A

- François ! François !

- Vampire, eh ououou...

- François Galarneau !

Arthur et Jacques auront décidé de me faire sortir. Mais ils auront beau klaxonner comme des Grecs à un mariage, ils ne réussiront qu'à m'empêcher de dormir, je ne leur répondrai pas. Ils s'obstineront : j'étais toujours le dernier levé à la maison, ils me secouaient, jetaient mes couvertures par terre, me glissaient un verre d'eau dans le cou ; ils insisteront, je les connais. Quand ils s'y mettent tous les deux, c'est pour gagner. Quand ils feront assez de tapage et que je verrai qu'ils ne veulent pas abandonner et qu'ils m'empêcheront de travailler (parce que je m'étais habitué à un certain silence), j'enfilerai un pantalon, je lancerai l'échelle contre le mur, j'y monterai le cœur battant, pour les voir et parce que ce sera la première fois depuis trois semaines que je céderai à la tentation de regarder par-dessus le mur. Ils seront de l'autre côté, près du fossé debout, les bras en l'air, criant :

- François ! Regarde ce qu'Arthur t'a acheté !

- Si j'ai mis tant de temps à venir c'est que ce n'était pas facile à réparer !

- Comment es-tu ? Viens, on va faire un tour !

- J'ai même fait repeindre les ailes qui étaient touillées. Tu as quatre pneus neufs : regarde !

Ils auront racheté le restaurant ; Arthur aura certainement appris du notaire que je voulais m'en débarrasser, puis il aura confié à un mécanicien le soin de remettre mon vieil autobus en état de marche, sacré Arthur qui pense à tout, gentil comme Aldéric, qui sait quoi donner, et quand ; "Le roi du hot dog" sur quatre roues, rutilant, pimpant, resplendissant comme un char allégorique au Carnaval de Québec. Jacques montera au volant faire le zouave ; c'était donc ça, le klaxon qu'ils égosillaient.

- Tu descends ?

- Nous allons rester ensemble.

- On ne se quittera plus.

- Allez, viens ! Si tu restes sur ta clôture, il va pleuvoir...

- Fais pas le coq d'Inde !

- Il roule du cinquante à l'heure dans les côtes !

- Prends une valise, nous partons tous les trois.

- Où ça ?

- Voir maman.

- Lui apporter du chocolat.

- Des romans.

- Apporte-lui ton livre, elle sera heureuse.

- J'arrive.

Je retournerai dans la maison éteindre les lampes et la télévision, je fourrai quelques chandails dans un sac, mes jeans, des biscuits, mes cahiers.

- Je passe l'échelle de l'autre côté, aidez-moi.

Ils me prendront dans leurs bras, on s'embrassera en riant, en se donnant des coups de poing, des à-la-vie-à-la-mort, des tous pour un, un pour Galarneau, des le-roi-est-mort-vive-le-roi ! Puis nous monterons dans le restaurant en courant ; les voisins seront stupéfaits de nous voir partir en chantant, ils reconnaîtront les airs, les chansons de papa qui couvraient le lac certaines fins de jour, qui rebondissaient sur le mur de pierres de l'église, puis retournaient à l'eau.

Il y aura l'autoroute blanche, les lampadaires comme des soldats au garde-à-vous, la tête un peu penchée, parce qu'ils sont là depuis trois ans, attendant que l'on passe en hurlant. Ce sera un festin aussi : nous arrêterons l'autobus en rase campagne, dans la plaine, je me mettrai au fourneau, je leur ferai griller de la viande et des pains ; ils auront pensé à la bière, c'est certain ; nous dévorerons des saucisses assis sur le toit du restaurant, les jambes pendantes, ballantes, regardant dédaigneusement les voitures passer, se défiler parce que leurs conducteurs auront peur de ces hurluberlus qui dansent sur le porte-bagage d'un autobus démodé, sorti tout droit des années folles ou d'un musée. Puis nous reprendrons la route en lançant des serviettes de papier déchirées en confettis par les fenêtres ouvertes. La nuit viendra. À la frontière, à Rouses Point, ils fouilleront l'autobus de fond en comble, parce que nous aurons des airs de contrebandiers, de conspirateurs ; puis, quand ils comprendront, les douaniers riront avec nous, je leur offrirai des hot dogs du Québec, ils s'en lécheront les babines : ils savent ce que c'est qu'un vrai hot dog, les Américains. Nous dormirons à tour de rôle sur le plancher, nous remplaçant pour conduire, pour arriver frais et dispos à Lowell, pour que maman trouve ses vampires en bonne santé, fringants, ruants, heureux.

Nous aurons de la difficulté à trouver la maison ; ce sont de petites villes, mais les rues zigzaguent et deux ou trois fois nous aboutirons au même cul-de-sac en colimaçon ; mais un laitier généreux, debout depuis quatre heures, nous dira :

"Suivez-moi, je vous y conduis."

La maison sera vieille, en bois bien sûr, peint en blanc, volets verts ; sur le perron nous serons discrets mais, en riant, ce sera à qui sonnera le premier. Puis la porte s'ouvrira toute grande : Mrs Galarneau ? Of course, come in ! Marise ! Some visitors for you. Maman descendra l'escalier, elle venait à peine de s'endormir ; tenant sa robe de chambre d'une main, l'autre tendue vers nous, les yeux embués, ses grands cils perlés, elle rira, dira : mes grands ! qu'est-ce que vous faites ici ? Je ne vous attendais pas. Quelle surprise ! Votre père est à la pêche, il sera content de vous voir ! Elle aura vieilli, elle aura perdu la mémoire, ses cheveux noirs seront gris, ses joues creuses, ses mains plissées, mais nous lui dirons : Maman, tu n'es pas changée, tu n'as pas changé, nous avions tellement envie d'être avec toi, tous les trois ! Aldéric t'embrasse, il dit qu'il viendra l'été prochain, il doit aller à la mer, vers Cape Cod, il passera te voir, regarde comme nous sommes forts.

- Vous devez avoir faim avec ce voyage, il y a du poisson.

- J'ai un restaurant, maman.

- Toi, François ?

- Arthur et Jacques sont mes aides-cuisiniers, c'est un restaurant ambulant, viens voir.

Elle écartera le rideau de mousseline de la porte d'entrée.

- François, c'est magnifique !

- Et ce n'est pas tout. Tu sais qu'il écrit un livre ? Jacques va l'aider...

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