En passant le porche de la Brigade, vers treize heures, Adamsberg fut intercepté par un lieutenant inconnu.
— Lieutenant Maurel, commissaire, se présenta l’homme. Il y a une jeune femme qui vous attend dans votre bureau. Elle ne voulait avoir affaire qu’à vous. Une certaine Maryse Petit. Elle est là depuis vingt minutes. Je me suis permis de fermer la porte, parce que Favre voulait lui soutenir le moral.
Adamsberg fronça les sourcils. La femme d’hier, l’histoire des tags. Bon Dieu, il l’avait trop réconfortée. Si elle venait s’épancher chaque jour, les choses allaient beaucoup se compliquer.
— J’ai fait une bourde, commissaire ? demanda Maurel.
— Non, Maurel. C’est de ma faute.
Maurel. Grand, mince, brun, de l’acné, prognathe, sensible. Acné, prognathe, sensible, égale Maurel.
Adamsberg entra dans son bureau avec une certaine prudence et s’installa à sa table avec un hochement de tête.
— Oh, commissaire, je suis navrée de vous déranger encore, commença Maryse.
— Une minute, dit Adamsberg en tirant une feuille de son tiroir et en s’y plongeant, stylo en main.
Sale ruse de flic ou de chef d’entreprise, usée jusqu’à la garde, pour creuser le fossé, faire comprendre à son vis-à-vis son insignifiance relative. Adamsberg s’en voulait de l’utiliser. On se croit à dix lieues d’un lieutenant Noël qui ferme son blouson d’un coup sec et on se retrouve à faire pire. Maryse s’était tue aussitôt et avait baissé la tête. Adamsberg y lut une grande habitude des brimades patronales. Elle était plutôt jolie et, penchée, son chemisier laissait voir la naissance des seins. On se croit à cent lieues d’un brigadier Favre et, si ça se trouve, on trempe dans la même bauge à sangliers. Sur sa liste, Adamsberg nota lentement : Acné, Prognathe, Sensible, Maurel.
— Oui ? dit-il en relevant la tête. Vous avez encore peur ? Vous vous souvenez, Maryse, c’est le groupe homicide, ici. Si vous vous sentez trop inquiète, un médecin vous serait peut-être plus utile qu’un flic ?
— Oh, peut-être.
— C’est bien, dit Adamsberg en se levant. Cessez de vous tracasser, les tags n’ont jamais mangé personne.
Il ouvrit grand la porte et lui sourit, pour l’encourager à sortir.
— Mais, dit Maryse, je ne vous ai pas dit, pour les autres immeubles.
— Quels autres immeubles ?
— Deux immeubles à l’autre bout de Paris, dans le 18ème.
— Eh bien ?
— Des 4 noirs. Il y en avait sur toutes les portes, et ça datait de plus d’une semaine, bien avant mon immeuble, en fait.
Adamsberg resta immobile un instant, puis il referma doucement la porte et désigna la chaise à la jeune femme.
— Les tagueurs, commissaire, demanda timidement Maryse en se rasseyant, ils marquent plutôt dans leur quartier, non ? je veux dire, comme sur un territoire bien serré ? Ils ne marquent pas un immeuble et puis un autre à l’autre bout de la ville, ou quoi ?
— Sauf s’ils habitent aux deux bouts de Paris.
— Oh oui. Mais en général, dans les bandes, ils sont du quartier, non ?
Adamsberg resta silencieux, puis il sortit son carnet.
— Comment l’avez-vous su ?
— J’ai conduit mon fils chez le phoniatre, il est dyslexique. Pendant la séance, j’attends toujours au café d’en bas. Je feuilletais le journal de quartier, vous savez, les nouvelles d’arrondissement, et puis la politique. Il y avait toute une colonne là-dessus, un immeuble de la rue Poulet et un dans la rue Caulaincourt, qui avaient été couverts de 4 sur toutes les portes.
Maryse marqua un temps.
— Je vous ai apporté le papier, dit-elle en glissant la coupure sur la table. Pour que vous voyiez que je ne racontais pas des blagues. Je veux dire, que je n’essayais pas de faire mon intéressante ou quoi.
Pendant qu’Adamsberg parcourait l’article, la jeune femme se levait pour partir. Adamsberg jeta un coup d’œil à sa corbeille à papier vide.
— Un moment, dit-il. On va reprendre depuis le début. Votre nom, votre adresse, le dessin de ce 4 et toute la suite.
