, qui n’attendait que ce signal, prit un air modeste :
— Nous, à Poitiers, nous en sommes encore aux bonnes vieilles méthodes. De même que j’ai questionné avec mon camarade tous les habitants de la rue, je me suis mis à fouiller dans les coins. À quelques mètres de l’endroit où Gobillard a été assommé, il y a une grande porte qui donne sur une cour appartenant à un marchand de chevaux et entourée d’écuries. Ce matin, j’ai eu la curiosité d’y aller voir. Et, parmi le fumier qui couvre le sol, je n’ai pas tardé à trouver cet objet-là. Selon toutes probabilités, l’assassin, entendant des pas, l’a lancé pardessus le mur.
— Qui l’a examiné pour les empreintes ?
— Moi. Le commissaire Féron m’a aidé. Si nous ne sommes pas des experts, nous en savons assez pour relever des empreintes digitales. Il est certain que le meurtrier de Gobillard portait des gants. Quant aux cheveux, nous sommes allés à la morgue pour les comparer avec ceux du mort.
Il conclut avec satisfaction :
— Ça colle.
Maigret se garda d’émettre une opinion quelconque. Il y eut un silence, que le juge finit par rompre.
— Nous étions en train de discuter de ce qu’il convient maintenant de faire. Cette découverte paraît, du moins à première vue, confirmer la déposition d’Émile Chalus.
Maigret ne dit toujours rien.
— Si l’arme n’avait pas été découverte sur les lieux, on aurait pu prétendre qu’il était difficile, pour le docteur, de s’en débarrasser avant d’aller téléphoner au Café de la Poste. Comme l’inspecteur le souligne avec un certain bon sens…
Chabiron préféra dire lui-même ce qu’il en pensait :
— Supposons que l’assassin se soit réellement éloigné, son crime commis, avant l’arrivée d’Alain Vernoux, ainsi que celui-ci le prétend. C’est son troisième crime. Les deux autres fois, il a emporté l’arme. Non seulement nous n’avons rien trouvé rue Rabelais, ni rue des Loges, mais il semble évident qu’il a frappé les trois fois avec le même tuyau de plomb.
Maigret avait compris, mais il valait mieux le laisser parler.
— L’homme n’avait aucune raison, cette fois-ci, de lancer l’arme pardessus un mur. Il n’était pas poursuivi. Nul ne l’avait vu. Mais si nous admettons que c’est le docteur qui a tué, il était indispensable qu’il se débarrasse d’un objet aussi compromettant avant de…
— Pourquoi avertir les autorités ?
— Parce que cela le mettait hors du coup. Il a pensé que personne ne soupçonnerait celui qui donnait l’alarme.
Cela paraissait logique aussi.
— Ce n’est pas tout. Vous le savez.
Il avait prononcé ces derniers mots avec une certaine gêne, car Maigret, sans être son supérieur direct, n’en était pas moins un monsieur qu’on n’attaque pas en face.
— Racontez, Féron.
Le commissaire de police, gêné, écrasa d’abord sa cigarette dans le cendrier. Chabot, lugubre, évitait de regarder son ami. Il n’y avait que le procureur à observer de temps en temps son bracelet-montre en homme qui a des choses plus agréables à faire.
Après avoir toussé, le petit commissaire de police se tournait vers Maigret.
— Quand, hier, on m’a téléphoné pour me demander si je connaissais une certaine fille Sabati…
Le commissaire comprit et eut peur, tout à coup. Il eut, dans la poitrine, une sensation désagréable et sa pipe se mit à avoir mauvais goût.
— … Je me suis naturellement demandé si cela avait un rapport avec l’affaire. Cela ne m’est revenu que vers le milieu de l’après-midi. J’étais occupé. J’ai failli envoyer un de mes hommes, puis je me suis dit que je passerais la voir à tout hasard en allant dîner.
— Vous y êtes allé ?
— J’ai appris que vous l’aviez vue avant moi.
Féron baissait la tête, en homme à qui cela en coûte de porter une accusation.
— Elle vous l’a dit ?
— Pas tout de suite. D’abord, elle a refusé de m’ouvrir sa porte et j’ai dû user des grands moyens.
— Vous l’avez menacée ?
— Je lui ai annoncé que cela pourrait lui coûter cher de jouer ce jeu-là. Elle m’a laissé entrer. J’ai remarqué son œil au beurre noir. Je lui ai demandé qui lui avait fait ça. Pendant plus d’une demi-heure, elle est restée muette comme une carpe, à me regarder d’un air méprisant. C’est alors que j’ai décidé de l’emmener au poste, où il est plus facile de les faire parler.
