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L’Italienne aux ecchymoses
Pendant tout le déjeuner, dont le plat de résistance était une épaule de mouton farcie comme Maigret ne se souvenait pas d’en avoir mangé, Julien Chabot eut l’air d’un homme en proie à une mauvaise conscience.
Au moment de franchir le seuil de sa maison, il avait cru nécessaire de murmurer : — Ne parlons pas de ça devant ma mère.
Maigret n’en avait pas l’intention. Il remarqua que son ami se penchait sur la boîte aux lettres où, repoussant quelques prospectus, il prenait une enveloppe semblable à celle qu’on lui avait remise le matin à l’hôtel, à la différence que celle-ci, au lieu d’être verdâtre, était rose saumon. Peut-être provenait-elle de la même pochette ? Il ne put s’en assurer à ce moment-là, car le juge la glissa négligemment dans sa poche.
Ils n’avaient guère parlé en revenant du Palais de Justice. Avant de s’en éloigner, ils avaient eu une courte entrevue avec le procureur et Maigret avait été assez surpris de voir que celui-ci était un homme de trente ans à peine, tout juste sorti des écoles, un beau garçon qui ne paraissait pas prendre ses fonctions au tragique.
— Je m’excuse pour hier soir, Chabot. Il y a une bonne raison pour laquelle on n’est pas parvenu à me toucher. J’étais à La Rochelle et ma femme l’ignorait.
Il avait ajouté avec un clin d’œil :
— Heureusement !
Puis, ne doutant de rien :
— Maintenant que vous avez le commissaire Maigret pour vous aider, vous n’allez pas tarder à mettre la main sur l’assassin. Vous croyez, vous aussi, que c’est un fou, commissaire ?
À quoi bon discuter ? On sentait que les rapports entre le juge et le procureur n’étaient pas exagérément amicaux.
Dans le couloir, ce fut l’assaut des journalistes déjà au courant de la déposition de Chalus. Celui-ci avait dû leur parler. Maigret aurait parié qu’en ville aussi on savait. C’était difficile d’expliquer cette atmosphère-là. Du Palais de Justice à la maison du juge, ils ne rencontrèrent qu’une cinquantaine de personnes, mais cela suffisait pour prendre la température locale. Les regards qu’on adressait aux deux hommes manquaient de confiance. Les gens du peuple, surtout les femmes qui revenaient du marché, avaient une attitude presque hostile. En haut de la place Viète, il y avait un petit café où des gens assez nombreux prenaient l’apéritif et, à leur passage, on entendit une rumeur peu rassurante, des ricanements.
Certains devaient commencer à s’affoler et la présence des gendarmes qui patrouillaient la ville à vélo ne suffisait pas à les rassurer ; ils ajoutaient au contraire une touche dramatique à l’aspect des rues en rappelant qu’il y avait quelque part un tueur en liberté.
Mme Chabot n’avait pas essayé de poser de questions. Elle était aux petits soins pour son fils, pour Maigret aussi, à qui elle semblait demander du regard de le protéger, et elle s’efforçait de mettre sur le tapis des sujets de tout repos.
— Vous vous souvenez de cette jeune fille qui louchait et avec qui vous avez dîné ici un dimanche ?
Elle avait une mémoire effrayante, rappelait à Maigret des gens qu’il avait rencontrés, plus de trente ans auparavant, lors de ses brefs passages à Fontenay.
— Elle a fait un beau mariage, un jeune homme de Marans qui a fondé une importante fromagerie. Ils ont eu trois enfants, plus beaux les uns que les autres, puis, tout à coup, comme si le sort les trouvait trop heureux, elle a été atteinte de tuberculose.
Elle en cita d’autres, qui étaient devenus malades ou qui étaient morts, ou qui avaient eu d’autres malheurs.
