Chapitre XVIII

Le père Jozo Kozari s’apprêtait à s’endormir quand un jeune franciscain vint le prévenir, étonné, qu’on le demandait au téléphone. Il se leva et se hâta vers le hall du couvent. Qui pouvait l’appeler à une heure aussi tardive ?

— Ici, le père Kozari, qui est à l’appareil ? demanda-t-il de sa voix onctueuse.

Il y eut quelques secondes de silence puis une voix d’homme interrogea avec un soupçon d’ironie :

— Jozo, qui peut t’appeler ? Le Seigneur ? Ou quelqu’un à qui tu dois un service ?

D’un coup, une vague de panique submergea le franciscain. La Voix. Il avait espéré ne jamais plus entendre cette voix métallique. Il bredouilla et faillit raccrocher. Mais il connaissait son interlocuteur et savait qu’il rappellerait indéfiniment. Et qu’il avait le moyen de faire beaucoup plus. Comme s’il lui avait laissé le temps de réfléchir, son correspondant dit d’une voix aussi douce que la sienne :

— Jozo, j’ai besoin d’un service. D’un tout petit service…

Le franciscain avala difficilement sa salive. Avec la Voix, ce n’était jamais un « petit » service.

— Je suis couché, protesta-t-il.

— Eh bien, tu vas te relever, Jozo. Et me retrouver devant l’hôtel Hrvatska, sur l’autoroute de Ljubljana, le plus vite possible.

Il avait déjà raccroché. Jozo Kozari retourna dans sa chambre et se mit à s’habiller. La peur qui le faisait agir était trop profonde pour qu’il s’en débarrasse en quelques minutes. Une fois prêt, il monta dans sa vieille Lada et prit la direction de Zagreb.

Le franciscain serrait son volant comme si cela avait été le cou de l’homme qui l’avait convoqué. La voix glaciale et moqueuse du major Tuzla, c’était le visage hideux de la dictature communiste. En quarante-cinq ans, bien peu étaient passés à travers les mailles du filet. En dehors de la foule des indifférents et des résignés, les agents de l’UDBA avaient « criblé » tous ceux qui représentaient un danger pour le système. Avec une férocité froide et calculée.

Certains, « irrécupérables », avaient fini devant un peloton d’exécution. Les « faux pas » des autres les avaient liés à jamais à leurs bourreaux… Jozo Kozari était un prêtre honnête qui détestait la dictature. On l’avait arrêté, mis en prison, torturé, relâché puis repris et, enfin, on lui avait proposé de rendre un « petit service ». Oh, pas grand-chose. Entrer en contact avec des opposants, leur offrir un pacte.

C’était toujours un pacte avec le diable… Qui se terminait avec une balle dans la nuque au fond d’une cave… Le major Tuzla connaissait les faiblesses du franciscain. Un goût immodéré pour la chair. Ce dernier avait trouvé sur sa route une pénitente trop ardente…

Un agent féminin de l’UDBA qui avait achevé de le compromettre. Pour ne pas être dénoncé, il avait accepté de rendre encore un « service ». Et on lui en avait donné pour son argent. En le filmant cette fois.

Le bouquet avait été la manipulation de certains prêtres polonais qui s’étaient confiés à lui… Leurs confidences avaient servi à faire massacrer quelques-uns des leurs. Tout le monde l’ignorait. Sauf les archives de l’UDBA. Un homme comme Jozo Kozari était précieux. À condition de l’utiliser avec parcimonie, il pouvait durer des années… Entouré du respect et de la considération de ceux qu’ils trahissaient.


* * *

Malko et Malden Lazorov étaient dissimulés sur le talus bordant la Sava qui dominait l’établissement militaire où se trouvait normalement « Le Serpent ». Depuis une heure, ils planquaient et rien ne bougeait. Pas une lumière dans les bâtiments et, à la grille, la sentinelle semblait dormir à poings fermés dans sa guérite. Le chemin devant le dépôt de carburant était désert et ils avaient été obligés de garer la BMW beaucoup plus loin, ce qui ne simplifiait pas les choses.

