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Depuis que j'ai eu cette fièvre, je fais attention, je dors plus tôt. Le matin, dès que le soleil se lève, je pars en chaloupe (c'est une verchère avec un deux forces), je trôle le brochet. S'il pleut, je nourris les barbottes avec des vers gros comme du macaroni, j'en ai des pelletées dans les choux gras derrière le stand. Ça me détend les nerfs. Le médecin a dit qu'il me fallait ça, de l'eau qui coule, qui fait un v de chaque côté du fil. Je tiens ma canne sans penser à rien, j'ai les doigts un peu mouillés, de la terre noire sous les ongles. C'est comme si la lumière, le clapotis, l'odeur du poisson me disaient : rassure-toi, Galarneau, t'es éternel. À moins que ce ne soit papa qui me remonte par les entrailles. C'est drôle, des fois, ce qui remonte dans les entrailles : des envies de pleurer, des quintes de rire, des urgences d'aller me chercher un orignal du côté du lac Long, de partir au chevreuil à Saint-Gabriel-de-Brandon avec Arthur et Jacques. C'est des aventures qu'on n'ose plus comme avant.
Maman avait les cheveux nuit, papa les cheveux blancs comme ceux d'Aldéric, de grand-papa Galarneau, bar-man, hôtelier, ramancheur, boute-leggeur, rabouteur, menteur, beau prince dans son manteau de chat, dans sa Packard grise avec quatre phares en avant de chaque côté du radiateur qui avait l'allure d'une porte d'église. Papa et Aldéric ne se parlaient pas, d'abord à cause de la politique mais aussi parce que papa ne travaillait pas souvent. Je veux dire il ne gagnait pas beaucoup d'argent, même quand il en raflait aux cartes, au poker surtout. C'est Aldéric qui payait pour nous habiller. Il était notre pain quotidien. Il achetait lui-même nos manteaux d'hiver, nos culottes britcheuses, nos chandails de laine ; il nous forçait à aller à l'école. Il nous a beaucoup aimés, Aldéric, surtout moi parce que tout le monde disait : tu lui ressembles qu'on dirait Aldéric qu'a refoulé au lavage. Chaque hiver, à Noël, il nous donnait des patins, des C.C.M., des hockeys : "Les Galarneau, un jour, vous jouerez pour les Bruins de Boston !" qu'il disait chaque fois, avec une voix que je n'oublierai jamais, une voix comme la mienne aujourd'hui. C'est ce qu'on se lègue de plus vrai, de père en fils, le timbre de la voix. La nôtre s'accroche dans la pomme d'Adam avant de s'amplifier. Avec cette voix-là, papa arrachait des larmes aux plus indifférents quand il entonnait le pater noster aux messes-anniversaires. C'est important, le son de la voix, parce que les mots ne veulent pas dire pareil s'ils vous viennent du nez, de derrière les oreilles, ou du fond de la poitrine. C'est comme Arthur : on dirait qu'il parle avec une voix de cheveux, il chuinte ; habituellement, les gens ont des voix neutres, ordinaires. Je vois ça surtout avec les clients quand ils m'appellent et que j'ai le dos tourné. Quand ils commandent au comptoir, le plus souvent, vous pourriez mettre la voix de l'un dans la bouche de l'autre que ça ne dérangerait pas un matou.
J'ai toujours aimé maman et papa d'une même envolée de tendresse parce que jamais nous ne les voyions ensemble. Mais toujours nous savions que l'un des deux dormait à la maison, jour ou nuit. C'était rassurant comme une chanson qu'on siffle. Pourtant, des fois, je me demande comment ils nous ont faits, Jacques, Arthur et moi. Je veux dire, ils ont bien dû coucher ensemble au moins trois fois, à intervalles de neuf mois, même plus souvent ! si on croit à la loi des probabilités, et j'ai perdu assez d'argent aux courses à Blue Bonnets pour y croire. Or, du plus loin que je me souvienne, papa vivait le jour, maman, c'était la nuit. Bien sûr, ils avaient dû s'aimer et être heureux quelques mois au début de leur mariage, ça nous donne Jacques, disons, peut-être Arthur, certainement pas moi, François.