Au dessert, Rose apporta un énorme plat de profiteroles et la vieille femme observa le commissaire avec des yeux malicieux. Il se demanda d’abord pourquoi, sentant qu’on attendait quelque chose de lui. Il n’aimait guère les profiteroles et il en mit une sur son assiette.
— Allons ! Servez-vous. N’ayez pas honte !…
La voyant déçue, il en prit trois.
— Vous n’allez pas me dire que vous avez perdu votre appétit ? Je me rappelle le soir où vous en avez mangé douze. Chaque fois que vous veniez, je vous faisais des profiteroles et vous prétendiez que vous n’en aviez pas mangé de pareilles ailleurs.
(Ce qui, entre parenthèses, était vrai : il n’en mangeait jamais nulle part !) Cela lui était sorti de la mémoire. Il était même surpris d’avoir jamais manifesté un goût pour les pâtisseries. Il avait dû dire cela, jadis, par politesse.
Il fit ce qu’il y avait à faire, s’exclama, mangea tout ce qu’il y avait sur son assiette, en reprit.
— Et les perdreaux au chou ! Vous vous en souvenez ? Je regrette que ce ne soit pas la saison, car…
Le café servi, elle se retira discrètement et Chabot, par habitude, posa une boîte de cigares sur la table, en même temps que la bouteille de fine. La salle à manger n’avait pas plus changé que le bureau et c’était presque angoissant de retrouver les choses tellement pareilles, Chabot lui-même qui, vu d’une certaine façon, n’avait pas tant changé.
Pour faire plaisir à son ami, Maigret prit un cigare, allongea les jambes vers la cheminée. Il savait que l’autre avait envie d’aborder un sujet précis, qu’il y pensait depuis qu’ils avaient quitté le Palais. Cela prit du temps. La voix du juge, qui regardait ailleurs, était mal assurée.
— Tu crois que j’aurais dû l’arrêter ?
— Qui ?
— Alain.
— Je ne vois aucune raison d’arrêter le docteur.
— Pourtant, Chalus paraît sincère.
— Il l’est sans contredit.
— Tu penses aussi qu’il n’a pas menti ?
Au fond, Chabot se demandait pourquoi Maigret était intervenu, car, sans lui, sans la question du somnifère, la déposition de l’instituteur aurait été beaucoup plus accablante pour le fils Vernoux. Cela intriguait le juge, le mettait mal à l’aise.
— D’abord, dit Maigret en fumant gauchement son cigare, il est possible qu’il se soit réellement assoupi. Je me méfie toujours du témoignage des gens qui ont entendu quelque chose de leur lit, peut-être à cause de ma femme.
» Maintes fois, il lui arrive de prétendre qu’elle ne s’est endormie qu’à deux heures du matin. Elle est de bonne foi, prête à jurer. Or, il se fait souvent que je me suis réveillé moi-même pendant sa soi-disant insomnie et que je l’aie vue endormie.
Chabot n’était pas convaincu. Peut-être s’imaginait-il que son ami avait seulement voulu le tirer d’un mauvais pas ?
— J’ajoute, poursuivait le commissaire, que, si même c’est le docteur qui a tué, il est préférable de ne pas l’avoir mis en état d’arrestation. Ce n’est pas un homme à qui on peut arracher des aveux par un interrogatoire à la chansonnette, encore moins par un passage à tabac.
Le juge repoussait déjà cette idée d’un geste indigné.
— Dans l’état actuel de l’enquête, il n’y a même pas un commencement de preuve contre lui. En l’arrêtant, tu donnais satisfaction à une partie de la population qui serait venue manifester sous les fenêtres de la prison en criant : « À mort. » Cette excitation créée, il aurait été difficile de la calmer.
— Tu le penses vraiment ?
— Oui.
— Tu ne dis pas cela pour me rassurer ?
— Je le dis parce que c’est la vérité. Comme il arrive toujours dans un cas de ce genre, l’opinion publique désigne plus ou moins ouvertement un suspect et je me suis souvent demandé comment elle le choisit. C’est un phénomène mystérieux, un peu effrayant. Dès le premier jour, si je comprends bien, les gens se sont tournés vers le clan Vernoux, sans trop se demander s’il s’agissait du père ou du fils.
