Pilguez était passé chercher Andrew à 6 h 30. S'ils voulaient coincer le dénommé Frank Capetta, professeur de théologie à l'université de New York, mieux valait l'attendre en bas de chez lui avant qu'il ne parte à son travail.
Le taxi les avait déposés au croisement de la 101e Rue et d'Amsterdam Avenue. Les immeubles d'habitation aux loyers contrôlés appartenaient à la municipalité. Du haut de ses vingt étages, le numéro 826 dominait un terrain de basket et un petit parc entouré de grillages où jouaient des enfants.
Pilguez et Andrew s'étaient postés sur un banc, en face du hall d'entrée du bâtiment.
Il portait une gabardine, serrait sa sacoche sous le bras et marchait le dos voûté, comme si le poids du monde pesait sur ses épaules. Andrew reconnut immédiatement Capetta, dont il avait maintes fois regardé la photo sur un permis de conduire, en se demandant ce qu'il avait bien pu faire à cet homme pour le faire sortir de ses gonds.
Pilguez lança un regard à Andrew et celui-ci lui confirma d'un signe de tête qu'il s'agissait bien de leur homme.
Ils se levèrent, accélérèrent le pas et le rattrapèrent avant qu'il n'atteigne l'arrêt de bus. Le professeur blêmit lorsque Andrew se posta en face de lui.
– Vous n'avez rien contre un petit café avant d'aller travailler ? demanda Pilguez d'un ton qui laissait peu de place à la discussion.
– Je vais être en retard à mon cours, répondit sèchement Capetta et je n'ai aucune envie de prendre un café avec cet individu, ajouta-t-il. Laissez-moi passer où j'appelle au secours, le commissariat est à moins de cent mètres.
– Et vous leur direz quoi aux flics ? lança Pilguez. Qu'il y a quelques mois, vous avez tabassé ce monsieur avec une batte de baseball et défoncé sa voiture de collection, histoire de vous distraire pendant les fêtes ?
– Et lâche en plus ! souffla Capetta en regardant Andrew d'un air méprisant. Vous êtes venu avec votre gorille pour vous venger ?
– Merci du compliment, releva Pilguez. Au moins, vous ne niez pas les faits. Je ne suis pas son garde du corps, juste un ami. Vu la façon dont vous vous êtes comporté lors de votre dernière rencontre, vous n'allez pas lui reprocher d'être venu accompagné.
– Je ne suis pas là pour vous rendre la monnaie de votre pièce, monsieur Capetta, interrompit Andrew.
– Comment m'avez-vous retrouvé ?
Andrew tendit le portefeuille au professeur.
– Pourquoi avoir attendu tout ce temps ? demanda-t-il en récupérant ses papiers.
– Bon, on va le prendre ce petit café ? insista Pilguez, trépignant sur le trottoir.
Ils entrèrent au café Roma et prirent place à une table au fond de la salle.
– Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Capetta.
– Un café allongé, répondit Pilguez.
– Comprendre pourquoi vous m'avez agressé, enchaîna Andrew.
Pilguez sortit son stylo et son bloc-notes de sa poche et les fit glisser sur la table devant Capetta.
– Pendant que je vais me servir, je vous serais reconnaissant de bien vouloir écrire le texte suivant : « Un rôti de veau, quatre livres de pommes de terre, de l'origan, deux oignons rouges, un pot de crème à cinquante pour cent, un sachet de moutarde en poudre, deux paquets de gruyère râpé, une botte d'asperges et, ah oui, un cheese-cake. »
– Pourquoi écrirais-je cela ? demanda Capetta.
– Parce que je vous le demande poliment, répondit Pilguez en se levant.
– Et si je n'en avais pas envie ?
– Je n'ai pas particulièrement envie non plus d'aller raconter au directeur du personnel de l'université de New York à quoi l'un de ses professeurs occupe ses vacances de Noël, si vous voyez ce que je veux dire ! Allez, au boulot ! Je reviens dans un instant, vous voulez quelque chose, un thé peut-être ?
Andrew et Capetta échangèrent un regard étonné. Capetta s'exécuta et pendant qu'il recopiait les mots dictés par Pilguez, Andrew lui posa la question qui lui brûlait les lèvres.
– Que vous ai-je donc fait, monsieur Capetta ?
– Vous feignez l'ignorance ou vous êtes idiot ?
