Chapitre XI

La jeune blonde ondulait sur place, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, son chemisier en dentelle blanche ouvert jusqu’à l’estomac, extatique, les bras levés au-dessus de la tête, entourée d’une cour de jeunes gens en pâmoison. Malko n’arrivait pas à la quitter des yeux, n’en croyant pas sa chance. Il n’y avait plus qu’à la suivre pour découvrir où elle habitait.

— C’est une belle fille, hein ? lui cria sa cavalière, elle est là presque tous les soirs, avec ses copains. C’est la bande des ultra-nationalistes.

Cela correspondait parfaitement.

— Tiens, continua la fille, en voilà un autre.

Malko leva les yeux vers la rambarde dominant la fosse, éprouvant un second choc. Miroslav Benkovac regardait les danseurs. Son regard croisa celui de Malko au moment même où ce dernier s’apercevait de sa présence.

Pendant quelques instants, Miroslav Benkovac demeura figé sur place, de toute évidence stupéfait. Puis, sa tête barbue disparut de la rambarde brutalement. Aucun doute : il allait avertir Sonia qui continuait à danser sans souci.

Malko n’hésita pas : lâchant sa cavalière, il se lança vers l’estrade, fendant la foule de son mieux.

Il ne fut cependant pas assez rapide. Miroslav Benkovac ressurgit dans les escaliers, enjambant les gens, se frayant un chemin à coups de coude, semblant voler sur le magma des danseurs. Il avait beaucoup moins de distance à parcourir que Malko et rejoignit l’estrade alors que ce dernier en était encore loin. Le jeune Croate attrapa Sonia par la ceinture de son jeans et la jeta littéralement en bas du podium. Trente secondes plus tard, l’un suivant l’autre, ils fonçaient vers les escaliers menant à la salle du haut.

Malko fit demi-tour : il avait plus vite fait de passer de l’autre côté, afin de leur couper toute retraite. Nouvelle épreuve au milieu des danseurs. Le couple avait disparu. Et tout à coup, la musique s’arrêta, sous les sifflets et les protestations des clients. Presque aussitôt, une voix de femme essoufflée la remplaça, parlant à toute vitesse en serbo-croate. Malko ne saisit qu’un mot : UDBA. La foule des danseurs fut parcourue d’une sorte de grondement, des cris fusèrent et soudain, il se trouva face à des regards haineux ! Un jeune boutonneux lui montra le poing, tandis que les gens s’écartaient de lui comme d’un pestiféré… Au même moment, il aperçut Sonia, tenant Miroslav Benkovac par la main, tous deux courant le long de la coursive menant à la sortie.

Il voulut se précipiter pour les intercepter, mais aussitôt un mur humain se dressa devant lui ! Le grand escogriffe brandissant le drapeau croate fonçait dans sa direction avec l’intention évidente de l’embrocher avec sa hampe…

Des injures et des sifflets fusaient de tous les côtés, dans un tumulte indescriptible ; la voix de femme hystérique continuait à haranguer les danseurs. Soudain, Swesda surgit de la foule, échevelée, hagarde, et fonça sur Malko.

— Elle dit que tu es un agent de l’UDBA, cria-t-elle, que tu es venu ici pour espionner des nationalistes et les livrer aux Serbes.

Au même moment, une brute au crâne rasé saisit Malko par l’épaule et lui porta un coup de poing qu’il réussit à éviter. Une fraction de seconde, il fut tenté de sortir son pistolet, mais c’était se faire lyncher à coup sûr… Courageusement, Swesda apostrophait les danseurs les plus proches, essayant de rétablir la vérité.

Visiblement en vain.

Le cercle de haine se refermait peu à peu. Ivre de rage, Malko vit le couple des fugitifs disparaître vers la sortie.

À nouveau, il voulut les poursuivre, mais cette fois, ce furent quatre malabars en T-shirt gris – les videurs de l’établissement – qui lui barrèrent le chemin. Ceux-là étaient dangereux… Ils n’attendaient visiblement qu’une chose : le réduire en charpie. Le plus grand lança une phrase menaçante à Malko, immédiatement traduite par Swesda.

— Il dit que si tu ne laisses pas partir leurs deux camarades, ils te tuent. Ici, ils sont chez eux, ils n’ont rien à faire des salauds comme toi.

— Tu ne peux pas leur dire la vérité ?

— Ils ne me croient pas.

La rage au cœur, il dut piétiner d’interminables minutes au milieu des jeunes qui le bousculaient, le houspillaient, cherchant à lui faire perdre son sang-froid. Les filles injuriaient Swesda, stoïque, les yeux luisant de mépris. Enfin, quelqu’un eut la bonne idée de remettre la musique, ce qui détendit un peu l’atmosphère. Peu à peu, les gens recommençaient à danser et Malko, escorté de Swesda, répétant inlassablement qu’il n’appartenait pas à l’UDBA, purent se rapprocher de la sortie, escortés par les videurs.

