Le jour suivant, Andrew trouva un nouveau message de Marisa en arrivant au bureau. Il la rappela sans attendre.
– J'ai peut-être une solution, annonça-t-elle. Mon petit ami est d'accord pour suivre la piste d'Ortega. Il est au chômage, gagner un peu d'argent ne lui ferait pas de mal.
– Combien ? demanda Andrew.
– Cinq cents dollars pour la semaine, plus les frais bien sûr.
– C'est une somme, soupira Andrew, je ne suis pas certain que la direction du journal accepte.
– Cinq journées à dix heures par jour, cela fait à peine dix dollars de l'heure, c'est tout juste ce que vous payez une femme de ménage pour nettoyer vos banques à New York. Ce n'est pas parce que nous ne sommes pas américains qu'il faut nous traiter avec moins d'égards.
– Je n'ai jamais pensé cela, Marisa. La presse se porte mal, les budgets sont serrés et cette enquête a déjà coûté beaucoup trop cher aux yeux de mes employeurs.
– Antonio pourrait partir dès demain, s'il se rend à Córdoba en voiture, cela économisera le prix du billet d'avion. Quant au logement, il se débrouillera, il a de la famille au bord du lac San Roque, c'est dans la région. Vous n'aurez à payer que son salaire, l'essence et la nourriture. À vous de voir. Maintenant, s'il trouve un travail ce ne sera plus possible...
Andrew réfléchit au petit chantage que lui faisait Marisa, il sourit et décida de lui donner son feu vert. Il nota sur une feuille les coordonnées qu'elle lui communiqua et promit de faire un virement le jour même.
– Dès que je reçois l'argent, Antonio prendra la route. Nous vous appellerons chaque soir pour vous tenir au courant.
– Vous l'accompagnez ?
– En voiture, ça ne coûtera pas plus cher, répondit Marisa, et, à deux, nous attirerons moins l'attention, nous aurons l'air d'un couple en vacances, c'est très beau le lac San Roque.
– Je croyais que votre employeur refuserait de vous accorder quelques jours de congé ?
– Vous ne savez pas ce dont mon sourire est capable, monsieur Stilman.
– Je n'ai pas l'intention de vous offrir une petite semaine de vacances aux frais de la princesse.
– Qui oserait parler de vacances quand il s'agit de traquer un ancien criminel de guerre ?
– La prochaine fois que je demanderai une augmentation, je ferai peut-être appel à vous, Marisa. J'attends impatiemment de vos nouvelles.
– À très bientôt, monsieur Stilman, répondit-elle avant de raccrocher.
Andrew retroussa ses manches, se préparant à affronter Olivia Stern au sujet de ces dépenses supplémentaires. Il se ravisa en chemin. Cet arrangement avec Marisa n'avait pas eu lieu dans sa précédente existence, les résultats restaient incertains. Il choisit d'avancer le coût de cette expédition sur ses propres deniers. S'il obtenait des informations intéressantes, il lui serait plus facile de demander une rallonge, dans le cas contraire, il éviterait de passer pour un employé dispendieux.
Il quitta son bureau pour se rendre à un guichet de la Western Union d'où il effectua un transfert de sept cents dollars. Cinq cents pour le salaire d'Antonio et deux cents d'avance pour les frais. Puis, il appela Valérie pour lui dire qu'il rentrerait tôt.
En milieu d'après-midi, il sentit un nouveau malaise le guetter, il était en sueur, grelottait, des picotements parcouraient ses membres et une douleur sourde avait ressurgi dans le bas de son dos, plus forte qu'à la précédente crise. Un sifflement strident meurtrissait ses tympans.
Andrew partit aux toilettes pour se passer de l'eau sur le visage, il trouva Olson penché sur le lavabo, le nez dans un rail de poudre.
Olson sursauta.
– J'étais sûr d'avoir fermé le verrou.
– C'est raté mon vieux, si ça peut te rassurer, je ne suis pas plus surpris que ça.
– Putain, Stilman, si tu dis quoi que ce soit, je suis grillé. Je ne peux pas perdre mon travail, je t'en supplie, ne fais pas le con.
Faire le con était bien la dernière chose dont Andrew avait envie alors qu'il sentait ses jambes se dérober sous lui.
– Je ne me sens pas très bien, gémit-il en prenant appui sur le la vasque.
Freddie Olson l'aida à s'asseoir sur le sol.
– Ça ne va pas ?