— Mais je vous l’ai déjà dit hier, dit Maryse, un peu gênée.
— Je préfère tout reprendre. Par précaution, vous comprenez.
— Ah bon, dit Maryse en se rasseyant à nouveau, docile.
Après le départ de Maryse, Adamsberg était parti marcher. Une heure sans bouger sur une chaise représentait son temps maximal de station assise. Les dîners au restaurant, les séances de cinéma, les concerts, les longues soirées dans les fauteuils profonds, amorcées avec un sincère plaisir, s’achevaient dans une sorte de souffrance physique. Le désir compulsif de sortir et de marcher, ou tout au moins de se lever, lui faisait lâcher la conversation, la musique, le film. Cette condition handicapante avait ses avantages. Elle lui permettait de comprendre ce que les autres nommaient la fébrilité, l’impatience, voire le sentiment d’urgence, états qui lui échappaient dans toutes les autres circonstances de la vie.
Une fois debout ou une fois en marche, cette impatience refluait comme elle était venue et Adamsberg retrouvait son rythme naturel, lent, calme, constant. Il revint à la Brigade sans avoir particulièrement réfléchi mais avec la sensation que ces 4 n’étaient ni un tag ni une blague d’adolescent, pas même une farce vengeresse. Un vague désagrément dans ces séries de chiffres, un malaise furtif.
En arrivant en vue de la Brigade, il savait aussi qu’il n’était pas souhaitable qu’il en parle à Danglard. Danglard détestait le voir dériver au long de perceptions infondées, source à ses yeux de tous les dérapages policiers. Au mieux, il appelait ça perdre son temps. Adamsberg avait beau lui expliquer que perdre son temps n’était jamais du temps perdu, Danglard restait résolument réfractaire à ce système de pensées illégitimes, sans attache rationnelle. Le problème d’Adamsberg, c’est qu’il n’en avait jamais connu aucun autre et qu’il ne s’agissait pas même d’un système, ni d’une conviction ou même d’une simple velléité. C’était une tendance, et l’unique en sa possession.
Danglard était à son bureau, le regard alourdi par un solide déjeuner, et il testait le réseau d’ordinateurs qu’on venait tout juste de brancher.
— Je n’arrive pas à importer le fichier empreintes de la Préfecture, gronda-t-il au passage d’Adamsberg. Qu’est-ce qu’ils foutent, bon sang ? De la rétention ? On est antenne ou on n’est pas antenne ?
— Ça va venir, dit Adamsberg, apaisant, d’autant plus calme qu’il se mêlait le moins possible des ordinateurs. Cette inaptitude, au moins, ne gênait pas le capitaine Danglard qui manipulait avec bonheur les bases de données et les séries croisées. Enregistrer, classer, manipuler les fichiers les plus étendus convenait à l’amplitude de son esprit organisé.
— Il y a un mot sur votre bureau, dit-il sans lever les yeux. La fille de la Reine Mathilde. Elle est revenue de voyage.
Danglard n’appelait jamais Camille autrement que « la fille de la Reine Mathilde », depuis qu’il y a longtemps, cette Mathilde lui avait causé un gros choc esthétique et sentimental. Il l’admirait comme une icône et une large part de cette dévotion s’étendait à sa fille Camille. Danglard estimait qu’Adamsberg était loin d’être aussi prévenant et attentif avec Camille qu’il aurait dû l’être. Adamsberg l’entendait très nettement dans certains grondements ou réprobations muettes de son adjoint qui, pourtant, s’efforçait en gentleman de ne pas se mêler des affaires des autres. En cet instant même, Danglard lui reprochait sans mot dire de n’avoir pas pris de nouvelles de Camille depuis plus de deux mois. Et surtout de l’avoir croisé au bras d’une fille un soir, pas plus tard que la semaine dernière. Les deux hommes s’étaient salués sans une parole.
Adamsberg passa dans le dos de son adjoint et regarda un moment défiler les lignes sur l’écran.
— Dites, Danglard, il y a un type qui s’amuse à peindre en noir des sortes de 4 alambiqués sur les portes des appartements. Dans trois immeubles en fait. Un dans le 13ème arrondissement et deux dans le 18ème. Je me demande si je ne vais pas y faire un saut.
Danglard suspendit ses doigts au-dessus de son clavier.
— Quand ? demanda-t-il.