Papa était un gros homme trapu, fort comme un orignal à panache. Il dépassait à peine maman qui était plus fragile, un peu comme une manne. Quand je les ai connus, je veux dire quand je me souviens d'eux dans notre maison, ils étaient déjà chacun de leur côté du soleil.
Papa partait tous les matins vers sept heures, des caisses de grosses Molson au bout de chaque bras. Il revenait ensuite chercher son attirail de pêche, un trésor lentement amassé, reprenait le sentier qui passe près de l'école Saint-François-Xavier, au-dessus de la coulée aux crapauds, puis débouchait vers la descente en ciment où il accostait son Wagner III. Il n'avait pas construit lui-même son bateau. Quoi qu'il en racontait, il n'aurait jamais su comment faire, mais il l'avait peint en bleu lui-même, et puis décoré à l'intérieur de rosaces brunes. C'est lui-même qui avait accroché les rideaux de plastique à fleurs, qui avait choisi la douzaine de coussins de kapok jonchant le treillis de la cale. Maman, elle, venait de se mettre au lit.
Il nous amenait à bord, ses trois fils, un dimanche sur deux ou sur trois, suivant ses amours. Je me souviens aussi qu'il savait réparer son moteur quand il toussait, ce qui était sûrement la seule et deuxième chose qu'il ait réussi dans la vie, la première étant une brève carrière de chantre d'église. Cette carrière s'était arrêtée brusquement quand il perdit un jour la foi, il ne nous a jamais dit pourquoi, et qu'il s'en vanta aux quatre coins du village, je veux dire à la taverne de l'hôtel Canada. S'il avait fermé sa gueule, il chanterait encore. Mais où poursuivre un tel métier quand l'église vous est fermée ? La télévision n'était pas encore née. Il n'alla pas chercher de travail plus loin. Il n'était pas habile, il ne voulait pas être habile, il ne voulait surtout pas avoir de patron. De là cette habitude, comme une sorte de devoir ponctuel, de partir à bord du Wagner III, de boire lentement une grosse bouteille de bière, puis une autre, jusqu'au moment où il se sentait aussi liquéfié que l'eau entourant la barque. En fait, du matin au soir, du lundi au dimanche, sur le lac Saint-Louis ou vers Oka par les écluses, papa pacté de bière devenait le capitaine tranquille et absolu d'un radeau de guidounes. Les guidounes, c'est pas venu immédiatement après la fin abrupte de sa carrière de chantre, mais pas très longtemps après, tout de même. Il s'ennuyait tant sur son petit bateau qu'il amena un jour une fille, puis un ami avec une guidoune, lui aussi, des filles fabuleuses, fantastiques, avec des postérieurs qu'on aurait cru qu'elles caleraient le Wagner III en s'y asseyant, des filles aux perruques roses ou platine vif. En partant vers l'école, on lui envoyait la main ; papa, à deux ou trois cents pieds du bord, jetait ses lignes à l'eau, sortait son petit drapeau, l'agitait bien haut, il devait dire aux guidounes :
- Regardez-moi ça là-bas, de la graine de Galarneau qui passe, qui s'en va étudier, ça c'est du bon bétail comme vous êtes pas capables d'en produire, mes filles !
- Si c'est des enfants que tu veux, t'as qu'à amener ta femme en bateau puis à nous laisser sur la plage, on t'a rien demandé, Galarneau. Tu nous offres ta bière et ton arche de Noé, nous, on te laisse jouer dans notre garçonnière tant que t'es capable. Si t'es pas content, pêcheur, amène ta femme !