– Comme tu vois, je suis au mieux de ma forme. Ferme ce loquet, ça ferait plutôt mauvais genre si quelqu'un entrait maintenant.
Freddie se précipita sur la porte et la verrouilla.
– Qu'est-ce qui t'arrive, Stilman ? Ce n'est pas la première fois que tu fais ce genre de malaise, tu devrais peut-être consulter un médecin.
– Tu as le nez plus enfariné que si tu étais boulanger, c'est toi qui devrais aller te faire soigner. T'es un camé, Freddy. Tu finiras par te griller les neurones avec cette saloperie. Ça dure depuis combien de temps ?
– Qu'est-ce que tu en as à foutre de ma santé ? Dis-moi la vérité, Stilman, tu as l'intention de me balancer ? Je te supplie de ne pas le faire. C'est vrai, on a eu des mots, toi et moi, mais tu sais mieux que personne que je ne suis pas une menace pour ta carrière. Qu'est-ce que tu gagnerais à ce que je sois viré ?
Andrew eut l'impression que son malaise passait ; il récupérait la sensation de ses membres, sa vision redevenait plus claire et une douce tiédeur l'envahit.
Une phrase de Pilguez lui revint soudain en mémoire : « Débusquer un criminel sans comprendre ses motivations, ce n'est que la moitié du travail accompli. » Il s'efforça de se concentrer du mieux qu'il le pouvait. Avait-il par le passé surpris Olson le nez dans la cocaïne ? Ce dernier s'était-il senti menacé par lui ? Il était possible que quelqu'un d'autre ait vendu la mèche, et Olson, convaincu que la balance ne pouvait être que lui, avait décidé de se venger. Andrew réfléchissait à la façon de démasquer Freddy, de découvrir ce qui l'avait incité à acheter une collection d'écarteurs auprès d'un armurier et pour quel usage.
– Tu m'aides à me relever ? demanda-t-il à Olson.
Ce dernier le regarda, l'air menaçant. Il glissa sa main dans sa poche, Andrew crut discerner la pointe d'un tournevis ou d'un poinçon.
– Jure-moi d'abord que tu vas la fermer.
– Ne fais pas le con, Olson. Tu l'as dit toi-même, qu'est-ce que j'y gagnerais à part avoir mauvaise conscience ? Ce que tu fais de ta vie ne regarde que toi.
Olson tendit la main à Andrew.
– Je t'ai mal jugé, Stilman, tu es peut-être un type bien en fait.
– C'est bon, Freddy, épargne-moi ton numéro de fayot, je ne dirai rien, tu as ma parole.
Andrew se passa le visage sous l'eau. Le distributeur de serviettes était toujours bloqué. Il ressortit des sanitaires, Olson lui emboîta le pas et ils tombèrent nez à nez avec leur rédactrice en chef qui attendait dans le couloir.
– Vous conspiriez ou quelque chose m'échappe en ce qui vous concerne ? questionna Olivia Stern en les regardant tour à tour.
– Qu'est-ce que vous allez imaginer ? répliqua Andrew.
– Vous êtes enfermés depuis un quart d'heure dans des toilettes de neuf mètres carrés, que voulez-vous que j'imagine ?
– Andrew nous a fait un petit malaise. Je suis allé voir si tout allait bien, et je l'ai trouvé allongé sur le carrelage. Je suis resté avec lui le temps qu'il reprenne ses esprits. Mais tout est rentré dans l'ordre maintenant, n'est-ce pas Stilman ?
– Vous avez encore fait un malaise ? s'inquiéta Olivia.
– Rien de grave, soyez tranquille, ces fichues douleurs dans le dos sont parfois si fortes qu'elles me terrassent littéralement.
– Allez consulter un médecin, Andrew, c'est la deuxième fois que cela se produit au journal et j'imagine qu'il y a dû en avoir d'autres. C'est un ordre, je ne veux pas avoir à vous faire rapatrier d'Argentine pour une stupide histoire de lumbago négligé, c'est bien compris ?
– Oui, chef, répondit Andrew d'un ton volontairement impertinent.
Arrivé à son poste de travail, Andrew se retourna vers Olson.
– Tu ne manques pas d'air de me mettre ça sur le dos.
– Qu'est-ce que tu voulais que je lui dise, qu'on était en train de se bécoter dans les toilettes ? répondit Freddy.
– Suis-moi avant que je t'en colle une, j'ai à te parler, et pas ici.