Il y eut encore un moment difficile. Les malabars s’alignèrent en une sorte de couloir, et c’est sous une grêle de coups que Malko et Swesda durent gagner l’air libre. Bien entendu, Miroslav Benkovac et Sonia avaient disparu depuis longtemps… Swesda tourna un visage ravagé vers Malko.

— J’ai vraiment eu peur, tu sais, ils avaient tous bu… Ils voulaient nous arroser d’essence et nous faire flamber…

— Je crois que tu devrais repartir pour Miami, dit Malko. Ce que je fais ne ressemble pas toujours à une série télé.

Swesda se serra aussitôt contre lui.

— Tu as été formidable. Je voudrais revenir avec une mitrailleuse et liquider tous ces salauds de Croates… Je suis serbe, moi, n’oublie pas.

Décidément, la Yougoslavie était un pays plein de douceur. Malko regagna sa voiture, frustré et furieux. Il fallait tout recommencer à zéro et, cette fois, Sonia savait qu’il la recherchait.


* * *

Malko se gara sur le trottoir de la rue Boskovica, juste en face de la modeste entrée du consulat américain. Un policier en gris veillait paisiblement sur les vitrines du rez-de-chaussée de l’USIS[27]. Il gagna le bureau de David Bruce au deuxième étage.

Le chef de station de la CIA, la barbe soigneusement lissée, mais qui avait troqué sa chemise hawaïenne pour un costume de tergal, lui tendit une enveloppe marron.

— Voilà le manifeste détaillé du Volvo. J’espère que cela va vous servir… J’ai su par Mladeii ce qui était arrivé hier. On n’a toujours pas identifié l’homme qui a tenté de vous tuer, ni retrouvé son domicile à Zagreb. Pourtant, ils ont passé les hôtels au crible.

— Vous ne savez pas tout, dit Malko.

Il avait l’impression d’être passé dans une essoreuse, avec des bleus et des contusions partout ; il pouvait à peine bouger le bras gauche et Swesda ne valait guère mieux. David Bruce écouta avec gravité le récit de ses mésaventures, puis hocha la tête.

— C’est un foutu merdier ! Les gens sont devenus compiètement hystériques ici, au sujet de l’UDBA. Ils voient ses agents partout : il faut dire qu’ils en ont tellement bavé pendant quarante-cinq ans de communisme… Mais cela ne facilite rien. À propos, je suis convoqué au ministère de l’Intérieur tout à l’heure. Ils vont encore me demander si je n’ai pas retrouvé ces foutues armes. Jack Ferguson a eu une drôle d’idée…

C’était aussi l’opinion de Malko. Celui-ci ne put que se borner à dire :

— Je vais aller porter ces documents à Mladen Lazorov. Nous ne pouvons rien négliger.

— Et le bon père Jozo Kozari ?

— Je dois le revoir aujourd’hui, dit Malko, mais maintenant que cette Sonia est alertée…

— Faites tout ce que vous pouvez, supplia le chef de station. Nous sommes vis-à-vis du gouvernement croate dans une position très très délicate. Pour ne pas dire plus…

Malko se retrouva dans la fournaise de Zagreb. Swesda avait préféré demeurer à l’hôtel où, hélas, il n’y avait pas de piscine. En tout cas, pouf la seconde fois, elle s’était révélée d’une grande utilité.


* * *

La place du ministère de la Défense, au cœur de la vieille ville, ressemblait à un décor d’opérette des années trente, avec les deux gardes chamarrés de rouge gardant l’entrée de la résidence du Premier ministre croate. Partout des oriflammes à damiers blancs et rouges. Le parking, en face de l’immeuble massif du ministère de la Défense, était bondé de BMW et de Mercedes. L’État était pauvre, mais savait ménager ses serviteurs. Un jeune homme en blazer bleu et cravate aux couleurs nationales conduisit Malko à travers un dédale de couloirs solennels, qui lui rappelèrent le château de Liezen, jusqu’à un petit bureau du quatrième étage donnant sur une cour intérieure.

Mladen Lazorov était en train de jouer à un jeu électronique sur le clavier d’un ordinateur, son beau visage plissé par la concentration…

— Quelle bonne surprise ! s’exclama-t-il, en remettant sa veste.

— Vous ne travaillez pas ? s’étonna Malko.

— Je n’ai rien à faire aujourd’hui, je suis de permanence. Vous avez pu vous reposer ?

— Pas vraiment ! dit Malko.