— Il y a d’autres sorties ? demanda Malko.

— Je n’en sais rien, avoua le policier croate, le terrain fait plusieurs hectares.

Il était plus d’une heure du matin et Malko se demanda si Boza Dolac ne s’était pas moqué d’eux.

Tout à coup, le pouls de Malko monta à 150 ! Des phares balayaient l’obscurité à l’intérieur du dépôt… Assez loin d’eux. Il se redressa, suivant leur trajectoire. Ils se déplaçaient lentement, disparurent derrière un bâtiment, réapparurent et, cette fois, il n’y avait aucun doute : ils se dirigeaient vers le portail. Un léger coup de klaxon troua le silence. La sentinelle se dressa vivement et Malko discerna la forme d’un camion militaire bâché avec une plaque de l’armée yougoslave. Impossible de voir qui se trouvait au volant à cause de l’obscurité.

Le camion sortit, tourna à gauche et fila le long de la rivière, vers l’ouest, tandis que la sentinelle refermait.

Déjà Malko et Mladen Lazorov se ruaient vers la BMW.

— C’est lui ! exulta le Croate. J’ai relevé le numéro, même si nous ne le retrouvons pas, on va donner l’alerte à la Milicja.

Quand ils démarrèrent, le camion avait disparu depuis longtemps. Ils continuèrent jusqu’au croisement des deux autoroutes de Maribor et de Ljubljana et durent se rendre à l’évidence : le camion et son chargement avaient bel et bien disparu. Mladen empoigna son micro et commença à lancer des instructions à des interlocuteurs invisibles, répétant inlassablement le numéro du camion. Il se tourna ensuite vers Malko, les traits tendus.

— Le responsable de la Milice me dit que ce sera très difficile, c’est un véhicule militaire. Ils n’ont pas le droit de le stopper et encore moins celui d’utiliser la force.

— Qu’ils le suivent, au moins ! dit Malko. On verra ensuite.

Eux-mêmes continuèrent à remonter vers le nord, un peu au hasard. Au bout d’une heure, rien ne s’était produit, les voitures de la Milice n’avaient rien repéré et ils durent se rendre à l’évidence : celui que Boza Dolac appelait « Le Serpent » leur avait filé entre les doigts.

Découragé, Mladen Lazorov se tourna vers Malko.

— Que fait-on ?

Swesda Damicilovic devait ronger son frein à L’Esplanade, sans nouvelles depuis des heures. C’était du temps perdu que de planquer à nouveau en face du dépôt de carburant : s’il revenait, le camion militaire serait sûrement vide. En plus, ils ne connaissaient même pas l’apparence physique du major Tuzla.

— Rentrons à l’hôtel, conseilla Malko. Prévenez les responsables de la Milice de Slavonie et ceux de la Garde nationale de ce qui risque de se passer. Qu’ils soient particulièrement vigilants.

C’est à peu près tout ce qu’ils pouvaient faire.

Miroslav Benkovac et ses amis n’iraient sûrement pas dans un camion militaire yougoslave à l’assaut d’un village serbe. Malko avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas comment faire mieux. Mladen Lazorov le déposa à L’Esplanade. Swesda ne dormait pas et se jeta dans ses bras. Il lui expliqua succinctement ce qui s’était passé. Et leur semi-échec.

— C’est ce Miroslav qu’il faudrait retrouver, remarqua-t-elle.

— Oui, mais où ?

Malko songea soudain au seul lien qui demeurait avec l’extrémiste pro-oustachi : Jozo Kozari. Cela lui remit à l’esprit l’attitude plus qu’étrange du franciscain, lors du passage de Sonia Bolcek à la cathédrale. C’était sa dernière carte et il allait la jouer.

Il composa le numéro du couvent et on mit très longtemps à répondre. À l’autre bout du fil, il y avait quelqu’un ne parlant que serbo-croate. Il passa l’appareil à Swesda.

— Dis-lui que je veux parler au père Jozo Kozari.

