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Ce n'est vraiment pas l'après-midi pour essayer d'écrire un livre, je vous le jure, je veux dire : ce n'est pas facile de se concentrer avec la trâlée de clients qui, les uns derrière les autres, se pointent le nez au guichet. Aujourd'hui, ce sont surtout des Américains en vacances, ils viennent visiter la belle province, la différence, l'hospitalité spoken here, ils arrivent par l'Ontario : je dois être leur premier Québécois, leur premier native. Il y en a même - c'est touchant en sacrement ! - qui s'essayent à me parler français. Je les laisse se ridiculiser, je ne les encourage pas, je ne les décourage pas non plus. Je veux dire : que les Américains apprennent le français à l'école et qu'ils viennent tenter de le parler par ici, au mois d'août, c'est leur plus strict droit. C'est toujours bon de vérifier si l'instruction que l'on a reçue peut être utilisable. Pour ma part, celle que j'ai subie ne valait même pas le déplacement à bicyclette. Je l'ai vérifié en cherchant du travail, en regardant autour de moi, en tentant d'être heureux.
Ce n'était pas une question d'intelligence. Je veux dire, je pense que ce n'était pas vraiment une question d'intelligence. Si j'ai abandonné les études, c'est qu'elles ne me disaient plus rien. Elles ne me parlaient plus, elles étaient comme des statues dans une chapelle : le regard fixe, de la poussière sur les épaules, indifférentes à l'écho de mes toussotements discrets. Les livres étaient vides, le tableau noir était gris, ma tête était vide, comme une bouteille de ketsup après trois jours de comptoir. Ce n'était pas mon intelligence qui s'en allait : c'était l'ennui qui venait, s'allongeait, prenait toute la place, comme un gaz réchauffé dans une cornue en laboratoire. J'y mettais tout mon cœur, toutes mes forces, pourtant. Mais sans Jacques ni Arthur, je ne savais que faire.
C'était la première fois que papa permettait que l'on sépare les vampires : Arthur au séminaire de Sainte-Thérèse, Jacques en France, François à Montréal. Bien sûr, on ne pouvait tous aller en Europe d'un seul coup. C'est Aldéric qui payait, papa n'en avait pas les moyens. Quand même ! La France, j'y serais bien allé, pour être avec Jacques, pour voir les Champs-Élysées.
De mois en mois, mes notes baissaient. Je ne me rendrais certainement pas au troisième trimestre à ce trot-là. Je venais à la maison tous les dimanches, mais j'étais seul dans notre chambre, seul dans la rue, seul au restaurant, seul au cinéma. C'était la première fois que je prenais conscience qu'à vivre les uns pour les autres, nous ne nous étions jamais fait d'amis. Oh ! des connaissances, bien sûr, des gens d'une blague, d'un comment ça va les études ? Ça n'allait pas, il n'y avait rien à dire, je ne disais rien, je rentrais au collège à sept heures ces soirs-là.
Jacques faisait le boy-scout, il m'écrivait de Paris des lettres, une par semaine, dirigeait ma vie, mes études, régimentait mes pensées. Il ne voulait pas que j'abandonne. Je n'abandonnerais pas. Depuis si longtemps qu'il avait raison, il était le chef, il réussissait tout ce qu'il voulait, comme en se jouant. La vie lui était une grande partie de bowling, avec dix quilles à terre, les yeux fermés. Moi, c'était plutôt le dalot, les yeux ouverts. J'ai gardé toutes ses lettres, et les cartes en couleurs qu'il postait à la famille depuis Berlin, Madrid, la Côte d'Azur. Je les ai conservées dans une boîte de chocolats vide, une vieille boîte de Black Magic qui a l'odeur de maman. Je devrais peut-être copier ici une lettre, pour qu'on se comprenne. Il avait du style, c'était déjà un écrivain. Je regarde la date : ça ne nous rajeunit pas.