Maigret avait un poids sur les épaules, non seulement à cause de ce qui était arrivé à Louise Sabati, mais à cause de l’attitude du commissaire de police. Malgré ses hésitations, son humilité apparente, celui-ci était très fier, au fond, de ce qu’il avait fait.
On sentait qu’il s’était attaqué allègrement à cette fille du peuple qui n’avait aucun moyen de défense. Or, il devait sortir lui-même du bas peuple. C’était à une de ses pareilles qu’il s’en était pris.
Presque tous les mots qu’il prononçait maintenant, d’une voix qui gagnait en assurance, faisaient mal à entendre.
— Étant donné qu’il y a plus de huit mois qu’elle ne travaille plus, elle est légalement sans ressource, c’est la première chose que je lui ai fait remarquer. Et, comme elle reçoit régulièrement un homme, cela la classe dans la catégorie des prostituées. Elle a compris. Elle a eu peur. Elle s’est débattue longtemps. Je ne sais comment vous vous êtes arrangé, mais elle a fini par m’avouer qu’elle vous avait tout dit.
— Tout quoi ?
— Ses relations avec Alain Vernoux, le comportement de celui-ci, qui piquait des crises de rage aveugle et la rouait de coups.
— Elle a passé la nuit au violon ?
— Je l’ai relâchée ce matin. Cela lui a fait du bien.
— Elle a signé sa déposition ?
— Je ne l’aurais pas laissée partir sans ça.
Chabot adressa à son ami un regard de reproche.
— Je n’étais au courant de rien, murmura-t-il.
Il avait dû déjà le leur dire. Maigret ne lui avait pas parlé de sa visite dans le quartier des casernes et, maintenant, le juge devait considérer ce silence, qui le mettait lui-même dans un mauvais pas, comme une trahison.
Maigret restait calme en apparence. Son regard errait, rêveur, sur le petit commissaire mal bâti qui avait l’air d’attendre des félicitations.
— Je suppose que vous avez tiré des conclusions de cette histoire ?
— Elle nous montre en tout cas le docteur Vernoux sous un jour nouveau. Ce matin, de bonne heure, j’ai interrogé les voisines qui m’ont confirmé qu’à presque chacune de ses visites des scènes violentes éclataient dans le logement, à tel point que, plusieurs fois, elles ont failli appeler la police.
— Pourquoi ne font-elles pas fait ?
— Sans doute parce qu’elles ont pensé que cela ne les regardait pas.
Non ! Si les voisines n’avaient pas donné l’alarme, c’était parce que cela les vengeait que la fille Sabati, qui n’avait rien à faire de ses journées, fût battue. Et, probablement, plus Alain frappait, plus elles étaient satisfaites.
Elles auraient pu être les sœurs du petit commissaire Féron.
— Qu’est-elle devenue ?
— Je lui ai ordonné de rentrer chez elle et de se tenir à la disposition du juge d’instruction.
Celui-ci toussa à son tour.
— Il est certain que les deux découvertes de ce matin mettent Alain Vernoux dans une situation difficile.
— Qu’a-t-il fait, hier soir, en me quittant ?
Ce fut Féron qui répondit :
— Il est retourné chez lui. Je suis en contact avec le comité de vigilance. Ne pouvant empêcher ce comité de se former, j’ai préféré m’assurer sa collaboration. Vernoux est rentré chez lui tout de suite.
— A-t-il l’habitude d’assister à la messe de dix heures et demie ?
Chabot, cette fois, répondit.
— Il ne va pas à la messe du tout. C’est le seul de la famille.
— Il est sorti ce matin ?
Féron eut un geste vague.
— Je ne le pense pas. À neuf heures et demie, on ne m’avait encore rien signalé.
Le procureur prit enfin la parole, en homme qui commence à en avoir assez.
— Tout ceci ne nous mène à rien. Ce qu’il s’agit de savoir, c’est si nous possédons assez de charges contre Alain Vernoux pour le mettre en état d’arrestation.
Il regarda fixement le juge.
— C’est vous que cela regarde, Chabot. C’est votre responsabilité.
Chabot, à son tour, regardait Maigret, dont le visage restait grave et neutre.
Alors, au lieu d’une réponse, le juge d’instruction prononça un discours.
— La situation est celle-ci. Pour une raison ou pour une autre, l’opinion publique a désigné Alain Vernoux dès le premier assassinat, celui de son oncle Robert de Courçon. Sur quoi les gens se sont-ils basés, je me le demande encore. Alain Vernoux n’est pas populaire. Sa famille est plus ou moins détestée. J’ai bien reçu vingt lettres anonymes me désignant la maison de la rue Rabelais et m’accusant de ménager des gens riches avec qui j’entretiens des relations mondaines.
» Les deux autres crimes n’ont pas atténué ces soupçons, au contraire. Depuis longtemps, Alain Vernoux passe aux yeux de certains pour « un homme pas comme les autres ».