— Tu as vu l’heure ?

— Qu’on le réveille.

Après tout, la CIA le payait au mois depuis des années. Swesda transmit, attendit et annonça finalement :

— Il est sorti ! Depuis moins d’une heure.

Impossible d’en savoir plus… Évidemment, le franciscain pouvait avoir eu une raison impérieuse de s’absenter, mais c’était une coïncidente bizarre. Malko demanda qu’on le rappelle dès que Jozo Kozari reviendrait. Comme il ne paraissait pas décidé à se coucher, Swesda vint se coller à lui.

U krevetu[31], murmura-t-elle de sa voix de salope.

Comme il hésitait, encore tendu, elle s’employa à lui donner envie de la rejoindre et y parvint parfaitement.


* * *

Jozo Kozari n’eut pas le temps de pénétrer sur le parking du Hrvatska. Un véhicule lui fit deux appels de phares et il stoppa. Quelques instants plus tard, un homme en descendit et le rejoignit. Le major Tuzla, en civil, coiffé d’une casquette.

— Suis-moi, dit-il simplement à Jozo Kozari.

Le franciscain obéit. Ils reprirent l’autoroute, tournant un peu plus tard dans un chemin s’enfonçant vers la forêt. Quand le camion militaire atteignit la grille du dépôt, Tuzla descendit et ouvrit. Les deux véhicules se garèrent devant un grand hangar que Tuzla alla ouvrir. Jozo Kozari le rejoignit, découvrant le hangar vide avec seulement un spectacle inattendu : une grosse caravane attelée à une vieille Volga haute sur pattes. Le major Tuzla se tourna vers lui, avec toujours son ironie mordante.

— Il faut retrousser tes manches, Jozo. On va travailler dur tous les deux.

Jusqu’ici, il n’avait pris qu’un risque modéré, sachant qu’aucun milicien n’oserait arrêter un camion militaire yougoslave. Une voiture étrangère, c’était une autre histoire. Si Jozo Kozari se faisait prendre avec une cargaison d’armes de guerre, on mettrait cela sur le compte de l’extrême-droite croate.

Une douzaine d’hommes occupaient la moitié du bar désert du Hrvatska, silencieux et renfrognés. Tous mal rasés, portant des blousons et des jeans, l’allure de paysans frustes. Sur la table basse trainaient trois bouteilles de Slibovizc et un véritable parterre de canettes de bière. Lorsqu’ils échangeaient quelques mots, c’était avec le lourd accent de Bosnie-Herzegovine.

Miroslav Benkovac n’osait plus regarder en face ses compagnons venus des quatre coins de la Croatie pour venger Sonia. Boza Dolac avait deux heures de retard et maintenant, même s’il arrivait, il était trop tard pour prendre la route et arriver à temps. Ses hommes tuaient le temps en se saoûlant sous le regard agacé d’un barman qui rêvait d’aller se coucher.

Soudain, un homme poussa la porte du motel.

Inconnu de Miroslav Benkovac, assez âgé, les traits marqués, une casquette blanche un peu de travers. Il examina tous ceux qui se trouvaient là et marcha droit sur Miroslav Benkovac.

— Tu es Miroslav ? demanda-t-il.

— Oui, répondit l’ingénieur croate, surpris.

— Viens, je veux te parler.

De plus en plus étonné, Miroslav le suivit à l’extérieur et aperçut la Volga trainant la caravane.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

L’inconnu lui adressa un sourire chaleureux.

— Je m’appelle Franjo. Tu ne me connais pas, mais moi je te connais. Je travaille avec Boza depuis très longtemps.

— Où est-il ?

— Il a eu un problème. J’ai pu lui parler, mais pas longtemps. Il a été repéré par des agents du KOS et a dû se mettre à l’abri, rompre tout contact par mesure de sécurité. Il m’a chargé de continuer l’opération avec vous.

Méfiant, Miroslav Benkovac demanda :

— Quelle opération ?