Papa se retournait, il était piteux peut-être, parce qu'il baissait rapidement son petit fanion jaune et le serrait dans le coffre de bois à l'arrière du bateau qui servait aussi de siège du capitaine. Puis nous l'entendions qui mettait en marche le moteur, mais nous étions déjà loin, hors de vue, pour ne pas arriver en retard à l'école des frères. Sur le lac, il y avait l'écho d'un put-put-put tuberculeux.
Le drame de papa et de ses guidounes c'est un drame de chemin de fer, je veux dire un problème d'horaire et d'aiguillage. Même s'il avait voulu amener maman en bateau, il n'aurait jamais pu la décider : elle ne se couchait jamais avant six heures du matin et se réveillait pour ainsi dire au moment précis où le soir papa venait s'écraser sur le matelas, après avoir déposé, comme tous les soirs, quinze perchaudes et deux barbues sur la table émaillée de la cuisine. Qu'elle était douce et belle, maman, quand elle se réveillait à la brunante, à temps pour nous donner à manger et nous mettre au lit. Elle avait de longs cils de soie noire qui lui faisaient de l'ombre sur les yeux, une voix comme du miel de trèfle, à peine éraillée ; elle était comme les grandes actrices qui dansaient avec Fred Astaire et Frank Sinatra le bien-aimé.
Vers huit heures, elle se mettait à chantonner pour nous endormir, pendant que le poisson bouillait avec les patates et les oignons ; la porte de notre chambre restait ouverte pour qu'on puisse l'entendre. Plus tard, dans la soirée, elle se laissait tomber sur le grand sofa de peluche du salon, avec sur la table à café en noyer une boîte de Black Magic (centres mous et centres durs) - une boîte de cinq livres lui faisait deux nuits. Suivant la saison, elle lisait des photos-romans italiens ou des bandes dessinées en anglais, ce qui lui donnait une culture de l'esprit mi-européenne, mi-américaine, qui a beaucoup déteint sur nous puisque, les jours de pluie qui étaient souvent des jours de congé, Jacques et moi plongions avec ravissement dans ces catéchismes sentimentaux pendant qu'Arthur mimait les histoires des comics. Dans les uns, l'amour avait toujours raison et l'emportait après mille misères, détours, suspenses, trahisons ; dans les autres, c'était à tout coup sûr la justice qui triomphait contre les énormes facéties des forces du mal. Sans Superman, je ne sais pas ce que nous serions devenus. Ces lectures faisaient de nous des garçons ardents en amour et en batailles et c'est là - même si papa maugréait - que nous avons tous les trois pris goût à dévorer de l'imprimé comme s'il se fût agi de nourritures essentielles.
Bien sûr, cette habitude de tout lire tout le temps m'a créé des tas d'ennuis, de difficultés, d'embêtements au collège, au point que je n'ai pas poursuivi des études qui, de toute manière, m'auraient sûrement quitté d'elles-mêmes. Mais ni Arthur, ni Jacques n'en ont souffert. Je veux dire... chacun peut aller jusqu'à un certain point, à chacun ses frontières : j'avais atteint mes limites. À chacun son voyage : papa allait jusqu'à l'embouchure de l'Outaouais, maman allait jusqu'à la pharmacie (acheter des romans-photos) ; moi, je suis allé jusqu'en Belles-Lettres, à Montréal.
Quand papa est mort de sa pneumonie, maman, qui ne se plaisait pas à Sainte-Anne, est retournée vivre avec sa sœur qui habite Lowell, au Massachusetts, depuis une bonne trentaine d'années. Des fois, elle nous envoie des cartes de Noël, même l'été au mois d'août, ou encore, au printemps. C'est l'intention qui compte après tout, je veux dire... si ça lui fait plaisir le 27 mai de nous souhaiter un merry Christmas imprimé en sucre rose sur carton pailleté, on ne va pas lui dire : Maman, ce n'est pas la bonne date ; elle n'a pas un cœur de 365 jours, elle, c'est par bloc. C'est que ça doit être difficile de s'y retrouver quand on vit la nuit avec du chocolat qui répand cette odeur, douce et âcre à la fois, jusque dans les replis des tentures.