Féron l’interrompit :
— La déposition de la fille Sabati…
— … Est accablante pour lui, tout comme, à présent que l’arme a été retrouvée, la déposition Chalus. Trois crimes en une semaine, c’est beaucoup. Il est naturel que la population s’inquiète et cherche à se protéger. Jusqu’ici, j’ai hésité à agir, jugeant les indices insuffisants. C’est une grosse responsabilité, en effet, comme vient de le remarquer le procureur. Une fois en état d’arrestation, un homme du caractère de Vernoux, même coupable, se taira.
Il surprit un sourire, qui n’était pas sans ironie ni amertume, sur les lèvres de Maigret, rougit, perdit le fil de ses idées.
— Il s’agit de savoir s’il vaut mieux l’arrêter maintenant ou attendre que…
Maigret ne put s’empêcher de grommeler entre ses dents :
— On a bien arrêté la fille Sabati et on l’a gardée toute la nuit !
Chabot l’entendit, ouvrit la bouche pour répondre, pour répliquer, sans doute, que ce n’était pas la même chose, mais au dernier moment se ravisa.
— Ce matin, à cause du soleil du dimanche, de la messe, nous assistons à une sorte de trêve. Mais, à cette heure déjà, autour de l’apéritif, dans les cafés, on doit recommencer à parler. Des gens, en se promenant, vont passer exprès devant l’hôtel des Vernoux. On sait que j’y ai joué au bridge hier au soir et que le commissaire m’accompagnait. Il est difficile de faire comprendre…
— Vous l’arrêtez ? questionna le procureur en se levant, jugeant que les tergiversations avaient assez duré.
— J’ai peur, vers la soirée, d’un incident qui pourrait avoir des conséquences graves. Il suffit d’un rien, d’un gamin lançant une pierre dans les vitres, d’un ivrogne se mettant à crier des invectives devant la maison. Dans l’état d’esprit de la population…
— Vous l’arrêtez ?
Le procureur cherchait son chapeau, ne le trouvait pas. Le petit commissaire, servile, lui disait : — Vous l’avez laissé dans votre bureau. Je vais vous le chercher.
Et Chabot, tourné vers Maigret, murmurait :
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Rien.
— À ma place, qu’est-ce que… ?
— Je ne suis pas à ta place.
— Tu crois que le docteur est fou ?
— Cela dépend de ce qu’on appelle un fou.
— Qu’il a tué ?
Maigret ne répondit pas, chercha lui aussi son chapeau.
— Attends un instant. J’ai à te parler. D’abord, il faut que j’en finisse. Tant pis si je me trompe.
Il ouvrit le tiroir de droite, y prit une formule imprimée qu’il se mit à remplir tandis que Chabiron lançait à Maigret un regard plus goguenard que jamais.
Chabiron et le petit commissaire avaient gagné. La formule était un mandat d’amener. Chabot hésita encore une seconde au moment de la signer et d’y apposer les cachets.
Puis il se demanda auquel des deux hommes il allait la remettre. Le cas ne s’était pas encore présenté à Fontenay d’une arrestation comme celle-ci.
— Je suppose…
Enfin :
— Au fait, allez-y tous les deux. Aussi discrètement que possible, afin d’éviter les manifestations. Il vaudrait mieux prendre une voiture.
— J’ai la mienne, fit Chabiron.
Ce fut un moment désagréable. On aurait dit, pendant quelques instants, que chacun avait un peu honte. Peut-être pas tant parce qu’ils doutaient de la culpabilité du docteur, dont ils se sentaient à peu près sûrs, que parce qu’ils savaient, au fond d’eux-mêmes, que ce n’était pas à cause de sa culpabilité qu’ils agissaient, mais par peur de l’opinion publique.
— Vous me tiendrez au courant, murmura le procureur qui sortit le premier et qui ajouta : Si je ne suis pas chez moi, appelez-moi chez mes beaux-parents.
Il allait passer le reste du dimanche en famille. Féron et Chabiron sortirent à leur tour et c’était le petit commissaire qui avait le mandat soigneusement plié dans son portefeuille.
Chabiron revint sur ses pas, après un coup d’œil par la fenêtre du couloir, pour demander : — Les journalistes ?
— Ne leur dites rien maintenant. Partez d’abord vers le centre de la ville. Annoncez-leur que j’aurai une déclaration à leur faire d’ici une demi-heure et ils resteront.
— On l’amène ici ?
— Directement à la prison. Au cas où la foule tenterait de le lyncher, il sera plus facile de l’y protéger.
Tout cela prit du temps. Ils restèrent enfin seuls. Chabot n’était pas fier.
— Qu’est-ce que tu en penses ? se décida-t-il à questionner. Tu me donnes tort ?