— C’est vrai.
— Maintenant, c’est vers le fils que s’aiguille la colère.
— Et s’il est l’assassin ?
— Je t’ai entendu, avant de partir, donner des ordres pour qu’on le surveille.
— Il peut échapper à la surveillance.
— Ce ne serait pas prudent de sa part, car s’il se montre trop dans la ville il risque de se faire écharper. Si c’est lui, il fera quelque chose, tôt ou tard, qui fournira une indication.
— Tu as peut-être raison. Au fond, je suis content que tu sois ici. Hier, je l’avoue, cela m’a un peu irrité. Je me disais que tu allais m’observer et que tu me trouverais gauche, maladroit, vieux jeu, je ne sais pas, moi. En province, nous souffrons presque tous d’un complexe d’infériorité, surtout vis-à-vis de ceux qui viennent de Paris. À plus forte raison quand il s’agit d’un homme comme toi ! Tu m’en veux ?
— De quoi ?
— Des bêtises que je t’ai dites.
— Tu m’as dit des choses fort sensées. Nous aussi, à Paris, nous avons à tenir compte des situations et à mettre des gants avec les gens en place.
Chabot se sentait déjà mieux.
— Je vais passer mon après-midi à interroger les témoins que Chabiron m’a dénichés. La plupart d’entre eux n’ont rien vu ni entendu, mais je ne veux négliger aucune chance.
— Sois gentil avec la femme Chalus.
— Avoue que ces gens-là te sont sympathiques.
— Oui, sans doute !
— Tu m’accompagnes ?
— Non. Je préfère renifler l’air de la ville, boire un verre de bière par-ci par-là.
— Au fait, je n’ai pas ouvert cette lettre. Je ne voulais pas le faire devant ma mère.
Il tirait de sa poche l’enveloppe saumon et Maigret reconnut l’écriture. Le papier provenait bien de la même pochette que le billet qu’il avait reçu le matin.
« Taché de savoir ce que le docteur faisé à la fille Sabati. »
— Tu connais ?
— Jamais entendu ce nom-là.
— Je crois me souvenir que tu m’as dit que le docteur Vernoux n’est pas coureur.
— Il a cette réputation-là. Les lettres anonymes vont commencer à pleuvoir. Celle-ci vient d’une femme.
— Comme la majorité des lettres anonymes ! Cela t’ennuierait de téléphoner au commissariat ?
— Au sujet de la fille Sabati ?
— Oui.
— Tout de suite ?
Maigret fit signe que oui.
— Passons dans mon bureau.
Il décrocha le récepteur, appela le commissaire de police.
— C’est vous, Féron ? Ici, le juge d’instruction. Connaissez-vous une certaine Sabati ?
Il fallut attendre. Féron était allé interroger ses agents, peut-être examiner les registres. Quand il parla à nouveau, Chabot, tout en écoutant, crayonna quelques mots sur son buvard.
— Non. Probablement aucune connexion. Comment ? Certainement pas. Ne vous occupez pas d’elle pour le moment.
En disant cela, il cherchait du regard l’approbation de Maigret et celui-ci lui adressa de grands signes de tête.
— Je serai à mon bureau dans une demi-heure. Oui. Merci.
Il raccrocha.
— Il existe bien une certaine Louise Sabati à Fontenay-le-Comte. Fille d’un maçon italien qui doit travailler à Nantes ou dans les environs. Elle a été quelque temps serveuse à l’Hôtel de France, puis fille de salle au Café de la Poste. Elle ne travaille plus depuis plusieurs mois. À moins qu’elle ait déménagé récemment, elle habite au tournant de la route de La Rochelle, dans le quartier des casernes, une grande maison délabrée où vivent six ou sept familles.