Paris, le 7 avril 1958
Cher vampire trois, tu as fait tes prières ? Eh bien, tu perds ton temps, Dieu n'existe pas, c'était écrit dans un bouquin que j'ai acheté sur les bords de la Seine. Je vais te le poster, tu verras. Comment t'amuses-tu, ces jours-ci, avec tes vieux jésuites ? Si tu t'amuses, tu as tort, parce que ce sont des sorciers qui te distraient pour mieux te manger, mon enfant. Il y a deux jours déjà (tu as sûrement remarqué que j'étais en retard dans ma correspondance et, pourtant, tu sais comme je suis d'un naturel ponctuel), il y a deux jours déjà, donc, j'allais t'écrire pour te souhaiter de joyeuses Pâques et te dessiner dans la marge un lys pur et blanc comme ton âme très chère, mais le courage - ou plutôt le temps - m'a manqué à la dernière minute, au dernier moment qui est toujours celui de l'agonie, comme tu dois t'en douter. Où en étais-je ? Ah oui ! J'allais donc t'écrire, j'étais descendu au café pour ce faire puisque ma chambre, ces jours-ci, est humide comme une crypte à miracles. Je me calai dans un siège de rotin sous une chaufferette électrique (rouge, bien sûr, incandescente) qui me tenait lieu d'astre solaire - à Paris, te l'ai-je déjà dit, quand vient le soleil, c'est un soleil de fumée, gris comme une truite, avec des côtés arc-en-ciel dans les petites rues du quartier Saint-Michel - assis, je sortis mon bloc de papier par avion (pelure d'oignon, du papier à faire pleurer, du papier à lettres d'adieu ou à recettes de cuisine) et voilà que pendant que ma main allait à la recherche de ma waterman prise quelque part dans mon imperméable (je te parle de ma vieille waterman grise et bleue), voilà donc qu'elle entra et vint s'asseoir à une table voisine, en biais, sa tête se reflétant dans une glace. Elle commanda un café (à Paris, c'est toujours un expresso et on te le sert dans des tasses à poupées, enfin...), elle sortit de son sac à main, tu devines ? Un stylo et une tablette de papier... (son papier était visiblement de moins bonne qualité que celui que j'emploie, c'est justice, mais cela mérite d'être souligné, on n'est pas Canadien en vain, les papiers, les moulins, c'est notre force). Tu saisis aisément, je n'en doute pas, comme je fus frappé du ridicule et de l'incongruité de la situation ; nous étions tous les deux solitaires et, pour parler, réduits à écrire. J'ai refermé la tablette, que j'ai rouverte tout à l'heure seulement, j'ai commencé, bien sûr, par lui demander du feu, et puis si elle écrivait à son fiancé. "Non, m'a-t-elle dit, à ma mère qui est en Algérie. - Vous êtes seule à Paris?" Etc. Je te fais grâce du cafouillage. Elle s'appelle Jeannine et j'ajoute seulement que nous sommes désormais ensemble (elle avait l'avantage insigne d'habiter un appartement)et que je me cultive en sa compagnie. Je me dégrossis, ce que je voudrais bien te voir faire, et c'est là notre drame québécois: pour réussir une entreprise de dégrossissement, il faut des instruments. Les vieux jésuites phtisiques ne valent pas Jeannine qui pourrait dégrossir ce qui grossit dans tes culottes britcheuses. J'en viens donc, François, à ton problème; depuis trois lettres déjà, tu me répètes la même chose: tu ne peux plus étudier, tu ne réussis pas, tu te retrouves victime du système. Ce que, d'une part, l'on veut que tu apprennes te laisse froid, ce que, d'autre part, tu veux savoir, ils ne l'enseignent pas. Puis-je te citer mon poète préféré? Rimbaud écrivait lui-même, tu te rends compte, Rimbaud! il y a longtemps:
"Pourquoi, me disais-je, apprendre du grec, du latin ? Je ne sais. Enfin on n'a pas besoin de cela ! Que m'importe à moi que je sois reçu ? À quoi cela sert-il d'être reçu ? À rien, n'est-ce pas ? Si, pourtant ; on dit qu'on n'a une place que lorsqu'on est reçu. Moi, je ne veux pas de place ; je serai rentier. Quand même on en voudrait une, pourquoi apprendre le latin ? Personne ne parle cette langue. Quelquefois j'en vois, du latin, sur les journaux ; mais, Dieu merci, je ne serai pas journaliste.
"Pourquoi apprendre et de l'histoire et de la géographie ? On a, il est vrai, besoin de savoir que Paris est en France, mais on ne demande pas à quel degré de latitude. De l'histoire : apprendre la vie de Chinaldon, de Nakopolassar, de Darius, de Cyrus et d'Alexandre et de leurs autres compères remarquables par leurs noms diaboliques, est un supplice. Que m'importe, à moi, qu'Alexandre ait été célèbre ! Que m'importe ?.. Que sait-on si les latins ont existé ? C'est peut-être, leur latin, quelque langue forgée ; et quand même ils auraient existé, qu'ils me laissent rentier et conservent leur langue pour eux ! Quel mal leur ai-je fait pour qu'ils me flanquent au supplice ?
"Passons au grec. Cette sale langue n'est parlée par personne, personne au monde !.. Ah ! Saperlipote de saperlipopette ! sapristi ! moi, je serai rentier ; il ne fait pas si bon de s'user les culottes sur les bancs, saperlipopettouille !" Rimbaud !
Tu vois, François, comme tu es en bonne compagnie ! Je comprends très bien ce que tu ressens, nous y sommes tous à peu près passés, avec les mêmes haut-le-cœur, mais si tu lâches les cordes maintenant, tu vas perdre le traîneau, tu ne pourras pas aller à l'Université et devenir - qu'est-ce que c'était, ta dernière marotte ? découvrir le lien entre le singe et la femme ? Comment dit-on cela ? Anthropologue ? C'est con, mais c'est comme ça.
