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- Mon frère, ce qui est promis est promis. Je te l'ai dit dimanche : je vais t'aider, te corriger tes fautes si tu veux. Mais ça n'est pas à moi de te dire comment faire ton livre. Imite qui tu veux, si t'es génial ça ne paraîtra pas, mais autrement, copie-toi toi-même. C'est une bonne idée ce livre, mais fais à ton idée, tu es d'accord, Marise ?
Marise et Jacques ont discuté à ce propos, elle soutenait qu'il faut imiter d'abord pour savoir comment faire ensuite. Elle voulait que j'écrive une histoire policière, avec des hommes fatals, des femmes vénales, des chalets abandonnés piqués sur des rochers au bord de la mer, des histoires de collier. Elle lit beaucoup Peter Cheney, elle l'imagine comme ses héros, elle voudrait que je sois un autre probablement, un écrivain avec une fossette en plein milieu du menton. Elle porterait des robes pailletées, on fréquenterait des journalistes, le beau monde l'attire, elle regarde trop la télévision ; c'est dans Écho-Vedettes qu'elle prend toutes ces idées, mais, moi, je ne veux pas tricher. Avec sa volonté, si elle avait épousé un avocat, elle en aurait fait un ministre. Faut pas ambitionner sur l'ambition. Jacques, lui, qui sait ce que c'est (il fait des textes pour Radio-Canada and all that stuff, mais vous ne le connaissez pas sous son vrai nom, Jacques Galarneau, parce qu'il utilise en ce moment un nom de plume. C'est qu'il veut faire des livres sérieux un jour, quand il aura le temps, si jamais il arrête de faire de l'argent comme il en fait, et de changer d'auto tous les printemps). Jacques, qui sait mieux que Marise, disait :
- Tout ce que tu devrais écrire, c'est ce qui te tient à cœur, pense pas à ceux qui vont te lire, il y a des gens qui comprendront.
- Mais s'il n'écrit pas un livre policier, qu'est-ce qu'il peut faire, pas un roman d'amour ?
- Tu te rappelles, François, les romans-photos de maman ?
- J'aurais peur de les répéter.
- Ma chère Marise, il va parler de lui, de toi, c'est simple.
- De moi ?
- Je n'ai pas le droit, peut-être ?
Marise tournait en rond autour de la Chrysler de Jacques, elle tenait un casseau de patates et les mangeait avec méthode, comme un oiseau apprivoisé. Jacques était assis sur l'aile de la voiture, je lui ai offert une Buckingham en essuyant mes doigts sur mon tablier, j'avais un sourire de premier communiant.
Marise :
- Jacques, tu me ramènes à la maison ?
- Bien sûr. Salut, François.
- Salut, Galarneau ! Bonjour, Soleil !
- (Jacques à Marise) C'est papa qui disait ça en se levant le matin. Il disait : notre père à tous c'est le soleil, il s'appelle Galarneau lui aussi, comme nous. Il nous regarde de là-haut, mais il est de la famille.
La voiture en démarrant a lancé des pierres contre le côté du stand, ils sont partis comme des fous, tous les deux. Je ne leur ai pourtant rien demandé, je n'ai jamais demandé quoi que ce soit à personne. C'est même Marise qui est allée, mardi dernier, chercher les deux gros cahiers bleus chez Henault's Drugstore (il aurait pu appeler ça la Pharmacie Hénault, le sacrement, mais il est tellement content, Hénault, de savoir parler anglais que si sa femme lui dit : je t'aime plutôt que I love you, il ne peut plus bander. Colonisé Hénault : une couille peinte en Union Jack, l'autre aux armoiries du pape !).
Je n'avais pas demandé qu'on m'ouvre une fenêtre ; maintenant qu'elle est ouverte, je laisse entrer le vent, que ça plaise à Marise ou non, que ça déplaise à qui que ce soit. Je fais mon sentier comme une mule. Je fais l'inventaire de mon âme : il y a accroché dedans des romans à quinze cents, des agents X-13, des peignes en écaille, des pochettes odoriférantes, des porte-clefs sexés, des ouvre-bouteilles allemands, des capotes anglaises, des couvre-chef en plastique beige dans des enveloppes jaunes, des puzzles carrés avec des chiffres, des décalques de Batman, des plombs pour carabine tchèque, des menthes contre la mauvaise haleine, des saint-christophe aimantés à placer sur un dash, des fleurs de papier japonaises dans des coquilles collées, qu'on laisse éclore dans un verre d'eau chaude, des mouches artificielles pour la pêche, des rêves grands comme l'océan, des envies de partir, de sacrer le camp.
Ça doit être notre côté coureur des bois, ce besoin continuel de partir, et notre côté vieille France celui de revenir et de décaper des meubles de pin jaune dans de grands bacs d'acide, l'été, derrière la cuisine, dans le jardin.