Maigret, qui en avait assez de son cigare, en écrasait le bout incandescent dans le cendrier avant de bourrer une pipe.
— Tu comptes aller la voir ?
— Peut-être.
— Tu penses toujours que le docteur… ?
Il s’interrompit, les sourcils froncés.
— Au fait, qu’allons-nous faire ce soir ? Normalement, je devrais aller chez les Vernoux pour le bridge. À ce que tu m’as dit, Hubert Vernoux s’attend à ce que tu m’accompagnes.
— Eh bien ?
— Je me demande si, dans l’état de l’opinion…
— Tu as l’habitude d’y aller chaque samedi ?
— Oui.
— Donc, si tu n’y vas pas, on en conclura qu’ils sont suspects.
— Et si j’y vais, on dira…
— On dira que tu les protèges, c’est tout. On le dit déjà. Un peu plus ou un peu moins…
— Tu as l’intention de m’accompagner ?
— Sans aucun doute.
— Si tu veux…
Le pauvre Chabot ne résistait plus, s’abandonnait aux initiatives de Maigret.
— Il est temps que je monte au Palais.
Ils sortirent ensemble et le ciel était toujours du même blanc à la fois lumineux et glauque, comme un ciel qu’on voit reflété par l’eau d’une mare. Le vent restait violent et, aux coins de rues, les robes des femmes leur collaient au corps, parfois un homme perdait son chapeau et se mettait à courir après avec des gestes grotesques.
Chacun s’en alla dans une direction opposée.
— Quand est-ce que je te revois ?
— Je passerai peut-être par ton cabinet. Sinon, je serai chez toi pour dîner. À quelle heure est le bridge des Vernoux ?
— Huit heures et demie.
— Je t’avertis que je ne sais pas jouer.
— Cela ne fait rien.
Des rideaux bougeaient au passage de Maigret qui suivait le trottoir, la pipe aux dents, les mains dans les poches, la tête penchée pour empêcher son chapeau de s’envoler. Une fois seul, il se sentait un peu moins rassuré. Tout ce qu’il venait de dire à son ami Chabot était vrai. Mais, quand il était intervenu, le matin, à la fin de l’interrogatoire Chalus, il n’en avait pas moins obéi à une impulsion et, derrière celle-ci, il y avait le désir de tirer le juge d’une situation embarrassante.
L’atmosphère de la ville restait inquiétante. Les gens avaient beau aller à leurs occupations comme d’habitude, on n’en sentait pas moins une certaine angoisse dans le regard des passants qui semblaient marcher plus vite, comme s’ils redoutaient de voir soudain surgir l’assassin. Les autres jours, Maigret l’aurait juré, les ménagères ne devaient pas se grouper sur les seuils comme aujourd’hui, à parler bas.
On le suivait des yeux et il croyait lire sur les visages une question muette. Allait-il faire quelque chose ? Ou bien l’inconnu pourrait-il continuer à tuer impunément ?
Certains lui adressaient un salut timide comme pour lui dire : « — Nous savons qui vous êtes. Vous avez la réputation de mener à bien les enquêtes les plus difficiles. Et, vous, vous ne vous laisserez pas impressionner par certaines personnalités. »
Il faillit entrer au Café de la Poste pour boire un demi. Malheureusement il y avait au moins une douzaine de personnes à l’intérieur, qui toutes tournèrent la tête vers lui quand il s’approcha de la porte, et il n’eut pas envie, tout de suite, d’avoir à répondre aux questions qu’on lui poserait.
Au fait, pour se rendre dans le quartier des casernes, il fallait traverser le Champ-de-Mars, une vaste étendue nue encadrée d’arbres récemment plantés qui grelottaient sous la bise.
Il prit la même petite rue que le docteur avait prise la veille au soir, celle où Gobillard avait été assommé. En passant devant une maison, il entendit des éclats de voix au second étage. C’était sans doute là qu’habitait Émile Chalus, l’instituteur. Plusieurs personnes discutaient avec passion, des amis à lui qui avaient dû venir aux nouvelles.