Andrew entraîna Freddy à la cafétéria.
– Qu'est-ce que tu fichais chez un armurier ?
– J'allais acheter des côtelettes... Qu'est-ce que ça peut bien te faire, tu me surveilles maintenant ?
Andrew chercha comment répondre à son collègue sans lui mettre la puce à l'oreille.
– Tu sniffes de la coke à longueur de journée et tu vas chez un armurier... Si tu as des dettes, j'aimerais mieux le savoir avant que tes dealers viennent faire un carnage au journal.
– Sois tranquille, Stilman, ma visite chez cet armurier n'a rien à voir avec ça. J'y suis allé dans le cadre de mon travail.
– Il va falloir que tu m'en dises un peu plus !
Olson hésita un instant et se résigna à se confier à Andrew.
– D'accord, je t'ai dit que j'enquêtais sur les trois meurtres qui ont été commis à l'arme blanche. Moi aussi j'ai mes réseaux. Je suis allé voir un copain flic qui s'était procuré les rapports du médecin légiste. Les trois victimes n'ont pas été frappées par la lame d'un couteau, plutôt par un objet pointu comme une aiguille qui laisse dans son sillage des traces d'incisions irrégulières.
– Un pic à glace ?
– Non, justement, en se retirant, l'arme a provoqué chaque fois des dégâts trop importants pour une simple aiguille, aussi longue soit-elle. Le légiste envisageait une sorte d'hameçon. Le problème, c'est qu'avec un hameçon, pour que les blessures internes remontent vers l'estomac, il aurait fallu que les coups aient été portés de côté. Quand j'étais gosse, j'accompagnais mon père à la chasse. Il travaillait à l'ancienne, comme les trappeurs. Je ne vais pas te raconter mon enfance, mais j'ai pensé à un truc que mon paternel utilisait pour dépecer les cerfs. Je me suis demandé si ce genre d'instrument se vendait encore, et je suis allé vérifier ça auprès d'un armurier. Ta curiosité est satisfaite Stilman ?
– Tu crois vraiment qu'un tueur en série sévit dans les rues de Manhattan ?
– Dur comme fer.
– Et le journal t'a mis sur ce coup foireux ?
– Olivia veut que nous soyons les premiers à publier ce scoop.
– Si on était les seconds, ce ne serait plus vraiment un scoop, non ? Pourquoi tous ces bobards, Olson. Olivia ne t'a confié aucune enquête sur un quelconque tueur en série.
Freddy lança un regard noir à Stilman et envoya valdinguer sa tasse de café.
– Tu me fais chier Andrew avec tes grands airs. T'es flic ou journaliste ? Je sais que tu veux ma peau, mais je peux t'assurer que je ne me laisserai pas faire, je vais me défendre, par tous les moyens.
– Tu devrais peut-être aller te détendre les narines Olson. Pour quelqu'un qui ne veut pas attirer l'attention, c'est pas très malin d'envoyer valser ta tasse au milieu de la cafétéria ; tout le monde te regarde.
– Je les emmerde tous, je me protège, c'est tout.
– Mais de quoi tu parles ?
– Tu vis dans quel monde, Stilman ? Tu ne vois pas ce qui se prépare au journal ? Ils vont virer la moitié du personnel, tu es le seul à l'ignorer ou quoi ? Bien sûr, toi tu ne te sens pas menacé. Quand on est le petit protégé de la rédactrice en chef, on n'a rien à craindre pour son job, mais moi, je n'ai pas ses faveurs, alors je me bats comme je peux.
– Là, Freddy, tu m'as perdu en chemin.
– Fais-toi plus bête que tu ne l'es. Ton papier sur l'orphelinat chinois a fait un tabac, on te confie aussitôt une enquête en Argentine. Ils t'ont à la bonne là-haut. Mais moi, je n'ai rien publié de remarquable depuis des mois. Je suis obligé d'assurer les permanences de nuit en priant le ciel pour qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Tu crois que ça m'amuse de dormir sous mon bureau, de passer mes week-ends ici pour essayer de sauver mon job ? Si je perds mon travail, je perds tout, je n'ai que ce boulot dans ma vie. Ça t'arrive de faire des cauchemars la nuit ? Bien sûr que non, pourquoi en ferais-tu ? Moi, je me réveille en sueur, dans un bureau miteux au fin fond d'une province. Je me retrouve à travailler pour la feuille de chou du coin et, sur le mur de mon bureau crasseux, je rêve au temps de ma splendeur en regardant la une jaunie d'une édition du New York Times. Et puis le téléphone sonne, on m'annonce que je dois me précipiter à l'épicerie, parce qu'un chien s'est fait écraser. Je fais ce putain de cauchemar toutes les nuits. Alors oui, Stilman, Olivia ne m'a confié aucune enquête, elle ne me confie plus rien depuis que tu es devenu son protégé. Je travaille en solo. Si j'ai une chance d'être le seul à avoir identifié un tueur en série, une chance infime d'être sur un scoop, j'irai rendre visite à tous les armuriers de New York, du New Jersey et du Connecticut pour ne pas la laisser passer, que ça te plaise ou non.
