Les derricks plantés dans les champs tout le long de l’autoroute Belgrade-Zagreb défilaient à toute vitesse. Malko jeta un coup d’œil au compteur de la BMW : 190. Mladen Lazorov conduisait pied au plancher, une cigarette éteinte aux lèvres. Son visage régulier aux traits acérés avait une expression de concentration presque comique. Les panneaux annonçant Zagreb apparurent enfin et il bifurqua, plongeant dans le dédale des sens interdits pour venir s’arrêter devant le ministère de la Défense. Enfin, ils allaient savoir à quoi correspondait le numéro communiqué aux assassins de Sonia Bolcek.
Mladen ouvrit l’unique fenêtre de son minuscule bureau, ce qui fit passer la température de 37° à 34°, puis se mit au téléphone. Quelques instants plus tard, il relevait la tête, déçu.
— C’est un numéro de l’armée fédérale.
— Où se trouve-t-il ?
— Impossible de le savoir. N’importe où dans le pays. Il faudrait avoir l’annuaire des Forces Armées. Mais je peux appeler.
— Surtout pas, fit Malko, cela risquerait d’alerter celui qui a donné ce numéro. Comment peut-on se procurer cet annuaire ?
— Je pense que le ministre de la Défense en possède un. Il commandait la Cinquième Région, auparavant.
— Il faut le lui demander.
Mladen fit la grimace.
— Ce n’est pas facile.
Visiblement intimidé par la hiérarchie, il n’osait pas prendre cette responsabilité… Malko empoigna le téléphone et appela le consulat américain. Dès qu’il eut David Bruce en ligne, il lui expliqua le problème.
— Faites intervenir le consul ou qui vous voudrez, dit-il, mais j’ai absolument besoin de savoir à quoi correspond ce numéro.
Un quart d’heure plus tard, alors qu’ils étaient tous les deux en nage, le chef de station de la CIA à Zagreb rappela.
— Le Ministre est dans son bureau. Il va vous recevoir immédiatement.
Martin Spegel, le ministre de la Défense du nouvel Etat croate, petit et trapu, avait l’air d’un Russe avec ses yeux gris presque en amande pétillant d’intelligence et son air de paysan slave madré. Malko prit place en face de lui, de l’autre côté d’une grande table de conférence en bois clair, comme les boiseries des murs. Le ministre écouta les explications de* Mladen Lazorov, les mains posées à plat sur la table.
— Vous avez bien fait de venir me voir, dit-il en allemand à Malko. Nous apprécions beaucoup les efforts que vous faites pour nous aider. Tout est encore désorganisé et nous manquons d’argent, de gens sûrs et de temps. Par mes amis qui servent encore dans l’armée fédérale, je sais que le groupe de l’état-major, dominé par des Serbes doctrinaires, prépare des actions pour briser notre mouvement d’émancipation. Nous sommes encore très faibles et nous ne résisterions pas à un choc frontal avec le noyau dur de l’armée fédérale.
Malko le remercia et après quelques considérations aimables poussa vers le ministre le morceau de papier trouvé sur le mort.
— Pouvez-vous identifier ce numéro ?
Martin Spegel alla jusqu’à un grand coffre au fond de la pièce, et l’ouvrit. Il en sortit une brochure qu’il consulta quelques instants avant de la refermer et, après l’avoir remise dans le coffre, il revint s’asseoir.
— Si les numéros n’ont pas changé depuis le début de l’année, dit-il, ce numéro correspond à un dépôt du Train, le 24ème bataillon. Il comporte une centaine d’hommes et assure le ravitaillement en carburant des blindés stationnés à la caserne Maréchal Tito, à Novi Zagreb.
— Où est-il ?
— A Zaprude, le long de la Sava, au sud de l’avenue Marina Drzica.
— L’organisateur d’une importante manipulation anti-croate y a vraisemblablement son QG, remarqua Malko.
Martin Spegel eut un geste découragé.
— C’est très possible. Les officiers du KOS se dissimulent sous toutes sortes de paravents. Seulement, selon les accords que nous avons avec Belgrade, les zones militaires sont interdites aux autorités croates, y compris la Milice et la police. Si nous tentions d’y pénétrer, les soldats fédéraux seraient en droit de se défendre les armes à la main, ce qui provoquerait un incident très grave. Vous devez donc continuer votre enquête par d’autres moyens, ajouta-t-il.
