Chapitre XVII

Dans l’obscurité, les rames de tramways immobiles prenaient des allures fantomatiques, alignées les unes contre les autres, à perte de vue : le plus grand dépôt de Belgrade, à Zapresic, dans l’ouest de la ville. À cette heure, seules quelques rames circulaient encore en ville. Le trafic régulier reprenait vers six heures du matin. Apparemment, Ivan Dracko connaissait bien les lieux… Il avait guidé Mladen au volant de la BMW vers une grille de service, pas fermée à clef, destinée aux passages des équipes d’entretien. L’endroit, entouré de terrains vagues, était particulièrement sinistre. En descendant, Ivan Dracko précisa :

— Ce sont les Albanais qui m’ont fait connaître le coin. Ils viennent y régler leurs comptes. Un jour, j’ai ramassé un type vachement amoché.

Il les guida à travers le dédale des rames à l’arrêt, vers le coin le plus éloigné de l’entrée principale. Boza Dolac ne disait pas un mot. Ils arrivèrent à la dernière rame et s’arrêtèrent. Mladen adossa le prisonnier à un wagon bleu.

— Tu vas parler ?

Boza Dolac ne répondit même pas. Malko s’approcha à son tour et précisa :

— Je sais que les Services serbes ont en cours une opération destinée à provoquer un incident grave. Je veux tout savoir là-dessus.

Pas de réponse. Ivan Dracko, dont l’estafilade au flanc le brûlait encore, s’interposa.

— Laissez-moi faire comme les Albanais. Il va dire tout ce qu’il sait.

Malko allait refuser quand il se remémora les photos horribles du cadavre de Sonia Bolcek. Sonia que Boza Dolac avait froidement expédiée à la mort et à la torture en se servant d’elle comme d’un pantin. Boza l’observait par en dessous, pas trop inquiet, persuadé qu’ils bluffaient, que les gens normaux n’avaient pas facilement recours à la violence. Il avait compté sans Ivan Dracko.

— Allez-y, dit Malko à regret.

C’étaient des procédés qui lui faisaient horreur. Seulement, dans ce pays violent, un incident pouvait tout simplement dégénérer en guerre civile avec des milliers de morts, comme en 1941 et 1945.

Boza Dolac poussa un grognement sourd quand le chauffeur l’attrapa par l’épaule, le poussant le long du wagon. D’un croche-pied, il le fit tomber à terre puis rouler en partie sous l’avant du premier tram. Toujours de la même façon, il le disposa perpendiculairement à la voie, le cou posé sur un des rails.

— Arrête ! cria Boza Dolac d’une voix étranglée.

Ivan Dracko, en le bourrant de coups de pied, forçait son cou contre la roue d’acier, puis il releva la tête, hélant Mladen.

— Viens m’aider.

Le jeune policier, l’air dégoûté, s’approcha et posa son pied sur le cou du prisonnier, le maintenant contre l’arête brillante de la roue du tram.

— Très bien ! exulta Ivan. Ne bougez plus.

D’un bond, il sauta dans le tram, se glissant au poste de conduite. Il y trifouilla quelques instants et soudain, on entendit un ronronnement et tout le tram s’illumina. Ivan Dracko se pencha à l’extérieur.

— Maintenant, vous n’avez qu’à lui poser les questions. Je suis sûr qu’il va répondre… Sinon, il partira d’ici avec sa tête sous le bras. Ces trams ont beau être vieux, ils marchent encore…

Malko se tourna vers Mladen.

— C’est abominable. Je ne peux pas laisser faire cela !

— Il bluffe, assura le jeune policier à mi-voix. Il me l’a dit. Si vous voulez briser Dolac, il faut en passer par là.

Boza Dolac n’avait plus figure humaine.

— Tu ferais mieux de parler, conseilla le policier. Sinon, il va te tuer.

Boza Dolac leva vers lui un regard affolé.