Avec un sourire amusé, Franjo l’amena à l’arrière de la caravane dont il ouvrit la porte, allumant le plafonnier. Les armes étaient entassées, prêtes à servir : les mitrailleuses M. 60, les M. 16, trois lance-roquettes RPG7. Les bandes de cartouches luisaient doucement.

Franjo éteignit et referma la porte.

— Tu me crois maintenant ? Il y a aussi quatre uniformes de la Garde nationale. J’appartiens à l’Organisation Extérieure qui a toujours lutté pour la Croatie le HRB. Boza m’a tenu au courant de tout. Jusqu’à la mort de Sonia.

Il continua, lâchant des noms, des détails qui achevèrent de rassurer Miroslav. Ce dernier savait que Boza ne travaillait pas tout seul. Lorsque Boris Miletic s’était enfui avec l’argent des armes, c’est à lui que Miroslav avait fait appel pour retrouver le fuyard. Il n’ignorait pas non plus que le cloisonnement était de règle chez les clandestins. Complètement rassuré, il voulut quand même une ultime preuve de la bonne foi de son interlocuteur.

— Vous allez venir avec nous ?

— Bien sûr ! approuva chaleureusement Franjo.

La décision du major Tuzla était prise. Ce serait sa dernière opération en Croatie. La disparition mystérieuse de Boza Dolac laissait planer un risque trop grand sur sa tête. De la région de Borovo, seul le Danube le séparait de la Vojvodina, province serbe. Il n’aurait plus ensuite qu’à regagner Belgrade et à tirer les ficelles d’autres pantins…

— Pourquoi avoir pris cette caravane ? demanda Miroslav, intrigué.

Franjo pointa le doigt vers la plaque d’immatriculation.

— Parce que les Serbes ne s’intéresseront pas à une famille polonaise. Il y a des contrôles par là-bas. On fouille les voitures.

C’était génial, se dit Miroslav Benkovac. Seulement, Franjo arrivait trop tard.

— Nous ne pouvons plus partir ce soir, expliqua-t-il. La route est trop longue.

— J’ai pensé à cela, répliqua Franjo. Vous allez partir demain. Gagner la Slavonie. Au village de Sotin, à côté de Vukovar, il y a un motel, juste au bord du Danube. Je vous retrouverai là, dans la soirée, et nous partirons le lendemain à l’aube tous ensemble vers Borovo.

— Mais où va-t-on mettre cette caravane jusqu’à demain ? protesta Miroslav Benkovac.

— Ce ne sont pas les parkings qui manquent… Il y en a un énorme sur Beogradska Avenija juste avant l’autoroute, où les touristes s’arrêtent toujours. Personne ne la remarquera. Vous allez la conduire là-bas et laisser deux ou trois de vos hommes à l’intérieur, pour éviter un pillage. Il y a souvent des Albanais qui rôdent là-bas. Retrouvons-nous demain à trois heures à L’Orient Express. Pour les derniers détails.

— Parfait, s’exclama Miroslav. J’espère que Boza va s’en sortir.

— Moi aussi, fit sombrement Franjo.

Ils se serrèrent longuement la main. La vue des armes avait complètement remonté le moral de l’ingénieur. Avec cela, il allait pouvoir venger Sonia de la façon la plus sanglante.

Franjo disparut dans l’obscurité après lui avoir donné les clefs de la Volga, tandis que Miroslav Benkovac allait expliquer à ses compagnons les changements de programme. Le major Tuzla, au volant de son camion militaire vide, se mit à siffloter. Il avait rattrapé la disparition de Boza de main de maître. C’est Jozo qui avait conduit la Volga jusqu’au parking, Tuzla le ramenant ensuite à sa voiture. À aucun moment, ce dernier n’avait pris de risques. En participant à l’opération, il prenait certes un risque, mais il avait confiance dans son étoile. Cela lui permettrait d’abattre quelques-uns des amis de Miroslav afin de bien signer le forfait.

Roulant vers Zagreb, il essaya de ne pas penser à ce qui était arrivé à Boza Dolac.

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