Je pense que le plus simple serait de continuer, de t'obstiner, et pour occuper le temps, je t'enverrai d'ici des livres merveilleux, dont tu ne peux soupçonner l'existence. Tu oublieras le soir la bêtise des casuistes. Tu comprends, François : endure, lis, chante, crie, mais passe à travers, sapristoche ! C'est important pour toi. Avec ton don pour la musique (ah ! ah !) tu ne voudrais tout de même pas poursuivre la carrière de chantre de papa ? Si tu quittes le collège maintenant, il ne t'arrivera rien de bon. Bien. Tout ça commence à sentir le sermon et je n'aime pas ce genre littéraire, tu le sais. Pourtant, sache bien que si je suis aujourd'hui dans d'aussi beaux draps (avec Jeannine) dans un hôtel de Paris, c'est que j'ai eu - oui - le courage d'étudier chez les mêmes curés. Un jour, toi aussi, tu leur feras payer leur arrogance ou leur paternalisme, touchant quelque pourcentage de chair sur les rives de la Seine ou de la rivière Thames.
Voilà. Tu m'excuseras. Cette lettre est plus longue que les autres et moins enjouée, peut-être. Un jour, tu te diras : c'était la plus importante de toutes. Je te fais, en mon nom et en celui de Jeannine qui t'embrasse, nos vœux printaniers, par Jésus-Christ notre Seigneur,
Jacques
P. S. : si tu es d'accord pour les bouquins, écris-moi un oui sur une carte postale, et je démarre.
La lettre la plus importante... peut-être, oui. Mais son Rimbaud a fini dans le commerce, j'y suis aussi. En bonne compagnie ! J'aurais dû l'écouter, m'y mettre, comme un forcené ; le destin veillait, lostie de baptême de destin ! qui avait décidé dans sa petite tête obtuse : Galarneau ne sera jamais ethnographe, géographe, anthropologue ou sinologue, il lira le National Geographic Magazine, s'il veut voyager.
Aussi c'était le printemps, le printemps tardif et soudain, comme un tour de rein, une dégelée que je n'oublierai pas. Après des mois de neige, le soleil, en deux jours, nous avait offert Venise, ses canaux, ses égouts, sa lagune, ses eaux. Les caves étaient transformées en baignoires, les patinoires en piscines.
Dès le dimanche - j'étais à la maison - papa, pris d'une joie d'enfant, partit entre les glaces sur le lac pousser son Wagner III et voir comment la coque avait supporté l'hiver. Le bois qui s'était desséché sous les toiles n'avait pas encore renflé, mais il vidait d'une main le bateau, de l'autre, il orientait le gouvernail. À deux cents pieds des berges, il coula soudain à pic, comme un trois-mâts au cinéma. Un naufrage rapide, le temps de faire fondre une aspirine dans un verre d'eau. Ses copains l'ont sorti de l'eau vivant, grâce à un vieux radeau monté sur barils d'huile, il était frigorifié, blanc presque bleu, il gigotait comme une anguille en gueulant. On l'a soigné au gin chaud et à la moutarde sous des couvertures de cheval, il n'a pas dessoûlé de dix jours, puis ç'a été la pneumonie.
Je ne l'ai pas revu vivant, je ne me souviens que d'un bras qu'il agitait, couvert de gerçures et de chair de poule. Au sortir de l'eau je n'avais pu lui parler, à cause de tout ce monde autour sur le quai, comme des mouches à miel. Pauvre papa ! Il était encore bon pour au moins quarante ans, baptême de printemps. Il y a des fois où je voudrais arrêter les saisons, stie. Les bloquer, leur mettre un bois aux roues, leur péter les broches. Papa avait aménagé son bateau pour être heureux, heureux comme un homosexuel en prison ; son bateau c'était lui ; au fond, l'un n'aurait pu survivre à l'autre.
C'est la veille de l'enterrement de papa, que j'ai quitté le collège, c'était un mercredi. Arthur m'attendait à la gare, on a pleuré ensemble. Jacques ne savait même pas, il n'avait pu être rejoint, il était quelque part en Espagne. Arthur n'a pas dit un mot jusqu'à la maison, nous nous sommes enfermés dans le dortoir. Maman avait fait exposer le corps dans le salon rouge, où l'odeur doucereuse des fleurs se mêlait à celle, plus subtile, des chocolats. Elle avait préféré notre maison à un salon mortuaire parce que cela lui évitait de s'habiller. Elle n'est pas venue à l'église. Aldéric nous y a amenés. C'était son fils, son fils unique, il n'allait pas l'abandonner.
Je suis entré à l'église derrière le cercueil avec une peau de pêche aux joues. Au sortir de la cérémonie, j'avais une moustache. Je ne suis plus jamais retourné en classe, j'en aurais été incapable, j'avais atteint ma jetée, plus rien dans les manuels n'aurait pu me rejoindre. Ce n'était pas une question d'intelligence, je veux dire : j'avais envie de bouger, de toucher des choses, de parler avec les gens.
Bon. Ça suffit les attendrissements, les attroupements de mots larmoyants autour de ma ball-point North-rite. Une bille dure, des mots doux. Stie. C'est de la folie.