— J’ai peur, avoua Maigret qui fumait sa pipe d’un air sombre.
— De quoi ?
Il ne répondit pas.
— En toute conscience, je ne pouvais pas agir autrement.
— Je sais. Ce n’est pas à cela que je pense.
— À quoi ?
Il ne voulait pas avouer que c’était l’attitude du petit commissaire à l’égard de Louise Sabati qui lui restait sur l’estomac.
Chabot regarda sa montre.
— Dans une demi-heure, ce sera fini. Nous pourrons aller l’interroger.
Maigret ne disait toujours rien, avec l’air de suivre Dieu sait quelle pensée mystérieuse.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé hier soir ?
— De la fille Sabati ?
— Oui.
— Pour éviter ce qui est arrivé.
— C’est arrivé quand même.
— Oui. Je ne prévoyais pas que Féron s’en préoccuperait.
— Tu as la lettre ?
— Quelle lettre ?
— La lettre anonyme que j’ai reçue à son sujet et que je t’ai remise. Maintenant, je suis obligé de la verser au dossier.
Maigret fouilla ses poches, la trouva, fripée, encore humide de la pluie de la veille, et la laissa tomber sur le bureau.
— Tu ne veux pas regarder si les journalistes les ont suivis ?
Il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Les reporters et les photographes étaient toujours là, avec l’air d’attendre un événement.
— Tu as l’heure juste ?
— Midi cinq.
Ils n’avaient pas entendu sonner les cloches. Avec toutes les portes fermées, ils étaient là comme dans une cave où ne pénétrait aucun rayon de soleil.
— Je me demande comment il réagira. Je me demande aussi ce que son père…
La sonnerie du téléphone résonna. Chabot fut si impressionné qu’il resta un instant sans décrocher, murmura enfin, en fixant Maigret : — Allô…
Son front se plissa, ses sourcils se rapprochèrent :
— Vous êtes sûr ?
Maigret entendait des éclats de voix dans l’appareil, sans pouvoir distinguer les mots. C’était Chabiron qui parlait.
— Vous avez fouillé la maison ? Où êtes-vous en ce moment ? Bon. Oui. Restez-y. Je…
Il se passa la main sur le crâne d’un geste angoissé.
— Je vous rappellerai dans quelques instants.
Quand il raccrocha, Maigret se contenta d’un mot.
— Parti ?
— Tu t’y attendais ?
Et, comme il ne répondait pas :
— Il est rentré chez lui hier soir tout de suite après t’avoir quitté, nous en avons la certitude. Il a passé la nuit dans sa chambre. Ce matin, de bonne heure, il s’est fait monter une tasse de café.
— Et les journaux.
— Nous n’avons pas de journaux le dimanche.
— À qui a-t-il parlé ?
— Je ne sais pas encore. Féron et l’inspecteur sont toujours dans la maison et interrogent les domestiques. Un peu après dix heures, toute la famille, sauf Alain, s’est rendue à la messe avec la voiture conduite par le maître d’hôtel.
— Je les ai vus.
— À leur retour, personne ne s’est inquiété du docteur. C’est une maison où, sauf le samedi soir, chacun vit dans son coin. Quand mes deux hommes sont arrivés, une bonne est montée pour avertir Alain. Il n’était pas chez lui. On l’a appelé dans toute la maison. Tu crois qu’il a pris la fuite ?
— Que dit l’homme en faction dans la rue ?
— Féron l’a questionné. Il paraît que le docteur est sorti un peu après le reste de la famille et est descendu vers la ville à pied.
— On ne l’a pas suivi ? Je croyais…
— J’avais donné des instructions pour qu’on le suive. Peut-être la police a-t-elle pensé que, le dimanche matin, ce n’était pas nécessaire. Je ne sais pas. Si on ne met pas la main sur lui, on prétendra que j’ai fait exprès de lui laisser le temps d’échapper.
— On le dira certainement.
— Il n’y a pas de train avant cinq heures de l’après-midi. Alain n’a pas d’auto.
— Il n’est donc pas loin.
— Tu crois ?
— Cela m’étonnerait qu’on ne le retrouve pas chez sa maîtresse. D’habitude, il ne se glisse chez elle que le soir, à la faveur de l’obscurité. Mais il y a trois jours qu’il ne l’a pas vue.
Maigret n’ajouta pas qu’Alain savait qu’il était allé la voir.
— Qu’est-ce que tu as ? questionna le juge d’instruction.
— Rien. J’ai peur, c’est tout. Tu ferais mieux de les envoyer là-bas.
Chabot téléphona. Après quoi, tous les deux restèrent assis face à face, en silence, dans le bureau où le printemps n’était pas encore entré et où l’abat-jour vert de la lampe leur donnait un air malade.