Il traversa le Champ-de-Mars, contourna la caserne, prit la rue de droite et chercha la grande bâtisse délabrée que son ami lui avait décrite. Il n’y en avait qu’une de ce genre-là, dans une rue déserte, entre deux terrains vagues. Ce que cela avait été jadis, il était difficile de le deviner, un entrepôt ou un moulin, peut-être une petite manufacture ? Des enfants jouaient dehors. D’autres, plus petits, le derrière nu, se tramaient dans le corridor. Une grosse femme aux cheveux qui lui tombaient dans le dos passa la tête par l’entrebâillement d’une porte et celle-là n’avait jamais entendu parler du commissaire Maigret.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Mlle Sabati.
— Louise ?
— Je crois que c’est son prénom.
— Faites le tour de la maison et entrez par la porte de derrière. Montez l’escalier. Il n’y a qu’une porte. C’est là.
Il fit ce qu’on lui disait, frôla des poubelles, enjamba des détritus, cependant qu’il entendait les clairons sonner dans la cour de la caserne. La porte extérieure dont on venait de lui parler était ouverte. Un escalier raide, sans rampe, le conduisit à un étage qui n’était pas de niveau avec les autres et il frappa à une porte peinte en bleu.
D’abord, on ne répondit pas. Il frappa plus fort, entendit des pas de femme en savates, dut néanmoins frapper une troisième fois avant qu’on lui demande : — Qu’est-ce que c’est ?
— Mlle Sabati ?
— Que voulez-vous ?
— Vous parler.
Il ajouta à tout hasard :
— De la part du docteur.
— Un instant.
Elle repartit, sans doute pour passer un vêtement convenable. Quand elle ouvrit enfin la porte, elle portait une robe de chambre à ramages, en mauvais coton, sous laquelle elle ne devait avoir qu’une chemise de nuit. Ses pieds étaient nus dans les pantoufles, ses cheveux noirs non coiffés.
— Vous dormiez ?
— Non.
Elle l’examinait des pieds à la tête avec méfiance. Derrière elle, au-delà d’un palier minuscule, on voyait une chambre en désordre dans laquelle elle ne le priait pas d’entrer.
— Qu’est-ce qu’il me fait dire ?
Comme elle tournait un peu la tête de côté, il remarqua une ecchymose autour de l’œil gauche. Elle n’était pas tout à fait récente. Le bleu commençait à tourner au jaune.
— N’ayez pas peur. Je suis un ami. Je voudrais seulement vous parler pendant quelques instants.
Ce qui dut la décider à le laisser entrer c’est que deux ou trois gamins étaient venus les observer au bas des marches.
Il n’y avait que deux pièces, la chambre, qu’il ne fit qu’entrevoir et dont le lit était défait, et une cuisine. Sur la table, un roman était ouvert à côté d’un bol qui contenait encore du café au lait, un morceau de beurre restait sur une assiette.
Louise Sabati n’était pas belle. En robe noire et tablier blanc, elle devait avoir cet air fatigué qu’on voit à la plupart des femmes de chambre dans les hôtels de province. Il y avait pourtant quelque chose d’attachant, de presque pathétique dans son visage pâle où des yeux sombres vivaient intensément.
Elle débarrassa une chaise.
— C’est vraiment Alain qui vous a envoyé ?
— Non.
— Il ne sait pas que vous êtes ici ?
En disant cela, elle jetait vers la porte un regard effrayé, restait debout, prête à la défense.
— N’ayez pas peur.
— Vous êtes de la police ?
— Oui et non.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? Où est Alain ?
— Chez lui, probablement.
— Vous êtes sûr ?
— Pourquoi serait-il ailleurs ?
Elle se mordit la lèvre où le sang monta. Elle était très nerveuse, d’une nervosité maladive. Un instant, il se demanda si elle ne se droguait pas.