– Un peu des deux peut-être.
– Votre molosse a dit sachet ou pot de moutarde ? Je ne me souviens plus.
– Sachet, je crois.
– Vous avez détruit toute mon existence, soupira Capetta en reprenant sa dictée, cela vous suffit ou vous voulez les détails ?
Capetta releva la tête et regarda Andrew.
– Vous voulez les détails bien sûr ! J'avais deux enfants, monsieur Stilman, un petit garçon de sept ans et une fille de quatre ans et demi. Sam et Léa. La naissance de Sam entraîna des complications médicales pour ma femme. Les médecins nous avaient annoncé que nous n'aurions pas d'autre enfant. Nous souhaitions depuis toujours que Sam ait un frère ou une sœur. Paolina, mon épouse, est d'origine uruguayenne. Les enfants sont toute sa vie. Elle aussi est enseignante, en histoire, et ses élèves sont bien plus jeunes que les miens. Lorsque nous avons fini par admettre qu'il n'y avait plus d'espoir, nous avons décidé de recourir à l'adoption. Je ne vous apprends pas que ce genre d'entreprise est long et fastidieux. Certaines familles patientent des années avant de pouvoir accéder à ce rêve. Nous avions été informés que la Chine ne savait plus que faire de milliers d'enfants abandonnés. Leur loi sur le contrôle des naissances n'en autorise qu'un seul par famille. Les autorités chinoises sont très strictes. De nombreux parents n'ont pas les ressources nécessaires pour recourir à des moyens contraceptifs. Lorsqu'ils ont un deuxième enfant, incapables de payer l'amende qui leur serait infligée, ils sont parfois contraints de l'abandonner.
« Pour nombre de ces gosses, la vie se résume aux murs d'un orphelinat, à une éducation des plus sommaires, à une existence sans grand espoir. Je suis très croyant, et j'ai voulu croire que le drame qui nous touchait nous était imposé par le Seigneur, pour que nous ouvrions les yeux sur la misère des autres, pour que nous devenions les parents d'un enfant dont les siens n'avaient pas voulu. En passant par la filière chinoise, le plus légalement du monde je vous l'assure, nous avions des chances de parvenir à nos fins dans des délais plus raisonnables. Et c'est ce qui s'est produit. Nous nous sommes soumis aux enquêtes de l'administration américaine et nous avons reçu notre agrément d'adoption. Moyennant cinq mille dollars de frais de dossier que nous avons versés à l'orphelinat, ce qui je vous l'assure était une coquette somme pour nous, nous avons connu le plus grand des bonheurs, après la naissance de Sam, bien entendu. Nous sommes allés chercher Léa en Chine le 2 mai 2010. Elle avait tout juste deux ans, d'après les papiers que l'on nous a remis. Vous auriez dû voir le bonheur de Sam quand nous sommes rentrés avec sa petite sœur. Il en était dingue. Pendant un an, nous avons été la famille la plus heureuse du monde. Bien sûr, au début, l'adaptation de Léa fut difficile. Elle pleurait beaucoup, elle avait peur de tout, mais nous lui avons donné tant d'amour, tant de tendresse et de douceur, qu'au bout de quelques mois, elle nous a fait un cadeau magnifique en commençant à nous appeler papa et maman. Asseyez-vous, dit Capetta à Pilguez, c'est assez désagréable de vous sentir dans mon dos.
– Je ne voulais pas vous interrompre.
– Vous avez quand même réussi, répondit Capetta.
– Poursuivez, monsieur Capetta, insista Andrew.
– À la fin de l'automne dernier, je prenais mon autobus pour rentrer chez moi, comme chaque soir. Je m'étais installé sur la banquette du fond et, comme je le fais toujours, j'ai commencé la lecture de mon journal du matin.
« Ce soir-là, je n'ai pas besoin de vous rappeler la date, n'est-ce pas monsieur Stilman, mon attention fut attirée par un article sur un orphelinat chinois de la province du Hunan. Vos lignes étaient poignantes, monsieur Stilman, lorsque vous décriviez ces mères que l'on avait dépossédées de leur existence en leur volant ce qu'un être a de plus précieux au monde, son enfant. “Elles attendent la mort comme on guette une amie.” Ce sont vos mots. Je n'ai pas la larme facile, mais j'ai pleuré en lisant vos lignes, monsieur Stilman, j'ai pleuré en refermant le journal et j'ai continué de pleurer en m'endormant le soir après avoir embrassé ma fille.
