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Jacques habite au douzième étage d'une maison appartement qui domine la ville depuis la montagne. C'est très chic, l'entrée, plein de fougères géantes, qui mène à l'ascenseur. Une maison de scripteurs, de commentateurs, de call-girls, tous des gens de spectacle. Ils soignent leur façade ; un portier en livrée veut que je passe par-derrière où se trouve l'entrée des marchandises et des livreurs. Avec mon costume de toile blanche, je n'ai pas l'allure d'un visiteur, ni la gueule du frère d'un locataire. Je n'ai aucune envie de discuter, je le fais trébucher, il ne saura jamais d'où me vient cette colère. Je monte. Les portes de l'ascenseur sont silencieuses comme des religieuses au cloître. Le corridor est à peine éclairé, je sonne, ça s'agite là-dedans.

- François !

- Ne vous dérangez pas, je voulais seulement voir.

- Tu ne crois pas ?

- Je ne crois rien, Marise. Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'accident ?

- Je ne sais pas. J'ai cru être frappée. J'ai dû m'évanouir. Alfred a insisté pour que je me rende à l'hôpital.

- En ambulance ?

- C'était mon premier tour d'ambulance.

- Pendant ce temps-là, il devait y avoir un blessé qui attendait son tour aussi, un blessé sérieux, grave, qui est peut-être mort par ta faute.

- Je pouvais pas savoir. J'ai pas pensé.

- Tu dramatises tout, François.

- Si je dramatisais, Jacques, tu serais la première victime d'un drame familial. Salut. Tu m'écriras. C'est dans tes habitudes. Adieu Marise.

- François ! Tu restes avec nous ?

- Oui, reste manger avec nous !

- Y a pas de raisons...

- Pourquoi pas ? Tu as faim, mon pauvre vieux, t'as les traits tirés, tu n'as probablement pas dormi de la nuit...

- Je n'ai pas dormi. Vous ?

- Tu as toujours eu un sens de l'humour impayable. Si dans ton livre...

- Ne parle pas de ça. Ça n'est plus de tes affaires. Je ne veux plus en entendre parler. C'est à moi.

- Qu'est-ce que tu vas faire ?

- Je vais rentrer. Là-bas, Marise a décoré la maison, c'est un peu d'elle qu'il y a sur les murs, je vais tout décrocher lentement. Je vais déshabiller Marise mur à mur, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, plus aucune assiette de faïence bleue avec ces paysages hollandais stupides. C'est beau du bleu, tu disais, c'est du ciel dans la maison, c'est de la vie sur mon corps ! Et puis les rideaux de dentelle aussi, je vais les brûler ce soir, sur la grève. Je ne sais pas ce que je vais faire, je vais jeter les tapis, je vais aller au bordel, je vais leur donner ta photo pour qu'ils passent une annonce dans le journal.

- François, ça suffit ! Marise...

- Dans trois semaines, tu en auras fait le tour, de Marise. T'es un rapide, toi, t'as de l'instruction, tu sais faire des tours de passe-passe. Va lui cuire des œufs à la coque, c'est ce qu'elle prend le matin après l'amour. Ne lui offre pas de bacon, elle en raffole, mais ça lui donne des boutons. Salut.

Secrétaire chez Merril Finch Insurance, la compagnie d'assurance automobile, Marise tapait des lettres sur papier guenille, des copies d'accords acceptés sous la table pour éviter six mois de procès devant les tribunaux. Elle couchait avec l'assistant-gérant, Maurice Riendeau, elle vivait dans des jupes de laine et des blouses de nylon, dans un monde de tapis en twist doré et de filières de métal gris. C'était tous les matins la fleur nouvelle, la rose dans le vase de cuivre, sur le coin gauche du pupitre en teakwood. C'était propre, civilisé, urbanisé.

Elle est venue chez moi, elle a accepté ma façon de vivre, elle m'aimait bien, je crois, mais le tapis mur à mur l'a reprise, comme une maladie qu'elle avait dans le sang, et puis surtout nous avions peu d'argent, et je ne sais pas bien faire l'amour, je veux dire je ne suis pas un champion comme Jacques, je n'ai pas un tempérament de charretier, je n'ai pas de gants de vison pour la caresser, je sens la patate frite, ça ne pouvait durer bien longtemps. Galarneau ! fini les illusions, tu deviens sérieux, rentre dormir, on en parlera demain, demain.

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