— Qui est-ce qui vous a parlé de moi ?
— Il y a longtemps que vous êtes la maîtresse du docteur ?
— On vous l’a dit ?
Il prenait son air le plus bonhomme et n’avait d’ailleurs aucun effort à faire pour lui montrer de la sympathie.
— Vous venez seulement de vous lever ? questionna-t-il au lieu de répondre.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Elle avait gardé une pointe d’accent italien, pas beaucoup. Elle devait avoir à peine plus de vingt ans et son corps, sous la robe de chambre mal coupée, était cambré ; seule la poitrine, qui avait dû être provocante, se fatiguait un peu.
— Cela ne vous ennuierait pas de vous asseoir près de moi ?
Elle ne tenait pas en place. Avec des mouvements fébriles, elle saisit une cigarette, l’alluma.
— Vous êtes sûr qu’Alain ne va pas venir ?
— Cela vous fait peur ? Pourquoi ?
— Il est jaloux.
— Il n’a aucune raison d’être jaloux de moi.
— Il l’est de tous les hommes.
Elle ajouta d’une drôle de voix :
— Il a raison.
— Que voulez-vous dire ?
— Que c’est son droit.
— Il vous aime ?
— Je crois que oui. Je sais que je n’en vaux pas la peine, mais…
— Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ?
— Qui êtes-vous ?
— Le commissaire Maigret, de la Police Judiciaire de Paris.
— J’ai entendu parler de vous. Qu’est-ce que vous faites ici ?
Pourquoi ne pas lui parler franchement ?
— J’y suis venu par hasard, pour rencontrer un ami que je n’ai pas vu depuis des années.
— C’est lui qui vous a parlé de moi ?
— Non. J’ai rencontré aussi votre ami Alain. Au fait, ce soir, je suis invité chez lui.
Elle sentait qu’il ne mentait pas, mais n’était pas encore rassurée. Elle n’en attira pas moins une chaise vers elle, ne s’assit pas tout de suite.
— S’il n’est pas dans l’embarras pour le moment, il risque d’y être d’une heure à l’autre.
— Pourquoi ?
Au ton dont elle prononçait ce mot, il conclut qu’elle savait déjà.
— Certains pensent qu’il est peut-être l’homme qu’on recherche.
— À cause des crimes ? Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas lui. Il n’avait aucune raison de…
Il l’interrompit en lui tendant la lettre anonyme que le juge lui avait laissée. Elle la lut, visage tendu, sourcils froncés.
— Je me demande qui a écrit ça.
— Une femme.
— Oui. Et sûrement une femme qui habite la maison.
— Pourquoi ?
— Parce que personne d’autre n’est au courant. Même dans la maison, j’aurais juré que personne ne savait qui il est. C’est une vengeance, une saleté. Jamais Alain…
— Asseyez-vous.
Elle s’y décida enfin, prenant soin de croiser les pans de son peignoir sur ses jambes nues.
— Il y a longtemps que vous êtes sa maîtresse ?
Elle n’hésita pas.
— Huit mois et une semaine.
Cette précision faillit le faire sourire.
— Comment cela a-t-il commencé ?
— Je travaillais comme fille de salle au Café de la Poste. Il y venait de temps en temps, l’après-midi, s’asseyait toujours à la même place, près de la fenêtre, d’où il regardait passer les gens. Tout le monde le connaissait et le saluait, mais il n’entamait pas facilement la conversation. Après un certain temps, j’ai remarqué qu’il me suivait des yeux.
Elle le regarda soudain avec défi.
— Vous voulez vraiment savoir comment ça a commencé ? Eh bien je vais vous le dire, et vous verrez que ce n’est pas l’homme que vous croyez. Vers la fin, il lui arrivait de venir prendre un verre le soir. Une fois, il est resté jusqu’à la fermeture. J’avais plutôt tendance à me moquer de lui, à cause de ses gros yeux qui me suivaient partout. Ce soir-là, j’avais rendez-vous, dehors, avec le marchand de vins que vous rencontrerez certainement. Nous tournions à droite, par la petite rue et…
— Et quoi ?