Malko sauta sur l’occasion.
— Je peux être amené, et Mr. Mladen Lazorov avec moi, à commettre des actes, disons, sortant un peu de la légalité…
Martin Spegel balaya l’objection.
— Si c’est pour le bien de notre pays… Je donnerai les ordres nécessaires pour qu’on ne vous cause pas de problèmes. Cependant je ne peux pas vous garantir une impunité totale.
C’est tout ce que Malko demandait.
Il se leva, signifiant la fin de l’entretien.
Dans le couloir, Mladen Lazorov sautait presque de joie, sa conscience administrative en paix. Une secrétaire, installée dans le couloir faute de place, lui glissa un mot : quelqu’un l’avait appelé pendant son absence. Il rappela aussitôt et eut une longue conversation dans sa langue. Lorsqu’il raccrocha, il était visiblement perplexe.
— C’est l’Albanais de l’autre jour, dit-il, je lui avais laissé mon numéro. Il m’appelait pour me dire que, vers sept heures, un groupe d’Albanais va prendre livraison d’un lot important de magnétoscopes et de télévisions, de la même origine que celles qu’il voulait nous vendre. Ils seraient dans un entrepôt appartenant à la douane fédérale, à l’écart de la ville.
— C’est bizarre, remarqua Malko. Pourquoi vous donne-t-il cette information ? Vous ne vous étiez pas quittés en excellents termes.
Mladen Lazorov eut un mince sourire.
— D’après ce qu’il me dit, il était sur le coup et a été évincé au profit d’un autre Albanais. Il se venge et se dit que si la Milicja saisit ce stock, il pourra, lui, le racheter dans de bonnes conditions, grâce à mon intervention…
Cela tenait la route. Les deux hommes se regardèrent, avec la même pensée. C’était une chance inespérée d’identifier le conducteur de la Mercedes bleue, et peut-être, de coincer enfin Boza.
Mladen Lazorov regarda sa montre : cinq heures et demie.
— Je crois qu’on ne va pas prévenir la Milicja, dit-il. Il m’a expliqué où cela se trouvait.
— Les voilà ! annonça Mladen Lazorov, vibrant d’excitation.
Depuis une heure, ils tournaient autour de l’entrepôt de la douane isolé en pleine forêt, au bout d’un chemin partant de l’autoroute de Maribor. Un grand bâtiment au toit de tôle, entouré d’un haut grillage.
Un nuage de poussière venait d’apparaître sur le chemin venant de l’autoroute : une voiture suivie de deux camions.
Le policier croate passa ses jumelles à Malko. Ils avaient laissé leur voiture assez loin dans un chemin forestier. Le chargement devant durer un certain temps, si Boza se manifestait, ils auraient le temps de réagir, d’autant que, par radio, Mladen Lazorov pouvait alerter la milice et faire bloquer l’autoroute.
Malko avait pris la voiture dans ses jumelles. C’était une Mercedes bleue. Un taxi. Le tuyau de l’Albanais était exact. Le véhicule stoppa devant la grille et un homme en blouson de toile en descendit. Costaud, un petit bouc et des cheveux très noirs. Il ouvrit le cadenas de la grille et le petit convoi se gara devant le hangar.
— Je crois que c’est l’homme qui conduisait la voiture quand Boza a tiré sur moi, fit Malko.
Là-bas, une dizaine d’hommes sortis des camions s’affairaient après que le conducteur de la Mercedes bleue avait ouvert les portes de l’entrepôt. Comme des fourmis, ils commencèrent à transporter les cartons de magnétoscopes et de téléviseurs Akai, en remplissant les deux camions, sous la surveillance de l’homme au bouc.
Une demi-heure plus tard, ils avaient presque fini.
— Boza ne va pas venir, dit Malko, déçu.
Le chauffeur de la Mercedes était en train de refermer les portes du hangar, désormais vide. Il s’isola avec trois des Albanais et Malko vit distinctement dans ses jumelles des liasses de billets changer de main, entassées dans un attaché-case marron par le chauffeur de la Mercedes qui le mit ensuite dans son coffre.
Ensuite, le petit convoi repartit comme il était venu.
— J’ai relevé le numéro, indiqua Mladen Lazorov. Cette fois, nous tenons le bon bout.