Andrew observa son collègue, ses mains tremblaient, sa respiration était saccadée.
– Je suis désolé. Si je peux te donner un coup de main dans ton enquête, je le ferai avec plaisir.
– Bien sûr, du haut de sa grandeur, M. Stilman compatit. Va te faire foutre !
Olson se leva et quitta la cafétéria sans se retourner.
*
La conversation avec Olson occupa l'esprit d'Andrew le restant de sa journée. Être au courant de la situation dans laquelle se trouvait son collègue, le faisait se sentir moins seul. Le soir, en dînant avec Valérie, il lui fit part du désespoir de Freddy.
– Tu devrais l'aider, dit Valérie, travailler à ses côtés, au lieu de lui tourner le dos.
– C'est la géographie des bureaux qui veut ça.
– Ne fais pas l'idiot, tu m'as très bien comprise.
– Ma vie est déjà suffisamment perturbée par mon enquête, si je dois me mettre à suivre un tueur imaginaire, je ne vais plus m'en sortir.
– Je ne te parlais pas de ça, mais de sa descente aux enfers avec la cocaïne.
– Ce taré est allé s'acheter des élévateurs pour jouer au médecin légiste. Il pense que c'est l'arme qu'utilise son serial killer.
– C'est assez radical, je dois l'avouer.
– Qu'est-ce que tu en sais ?
– C'est un instrument chirurgical, je peux t'en rapporter un demain soir du bloc opératoire si tu veux, répondit Valérie, un sourire en coin.
Cette petite remarque laissa Andrew pensif, et il y songeait encore au moment de s'endormir.
*
Andrew s'éveilla alors que le jour se levait. Courir le long de la rivière Hudson lui manquait. Il avait de bonnes raisons de ne plus s'y rendre depuis sa réincarnation, mais, à bien y réfléchir, il se dit que le 9 juillet était encore loin. Valérie dormait profondément. Il quitta le lit sans un bruit, enfila sa tenue de jogging et sortit de l'appartement. Le West Village était d'un calme absolu. Andrew descendit Charles Street à petites foulées. Il accéléra le pas au bas de la rue et réussit pour la première fois de sa vie à traverser les huit voies du West End Highway avant que le second feu de circulation ne passe au vert.
Ravi de son exploit, il s'engagea dans l'allée de River Park, tout à sa joie de reprendre son entraînement matinal.
Il interrompit sa course un instant pour regarder s'éteindre les lumières d'Hoboken. Il adorait ce spectacle qui lui rappelait son enfance. Quand il vivait à Poughkeepsie, son père venait le chercher tôt dans sa chambre le samedi matin. Ils petit-déjeunaient tous deux dans la cuisine, puis, son père l'installait au volant avant de pousser la Datsun dans l'allée pour ne pas réveiller sa mère. Dieu que ses parents lui manquaient, pensa-t-il. Une fois dans la rue, Andrew, qui avait appris la manœuvre, enclenchait la seconde, relâchait la pédale d'embrayage guettant les toussotements du moteur et donnait un petit coup d'accélérateur. Son père, pour lui apprendre à conduire, lui faisait traverser le Hudson Bridge, puis ils bifurquaient sur Oaks Road et se garaient le long de la rivière. Depuis leur point d'observation, ils guettaient le moment où les lumières de Poughkeepsie s'éteindraient. Et chaque fois, le père d'Andrew applaudissait ce moment comme on salue la fin d'un feu d'artifice.
Et tandis que les lumières de Jersey City s'éteignaient elles aussi, Andrew délaissa ses souvenirs pour reprendre sa course.