« J'ai tout de suite supposé qu'elle faisait partie de ces enfants volés. Tout concordait, les dates, le lieu, la somme versée à l'orphelinat. Je le savais de tout mon être, mais, pendant des semaines, j'ai préféré fermer les yeux. La foi, lorsqu'elle est sincère, vous oblige au respect de votre propre humanité. Nous sommes responsables devant Dieu de cette parcelle d'humanité qu'Il nous confie en nous offrant la vie. Il suffit d'une seconde d'abandon, de lâcheté, de cruauté, pour perdre à tout jamais notre dignité. Certains croyants redoutent les ténèbres de l'Enfer, moi qui enseigne la théologie, cela me fait toujours sourire. L'Enfer se trouve bien plus près de nous, il nous ouvre ses portes sur terre lorsque l'on perd sa raison d'être un homme. Ces pensées m'ont hanté jour et nuit. Comment se faire complice, même passif d'une telle abomination ? Comment continuer d'entendre Léa nous appeler papa et maman, quand je savais que quelque part, dans une autre maison, ses vrais parents criaient son prénom dans le désespoir de son absence. Nous voulions donner tout notre amour à une petite fille dont les parents n'avaient pas voulu, pas devenir les receleurs d'une enfant volée.
« Rongé par la culpabilité, j'ai fini par tout dire à ma femme. Paolina ne voulait rien entendre. Léa était sa fille, aussi fortement qu'elle était devenue la mienne, Léa était notre enfant. Ici, elle aurait une vie meilleure, une éducation, un avenir. Là-bas ses parents ne pourraient pas subvenir à ses besoins, au bon maintien de sa santé. Je me souviens d'une terrible dispute entre Paolina et moi. Je lui reprochais sa logique. À l'entendre, il aurait été juste de confisquer tous les enfants des pauvres ! Je lui ai dit que ses propos étaient indignes, qu'elle n'avait pas le droit de penser ainsi. Je l'ai profondément blessée et la discussion au sujet de Léa s'est refermée à jamais.
« Pendant que Paolina s'efforçait de mener une vie normale, j'entreprenais chaque jour des recherches. Mes quelques collègues chinois à la faculté admiraient ma démarche et me prêtèrent main-forte. De courrier en courrier, de relation en relation, les informations me parvenaient. Bientôt j'ai dû me rendre à l'évidence. Léa avait été arrachée à ses parents lorsqu'elle avait quinze mois. Vous connaissez les faits aussi bien que moi, en août 2009, une brigade de policiers corrompus avait fait irruption dans plusieurs petits villages de cette province et kidnappé des enfants en bas âge. Léa jouait devant sa maison quand ils sont arrivés. Les policiers l'ont enlevée sous les yeux de sa mère qu'ils ont rouée de coups alors qu'elle se battait pour protéger son enfant.
« Je dois beaucoup à un très cher collègue qui dirige le département des langues orientales à l'université, William Huang, il jouit de relations précieuses dans son pays où il se rend fréquemment. Je lui ai remis une photo de Léa. Il lui a suffi d'un voyage pour me rapporter la terrible nouvelle. La police des polices dépêchée par Pékin pour arrêter les ordures responsables de ce trafic avait retrouvé les parents légitimes de Léa. Ils habitent dans un petit hameau, à cent cinquante kilomètres de l'orphelinat.
« Au début du mois de décembre dernier, Sam est parti avec sa mère en Uruguay rendre visite à ses grands-parents pendant une petite semaine. Il était convenu que je resterais seul avec Léa. Ma décision était prise depuis le retour de mon confrère, depuis que la vérité ne souffrait plus aucun doute. J'avais alors commencé à organiser la plus terrible des choses que j'ai dû entreprendre dans ma vie.
« Le lendemain du départ de ma femme et de notre fils, Léa et moi avons pris l'avion. Compte tenu des origines de ma fille, et de mes intentions, j'avais obtenu nos visas sans difficulté. Un guide officiel nous attendait à l'aéroport de Beijing, il a pris l'avion avec nous jusqu'à Changsha et nous a ensuite conduits au hameau.