— Eh bien maintenant. Le temps de prévenir le photographe.
— Pour quoi faire ?
— Eh bien pour les photographier, avant que les gens ne les effacent. Si ce n’est déjà fait.
— Mais pour quoi faire ? répéta Danglard.
— Je n’aime pas ces 4. Pas du tout.
Bien. Le pire était dit. Danglard avait horreur des phrases qui commençaient par « Je n’aime pas ceci » ou « Je n’aime pas cela ». Un flic n’a pas à aimer ou ne pas aimer. Il a à bosser, et à réfléchir en bossant. Adamsberg entra dans son bureau et trouva le billet laissé par Camille. S’il était libre, elle pouvait le retrouver ce soir. Si pas libre, pouvait-il prévenir ? Adamsberg hocha la tête. Oui, bien sûr qu’il était libre.
Brusquement satisfait, il décrocha son téléphone et demanda le photographe. Danglard avait fait irruption dans la pièce, intrigué et maussade.
— Danglard, quelle tête a le photographe ? demanda Adamsberg. Et comment s’appelle-t-il ?
— On vous a présenté toute l’équipe il y a trois semaines, dit Danglard, et vous avez serré la main à chacun des hommes et des femmes présents. Vous avez même parlé au photographe.
— C’est possible, Danglard, c’est même certain. Mais ça ne répond pas à ma question. Quelle tête a-t-il et quel est son nom ?
— Daniel Barteneau.
— Barteneau, Barteneau, ce n’est pas commode, ça. Sa tête ?
— Plutôt maigre, l’air vif, souriant, agité.
— Des trucs distinctifs ?
— Des taches de rousseur très serrées, des cheveux presque roux.
— C’est bon, ça, très bon, dit Adamsberg en tirant sa liste de son tiroir.
Il se pencha sur sa table et nota : Maigre, Roux, Photographe…
— Quel nom avez-vous dit ?
— Barteneau, martela Danglard. Daniel Barteneau.
— Merci, dit Adamsberg en complétant son mémento. Vous avez remarqué qu’il y a une grosse tête de con dans le groupe ? Je dis une, mais on en a peut-être plusieurs.
— Favre, Jean-Louis.
— C’est cela. Qu’est-ce qu’on va en faire ? Danglard écarta les bras.
— C’est une question qui se pose au niveau mondial, dit-il. On va l’améliorer ?
— Ça va prendre cinquante ans, mon vieux.
— Qu’est-ce que vous allez foutre, avec ces 4 ?
— Ah, répondit Adamsberg.
Il ouvrit son carnet à la page du dessin de Maryse.
— Ça ressemble à ça.
Danglard y jeta un coup d’œil et le lui rendit.
— Il y a eu délit ? Violence ?
— Juste ces traits de pinceau. Qu’est-ce que ça coûte d’aller voir ? Tant qu’il n’y a pas de barreaux ici, toutes les affaires sont dirigées sur le Quai des Orfèvres.
— Ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi. Il y a du boulot pour tout mettre en route.
— Ce n’est pas n’importe quoi, Danglard, je vous le certifie.
— Des tags.
— Depuis quand les tagueurs marquent-ils les portes palières ? À trois endroits de Paris ?
— Des amuseurs ? Des artistes ? Adamsberg secoua lentement la tête.
— Non, Danglard. Ça n’a rien d’artistique. Ça a tout du merdique, en revanche.
Danglard haussa les épaules.
— Je sais, mon vieux, dit Adamsberg en sortant du bureau. Je sais.
Le photographe arrivait dans le hall et faisait son chemin à travers les gravats. Adamsberg lui serra la main. Le nom que lui avait répété Danglard lui échappait tout à fait. Le mieux serait de reporter son mémento sur son carnet, à portée de main immédiate. Il s’en occuperait dès demain parce que ce soir, il y avait Camille, et que Camille passait avant Bretonneau ou quel que soit son nom. Danglard arriva rapidement dans son dos.
— Bonjour, Barteneau, dit-il.
— Bonjour, Barteneau, répéta Adamsberg en adressant un signe de gratitude à son adjoint. On file. Avenue d’Italie. Rien que du propre, des photos d’art.
Du coin de l’œil, Adamsberg vit Daqard enfiler sa veste et tirer soigneusement sur les pans arrière pour qu’elle se place correctement sur les épaules.
— Je vous accompagne, marmonna-t-il.