Soudain, il se retourna et reconnut au loin une silhouette familière. Il plissa les yeux, Freddy Olson, la main droite dissimulée dans la poche centrale de son sweat-shirt se rapprochait de lui. Andrew sentit aussitôt le danger qui le guettait. Il aurait pu songer à affronter Freddy, ou à le raisonner, mais il savait que ce dernier réussirait à le frapper mortellement avant qu'il n'ait pu tenter la moindre esquive. Andrew se mit à courir à toute vitesse. Pris de panique, il se retourna à nouveau pour évaluer la distance qui le séparait d'Olson, il gagnait de plus en plus de terrain et Andrew avait beau user de toutes ses forces, il n'arrivait pas à le semer. Olson avait dû se mettre une bonne dose dans le nez ; comment lutter contre quelqu'un qui se dope du matin au soir ? Andrew aperçut devant lui un petit groupe de joggeurs. S'il arrivait à les rejoindre il serait sauvé. Freddy renoncerait à l'agresser. Une cinquantaine de mètres le séparaient d'eux, les rattraper appartenait encore au domaine du possible, aussi essoufflé fût-il. Il supplia le bon Dieu de lui donner les ressources nécessaires. Nous n'étions pas le 9 juillet, il avait une mission à accomplir en Argentine, tant de choses à dire à Valérie, il ne voulait pas mourir aujourd'hui, pas encore, pas à nouveau. Les joggeurs n'étaient plus qu'à une vingtaine de mètres, mais il sentit la présence de Freddy approcher.
« Encore un effort, je t'en supplie, se dit-il à lui-même, fonce, fonce bon sang. »
Il voulut appeler à l'aide, mais l'air lui manquait pour crier au secours.
Et, soudain, il sentit une terrible morsure lui déchirer le bas du dos. Andrew hurla de douleur. Parmi les joggeurs qui le précédaient, une femme entendit son cri, elle se retourna et le regarda. Le cœur d'Andrew cessa de battre lorsqu'il découvrit le visage de Valérie qui souriait, paisible, en le regardant mourir. Il s'effondra sur l'asphalte et la lumière s'éteignit.
*
Lorsque Andrew rouvrit les yeux, il était allongé sur un long chariot, grelotant, et la fraîcheur de la matière plastique sur laquelle il reposait n'améliorait pas son confort. Une voix s'adressa à lui au travers d'un haut-parleur : on lui faisait passer un scanner, cela ne durerait pas longtemps. Il devait éviter de bouger.
Comment aurait-il pu bouger alors que des sangles entravaient ses poignets et ses chevilles. Andrew essaya de contrôler les battements de son cœur qui résonnaient dans cette pièce blanche. Il n'eut pas le loisir de la parcourir des yeux, le chariot commença d'avancer vers l'intérieur d'un grand cylindre, il avait l'impression d'être enfermé vivant dans une sorte de sarcophage des temps modernes. Un bruit sourd se fit entendre, suivi d'une série de martèlements effrayants. La voix dans le haut-parleur se voulait apaisante : tout se passait pour le mieux, il n'avait rien à craindre, l'examen était indolore et serait bientôt terminé.
Les bruits cessèrent, le chariot se remit en mouvement et Andrew retrouva progressivement la lumière. Un brancardier vint aussitôt le chercher et le transborda sur un lit à roulettes. Il connaissait ce visage, il l'avait déjà vu quelque part. Andrew se concentra et fut presque certain d'avoir reconnu Sam, l'assistant de Valérie au cabinet vétérinaire. Il devait divaguer sous l'emprise des drogues qu'on lui avait administrées.
Il souhaita tout de même lui poser la question, mais l'homme lui adressa un sourire et l'abandonna dans la chambre où il l'avait accompagné.
« Dans quel hôpital suis-je ? » se demanda-t-il. Après tout, peu lui importait, il avait survécu à son agression, en avait identifié l'auteur. Une fois remis de ses blessures il pourrait retrouver une vie normale. Ce salopard de Freddy Olson passerait les dix prochaines années derrière des barreaux, ce devait être le tarif minimal pour une tentative de meurtre avec préméditation.
Andrew ne décolérait pas de s'être laissé berner aussi naïvement par son histoire. Olson avait dû présumer qu'il se doutait de quelque chose et décidé d'avancer la date de son crime. Andrew songea qu'il aurait à repousser celle de son voyage en Argentine, mais il avait désormais la preuve que le cours des choses pouvait être modifié puisqu'il avait réussi à sauver sa peau.
On frappa à la porte, l'inspecteur Pilguez entra accompagné d'une femme ravissante vêtue d'une blouse blanche.