« Vous n'imaginez pas, monsieur Stilman, ce que j'ai vécu pendant les vingt-cinq heures qu'ont duré ce voyage. Cent fois j'ai voulu faire demi-tour. Quand Léa me souriait, émerveillée de voir des dessins animés défiler sur le petit écran au dos du fauteuil qui se trouvait devant elle, quand elle m'appelait papa et me demandait où nous allions. Alors que l'avion descendait, je lui ai confié la vérité, presque la vérité. Je lui ai dit que nous allions visiter le pays où elle était née, et j'ai vu dans son regard d'enfant se mélanger étonnement et joie.
« Et puis nous sommes arrivés dans son village. Nous étions bien loin de New York, les rues étaient en terre battue, l'électricité rare dans les maisons construites en pierre sèche. Léa s'étonnait de tout, m'agrippait la main et poussait des cris de joie. À quatre ans, le monde est merveilleux quand on le découvre, n'est-ce pas ?
« Nous avons frappé à la porte d'une petite ferme, c'est un homme qui nous a ouvert. Lorsqu'il a découvert Léa, il est resté sans voix, nos regards se sont croisés, il a compris pourquoi nous étions là. Ces yeux se sont emplis de larmes, les miens aussi. Léa le regardait en se demandant qui pouvait être ce bonhomme qu'une petite fille faisait pleurer. Il s'est retourné et a crié le nom de sa femme. Lorsque j'ai vu apparaître son épouse, l'ultime espoir que je nourrissais s'est évanoui en un instant. La ressemblance était saisissante. Léa est le portrait craché de sa vraie mère. Avez-vous contemplé la nature lorsqu'elle renaît au printemps, monsieur Stilman ? On en viendrait à douter que l'hiver ait jamais existé. Le visage de cette femme fut la plus bouleversante vision de ma vie. Elle s'est agenouillée devant Léa, tremblante de tout son être, lui a tendu la main, et les forces les plus indestructibles de la vie ont repris leurs droits. Léa, sans aucune peur, sans la moindre hésitation, a fait un pas vers elle. Elle a posé sa main sur le visage de sa mère, a caressé sa joue comme si elle cherchait à reconnaître les traits de celle qui l'avait mise au monde, et puis elle a passé ses bras autour de son cou.
« Cette femme, si frêle, a soulevé ma petite fille de terre et l'a serrée contre elle. Elle pleurait et la couvrait de baisers. Son mari s'est approché et, à son tour, il les a toutes les deux serrées dans ses bras.
« Je suis resté sept jours avec eux, sept jours au cours desquels Léa a eu deux pères auprès d'elle. Durant cette si courte semaine, je lui ai appris petit à petit qu'elle était revenue dans sa maison, que sa vie se trouvait ici. Je lui ai promis que nous reviendrions la voir, qu'un jour elle retraverserait les océans pour nous rendre visite... c'était un pieux mensonge, mais je n'avais pas la force de faire autrement, je n'avais plus aucune force.
« Le guide qui nous servait d'interprète comprenait ce que j'éprouvais, nous parlions beaucoup tous les deux. Le sixième soir, alors que je pleurais dans l'obscurité, le père de Léa s'est approché de ma couche et m'a invité à le suivre. Nous sommes sortis, il faisait froid, il m'a passé une couverture sur les épaules, puis nous nous sommes assis sur le perron et il m'a tendu une cigarette. Je ne fume pas, mais, ce soir-là, j'ai accepté. J'espérais que la brûlure du tabac me ferait oublier la douleur qui m'étreignait. Le lendemain, nous sommes convenus avec le guide de repartir en début d'après-midi, pendant que Léa ferait sa sieste. Lui dire adieu m'était impossible.
« Après le déjeuner, je l'ai couchée, pour la dernière fois, je lui ai dit des mots d'amour, que je partais en voyage, qu'elle serait très heureuse et qu'un jour, nous nous reverrions. Elle s'est endormie dans mes bras, j'ai posé un baiser sur son front, respiré une dernière fois son odeur pour m'en imprégner jusqu'à la fin de mes jours. Et puis je suis parti.
John Capetta sortit un mouchoir de sa poche, s'essuya les yeux, le replia et inspira profondément avant de poursuivre son récit.
