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Enfants, on était heureux, innocents, et puis, à trois garçons, ça faisait une ligne de hockey avec Arthur au centre, moi à l'aile gauche, Jacques à l'aile droite. C'était toujours les trois Galarneau à prendre ou à laisser. Je veux dire... on était partout bras-dessus, bras-dessous, complices contre ceux qui n'aimaient pas notre façon de vivre ou qui avaient honte de nous, à cause de papa. Les enfants du notaire avaient surnommé maman la "chauve-souris du red-light", parce qu'elle ne vivait que la nuit probablement. Nous, on a pris cela au sérieux, on s'est fait une cabane dans un vieux chêne ; c'était le quartier général des vampires : nous trois et puis deux petits Chinois, Peter et Suzan O'Mailey. Leur papa travaillait dans une imprimerie, derrière l'entrepôt de Daoust, le marchand de bois. Ils nous apportaient des papiers de toutes couleurs, on en faisait de l'argent, des billets de train, des passes, des cartes de membre.
Nous couchions tous les trois dans la même chambre, les lits prenaient toute la place, il fallait se glisser entre eux comme dans un banc d'église. C'était plus un dortoir qu'une chambre, c'était un hôtel, une arène de boxe, un terrain d'aviation sur lequel on s'écrasait comme des cf-104 en perdition. Le soir venu, maman au salon, la lumière fermée, nous lisions en cachette sous les draps avec des lampes de poche volées, piquées, raflées chez Handy Handy, à Cartierville, le samedi matin, quand Aldéric nous faisait faire un tour. Il s'y procurait des enjoliveurs pour sa Packard, des antennes, des insignes, des miroirs, des phares anti-brouillard, des tapis de caoutchouc, des fleurs de plastique, des saint-christophe d'ivoire, des négresses de plâtre, des palmiers pour la fenêtre arrière. Il nous amenait chez Robil aussi manger de la crème glacée au chocolat et aux fraises dans des cornets de biscuit brun croustillants, sucrés, secs, qui cassaient sous les dents, des cornets magic, qu'Arthur mordait toujours par le petit bout pour téter la crème fondante comme on tète une bonne bouteille de pepsi. Il se salissait à ce jeu. Aldéric se fâchait, il avait peur de maman.
Maman avait la peau rousse sous ses robes de chambre, ou rose peut-être. Elle ne portait que de longues robes de chambre de soie, de shantung de soie, pour lire au salon, mais aussi pour faire la cuisine, pour nettoyer le poisson. Et puis, elle dormait dans les mêmes robes, elle ne prenait jamais la peine de s'habiller ou de se déshabiller, elle restait nue sous la soie rouge. Si elle avait pu aller à la messe en robe de chambre, elle y serait allée peut-être, mais les convenances l'en empêchaient. Pour aller à la pharmacie chercher ses chocolats et revues, elle jetait un manteau de drap sur ses épaules, sa robe flottait dans le vent comme un foulard aux pieds. Elle nous disait souvent : "Votre maman est d'une grande famille, mes enfants, je n'ai pas besoin de m'habiller pour savoir qui je suis." Elle vivait dans ses robes rouges comme dans une boîte de bonbons de la Saint-Valentin. Elle disait aussi souvent, en nous embrassant : "Mes pauvres enfants, qu'est-ce que vous allez devenir ?" Mais elle se sauvait bien vite avant que Jacques ou Arthur ou moi puissions lui dire que nous étions bien comme ça, que nous ne voulions rien devenir, que nous étions des vampires, papa un brave capitaine gardien du Wagner III et qu'elle avait toute notre admiration puisqu'elle ne dormait jamais, veillant sur les armes tel Sir Lancelot avant la bataille.
Depuis dimanche soir, quand j'ai tant crié, Marise et moi on ne s'est pas parlé, sauf pour l'essentiel : l'argent et ce qu'il faut commander à l'épicerie. De toute manière, j'ai de moins en moins envie de vivre, même le restaurant commence à me tanner. Stie. J'ai déjà terminé un cahier. Je devrais peut-être jeter tout ça à la poubelle avec les épluchures.