Par l’homme au bouc, ils ne pouvaient manquer d’arriver jusqu’à Boza. La configuration était plus claire, maintenant, dans la tête de Malko.
Les serveurs du restaurant Kordic, un sous-sol décoré avec élégance au fond d’une cour, juste à côté de la cathédrale, se disputaient l’honneur de servir la table où se trouvaient Malko, Mladen Lazorov et Swesda Damicilovic. Il faut dire que la jeune Serbe avait fait fort. Ses gros seins ronds, aux trois quarts découverts par un haut moulant, attiraient l’œil comme des lingots d’or.
L’œil charbonneux, la bouche agrandie par le rouge à lèvres, la taille serrée dans une large ceinture guère moins haute que la jupe constituaient un spectacle auquel les Zagrebois n’étaient plus habitués depuis des lustres de rigueur morale communiste.
Le garçon qui présentait une dorade grillée demeura planté à côté d’elle, le regard glué dans son décolleté, tétanisé. Il fallut que Mladen Lazorov lui envoie un léger coup de coude pour qu’il reprenne vie…
Swesda était ravie d’être de nouveau utilisée, louchant sur les larges épaules de Mladen et sur ses traits virils. En plein fantasme, elle n’avait plus du tout envie de revenir à son ancien univers. Même si celui où elle se trouvait comportait certains risques… Les chandelles posées sur la table donnaient à ses traits sensuels une coloration romantique… Malgré la lueur un peu folle qui dansait dans ses yeux noirs.
Le dessert avalé, Malko regarda sa montre : dix heures dix.
— Il faut y aller, annonça-t-il.
Pour se donner du courage, Swesda termina son Cointreau on ice, croquant même un glaçon et soupira :
— C’est quand même autre chose que la Slibovizc.
Au contact de Malko, elle apprenait la vie… Elle se leva, tira sur sa jupe, enveloppant Mladen et Malko du même regard.
Grâce au numéro de la Mercedes, Mladen Lazorov avait recueilli un certain nombre d’informations. Le nom de son propriétaire d’abord, Ivan Dracko, son adresse, et ses habitudes. Pas d’histoires avec la police. Il passait plusieurs fois dans la nuit prendre un verre à un café-restaurant de l’ouest de Zagreb, le Dubrovnik.
L’air était délicieusement tiède dans la cour. Swesda se serra contre Malko. Mladen était resté en bas en train d’appeler le 970, le numéro des taxis. Réclamant le taxi N° 2250. La jeune femme commençait à émouvoir Malko, lorsque le policier croate émergea du sous-sol.
— Il arrive, annonça-t-il.
Ils se séparèrent à la porte, Swesda demeurant sur place et eux filant vers la BMW garée un peu plus haut.
Il avait à peine fallu un quart d’heure à Ivan Dracko pour gagner le haut de la ville. À Zagreb, les taxis pouvaient emprunter des voies interdites aux usagers ordinaires. Il sentit sa gorge s’assécher quand ses phares éclairèrent la silhouette qui attendait en face du restaurant Kordic. Une brune, juchée sur des escarpins, avec des seins énormes, une mini et des lunettes noires ! Sûrement une étrangère. Sa surprise fut totale lorsqu’elle demanda en serbo-croate en ouvrant la portière :
— C’est toi, le 2250 ?
Ivan Dracko acquiesça, stupéfait. Sa cliente s’installa à l’arrière, juste dans son angle de vision et croisa les jambes d’une façon si provocante qu’il se demanda si ce n’était pas une pute.
— Où allez-vous ? demanda-t-il.
— À Cmzok. Juste après le restaurant Kaptolska Klet. Je te montrerai.
Sa voix était bizarre et il réalisa qu’elle avait bu. Lorsqu’elle retira ses lunettes noires, il vit la lueur dans ses yeux noirs. Intrigué, il demanda :
— Vous m’avez déjà utilisé ? Vous avez demandé mon taxi au standard ?
L’inconnue eut un rire de gorge aussi vulgaire qu’excitant.
— Non, moi, je ne te connais pas, mais une amie m’a dit que tu traitais bien tes clientes.
Il y avait un tel sous-entendu dans sa voix qu’il eut l’impression de s’embraser d’un coup. Cherchant mentalement qui avait pu lui faire cette bonne pub. Il avait culbuté sur sa banquette arrière tant de femmes que c’était difficile de deviner. Sa passagère chantonnait toute seule. Croisant et décroisant sans arrêt les jambes. ‘ Du coup, il commençait à regarder un peu moins la route. Ce qui provoqua une embardée.