— Comment je peux savoir que vous ne me tuerez pas de toute façon ?

Il commençait à être sur la bonne voie… Mladen Lazorov l’encouragea.

— Mon ami n’est pas un sauvage, il travaille pour les Américains, tu connais les Américains…

Boza Dolac ne connaissait pas les Américains, mais il savait que ce n’étaient pas les Serbes. Il avala sa salive, comptant sur une dernière chance.

— Enlève-moi de là et je parlerai…

Mladen n’eut pas le temps de répondre. Le ronflement du moteur du tram s’amplifia et soudain, les roues avancèrent de quelques millimètres en patinant, pinçant la chair de Boza Dolac qui poussa un hurlement inhumain. Cette guillotine lente était un supplice abominable… Ivan Dracko se pencha par la fenêtre du tram.

— On ne va pas rester ici toute la nuit !

— Arrêtez-le, supplia Boza Dolac, le cou coincé par la roue. Il est fou.

Dracko, un sourire féroce aux lèvres, gardait la main sur la poignée verticale réglant la puissance du moteur.

— Dis-nous ce que tu sais, conseilla Mladen Lazorov, sinon, il va te tuer.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— À quoi doivent servir les armes que tu as achetées ?

— Nous allons attaquer un village serbe.

— Qui, nous ?

— Des nationalistes croates, des gens qui veulent venger Sonia…

Malko intervint, indigné, entendant le nom de Sonia :

— C’est lui qui a fait assassiner Sonia ! J’en ai eu la preuve.

Mladen Lazorov traduisit et Boza protesta énergiquement.

— C’est faux.

— À quel village voulez-vous vous attaquer ?

— A Borovo.

Là où Sonia avait été massacrée.

— Et ensuite ?

— Nous tuerons tous les Serbes. Pendant l’action, je dois m’arranger pour exécuter un ou deux attaquants croates connus pour leurs opinions pro-oustachis.

— Qui t’a donné l’ordre de faire cela ?

Boza Dolac hésita, pris de vertige. « Le Serpent » avait survécu à tout. Il s’en tirerait encore une fois. Et s’il remettait la main sur Boza après sa trahison…

Le bourdonnement du moteur électrique qui s’amplifiait le fit basculer dans une panique incoercible. Il lui sembla que les roues s’ébranlaient, mordaient sur sa chair...

— C’est « Le Serpent », glapit-il. Il m’a forcé depuis le début.

Mladen Lazorov, accroupi à côté de lui, entreprit de le confesser à voix basse. Boza Dolac se mit à tout raconter. On ne pouvait plus l’arrêter : ses multiples trahisons passées, les gens qu’il avait menés à la mort…

Le policier croate le remit alors sur l’affaire qui les intéressait.

— Où sont les armes ?

— Dans le dépôt du tram où « Le Serpent » se trouve. Près de la Sava.

— Qui est « Le Serpent » ? demanda Mladen Lazo-rov..

— Je ne sais pas, prétendit Boza. Je l’ai connu sous beaucoup de noms différents. C’est un Serbe, un officier du KOS. Depuis des années, il gère les extrémistes croates à partir de Belgrade. Il est venu ici spécialement pour cette opération. Il se fait passer pour un officier du train. On l’appelle le major Tuzla, mais je crois que ce n’est pas son vrai nom.

— Il vit là ?

— Non, je ne sais pas où il vit.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Qu’il fallait faire monter la pression, forcer l’armée fédérale à intervenir en Croatie pour écraser le pouvoir sécessionniste. Les officiers sont serbes pour la plupart. S’ils voient des Serbes se faire massacrer, ils deviendront fous et même l’état-major de Belgrade ne pourra pas les retenir. Si cela ne suffit pas, nous avons assez d’armes pour mener d’autres actions similaires.

Et personne ne serait responsable… Mladen Lazorov leva la tête. Ivan Dracko ne perdait pas un mot de la confession.