Lorsqu’il fit au policier croate le récit de son expédition au Best, celui-ci se rembrunit.

— Vous auriez dû me prévenir, je serais allé avec vous ! Ils auraient pu vous tuer. Mais comment aviez-vous eu cette piste ?

— Vous connaissez Jozo Kozari ? demanda Malko.

Le policier sourit.

— Qui ne le connaît pas ! Vous savez, l’Église catholique a toujours joué un grand rôle en Croatie, comme en Pologne. Le père Kozari est un homme érudit, très proche des milieux d’extrême droite, des descendants moraux des Oustachis. Mais il ne prône pas la violence. Il a toujours été respecté, même du temps du régime titiste qui l’autorisait à se rendre fréquemment à des conférences à l’étranger. Il va peut-être nous aider dans cette affaire…

— On verra, fit Malko, sans trop d’illusions.

Depuis son arrivée à Zagreb, il n’avait guère progressé et les catastrophes s’accumulaient. Maintenant, il lui restait à tuer le temps jusqu’à la fin de l’après-midi, où il retrouverait Jozo Kozari à la cathédrale. Au moment où il allait partir, Mladen Lazorov qui avait commencé à examiner le manifeste du Volvo, le rappela.

— Tout ce que contenait ce camion est du matériel très recherché dans notre pays. Comme il y en a une quantité importante, les seuls qui puissent l’écouler rapidement, c’est la Mafia albanaise. C’est eux qu’il faut contacter pour essayer de remonter la piste.

— La Mafia albanaise n’a quand même pas pignon sur rue, objecta Malko.

Le policier eut un sourire ironique.

— Non, mais je sais où les trouver. Soit dans le secteur de Remuza, à l’ouest de la ville, soit au marché aux puces de Jakusevec. Justement, il se tient demain matin. Je viendrai vous chercher à l’hôtel vers huit heures ...

Il raccompagna Malko le long des couloirs déserts du ministère de la Défense et Malko se retrouva sur la place inondée de soleil, redescendant à pied vers l’endroit où il avait garé sa voiture, passant sous le porche où se dressait jadis l’entrée de la vieille ville, transformée en chapelle en plein air, aux murs recouverts d’ex-voto. Un quarteron de vieilles femmes étaient abîmées en prières, agenouillées sur des bancs de bois. La Croatie n’était pas la fille aînée de l’Église, mais ça n’en était pas loin…


* * *

Le père Jozo Kozari méditait dans son confessionnal en attendant ses habitués lorsque des grincements lui indiquèrent que quelqu’un désireux de se confesser venait de s’installer dans le box de gauche. Il fit alors coulisser le panneau de bois, découvrant le quadrillage à travers lequel il devina une tête.

— Je suis à vous, murmura-t-il.

— C’est moi, Jozo, fit la voix qu’il haïssait.

Brutalement, il eut l’impression de se trouver en face du diable et faillit refermer le volet, tout en sachant que ça ne servirait à rien. Muet, il attendit la suite, recroquevillé dans la pénombre.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Tu as été très imprudent, Jozo, fit la voix. Cela aurait pu avoir des conséquences graves. Pour toi aussi. Je suis venu te dire de faire attention désormais. Tu as des fréquentations dangereuses en ce moment. Pourquoi ne restes-tu pas dans ton couvent, à étudier et à lire ?

Jozo Kozari avala sa salive.

— Tu as un rendez-vous ici, n’est-ce pas ? continua l’interlocuteur du franciscain.

— Oui, admit le franciscain dans un souffle.

En réalité, il avait deux rendez-vous, mais il ne savait celui auquel son interlocuteur faisait allusion.

— Désormais, continua la voix avec un ton inflexible, tu me tiendras au courant de tout. Je te téléphonerai tous les jours.

— Oui.

Il se haïssait. La voix enchaîna :

— À bientôt, Jozo. Si tu vois Sonia, dis-lui de te fuir.

De nouveau, les planches craquèrent. Le confessionnal était vide. Jozo Kozari s’appuya au vieux bois et ferma les yeux, invoquant le Seigneur. Il ne craignait pas l’enfer, sachant déjà de quoi il était fait.


* * *

Malko était installé depuis une heure à la terrasse d’un café situé dans Kaptol, juste en face de la cathédrale, lorsqu’il vit une femme émerger des escaliers menant au marché. Ses cheveux blonds étaient noués en queue de cheval, elle était vêtue du même jeans que la veille avec un haut plus décent et se dirigeait à pas pressés vers la cathédrale.

Sonia se rendait au rendez-vous fixé par le père Jozo Kozari. Les transmissions fonctionnaient bien. Cette fois, il n’allait pas la laisser échapper.

Il allait lui rendre la monnaie de sa pièce.

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