— Hé, fais attention ! lança sa passagère, je ne veux pas mourir ce soir.
Ils montaient une route sinueuse, serpentant dans une zone boisée. À gauche, une pelouse en pente qui aurait pu être un golf, si les golfs existaient en Yougoslavie, à droite un bois assez touffu. Tout à coup, sa passagère eut un hoquet et se pencha vers lui.
— Arrête-toi, j’ai besoin d’un peu d’air.
Impossible de stopper sur le bas-côté, la route était trop étroite. Trente mètres plus loin, un chemin s’enfonçait dans les bois. Ivan Dracko s’y engagea et stoppa. Aussitôt, sa passagère sauta à terre. Il en fit autant et, comme elle titubait, il la prit par la taille. Elle se fit toute molle contre lui, écrasant un de ses seins contre sa chemise.
Au bout de quelques instants, elle sembla aller mieux et caressa son bouc d’un geste amusé, en disant d’une voix rêveuse :
— Il paraît que les barbus en ont des grosses…
Joignant le geste à la parole, elle lui empoigna l’entrejambes, serrant à lui faire mal. Ivan Dracko crut défaillir. C’était l’occasion de la nuit… Il l’attira contre lui et une bouche chaude se colla contre la sienne, lui laissant un goût de Cointreau.
Sans perdre de temps, il voulut fourrager sous la mini, mais elle le repoussa violemment.
— Pas ici, on va nous voir de la route. Va plus loin.
Ivan Dracko ne fit qu’un bond jusqu’à son volant, tandis qu’elle se laissait tomber sur la banquette arrière. Le chemin se terminait cent mètres plus loin en cul-de-sac. Ivan Dracko éteignit ses phares, sauta de son siège et ouvrit la portière arrière.
Sa passagère était vautrée sur le siège, les jambes ouvertes, la jupe relevée si haut qu’il lui sembla apercevoir son ventre.
Quelquefois, la nuit, il avait des occasions semblables. Des filles travaillant dans des restaurants qui se faisaient sauter sur la banquette pour ne pas payer la course. Une fois, il s’était même offert une petite Tzigane de quatorze ans. Il en avait retiré la peur de sa vie quand son grand frère était venu lui réclamer son pucelage avec un très grand couteau… Celle qui se trouvait là appartenait à une autre catégorie. Une femme de trafiquant ou d’apparatchik qui avait envie d’un sexe prolétaire.
Une vraie salope.
Il se déboutonna, faisant jaillir un membre déjà raide et se jeta sur la fille..
Aussitôt, celle-ci referma la main sur lui, le tirant en avant en riant. S’accrochant à son sexe comme à une bouée de sauvetage. Il commençait, penché en avant, les pieds encore sur le sol, à farfouiller entre ses cuisses, quand il sentit quelque chose de rond et de froid se poser sur sa nuque. Une voix lança calmement :
— Sors de là, Ivan, et ne joue pas au con.
Le cerveau en capilotade, Ivan Dracko obéit. Se trouvant en face de deux hommes dont il distinguait mal les visages dans la pénombre. Par contre, le gros automatique noir était, lui, parfaitement visible.
Sa passagère émergea à son tour de la Mercedes, et se planta devant lui, mauvaise comme une teigne.
— Alors, espèce de porc, tu en as une grosse, hein ?
Ivan n’eut pas le temps de répliquer. D’un violent coup de genou, elle le transforma en soprano. Ébloui de douleur, il tomba à genoux et aussitôt, les deux hommes le saisirent sous les aisselles, le traînant vers l’avant. Pendant que l’un le maintenait, l’autre baissait la glace. Puis, à deux, ils lui engagèrent la tête dans l’ouverture avant de remonter la glace. Jusqu’à ce qu’il sente le bord rond s’enfoncer dans la chair de son cou.
Il était pris comme dans un carcan, à demi étranglé. Pour plus de sûreté, un de ses deux agresseurs arracha la poignée et la jeta hors de la voiture. Ivan continua à vomir, avec l’impression qu’on s’acharnait avec un marteau sur ses parties vitales.
Se demandant ce que ces deux-là lui voulaient.