– En quittant New York, j'avais laissé une longue lettre à Paolina où je lui expliquais ma démarche, ce que j'avais dû faire seul puisque nous n'avions pas trouvé la force de l'accomplir ensemble. Je lui avais écrit qu'avec le temps nous surmonterions cette terrible épreuve. Je lui demandais pardon, la suppliais de penser à l'avenir qui nous attendait si je n'avais pas agi ainsi. Aurions-nous pu regarder grandir notre enfant, en redoutant le moment où elle apprendrait la vérité ? Un enfant adopté finit toujours par ressentir le besoin de faire la lumière sur ses origines. Ceux qui ne le peuvent pas en souffrent toute leur existence. On n'y peut rien, c'est dans la nature de l'homme. Mais que lui dire alors ? Que nous savions depuis toujours où se trouvaient ses vrais parents ? Que nous nous étions rendus complices involontaires de son enlèvement ? Que notre seule excuse était de l'avoir aimée ? Nous aurions mérité qu'elle nous renie et il aurait été trop tard pour qu'elle renoue un lien avec sa vraie famille.
« J'ai écrit à ma femme que nous n'avions pas adopté une enfant pour que, adulte, elle redevienne orpheline.
« Ma femme a aimé notre fille comme la sienne. L'amour ne naît pas d'une communauté de gènes. Elles ne se sont quittées qu'une fois, lorsque Paolina est partie avec Sam en Uruguay.
« Vous devez penser que je suis un monstre de les avoir séparées ainsi. Seulement voilà, monsieur Stilman, lorsque Léa est arrivée dans notre maison, elle ne cessait de répéter un mot que nous prenions pour un babillement de bébé. « Niang » toute la journée, elle criait, niang, niang, niang, en regardant la porte. Lorsque, plus tard, j'ai demandé à mon collègue si cela signifiait quelque chose, il m'a répondu d'un air désolé qu'en chinois, niang signifie maman. Léa a appelé sa mère pendant des semaines, sans que nous l'entendions.
« Nous avons vécu deux ans avec elle, quand elle en aura sept ou huit, peut-être moins, elle nous aura effacés de sa mémoire. Moi, si je devais vivre cent ans, je verrais encore son visage. Jusqu'au dernier instant, j'entendrai ses rires, ses cris d'enfant, je sentirai le parfum de ses joues rondes. On n'oublie jamais son enfant, quand bien même il n'était pas tout à fait le vôtre.
« Lorsque je suis rentré chez nous, j'ai trouvé l'appartement vide. Paolina n'avait laissé que notre lit, la table de la cuisine et une chaise. Il ne restait pas un seul jouet dans la chambre de Sam. Et sur la table de cuisine, à l'endroit où j'avais déposé cette lettre dans laquelle je la suppliais de me pardonner un jour, elle avait simplement marqué un mot à l'encre rouge « Jamais ».
« Je ne sais pas où ils sont, si elle a quitté les États-Unis, si elle a emmené mon fils en Uruguay, ou si elle a simplement changé de ville.
Les trois hommes restèrent un instant silencieux.
– Vous ne vous êtes pas rendu à la police ? demanda Pilguez.
– Pour leur dire quoi ? Que j'avais enlevé notre fille, que ma femme m'avait rendu la pareille en s'enfuyant avec notre fils ? Pour qu'on la traque ? Qu'on l'arrête, que les services sociaux placent Sam dans une famille d'accueil le temps qu'un juge démêle notre histoire et décide de son destin ? Non, je ne l'ai pas fait, nous avons eu notre lot de souffrances. Vous voyez, monsieur Stilman, le désespoir se transforme parfois en colère. J'ai détruit votre voiture, vous, ma famille et ma vie.
– Je suis sincèrement désolé, monsieur Capetta.
– Vous l'êtes maintenant, parce que vous compatissez à ma douleur, mais, demain matin, vous vous direz que ce n'est pas votre faute, que vous avez fait votre métier, et que vous êtes fier de l'exercer. Vous avez rapporté la vérité, je vous l'accorde, mais je voudrais vous poser une question, monsieur Stilman.
– Toutes celles que vous voudrez.
– Dans vos colonnes, vous écriviez que cinq cents familles américaines, peut-être même mille, avaient été en toute innocence mêlées à ce trafic d'enfants. Avez-vous réfléchi un seul instant au drame dans lequel vous alliez les plonger avant de publier votre article ?
Andrew baissa les yeux.
– C'est bien ce que je pensais, soupira Capetta.
Puis il tendit à Pilguez les mots qu'il lui avait ordonné de griffonner.