– Je suis désolé, Stilman, j'ai échoué, ce type a réussi son coup. J'avais misé sur le mauvais cheval, je vieillis et mon instinct n'est plus ce qu'il était.
Andrew voulut rassurer l'inspecteur, mais il n'avait pas suffisamment récupéré pour réussir à parler.
– Quand j'ai appris ce qui vous était arrivé, j'ai sauté dans le premier avion et j'ai emmené avec moi cette amie neurochirurgienne dont je vous avais tant parlé. Je vous présente le docteur Kline.
– Lauren, dit la doctoresse en lui tendant la main.
Andrew se rappelait son nom, Pilguez l'avait cité lors d'un dîner, il s'en amusa, car chaque fois qu'il avait hésité à se faire examiner, il avait cherché en vain à s'en souvenir.
La doctoresse prit son pouls, examina ses pupilles et sortit un stylo de sa poche, un drôle de stylo dont la plume avait été remplacée par une minuscule ampoule.
– Suivez des yeux cette lumière, monsieur Stilman, dit la doctoresse en promenant son stylo de gauche à droite et de droite à gauche.
Elle le rangea dans la poche de sa blouse et recula de quelques pas.
– Olson, articula péniblement Andrew.
– Je sais, soupira Pilguez, nous l'avons interpellé au journal. Il a voulu nier les faits, mais le témoignage de votre ami Simon au sujet de l'armurerie l'a confondu. Il a fini par avouer. Hélas, je ne m'étais pas trompé sur toute la ligne, votre femme était sa complice. Je suis désolé, pour le coup j'aurais préféré avoir tort.
– Valérie, mais pourquoi ? balbutia Andrew.
– Ne vous avais-je pas dit qu'il n'y a que deux grandes familles de crimes... Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, l'assassin est un proche. Votre collègue lui avait révélé que vous en aimiez une autre et que vous vous apprêtiez à annuler le mariage. Elle n'a pas supporté l'humiliation. Nous l'avons arrêtée à son cabinet. Vu le nombre de policiers qui l'entouraient, elle n'a opposé aucune résistance.
Andrew se sentit submergé par le chagrin, une tristesse qui lui ôta soudain l'envie de vivre.
La doctoresse s'approcha de lui.
– Les résultats de votre scanner sont normaux, votre cerveau n'est atteint d'aucune lésion ou tumeur. C'est une bonne nouvelle.
– Mais j'ai si froid et si mal au dos, bredouilla Andrew.
– Je sais, votre température corporelle est si basse que mes collègues et moi-même sommes arrivés à la même conclusion. Vous êtes mort, monsieur Stilman, bel et bien mort. Cette sensation de froid ne devrait pas perdurer, juste le temps que votre conscience s'éteigne.
– Je suis désolé, Stilman, vraiment désolé d'avoir échoué, répéta l'inspecteur Pilguez. Je vais emmener mon amie déjeuner et nous reviendrons vous accompagner jusqu'à la morgue. Nous n'allons pas vous laisser seul dans un moment pareil. En tout cas, même si c'était bref, j'ai été enchanté de faire votre connaissance.
La doctoresse le salua poliment, Pilguez lui tapota amicalement l'épaule, ils éteignirent la lumière et sortirent tous deux de la pièce.
Seul dans l'obscurité, Andrew se mit à hurler à la mort.
*
Il se sentit secoué de tous côtés, son corps ballottait comme sur une mer orageuse. Un rai de lumière vive frappa ses paupières, il ouvrit grands les yeux et aperçut le visage de Valérie, penché sur lui.
– Andrew, réveille-toi mon amour, tu es en train de faire un cauchemar. Réveille-toi, Andrew !
Il inspira une grande bouffée d'air et se redressa brusquement, en sueur, sur son lit, dans la chambre de son appartement du West Village. Valérie était presque aussi apeurée que lui. Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle.
– Tu fais des cauchemars chaque nuit, il faut que tu voies quelqu'un, ça ne peut plus durer.
Andrew reprit ses esprits. Valérie lui tendit un verre d'eau.
– Tiens, bois, ça te fera du bien, tu es en nage.
Il jeta un œil au réveil posé sur sa table de nuit. Le cadran affichait 6 heures du matin et la date était celle du samedi 26 mai.
Il lui restait six semaines pour identifier son assassin, à moins que ses nuits cauchemardesques n'aient raison de lui avant cette échéance.