— Comment contactez-vous « Le Serpent » ? Quand va avoir lieu l’attaque ? Qui va amener ces armes pour ce coup ? demanda le policier croate, catastrophé par ce qu’il apprenait.

— Il m’appelle, c’est pour demain matin, avoua Boza Dolac dans un souffle. J’amène les armes et les uniformes.

— Quels uniformes ?

— Des tenues de la Garde nationale croate. Ce sont les Albanais qui nous les ont procurées.

Mladen Lazorov s’arrêta pour traduire l’essentiel de la confession à Malko. Le ronronnement du tram continuait, lancinant, rappelant à Boza Dolac qu’il n’était qu’en sursis.

— Tout cela semble vraisemblable, conclut le policier, à un détail près. La Slavonie est quadrillée par la Milicja qui a établi des barrages partout. Jamais, de jour comme de nuit, ils ne laisseraient passer un convoi armé se dirigeant vers un village serbe.

— Ils peuvent disposer de complicités locales, objecta Malko. Ou il y a une autre explication.

Le policier croate s’accroupit de nouveau à-côté du prisonnier qui ressemblait à un vautour pris au piège.

— Tu ne nous dis pas tout, lança-t-il. Comment allez-vous passer les barrages de la Milicja avec vos armes ?

Boza Dolac répondit par un gémissement, se tortillant sur le rail comme une chenille coupée en deux.

— Dites à ce salaud de reculer un peu, j’ai trop mal. Après, je vous répondrai.

Comme il avait déjà fait preuve de bonne volonté, Mladen Lazorov leva la tête vers le chauffeur de taxi.

— Recule un peu ! ordonna-t-il.


* * *

Ivan Dracko commençait à se dire que les choses ne tournaient pas trop mal pour lui… Après sa « collaboration », les deux hommes seraient moralement forcés de le relâcher. Avec l’argent de Boza. C’est là que les choses risquaient de se gâter : Boza vivant, lui ne le resterait pas longtemps. Même du fond d’une prison, il aurait sa peau.

Lorsqu’il entendit Mladen Lazorov poser la question du transport des armes, sa panique s’accrut. C’est lui qui avait transporté les quatre corps des Polonais… On risquait de lui en tenir rigueur bêtement. L’ordre de Mladen Lazorov arriva à point nommé pour trancher son dilemme.

D’une main ferme, il saisit la poignée commandant la vitesse du tram et la mit sur « avant ».


* * *

Avec un léger grincement, la lourde roue d’acier commença à avancer. Tétanisé par la terreur, Boza se mit à hurler sans interruption. Croyant à une fausse manœuvre, Mladen Lazorov leva la tête et cria :

— Arrête !

D’un bond, Malko sauta dans le tram, arracha le chauffeur de taxi du poste de commande et tourna en sens inverse la manette réglant le courant, la mettant à zéro. Les cris de Boza Dolac cessèrent d’un coup tandis que Mladen Lazorov tirait désespérément sur les jambes du prisonnier pour le dégager. Il y parvint enfin, à un détail près. Le tram, à cause de sa force d’inertie, avait continué à avancer. De quelques centimètres. Ce qui avait suffi pour détacher de son corps la tête de Boza Dolac… Le sang jaillissait, inondant la roue enfin immobile. Le cadavre eut quelques mouvements réflexes puis cessa de bouger.

— Imbécile ! hurla Mladen à l’intention du chauffeur de taxi. Il ne nous a pas dit l’essentiel…

Malko sauta à terre, écœuré. Ces séances-là se terminaient toujours mal. Certes, Boza ne méritait aucune pitié, mais Malko se sentait mal à l’aise. Même si c’était un « accident ». Seul, Ivan Dracko jeta un regard sans aménité au cadavre décapité.

— J’ai pas fait exprès, protesta-t-il, en dépit de toute vraisemblance.