– Voici votre dictée idiote.
Pilguez prit la feuille de papier, sortit de sa poche les copies des trois lettres qu'Andrew avait récupérées auprès de la sécurité du journal et les posa sur la table.
– Ça ne colle pas, dit-il, ce n'est pas la même écriture.
– De quoi parlez-vous ? demanda Capetta.
– M. Stilman a reçu des lettres de menaces de mort, je voulais m'assurer que vous n'étiez pas l'auteur de l'une d'entre elles.
– C'est pour cela que vous êtes venus ?
– Entre autres, oui.
– Dans ce parking, je voulais me venger, mais je n'en ai pas été capable.
Capetta prit les lettres et parcourut la première.
– Je ne pourrais jamais tuer quelqu'un, dit-il en reposant la feuille de papier.
Il blêmit, en saisissant la deuxième.
– Vous avez conservé l'enveloppe qui contenait cette lettre ? demanda-t-il d'une voix tremblante.
– Oui, pourquoi ? interrogea Andrew.
– Je pourrais la voir ?
– Répondez d'abord à la question qu'on vous a posée, intervint Pilguez.
– Je connais bien cette écriture, murmura Capetta. C'est celle de ma femme. Vous souvenez-vous si l'affranchissement provenait de l'étranger ? Un timbre de l'Uruguay ça se remarque je suppose ?
– Je le vérifierai dès demain, répondit Andrew.
– Je vous remercie, monsieur Stilman, c'est important pour moi.
Pilguez et Andrew se levèrent et saluèrent le professeur de théologie. Alors qu'ils se dirigeaient tous trois vers la sortie, Capetta interpella Andrew.
– Monsieur Stilman, tout à l'heure je vous ai dit être incapable de tuer quelqu'un.
– Vous avez changé d'avis ? demanda Pilguez.
– Non, mais après ce qui s'est passé, je n'en dirais pas autant de Paolina. À votre place, je ne prendrais pas ses menaces à la légère.
*
Pilguez et Andrew s'étaient engouffrés dans le métro. À cette heure de la journée, c'était le moyen le plus rapide de rejoindre son bureau.
– Je dois reconnaître que vous êtes doué pour vous attirer la sympathie des gens, mon vieux.
– Pourquoi ne lui avez-vous pas dit que vous étiez flic ?
– Face à un policier il aurait invoqué son droit au silence et exigé la présence de son avocat. Croyez-moi, il valait mieux qu'il me prenne pour votre gorille, même si ce n'est pas très flatteur.
– Mais vous êtes à la retraite, non ?
– Oui, c'est exact. Que voulez-vous, je n'arrive pas à m'y faire.
– Cette dictée pour comparer les écritures, je n'y aurais pas songé.
– Qu'est-ce que vous croyez, Stilman, que le métier de flic s'improvise sur un coin de table ?
– Le texte en revanche était totalement débile.
– J'ai promis aux amis qui m'hébergent de cuisiner pour eux ce soir. Le texte débile, comme vous le dites, c'est la liste des courses que je dois faire. Je craignais d'oublier quelque chose. Pas si débile que ça, hein, monsieur le journaliste. Il était bouleversant ce Capetta. Ça vous arrive parfois de réfléchir aux conséquences de ce que vous publiez sur la vie des gens ?
– Vous n'avez jamais commis d'erreur au cours de votre longue carrière inspecteur ? Vous n'avez jamais brisé la vie d'un innocent pour aller au bout de vos certitudes, pour résoudre coûte que coûte une enquête ?
– Figurez-vous que si. Ouvrir ou fermer les yeux, dans le métier que j'exerçais, était un dilemme quotidien. Envoyer un petit délinquant derrière les barreaux, avec tout ce qui s'ensuit, ou passer l'éponge, rédiger un rapport à charge ou faire le contraire en fonction des circonstances. Chaque délit est un cas particulier. Chaque délinquant a son histoire. À certains, on rêverait de mettre une balle dans la tête, à d'autres on aurait envie d'offrir une seconde chance ; mais je n'étais qu'un flic, pas un juge.
– Et vous avez souvent fermé les yeux ?
– Vous êtes arrivé, monsieur Stilman, vous allez rater votre station.
Le métro ralentit et s'arrêta. Andrew serra la main de l'inspecteur et descendit sur le quai.