— Eh bien ! nous nous installions sur un banc du Champ-de-Mars. Vous avez compris ? Cela ne durait jamais longtemps. Quand ça a été fini, je suis repartie seule pour traverser la place et rentrer chez moi et j’ai entendu des pas derrière moi. C’était le docteur. J’ai eu un peu peur. Je me suis retournée et lui ai demandé ce qu’il me voulait. Tout penaud, il ne savait que répondre. Savez-vous ce qu’il a fini par murmurer ?
» — Pourquoi avez-vous fait ça ?
» Et moi j’ai éclaté de rire.
» — Cela vous ennuie ?
» — Cela m’a fait beaucoup de chagrin.
» — Pourquoi ?
» C’est ainsi qu’il a fini par m’avouer qu’il m’aimait, qu’il n’avait jamais osé me le dire, qu’il était très malheureux. Vous souriez ?
— Non.
C’était vrai. Maigret ne souriait pas. Il voyait fort bien Alain Vernoux dans cette situation-là.
— Nous avons marché jusqu’à une heure ou deux du matin, le long du chemin de halage, et, à la fin, c’est moi qui pleurais.
— Il vous a accompagnée ici ?
— Pas ce soir-là. Cela a pris une semaine entière. Pendant ces jours-là, il passait presque tout son temps au café, à me surveiller. Il était même jaloux de me voir dire merci au client quand je recevais un pourboire. Il l’est toujours. Il ne veut pas que je sorte.
— Il vous frappe ?
Elle porta instinctivement la main à l’ecchymose de sa joue et, la manche du peignoir s’élevant, il vit qu’il y avait d’autres bleus sur ses bras, comme si on les avait serrés fortement entre des doigts puissants.
— C’est son droit, répliqua-t-elle non sans fierté.
— Cela arrive souvent ?
— Presque chaque fois.
— Pourquoi ?
— Si vous ne comprenez pas, je ne peux pas vous l’expliquer. Il m’aime. Il est obligé de vivre là-bas avec sa femme et ses enfants. Non seulement il n’aime pas sa femme, mais il n’aime pas ses enfants.
— Il vous l’a dit ?
— Je le sais.
— Vous le trompez ?
Elle se tut, le fixa, l’air féroce. Puis :
— On vous l’a dit ?
Et, d’une voix plus sourde :
— Cela m’est arrivé, les premiers temps, quand je n’avais pas compris. Je croyais que c’était comme avec les autres. Lorsqu’on a commencé, comme moi, à quatorze ans, on n’y attache pas d’importance. Quand il l’a su, j’ai pensé qu’il allait me tuer. Je ne dis pas ça en l’air. Je n’ai jamais vu un homme aussi effrayant. Pendant une heure, il est resté étendu sur le lit, les yeux au plafond, les poings serrés, sans dire un mot, et je sentais qu’il souffrait terriblement.
— Vous avez recommencé ?
— Deux ou trois fois. J’ai été assez bête.
— Et depuis ?
— Non !
— Il vient vous voir tous les soirs ?
— Presque tous les soirs.
— Vous l’attendiez hier ?
Elle hésita, se demandant où ses réponses pouvaient le conduire, voulant coûte que coûte protéger Alain.
— Quelle différence cela peut-il faire ?
— Il faut bien que vous sortiez pour faire votre marché.
— Je ne vais pas jusqu’en ville. Il y a un petit épicier au coin de la rue.
— Le reste du temps, vous êtes enfermée ici ?
— Je ne suis pas enfermée. La preuve, c’est que je vous ai ouvert la porte.
— Il n’a jamais parlé de vous enfermer ?
— Comment l’avez-vous deviné ?