Les trois hommes s’éloignèrent en direction de la sortie, laissant le tramway allumé, comme un gigantesque fanal dans ce cimetière de ferraille. Les conducteurs du matin allaient avoir une drôle de surprise…

Sans un mot, ils reprirent place dans la BMW. En arrivant dans le centre, Malko se tourna vers Mladen Lazorov.

— Que voulez-vous faire de lui ?

Le policier croate hésita. Selon la loi, il aurait dû arrêter Ivan Dracko pour meurtre, sans parler de la marchandise volée… Mais il n’y avait plus de loi en Croatie… D’un geste las, il tendit à Ivan sa malle avec les marks.

— Tire-toi et ne fais plus de conneries, fit-il.

Malko laissa faire. Ivan Dracko était un élément extérieur à la manip qu’il cherchait à démonter. Uniquement lié à Boza Dolac. Il ne pouvait plus rien leur apporter, que des ennuis. Quant à l’argent, il n’avait pas envie de s’en charger.

Il regarda le chauffeur de taxi s’éloigner dans la nuit, sa précieuse mallette à bout de bras. Il avait eu beaucoup de chance.

— Nous en savons quand même beaucoup plus, remarqua Mladen Lazorov. Nous connaissons la planque des armes, le moment et le lieu où doit se dérouler l’incident. Ce qui permet d’intervenir préventivement.

— La mort de Boza Dolac va peut-être tout arrêter, suggéra Malko. Celui qu’il appelle « Le Serpent » ne va pas oser s’impliquer directement. C’est trop dangereux, même vis-à-vis de ceux qu’il manipule. Seulement, on ne peut pas prendre le risque. Il faut retrouver ces armes, Miroslav Benkovac et, si possible, neutraliser « Le Serpent ».

Vaste programme.


* * *

Le major Franjo Tuzla fixait son téléphone assez intensément pour le faire fondre. Il était plus d’une heure du matin et Boza Dolac aurait dû être là depuis presque deux heures. Tout était prêt pour l’opération. Il ne manquait que Boza pour venir chercher les armes et ensuite rejoindre Miroslav Benkovac et les gens qu’il avait rassemblés pour son opération de commando. Pour la circonstance, le major Tuzla avait réussi à faire affecter comme sentinelle à l’entrée principale un homme à lui appartenant également au KOS. De cette façon, l’opération était totalement bordée. Aucune fuite possible. À condition que Boza arrive.

Pour la centième fois, il recommença à composer les numéros où il était susceptible de le joindre.

Sans plus de succès : Boza Dolac semblait s’être évanoui de la surface de la terre. L’officier serbe avait beau se casser la tête, il ne voyait qu’une possibilité : la catastrophe majeure, l’arrestation. Certes, il avait des informateurs dans la police et au ministère de la Défense et c’était très étonnant qu’ils ne l’aient pas prévenu. Boza Dolac ne pouvait pas avoir trahi. Le major lui fournissait argent, papiers et protection. Boza savait que le KOS avait des agents partout où il y avait des Yougoslaves. On le retrouverait au bout du monde. Et il serait châtié d’une façon terrible.

Franjo Tuzla connaissait assez la lâcheté de cet homme qu’il manipulait depuis des années pour éliminer certaines hypothèses. C’était le « cas non conforme » par excellence. Boza Dolac pouvait avoir eu un accident, c’était l’hypothèse la plus vraisemblable. L’officier avait téléphoné au restaurant où il prenait ses repas tous les soirs, seul. Il était parti à l’heure normale, c’est-à-dire deux heures plus tôt. On l’avait vu monter dans sa voiture.

Le major regarda sa montre et prit sa décision. Il était obligé de le remplacer. C’était la première fois qu’il prenait un risque de cette sorte, mais il n’avait pas le choix. Il s’était trop investi pour abandonner.

Seulement, même en cas d’urgence, il y avait des risques qu’il lui était interdit de prendre lui-même. Il décrocha son téléphone et composa un numéro qu’il savait par cœur.

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