— Il l’a fait ?
— Pendant une semaine.
— Les voisines s’en sont aperçues ?
— Oui.
— C’est pour cela qu’il vous a rendu la clef ?
— Je ne sais pas. Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
— Vous l’aimez ?
— Vous vous figurez que je vivrais cette vie-là si je ne l’aimais pas ?
— Il vous donne de l’argent ?
— Quand il peut.
— Je le croyais riche.
— Tout le monde croit ça, alors qu’il est exactement dans le cas d’un jeune homme qui doit demander chaque semaine un peu d’argent à son père. Ils vivent tous dans la même maison.
— Pourquoi ?
— Est-ce que je sais ?
— Il pourrait travailler.
— Cela le regarde, non ? Des semaines entières, son père le laisse sans argent.
Maigret regarda la table où il n’y avait que du pain et du beurre.
— C’est le cas en ce moment ?
Elle haussa les épaules.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Moi aussi, jadis, je me faisais des idées sur les gens qu’on croit riches. De la façade, oui ! Une grosse maison avec rien dedans. Ils sont tout le temps à se chamailler pour soutirer un peu d’argent au vieux et les fournisseurs attendent parfois des mois pour se faire payer.
— Je croyais que la femme d’Alain était riche.
— Si elle avait été riche, elle ne l’aurait pas épousé. Elle se figurait qu’il l’était. Quand elle s’est aperçue du contraire, elle s’est mise à le détester.
Il y eut un silence assez long. Maigret bourrait sa pipe, lentement, rêveusement.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de penser ? questionna-t-elle.
— Je pense que vous l’aimez vraiment.
— C’est déjà ça !
Son ironie était amère.
— Ce que je me demande, poursuivit-elle, c’est pourquoi les gens s’en prennent tout à coup à lui. J’ai lu le journal. On ne dit rien de précis, mais je sens qu’on le soupçonne. Tout à l’heure, par la fenêtre, j’ai entendu des femmes qui parlaient dans la cour, très haut, exprès, pour que je ne perde pas un mot de ce qu’elles disaient.
— Qu’est-ce qu’elles disaient ?
— Que, du moment qu’on cherchait un fou, il n’y avait pas à aller loin pour le trouver.
— Je suppose qu’elles ont entendu les scènes qui se déroulaient chez vous ?
— Et après ?
Elle devint soudain presque furieuse et se leva de sa chaise.
— Vous aussi, parce qu’il s’est mis à aimer une fille comme moi et parce qu’il en est jaloux, vous allez vous figurer qu’il est fou ?
Maigret se leva à son tour, essaya, pour la calmer, de lui poser la main sur l’épaule, mais elle le repoussa avec colère.
— Dites-le, si c’est votre idée.
— Ce n’est pas mon idée.
— Vous croyez qu’il est fou ?
— Certainement pas parce qu’il vous aime.
— Mais il l’est quand même ?
— Jusqu’à preuve du contraire, je n’ai aucune raison d’en arriver à cette conclusion-là.
— Qu’est-ce que cela signifie au juste ?
— Cela signifie que vous êtes une bonne fille et que…
— Je ne suis pas une bonne fille. Je suis une traînée, une ordure, et je ne mérite pas que…
— Vous êtes une bonne fille et je vous promets de faire mon possible pour qu’on découvre le vrai coupable.
— Vous êtes persuadé que ce n’est pas lui ?
Il souffla, embarrassé, se mit, par contenance, à allumer sa pipe.
— Vous voyez bien que vous n’osez pas le dire !
— Vous êtes une bonne fille, Louise. Je reviendrai sans doute vous voir…
Mais elle avait perdu sa confiance et, en refermant la porte derrière lui, elle grommelait : — Vous et vos promesses !…
De l’escalier, au bas duquel des gamins le guettaient, il crut l’entendre ajouter pour elle-même : — Vous n’êtes quand même qu’un sale flic !